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Écrits spirituels de Charles de Foucauld : $b ermite au Sahara, apôtre des Touregs

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CORRESPONDANCE DE 1901 A 1916
(EXTRAITS)

A un Trappiste,

N.-D. des Neiges, 17 juillet 1901.

« J’ai fidèlement pensé à vous pendant ce long silence… Silence, vous le savez, est tout le contraire d’oubli et de froideur : in meditatione exardescet ignis… C’est dans le silence qu’on aime le plus ardemment ; le bruit et les paroles éteignent souvent le feu intérieur : restons silencieux, mon si cher Père, comme sainte Magdeleine, comme saint Jean-Baptiste, supplions Jésus d’allumer en nous ce grand feu qui rendait leur solitude et leur silence si bienheureux. Comme ils ont su aimer…! Mon premier pas, en débarquant de Terre Sainte, a été pour monter à la Sainte-Baume… Puisse cette chère et bénie sainte Magdeleine nous apprendre l’Amour, nous apprendre à nous perdre totalement en Jésus notre Tout, et à être perdus pour tout ce qui n’est pas Lui.

… Si je comptais sur moi, mes désirs seraient insensés, mais je compte sur Dieu qui nous a dit : « Si quelqu’un veut me servir, qu’il me suive », qui nous a si souvent répété cette parole : « Suivez-moi ! », qui nous a dit : « aimez votre prochain comme vous-même…, faites à autrui ce que vous voudriez qu’on vous fasse »… Il ne m’est pas possible de pratiquer le précepte de la charité fraternelle, sans consacrer ma vie à faire tout le bien possible à ces frères de Jésus à qui tout manque, puisque Jésus leur manque… Si j’étais à la place de ces malheureux musulmans, qui ne connaissent ni Jésus ni son Sacré Cœur, ni Marie notre Mère, ni la Sainte Eucharistie…, ni rien de ce qui fait tout notre bonheur ici-bas et toute notre espérance là-haut ; et si je connaissais mon triste état, oh ! comme je voudrais qu’on fît son possible pour m’en tirer ! Ce que je voudrais pour moi, je dois le faire pour les autres : « fais ce que tu voudrais qu’on te fasse »… et je dois le faire pour les plus délaissés, pour les plus abandonnés, aller aux brebis les plus perdues, offrir mon festin, mon banquet divin, non à mes frères, ni à mes voisins riches (riches de la connaissance de tout ce que ces malheureux ne connaissent pas), mais à ces aveugles, à ces mendiants, à ces estropiés, mille fois plus à plaindre que ceux qui ne souffrent que dans leur corps… Et je ne crois pas pouvoir leur faire de plus grand bien que celui de leur apporter, comme Marie dans la maison de Jean lors de la Visitation, Jésus, le bien des biens, le sanctificateur suprême, Jésus, qui sera toujours présent parmi eux dans le Tabernacle… Jésus s’offrant chaque jour sur le saint autel pour leur conversion, Jésus les bénissant chaque soir au salut : c’est là le bien des biens, notre Tout, Jésus. Et en même temps, tout en se taisant, on ferait connaître à ces frères ignorants, non par la parole mais par l’exemple, et surtout par l’universelle charité, ce qu’est notre sainte religion, ce qu’est l’esprit chrétien, ce qu’est le Cœur de Jésus.

Aimons Jésus, perdons-nous devant le T.-S. Sacrement : là est le Tout, l’infini, Dieu… Comprenons l’abîme qu’il y a entre le Créateur et la créature : c’est le Tout à côté du rien. Pendant que Jésus veut nous enivrer de délices, par Sa présence, Sa pensée, Sa contemplation continuelle, ne nous jetons pas dans les ordures des choses passagères : ne méritons pas le reproche de Jérémie : vescebantur voluptuose et amplexati sunt stercora… Laissons-nous nourrir de voluptés par la main de Jésus dans la contemplation et l’amour, et ne nous mettons pas à manger des stercora… Oh ! puissions-nous nous perdre et nous abîmer, jusqu’à la mort, dans l’océan de l’Amour de notre Bien-Aimé Jésus ! Amen.

A sa Sœur,

Samedi 14 juin 1902.

Quand viendra pour nous l’heure de paraître devant Jésus et d’entrer dans ce ciel où Son Cœur nous veut ? Quel moment béni ! Sicut desiderat cervus ad fontes aquarum : ita desiderat anima mea ad Te, Deus ! Aussi longtemps que Sa Volonté nous voudra dans cet exil, qu’elle se fasse et soit bénie ! mais quelle félicité quand nous nous endormirons sur le Cœur de notre divin Époux !… Qu’il sera doux de nous retrouver là-haut, dans ce règne de la lumière et de l’amour ! Nos cœurs s’y aimeront encore bien plus qu’ici-bas, enflammés qu’ils seront des feux de l’éternelle charité.

4 juillet 1902.

Il est si certain que cette chère âme[13] est heureuse, qu’elle est à présent au séjour de la lumière et de l’amour éternel, que nous n’avons pas à nous attrister, mais plutôt à nous réjouir ensemble, en nous disant que celle que nous aimons est heureuse ; elle est arrivée où nous voudrions être ; elle est parvenue au bienheureux port vers lequel nous allons avec la crainte de ne pas y entrer, au milieu des tempêtes et des écueils, des craintes et des douleurs… La voici dans ce pays, du « beau fixe », au-dessus de la région des nuages, perdue dans l’infinie lumière et l’infini amour. Il est doux de le penser, doux de penser qu’elle est si heureuse, doux aussi de penser que la plupart de ceux que nous avons connus et aimés sont noyés, comme elle, dans cette mer sans bords d’amour et de bonheur ; doux de penser que vous serez là aussi, dans un avenir peut-être prochain ; doux de penser que, malgré mon indignité, je suis appelé là, moi aussi…

[13] Charles de Foucauld fait ici allusion à la mort d’une de ses parentes.

A un ami,

5 janvier 1908.

Que vous avez souffert ! Que de deuils et que de douleurs ! Comme je dirais : hélas ! hélas ! et comme je pleurerais sur vos douleurs, si je ne pensais que ces douleurs sont votre éternel bonheur, votre ciel, votre félicité sans fin de lumière et d’amour, et que votre Époux bien-aimé, Jésus, vous les donne pour cela ! Tout en les partageant et tout en compatissant du plus profond de mon cœur, je ne puis dire, hélas ! quand c’est la main, le Cœur de Jésus qui donne, et qui ne donne ces herbes amères que pour mieux vous combler de bonheur durant l’éternité. Que la volonté de Jésus se fasse en vous !…

A une Religieuse Clarisse,

Dans nos prières, demandons-Lui de L’aimer et demandons-Lui que tout le monde L’aime ; ou bien — et c’est, je crois, le meilleur système — disons-Lui chaque matin que tout ce que nous Lui demandons pour nous, nous le demandons toujours pour tous les hommes sans exception. Et puis ceci dit, ne nous occupons plus des autres ; nous avons fait d’un seul coup tout ce que nous pouvions pour eux : après cela, ne pensons plus aux créatures et ne parlons plus à l’Époux que de Lui et de nous, comme si Lui et nous étions seuls au monde… Entrons dans le tête-à-tête avec Lui et ne Lui parlons que de notre amour… Perdons de vue tout le créé, après avoir fait dès le matin tout ce que nous pouvons pour lui… Plus nous oublierons les hommes, plus nous leur ferons de bien ; plus nous demanderons à l’Époux, dans le tête-à-tête, dans l’oubli de tout ce qui n’est pas Lui, de L’aimer de tout notre cœur, plus nous ferons de bien à l’humanité entière, qui a part à toutes nos demandes…

A sa Sœur,

Béni-Abbès, 15 avril 1903.

« Alleluia…! Ainsi est la vie : toute joie, même bonne et pieuse, passe ici-bas, excepté celle qui a sa source en Dieu seul et Son infini bonheur ; et celle-ci même, par permission divine, peut parfois se voiler, même dans l’âme la plus fidèle ; c’est au ciel seulement que la joie sera sans déclin, l’alleluia immuable et perpétuel… Ma chérie, dès ce monde, entrons le plus possible dans l’immutabilité de la vie des cieux : l’âme pieuse le peut et le doit ; ce dont nous aurons là-haut l’évidence, la claire vue, la foi nous l’enseigne, et, dans la mesure de notre foi et de notre amour, nous devons déjà nous réjouir de cette immense gloire de Jésus qui fait le bonheur des saints…

« Pensons souvent que notre Bien-Aimé est bienheureux et remercions-en Dieu de toute notre âme.

« Si nous souffrons, notre Bien-Aimé Jésus est bienheureux ; cela suffit, car c’est Lui et non nous que nous aimons.

« Si nous sommes misérables, notre Bien-Aimé est infiniment parfait, saint et glorieux : cela suffit car c’est Lui, non nous que nous aimons.

« Si ceux que nous aimons ici-bas — et nous devons aimer tous les humains nos frères, — souffrent ou pèchent, cela n’empêche pas notre Bien-Aimé d’être bienheureux et glorieux au plus haut des cieux ; cela suffit, car c’est Lui que nous aimons « de tout notre cœur, de toute notre âme, de tout notre esprit, de toutes nos forces, et par-dessus toute chose… »

« Rendons-Lui grâce sans cesse de Sa grande gloire, comme l’Église le fait à la messe, au Gloria in excelsis… Unissons-nous dès cette vie au chœur des saints et des anges du ciel, et avec eux disons : « Saint, saint, saint ! Alleluia ! »

A sa Sœur,

1er avril 1903.

« Peines et joies, consolations et épreuves, tout te vient de ce Cœur béni, tout t’est donné par Lui pour ton très grand bien, pour ta sanctification, pour augmenter en ce monde et en l’autre ta conformité à Lui, ton union à Lui… « Tout est pour le bien de ceux qui aiment Dieu »… Perds-toi bien dans le Cœur de Jésus : Il est notre refuge, notre asile, la maison du passereau, le nid de la tourterelle, la barque de Pierre pour traverser la mer orageuse ; Il est notre tout ici-bas et sera notre tout éternel… Il est heureux, maintenant, Il ne connaît plus la souffrance. Quand tu souffres, pense à Son bonheur, dis-toi que c’est Son bonheur que tu veux et non le tien, Lui que tu aimes et non toi ; et au sein de tes afflictions, de tes tristesses, de tes inquiétudes, de tes troubles, de tes épreuves, réjouis-toi de Son bonheur infini et immuable et de Son immense paix… Que la pensée du bonheur et de la paix dont Il jouit dans la « bienheureuse et toujours tranquille Trinité », te remplisse dès ce monde de bonheur et de paix, en attendant que leur vue soit ton bonheur et ta paix éternelles… Alleluia ! Alleluia ! Notre Bien-Aimé est bienheureux, que nous manque-t-il ? Alleluia ! Alleluia !

A sa Sœur,

6 octobre 1903.

« Ma chérie, je ne me sens pas la force de te parler ni de mon ermitage, ni du jardin, ni du temps : tout cela passe…, nos installations croulent avant d’être achevées… C’est un mot si étrange, si ridicule « s’installer », pour les hommes qui n’ont qu’un jour à passer sur la terre… Tout nous tire vers les choses éternelles, et c’est d’elles qu’il est doux de parler, c’est là parler de la patrie, du revoir…, c’est vraiment le tout, le reste est si rien !… »

A sa Sœur,

Béni-Abbès, Lundi Saint 1903.

« Plus l’âme s’oublie elle-même et entre dans ce ravissement du bonheur de Jésus, plus elle entre dans cette paix dont il est dit : « Bienheureux les pacifiques… »

Au R. P. Guérin,
Préfet apostolique du Sahara,

Mercredi Saint 1903.

« Que Jésus convertisse tant d’âmes ! Qu’un jour vienne où tant de sépulcres s’ouvrent, où l’alleluia résonne dans tous les lieux infidèles que vous parcourez ! »

Au même,

27 février 1903.

« Je suis misérable sans fin, pourtant j’ai beau chercher en moi, je ne trouve pas d’autre désir que celui-ci : adveniat regnum tuum ! Sanctificetur nomen tuum ! Vous demandez si je suis prêt à aller ailleurs qu’à Béni-Abbès pour l’extension du Saint Évangile : je suis prêt, pour cela, à aller jusqu’au bout du monde, et à vivre jusqu’au jugement dernier…

Ne croyez pas que, dans mon genre de vie, l’espoir de jouir plus tôt de la vision du Bien-Aimé soit pour quelque chose : non, je ne veux qu’une chose, c’est faire ce qui Lui plaît le plus. Si j’aime le jeûne et la veille, c’est que Jésus les a tant aimés ; j’envie Ses nuits de prière au sommet des montagnes, je voudrais Lui tenir compagnie ; la nuit est l’heure du tête-à-tête, l’heure de la causerie amoureuse, l’heure de la veille sur le Cœur de l’Époux… Hélas ! je suis si froid que je n’ose pas dire que j’aime ; mais je voudrais aimer… je voudrais ces longs tête-à-tête nocturnes… voilà pourquoi j’aime la veille…

« Je vous répète que bien que j’aie conscience que je ne me tue pas, loin de là — je suis trop lâche ! — je vais encore améliorer mon pulmentum pour vous obéir filialement… Et soyez sûr que, pour Jésus, je suis prêt à tout, sans restriction…

« Et moi, je vous demanderai une chose : priez pour que j’aime ; priez pour que j’aime Jésus ! priez pour que j’aime sa Croix ; priez pour que j’aime la Croix, non pour elle-même, mais comme le seul moyen, la seule voie de glorifier Jésus : « le grain de de blé ne rapporte du fruit qu’en mourant… Quand je serai élevé, alors je tirerai tout à Moi. » Et, comme remarque saint Jean de la Croix, c’est à l’heure de Son anéantissement suprême, de Sa mort, que Jésus a fait le plus de bien, qu’Il a sauvé le monde… Obtenez donc de Jésus que j’aime vraiment la croix parce qu’elle est indispensable pour faire du bien aux âmes… Et je la porte très peu, je suis lâche, on me prête des vertus que je n’ai pas… et je suis le plus heureux des hommes…, priez donc pour ma conversion, pour que j’aime Jésus et fasse à tout moment ce qui Lui plaît le plus. Amen.

Au R. P. Guérin,

9 mars 1903.

« Que veut le Cœur de Jésus ?… Je suis l’esclave de ce divin Cœur. C’est là un esclavage que je ne veux point abolir, mais dont je supplie le divin Bien-Aimé de river à jamais et toujours plus les fers… Dites-moi la volonté du Cœur de Jésus, je la ferai… »

A l’une de ses nièces,

15 novembre 1903.

« Si un négrillon était aimé et comblé de biens par un grand roi, le négrillon ne devrait-il pas rendre amour pour amour à ce bon roi ? Ce Roi est Jésus, nous sommes le négrillon. »

A un ami,

3 juillet 1904.

« Si j’étais fidèle à mes petits devoirs de chaque instant, quel bien ne ferais-je pas ? Mais à cause de mes infidélités de tout moment, je suis stérile, et je reste seul… La conversion de ce peuple dans lequel je suis, et que, pour la première fois probablement, visite la Sainte-Hostie, l’arrivée chez ce peuple de nombreux et saints ouvriers évangéliques, voilà ce que j’obtiendrais du Cœur de Jésus si je faisais mon devoir, voilà ce que je vous supplie d’obtenir, ainsi que ma propre conversion.

A un ami,

18 février 1905.

« Les peines de la terre sont faites pour nous faire sentir l’exil, nous faire soupirer vers la Patrie… elles nous font porter la croix de Jésus, partager Sa vie, Lui ressembler… elles nous valent le pardon de nos fautes et de celles des autres, le ciel pour nous et pour les autres… elles nous arrachent aux créatures pour nous donner au Créateur. »

Au R. P. Guérin,

30 novembre 1905.

« Je viens de faire ma retraite annuelle, demandant à Jésus lumière… Le résumé, c’est ceci : je dois faire tout ce que je puis faire de meilleur pour les âmes de ces peuples infidèles, dans un oubli total de moi. Par quels moyens ? Par la présence du T.-S. Sacrement, le S.-Sacrifice, la prière, la pénitence, le bon exemple, la bonté, la sanctification personnelle ; en employant moi-même ces moyens et en faisant tout mon possible pour multiplier ceux qui les emploient…

« Puisque Jésus permet que la main des hommes mette bien des obstacles à Son œuvre en ce moment, tâchez d’obtenir des prières pour votre peuple ; prière et sacrifice obtiennent tout, et là nul obstacle : nul ne peut empêcher les âmes fidèles de prier et de souffrir pour votre troupeau si égaré… »

A un ami,

26 août 1905.

Je resterai seul… heureux, très heureux d’être seul avec Jésus, seul pour Jésus… Ne vous inquiétez pas, nous sommes, vous et moi, entre les mains du Bien-Aimé… Il vaut mieux, pour nous, L’avoir comme gardien que tous les soldats du monde… Si j’avais le sort de notre arrière-grand-oncle Armand[14], n’en seriez-vous pas heureux ? Jésus a dit que c’était la plus grande marque d’amour, ne seriez-vous pas heureux de me voir la donner ? Je ne crois pas cependant que cela arrive : non sum dignus

[14] Armand de Foucauld de Pontbriand, grand vicaire de l’Archevêque d’Arles, fusillé en haine de la foi, par les révolutionnaires, aux Carmes, le 2 septembre 1792.

Priez pour que je sois fidèle à ce divin Jésus qui se fait si petit pour venir me tenir compagnie, dans cette maison plus petite que celle de Nazareth.

A un ami,

16 décembre 1905.

Je tâche de faire, au jour le jour, la volonté de Jésus et suis dans une grande paix intérieure.

Ne vous tourmentez pas de me voir seul, sans ami, sans secours spirituel, je ne souffre en rien de cette solitude, je la trouve très douce, j’ai le Saint-Sacrement, le meilleur des amis, à qui parler jour et nuit ; j’ai la Sainte Vierge et saint Joseph, j’ai tous les saints : je suis heureux, et rien ne me manque.

… Comme le Bon Dieu donne à chacun sa croix ! Je rougis d’en avoir si peu. Il faut que je sois, ce qui est bien vrai, un bien mauvais, bien lâche, bien faible serviteur !

A un ami,

15 janvier 1906.

Qu’il fera bon d’être au ciel, après cette vie pleine de tant de douceurs, d’une si divine paix, de tant de souffrances, de misères et de maux… La douceur et la paix sont si profondes, si divines, quand on s’enfonce dans le Cœur de Jésus, et dans Son pur amour… et la douleur et le mal sont si grands dès qu’on en sort un peu, et surtout qu’on s’en éloigne !…

Au R. P. Guérin,

2 avril 1906.

A la garde de Dieu ! je suis le plus heureux des hommes, la solitude avec Jésus est un tête-à-tête délicieux, mais je voudrais que le bien se fasse, s’étende, se propage : toutefois, non mea volontas sed tua fiat.

A un ami,

5 avril 1906.

Comme le Bon Dieu est bon de soulager ainsi les âmes, lorsqu’Il les voit près de ployer sous le faix ! Comme Il sait mêler notre vie de consolations et de douleurs ! assez de douleurs pour être unis à Sa Croix, autant de douleurs que chacun en peut porter pour pouvoir le récompenser le plus tôt possible ; et assez de consolations pour rendre des forces aux âmes épuisées et leur permettre, — après un repos, — de porter de nouveau la croix. Comme Il est tendre et doux, et comme Il arrange notre vie mieux que nous ne saurions le faire ! Comme nous sommes bas et grossiers, quelle pauvre poussière nous sommes ! et comme Il cherche notre vrai bien et sait nous donner, à toute heure, l’aliment nécessaire ! Que nous sommes heureux d’être entre les mains d’un tel Pasteur !

A un ami,

15 juillet 1906.

Maintenant que la vie est presque terminée pour nous…, la lumière où nous entrerons à notre mort commence à luire pour nous, et à nous faire voir ce qui est et ce qui n’est pas… Ce désert m’est profondément doux : il est si doux et si sain de se mettre dans la solitude, en face des choses éternelles ! On se sent envahir par la vérité. Aussi m’est-il dur de voyager, et de quitter cette solitude et ce silence. Mais la volonté du Bien-Aimé, quelle qu’elle soit, doit être, non seulement préférée, mais adorée, chérie et bénie sans mesure…

A un ami,

4 septembre 1907.

La terre n’a que des heures de consolations et de répit. Que Jésus vous en donne, si c’est Sa volonté ; de tout mon cœur, je Le supplie de vous combler de grâces, de vous sanctifier, de sanctifier vos enfants… Lui demander de vous consoler, je n’ose : Il vous aime plus qu’un pauvre cœur humain ne peut vous aimer, et sait tellement mieux que nous ce qui vous est le meilleur ! Ce n’est pas à une pauvre brebis comme moi de donner des conseils à un tel Pasteur ! Qu’Il accomplisse en vous Sa Volonté, Lui qui vous aime, c’est ce que mon cœur trouve de meilleur à demander pour vous.

Ma vie intérieure est simple. Je vois mon chemin clairement tracé. Tout le travail est de me corriger de mes innombrables fautes et de faire demain la même chose qu’hier, en le faisant mieux. C’est la paix, avec une certaine tristesse, venant de l’orgueil et de l’amour-propre et de la lâcheté, de me voir, au soir de la vie, si misérable et ayant produit si peu de fruit…

A un ami,

18 novembre 1907.

Ma présence fait-elle quelque bien ici ? Si elle n’en fait pas, la présence du Saint-Sacrement en fait certainement beaucoup : Jésus ne peut pas être en un lieu sans rayonner… De plus, le contact avec les indigènes les familiarise, les apprivoise, fait disparaître peu à peu leurs préventions et préjugés. C’est bien lent, bien peu de chose, priez pour que je fasse plus de bien, et que de meilleurs ouvriers que moi viennent défricher ce coin du champ du Père de famille. Pour ce Sahara, qui est huit ou dix fois grand comme la France, et qui, sans être très peuplé, est habité un peu partout, il n’y a que dix ou quinze prêtres, tous à El-Golea et Ouargla… Il y a des difficultés de tous genres et de tous côtés… On a de la peine à ne pas s’attrister en voyant l’excès du mal régnant partout, le peu de bien, les ennemis du Bon Dieu si entreprenants, ses amis si hésitants, et en se voyant soi-même si misérable après tant de grâces !… Et pourtant, il ne faut pas s’attrister, mais regarder plus haut que tout ce qui passe, vers notre Bien-Aimé.

A un ami,

8 mars 1908.

Noël et la fuite en Égypte sont de mes dévotions les plus chères ; j’ai grand besoin, dans mes allées et venues, de penser à ce voyage de Jésus et de Ses parents pour m’unir à Lui et tâcher de les imiter dans leur amour, leur contemplation, leur adoration et leur joie : nous aussi, nous avons toujours le Bien-aimé avec nous.

Au R. P. Guérin,

1er juin 1908.

Il y a un mot de la Sainte Écriture dont nous devons, je crois, toujours nous souvenir, c’est que Jérusalem a été reconstruite « in augustia temporum » (Daniel). Il faut travailler toute notre vie in augustia temporum. Les difficultés ne sont pas un état passager à laisser passer comme une bourrasque pour nous mettre au travail quand le temps sera calme ; non, elles sont l’état normal, il faut compter être toute notre vie, pour les choses bonnes que nous voulons faire, in augustia temporum.

A un ami,

4 juin 1908.

Il faudrait que tout le pays fût couvert de religieux, religieuses et de bons chrétiens restant dans le monde, pour prendre contact avec tous ces pauvres musulmans, pour les rapprocher doucement, pour les instruire, les civiliser, et enfin, quand ils seront des hommes, en faire des chrétiens. Avec les musulmans, on ne peut pas en faire d’abord des chrétiens, et civiliser ensuite ; la seule voie possible est l’autre, bien plus lente : instruire et civiliser d’abord, convertir ensuite… Mais il faudrait pour cela un effort : ce n’est pas sans effort qu’on peut amener lentement à Jésus les quatre millions de musulmans de l’Algérie. Dans cette partie du Sahara où je suis seul, entre ici et Béni-Abbès, il y a cent mille âmes… Tous ont droit qu’on travaille au salut de leurs âmes ; les Touaregs plus encore que les autres, si c’est possible… Les âmes ont toutes le même prix, celui du sang de Jésus, mais, ne pouvant s’occuper encore de toutes, il semble qu’il faut s’attacher d’abord à celles qui laissent espérer les plus prompts et meilleurs résultats ; les Touaregs sont de ceux-ci : c’est une race neuve, forte, intelligente…

A un ami,

9 avril 1909.

Ce serait trop doux de sentir que nous aimons Jésus, que nous sommes aimés de Lui, et que nous sommes heureux de Son bonheur : si nous sentions cela, la terre serait un ciel. Contentons-nous de vouloir et de savoir, avec plus de mérite et moins de douceur…

A M. l’Abbé Caron,

30 juin 1909.

Ne vous étonnez pas des tempêtes présentes. La barque de Pierre en a vu bien d’autres. Songez à cette soirée du jour où furent martyrisés saint Pierre et saint Paul. Comme tout devait paraître avoir sombré, pour la petite chrétienté de Rome ! Les premiers chrétiens ne se découragèrent pas. Nous qui avons, pour fortifier notre foi, les dix-huit siècles de vie de l’Église, combien petits doivent nous paraître ces efforts de l’enfer dont Jésus a dit qu’ils « ne prévaudront pas ». Ni les juifs ni les francs-maçons ne peuvent empêcher les disciples de Jésus de continuer l’œuvre des apôtres : qu’ils aient leurs vertus, ils auront leurs succès. A nous comme à eux, Jésus dit, en nous bénissant : « Allez, prêchez l’Évangile à toute créature ». Nous aussi, « nous pouvons tout en Celui qui nous fortifie » : « Il a vaincu le monde ». Comme Lui, nous aurons toujours la croix ; comme Lui nous serons toujours persécutés ; comme Lui nous serons toujours vaincus en apparence ; comme Lui nous serons toujours triomphants en réalité, et cela dans la mesure de notre fidélité à la grâce, dans la mesure où nous Le laisserons vivre en nous et agir en nous et par nous. Nous sommes avec le Tout-Puissant, et les ennemis n’ont de pouvoir que celui qu’il Lui plaît de leur donner pour nous exercer, nous sanctifier, faire remporter des victoires spirituelles — les seules vraies, les seules éternelles, — à son Église et à ses élus.

… Mais revenons à l’Évangile ; si nous ne vivons pas de l’Évangile, Jésus ne vit pas en nous. Revenons à la pauvreté, à la simplicité chrétienne… Après dix-neuf ans passés hors de France, ce qui m’a le plus frappé en ces quelques jours passés en France, c’est le progrès qu’a fait, dans toutes les classes de la société, surtout dans la classe moins riche, même dans les familles très chrétiennes, le goût et l’habitude des inutilités coûteuses ; avec une grande légèreté et des habitudes de distractions mondaines et frivoles bien déplacées en des temps aussi graves, en des temps de persécution, et nullement d’accord avec une vie chrétienne. Le danger est en nous et non dans nos ennemis. Nos ennemis ne peuvent que nous faire remporter des victoires. Le mal, nous ne pouvons le recevoir que de nous-mêmes. Revenir à l’Évangile, c’est le remède.

A un ami,

31 juillet 1909.

Combien je voudrais voir les chrétiens fidèles de France s’occuper un peu de cette population algérienne, pour laquelle ils ont les devoirs de parents envers leurs enfants, puisque c’est terre française et qui se meurt dans l’islamisme !

Au R. P. Guérin,

31 octobre 1909.

Que Jésus fasse de 1910 une année de grâces pour le Sahara ! Il y a dix-neuf cents ans que cette terre, ces âmes attendent l’Évangile !

4 février 1910.

Je ferai ce que je pourrai, et le Bon Dieu fera ce qu’Il voudra. Priez pour moi, pour que, par ma vie, je sois tel qu’Il puisse se servir de moi pour faire un peu de bien. Quoi qu’il arrive, si je suis bon, mon passage sur la terre sera utile aux âmes ; si je suis mauvais ou tiède, j’aurai beau faire, nul bien ne se fera par moi…

A M. l’Abbé Caron,

16 juillet 1910.

Oh ! oui, Jésus seul mérite d’être aimé de passion !… Heureuses ruines qui nous jettent plus tôt et plus complètement dans cette vérité…

Au R. P. Guérin,

1er novembre 1910.

Oui, Jésus suffit : là où Il est, rien ne manque. Si chers que soient ceux en qui brille un reflet de Lui, c’est Lui qui reste le Tout : Il est le Tout dans le temps et dans l’éternité. Que nous sommes heureux d’avoir un Tout que rien ne peut nous ôter, et qui sera toujours nôtre, à moins que nous ne Le quittions nous-mêmes !

A M. l’Abbé Caron,

15 décembre 1910.

Nous avons Jésus avec nous, et si faibles que nous soyons, nous sommes forts à Sa force invincible… Jamais Dieu n’a manqué aux hommes, c’est l’homme qui manque à Dieu. Il ne demande qu’à déverser Ses grâces…

A un ami,

21 septembre 1912.

Priez aussi pour tous les musulmans de notre empire nord-ouest africain, maintenant si vaste. L’heure présente est grave pour leurs âmes comme pour la France. Depuis quatre-vingts ans qu’Alger est à nous, on s’est si peu occupé du salut des âmes des musulmans, qu’on peut dire qu’on ne s’en est pas occupé. Si les chrétiens de France ne comprennent pas qu’il est de leur devoir d’évangéliser leurs colonies, c’est une faute dont ils rendront compte, et ce sera la cause de la perte d’une foule d’âmes qui auraient pu être sauvées. Si la France n’administre pas mieux les indigènes de sa colonie qu’elle ne l’a fait, elle la perdra, et ce sera un recul de ces peuples vers la barbarie, avec perte d’espoir de christianisation pour longtemps.

A un ami,

4 décembre 1912.

Le saint temps de l’Avent, toujours si doux, l’est particulièrement ici. Tamanrasset, avec ses quarante feux de pauvres cultivateurs, est bien ce que pouvaient être Nazareth et Bethléem au temps de Notre-Seigneur.

Lettre écrite par Charles de Foucauld, quelques heures avant sa mort, le matin du 1er décembre 1916, à un ami.

Ces souffrances, ces inquiétudes anciennes et récentes, acceptées avec résignation, offertes à Dieu en union et aux intentions des douleurs de Jésus, sont non pas la seule chose, mais la plus précieuse que le Bon Dieu vous offre pour que vous arriviez devant Lui les mains pleines… Notre anéantissement est le moyen le plus puissant que nous ayons de nous unir à Jésus et de faire du bien aux âmes ; c’est ce que saint Jean de la Croix répète presque à chaque ligne… Quand on peut souffrir et aimer, on peut beaucoup, on peut le plus qu’on puisse en ce monde : on sent qu’on souffre, on ne sent pas toujours qu’on aime, et c’est une grande souffrance de plus ; mais on sait qu’on voudrait aimer, et vouloir aimer, c’est aimer… On trouve qu’on n’aime pas assez ; — ceci c’est vrai, on n’aimera jamais assez, — mais le Bon Dieu, qui sait de quelle boue Il nous a pétri, et qui nous aime bien plus qu’une mère ne peut aimer son enfant, nous a dit, Lui qui ne meurt pas, qu’il ne repousserait pas celui qui vient à Lui… »

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