Écrits spirituels de Charles de Foucauld : $b ermite au Sahara, apôtre des Touregs
PRÉFACE
Avant de raconter l’histoire mouvementée de Charles de Foucauld, je puis dire que j’avais suivi, jour par jour, l’explorateur du Maroc, le novice de Notre-Dame des Neiges, le trappiste d’Akbès, le serviteur des Clarisses de Nazareth et de Jérusalem, l’ermite de Béni-Abbès, celui des montagnes du Hoggar, et que je l’avais vu mourir, tant étaient nombreux et sûrs les documents mis à ma disposition[1]. Aujourd’hui que Charles de Foucauld a beaucoup d’amis par le monde, ceux-ci voudraient connaître quelques-uns des écrits légués par lui aux Pères Blancs. Ils m’écrivent de tous côtés : « Pourquoi, dit l’un, ne pas éditer les quatre cahiers de la retraite faite à Nazareth en 1897 ? Est-ce que l’Essai pour tenir compagnie à Notre-Seigneur Jésus est déjà imprimé ? » Un autre demande les Méditations sur l’Évangile. Beaucoup souhaiteraient de connaître le recueil dont le titre évoque toute la lumière du sud, toute sa misère, et la douceur du Christ : l’Évangile présenté aux pauvres du Sahara.
[1] Charles de Foucauld, explorateur du Maroc, ermite au Sahara, avec un portrait, un fac-simile d’autographe et une carte-itinéraire, par René Bazin, de l’Académie française, un volume petit in-8o de 478 pages, Paris, Plon-Nourrit, éditeurs.
Non, aucun de ces documents, aucun de ceux qui ont pu être cités aux dernières pages de la biographie, dans l’index des sources consultées, ne saurait faire l’objet d’une publication intégrale. Rien n’a été composé pour être connu du monde. Rien ne forme traité. Dans la paix nocturne de la terre sainte ou des déserts de l’Afrique, lorsque Frère Charles, dans sa cabane ou sous un toit de roseaux, approchait, de la fenêtre unique, la caisse de bois qui lui servait de table, et, pour ménager l’huile, écrivait à la lueur des étoiles, il se reprenait souvent à méditer un thème ancien, dont il avait parcouru déjà les routes et les sentiers, et connu la grandeur aux jours lointains de la Trappe. Bien souvent, par une pente naturelle, la méditation devenait colloque. Nourri de la lecture des saints, particulièrement des œuvres de St Jean Chrysostôme, de Ste Thérèse et de St Jean de la Croix, il s’efforçait d’appliquer, à son état particulier, ce qu’il trouvait là, en abondance, de doctrine et de conseils. Le nom de théologien ne lui convient pas, mais, dans l’intelligence et l’amour de la croix, dans la recherche de la volonté de Dieu et de l’oubli de soi-même, il a été, sans doute, l’égal de plusieurs maîtres de ces sciences difficiles, comme il fut le premier, théoricien et praticien tout ensemble, à enseigner aussi parfaitement l’art d’apprivoiser nos frères musulmans, de vaincre par la charité leurs préjugés séculaires, de faire bénir le nom chrétien par ceux qu’il effarouche, de les amener peu à peu, avec une tendresse infinie, à cette vérité dont Frère Charles était, parmi les tribus nomades, le témoin unique et l’unique voix.
A peine un ou deux recueils ont-ils été destinés aux successeurs inconnus qu’il a, toute sa vie, inutilement appelés, et qui ne vinrent jamais vivre avec lui, sur une route de caravane, à proximité d’un de ces puits dont il notait, dans son diaire, la profondeur et la qualité de l’eau, ne manquant guère d’ajouter, si la nappe était pure et constante : « Une fraternité pourrait avantageusement être établie ici. »
On imagine aisément ce qu’aurait pu être cet Évangile présenté aux pauvres du Sahara, si l’ermite voyageur, le « grand semeur dont nul n’a pu compter les pas », avait été, le moins du monde, un « auteur ». Nous aurions une suite de récits évangéliques contés à la manière orientale, où la personne du conteur ne serait pas oubliée, non plus que le paysage, ni la physionomie des auditeurs, nomades ignorants, ardents et cauteleux, écoutant une histoire. Mais Frère Charles ! L’idée même d’une semblable composition ne lui serait jamais venue ! Il ne pensait ni à la librairie, ni à la gloire. Il lui a suffi de mesurer, d’après son expérience, la dose de vérité que les « pauvres du Sahara » peuvent supporter, ce que ces âmes enténébrées peuvent recevoir de lumière, sans se contracter et se fermer comme des prunelles violentées par l’éclat subit du jour, et de mettre en ordre les enseignements du Christianisme, pour les mieux présenter au monde musulman. A la première page de ces vingt et une conférences, qui furent écrites en 1903, à Béni-Abbès, il a mis lui-même, au-dessous du titre : « Petite introduction au catéchisme ». C’est cela même. Tout l’intérêt de l’ouvrage consiste dans l’ordre des sujets traités. La première leçon est consacrée à Dieu. En prononçant le nom de Dieu, entendu comme Toute Puissance spirituelle, on ne heurtera pas la foi coranique, et ainsi les hommes de l’Islam comprendront d’abord qu’il y a, entre le catholicisme et leur religion, ce commun dogme de Dieu unique. Plus tard, à la huitième leçon, sera exposé le dogme de la Trinité, qui heurte l’esprit musulman ; à la neuvième, celui de l’Incarnation ; plus tard encore viendront les commandements de Dieu, les commandements de l’Église, l’explication de la Croix, et tout à la fin, devant des esprits qu’on suppose gagnés à la foi ou tentés par elle, le mystère des mystères sera révélé, et le désert entendra parler de la sainte Eucharistie. Là, je le répète, est l’originalité de l’Évangile présenté aux pauvres du Sahara. La forme est toute simple, toute semblable à celle d’un catéchisme élémentaire, si ce n’est en un point, où se retrouve la haute coutume de l’Orient : toutes les fois que le nom de Dieu est prononcé, l’auteur, libre du mouvement de son cœur et sûr d’être compris, ajoute : « Qu’Il soit exalté ! Il n’y a de Dieu que Lui ! » Et c’est pourquoi, dans la neuvième leçon évangélique, ayant raconté la venue en ce monde du Fils de Dieu fait homme, il répétera, affirmant cette fois, tout ensemble, le dogme de l’Unité, celui des Trois Personnes, celui de l’Incarnation, celui de la Rédemption : « Qu’il soit glorifié ! Il n’y a de Dieu que Lui ! » Ces acclamations, toutes belles qu’elles sont, ne suffisaient pas à l’âme miséricordieuse de Charles de Foucauld. Craignant que les gens du désert ne comprissent pas tout le sens qu’elles enferment, il en ajoutait une autre, et commençait chacune des vingt et une leçons de catéchisme par cette formule : « Mon Dieu, faites que tous les hommes aillent au ciel ! » Indéniables beautés de détail : mais l’ouvrage, on le voit, ne peut faire l’objet d’une publication, en France, et de notre temps.
Il en va de même des cinq cahiers qui portent pour titre : Essai pour tenir compagnie à Notre-Seigneur Jésus. Depuis sa conversion, Charles de Foucauld n’avait cessé de méditer les Évangiles ; il les connaissait à merveille ; à Nazareth, dans sa cabane de bois, il entreprit de copier, pour lui-même, les textes qui peuvent plus particulièrement convenir à chaque jour de l’année, en commençant par le premier dimanche de l’Avent. Souvent, il les reliait l’un à l’autre, par de courtes phrases. La campagne de Galilée était devant ses yeux ; il l’avait plus d’une fois parcourue, et la connaissance qu’il avait de la géographie de la Terre Sainte apparaît dans la notation des itinéraires divins. Je lis ces mots, par exemple, à la date du 21 décembre : « La Sainte Vierge et Saint Joseph quittent, ce matin, Nazareth, pour aller à Bethléem. Ils traversent la plaine d’Esdrelon, et reçoivent probablement, le soir, l’hospitalité dans la région d’Engannim, vers Djenin ou Zebabda… Comme ils contemplent et adorent Jésus, tout le temps, et en marche et au gîte, et le jour et la nuit ! »
On ne s’étonnera donc pas de ne voir ni l’Évangile présenté aux pauvres du Sahara, ni l’Essai parmi les sources du présent recueil. Le volume que nous publions, sous le titre d’Écrits spirituels, est composé de fragments principalement empruntés aux Méditations sur l’Évangile, à la correspondance, aux cahiers de retraites. Les retraites furent un des grands moyens de persévérance et d’avancement dans la vie spirituelle auxquels eut recours Charles de Foucauld. Il en fit quatre avant de se décider à quitter le monde et à obéir à la voix qui l’appelait au service plus étroit du Christ ; il en fit à Nazareth, à Jérusalem, à Ephrem, à Béni-Abbès, à In-Salah, à Tamanrasset, autant dire chaque année. Moments qu’il désirait et qu’il aimait, étant un passionné de la solitude, — les cahiers sont remplis des témoignages de la jubilation de l’ermite « enfin seul » ; — temps nécessaire aussi de l’examen et de la résolution. Songez qu’il n’avait aucun conseil ou secours moral à attendre des hommes ; qu’autour de lui le désordre des mœurs, l’ignorance, l’orgueil, étaient universels ; que, pour lui-même et pour le bien de ses ouailles, il avait toujours quelque décision grave à prendre, et qu’en aucun cas la paix ne devait être troublée, la paix, toute sa force, le bien suprême acheté au prix de l’abandon de tous les autres. Alors, il se retirait à l’écart, il fermait aux visiteurs son ermitage, et, pendant huit ou dix jours, tenait devant Dieu son âme attentive et fervente. Comme il goûte l’absence de ses semblables et la présence de Dieu ! On lira les notations poétiques dont sont parsemées ses méditations, quand il entend la pluie tomber sur la Judée ou que les étoiles voyagent au-dessus des routes où passèrent les bergers, les Mages, le Baptiste et les foules acclamant le Fils de l’homme.
Ces notes poétiques ne sont cependant pas communes dans les Écrits spirituels. Elles eussent été abondantes, sans nul doute, s’il avait eu l’intention de composer un ouvrage pour le public ; elles étaient dans sa manière, et je n’en veux pour preuve que les paysages sobres, mais d’une jolie couleur et d’un relief juste, qu’il a multipliés dans le livre de sa jeunesse, Reconnaissance au Maroc. Mais ce ne sont pas des paysages, des harmonies précieuses à l’oreille, des images, des périodes enchaînées rigoureusement et qui forment un filet où les âmes sont prises, en un mot ce n’est pas l’émotion d’un grand style qu’on viendra chercher dans ces pages, qui ne sont, au vrai, que la prière habituelle et familière d’une âme adoratrice. L’ermite n’écrivait que pour lui-même, n’hésitant pas à se répéter, à citer de nouveau les textes, les thèmes qui lui plaisaient le plus, et à faire là-dessus les réflexions et examens dont il avait l’habitude. J’ai dû choisir les pages, remplacer par des points les passages ou les mots supprimés, faire, en somme, la mise au point dont il ne se souciait guère.
Si l’on veut définir, à présent, le mérite des Écrits spirituels, je ferai observer, tout d’abord, que nulle part, dans ces cahiers intimes, ou ces lettres, on ne rencontre un mot douteux, ou simplement un certain goût de s’étendre sur les désordres du passé, sur les dangers du monde abandonné, sur le remords même, par quoi se serait révélée une certaine complaisance. J’ai parcouru un nombre immense de feuillets, écrits par Charles de Foucauld dans l’intervalle qui sépara la conversion de la mort, et je n’ai rien trouvé que de parfaitement pur. Tous les brandons de l’ancien feu étaient morts. Phénomène singulier, qui porte à croire que l’officier de chasseurs d’Afrique, le jour où il entra, inopinément, dans le confessionnal de l’abbé Huvelin, à Saint Augustin, fut l’objet d’une grâce extraordinaire. Je n’ai pas l’autorité qu’il faudrait pour en juger, mais je suis sûr que beaucoup de lecteurs ont eu la pensée que j’indique ici.
Les autres caractères de ces écrits me paraissent être : une foi entière, invincible, romaine comme il dit ; une piété tendre et pareille, en vérité, à celle des enfants qui accourent, les bras levés, les mains levées, vers ceux qu’ils aiment ; une humilité totale, fondée, au contraire, sur l’expérience de la vie ; enfin les mots de bravoure, d’un ton très personnel, et qui sont nombreux chez lui, et magnifiques.
La diversité des saints est l’un des signes visibles de l’extrême richesse spirituelle de l’Église. Dans l’exercice des vertus recommandées à tous les chrétiens, ils mettent quelque chose de leur tempérament, de leur sang, de leur métier ou vocation, et, il faut l’ajouter, de la grâce divine d’où le monde est sorti, avec ses nuances infinies. Il n’y a pas deux feuilles d’arbre qui se ressemblent, il n’y a pas de saint qui soit tout pareil à un autre. Charles de Foucauld a dit deux sortes de paroles qui valent d’être conservées dans les greniers publics où les hommes vont chercher le blé pur, vanné et bon pour la semence. Il a eu des mots de dilection tout à fait délicieux, pour saluer les anges, les saints, la Vierge Marie, et avant tous le Maître dont il était le converti, l’ami, le chevalier. Chevalier, il l’était, comme tous, par le baptême, mais la race parlait en lui, et le soutenait aussi. Plusieurs de ses parents, de ses camarades, de ses amis, m’ont raconté que jamais l’enfant, l’officier, le trappiste, l’ermite n’eut peur. De là, jetées dans le texte des méditations, des retraites ou des lettres, bien des phrases dignes de mémoire, relevantes, héroïques, vraies devises pour de moins fortes âmes, qui s’efforceront d’imiter celle-là. J’en veux citer plusieurs. Elles furent écrites en des temps différents : mais quelle unité !
« Il faut que je me cramponne à la vie de foi. »
« Cela, (aller, au nom du Christ, parmi les infidèles) devrait tenter bien des âmes, car c’est presque la gloire qui leur est offerte, les dangers étant grands… »
« Ne pas plus s’occuper de la santé, ou de la vie, que l’arbre d’une feuille qui tombe. »
« Réserver toutes mes forces pour Dieu. »
« La faiblesse des moyens humains est une cause de force. »
« Jésus est le maître de l’impossible. »
« C’est une des choses que nous devons absolument à Notre-Seigneur de n’avoir jamais peur de rien. »
On peut, hélas, lire bien des livres sans rencontrer une ligne qui approche de celles-là !
René BAZIN.