Écrits spirituels de Charles de Foucauld : $b ermite au Sahara, apôtre des Touregs
QUATRIÈME PARTIE
L’apôtre des Musulmans
Charles de Foucauld a toujours désiré de retourner au Maroc ; non pas pour achever son voyage d’exploration, mais pour d’autres découvertes et travaux : le service des âmes, et, par conséquent, on peut le dire ici, le bien de la France. A la date du 9 janvier 1903, nous trouvons dans son Diaire les lignes suivantes : « Télégramme, reçois lettre, réponse suit, supplie humblement établir commission siégeant à Montmartre pour obtenir cette conversion. Jésus rayonne de Montmartre. Voici mon humble réponse. »
Nous ignorons, malgré les recherches que nous avons faites, de quelles circonstances naquit ce projet de mission au Maroc. Qui la formula ? Est-ce Charles de Foucauld ? Est-ce un autre ? Faut-il croire qu’il y a eu, parmi les amis de l’Afrique française, un homme capable d’une pareille initiative, et qui ait aperçu que nous n’aurions l’Afrique à nous, comme une sœur, comme une seconde France, que si nous lui changions le cœur, et si nous faisions renaître, conformément à notre mission séculaire, les temps de Saint Augustin ?
Nous ne le savons pas. Le projet n’eut pas de suite. Voici en tous cas le texte de la lettre de Charles de Foucauld :
PROJET DE MISSION AU MAROC
« C’est donc des âmes résolues à tous les sacrifices et n’ayant qu’une soif : glorifier parfaitement Jésus en L’imitant et Lui obéissant parfaitement, ce sont de telles âmes qui feront l’œuvre du Cœur de Jésus, qui convertiront le Maroc, et, de cette victoire, iront à d’autres victoires.
Si des prêtres-apôtres brûlant de cette soif, prêts à mourir avec et pour Jésus, à manquer de tout avec et pour Jésus, veulent s’unir au misérable qui vous écrit, pour tâcher d’imiter et glorifier Jésus, qu’ils viennent ici, où j’ai les moyens nécessaires pour former une petite avant-garde et la jeter sur le Maroc au premier jour.
Je demande humblement que les prêtres-apôtres prennent l’initiative de la conversion du Maroc, et nomment immédiatement une commission choisie parmi eux pour travailler à cette conversion…
Œuvre de la Commission : S’efforcer d’attirer au Maroc de nombreux établissements de prêtres, religieux et religieuses : d’abord des Pères du T.-S. Sacrement et des Sœurs de Charité, des Trappistes, des Chartreux, des Pères Blancs et des Sœurs Blanches.
Il y a lieu, dans les débuts, d’y porter plutôt les ordres purement voués à l’adoration du T.-S. Sacrement et à la bienfaisance ; à la contemplation, l’hospitalité et les travaux rustiques, que les ordres enseignants et prêchants. L’adoration de la divine Hostie prépare tout ; la bienfaisance et l’hospitalité, l’exemple des vertus évangéliques, surtout les prières et la sainteté des serviteurs et servantes, et plus encore le grand nombre de messes et de Tabernacles, commenceront l’œuvre de la conversion… Cette période écoulée (elle s’écoulera d’autant plus vite que les prêtres et religieux établis au Maroc seront plus nombreux), jetez dans ce sillon tous les ordres enseignants et prédicants : salésiens, jésuites, dominicains, carmes, sociétés enseignantes, etc…, etc…
Accueillir des secours pécuniaires : Ce que je crois pouvoir faire de meilleur pour la conversion du Maroc, c’est d’organiser une petite légion de religieux voués, à la fois, à la contemplation et à la bienfaisance, vivant très pauvrement du travail manuel, dont la règle simple se résumerait en trois mots : adoration perpétuelle du T.-S. Sacrement exposé, imitation de la vie cachée de Jésus à Nazareth, vie dans les pays de mission. Cette petite légion serait une troupe d’avant-garde, propre à se lancer sur le champ de ce Maroc et à y creuser, aux pieds de la Sainte-Hostie et au nom du Sacré-Cœur de Jésus, le premier sillon dans lequel se jetteront ensuite, au plus tôt, les missionnaires prêchants… Dans cette intention, j’ai, il y a un an et demi, avec l’encouragement de mon saint et bien-aimé évêque, Mgr Bonnet, évêque de Viviers, demandé et obtenu du T. R. P. Préfet apostolique du Sahara français, l’autorisation de me fixer sur un point de sa Préfecture voisin de la frontière marocaine…
Béni-Abbès, petite oasis du Sahara à la frontière du Maroc, est le lieu qui a paru le plus propice pour aborder le Maroc. Les populations voisines semblent moins mal disposées que les autres…
A Noël dernier, je me suis senti si pressé de faire un pas en avant, que j’ai cru obéir au Sacré-Cœur en appelant à la prière les âmes de qui je puis espérer le concours, pour ouvrir, par une croisade de prière, la guerre contre Satan. J’ai, dans la mesure du possible, humblement offert le Maroc au Sacré-Cœur. J’ai prié la Bienheureuse Marguerite-Marie de m’obtenir la grâce d’y célébrer, sous peu, le Saint Sacrifice.
Dès mon arrivée, j’ai noué des relations avec les indigènes et surtout avec les Marocains. Quotidiennement, beaucoup d’indigènes viennent à la Fraternité du Sacré-Cœur et, dans le nombre, il y a des Marocains. J’espère pouvoir, dans un avenir prochain, aller avec quelques Marocains dans leur pays… Je voudrais y aller, d’abord pour quelques jours, puis pour quelques semaines, puis pour quelques mois et y acheter une petite propriété, où se formerait une nouvelle Fraternité du Sacré-Cœur.
On irait ainsi de proche en proche. L’aumône, l’hospitalité, le rachat et la libération des esclaves et, bien plus, les offrandes de la divine Victime, concilieront les cœurs et ouvriront les voies à la prédication ouverte. L’heure de la prédication ouverte sonnera d’autant plus vite que cette avant-garde silencieuse sera plus fervente et plus nombreuse…
Je suis seul, et cela m’embarrasse pour la petite pointe que j’espère faire au Maroc dans quelques semaines, car il serait bien utile d’avoir un compagnon d’élite pour assister ma misère, afin d’éviter toute inconvenance ou profanation… Cela devrait tenter bien des âmes, car c’est presque la gloire qui leur est offerte, les dangers étant grands… Malgré mon désir d’avoir des compagnons, j’aime mieux rester seul que d’en avoir qui ne soient vraiment appelés de Jésus et vrais disciples de Son Cœur… J’ai demandé trois choses à ceux qui veulent venir : 1o Être prêts à donner leur sang sans résistance ; 2o Être prêts à mourir de faim ; 3o M’obéir, malgré mon indignité.
Au R. P. Guérin,
4 juillet 1904. Amri (environ 450 km. d’In-Salah).
« Bien-aimé et si vénéré Père,
« La petite tournée[15] se poursuit sans incident, sans changement dans les projets… Je vous l’ai dit, la présente promenade est toute d’apprivoisement : M. Roussel se porte, avec son détachement, dans tous les lieux où il sait qu’il y a de nombreux nomades, y installe son campement au milieu des leurs, y passe quelques jours, de manière à bien faire connaissance avec eux, à les apprivoiser, à les mettre en confiance, en amitié le plus possible… Je l’accompagne, voyant ceux qu’il voit, leur parlant avec lui, donnant des remèdes et de petites aumônes, tâchant de lier connaissance et de leur faire comprendre que je suis un serviteur du Bon Dieu et que je les aime… Je puis célébrer la Sainte Messe chaque jour sous la tente… Le temps qui n’est pas donné à la prière, au prochain, à la marche, au corps, est employé à l’étude du tamahacq et à la traduction des Saints Évangiles en cette langue : celle de saint Luc est à peu près finie…
[15] On va voir qu’il s’agit d’une de « ces tournées d’apprivoisement » qu’avait inventées et d’abord guidées le général Laperrine.
Les indigènes nous reçoivent bien. Ce n’est pas sincère : ils cèdent à la nécessité… Combien de temps leur faudra-t-il pour avoir les sentiments qu’ils simulent ? peut-être ne les auront-ils jamais. S’ils les ont un jour, ce sera le jour qu’ils deviendront chrétiens… Sauront-ils séparer entre les soldats et les prêtres, voir en nous des serviteurs de Dieu, ministres de paix et de charité, frères universels ? Je ne sais… Si je fais mon devoir, Jésus répandra d’abondantes grâces, et ils comprendront.
Au même,
13 décembre 1905.
« Une chose est à craindre : c’est que l’islamisme soit le premier à gagner à la soumission des Touareg à la France. Grâce à Dieu, Hoggar et Taitoq ne sont guère musulmans que de nom ; leur ignorance est aussi grande en religion qu’en tout, et leur indifférence est grande aussi. Mais voici que ce pays, autrefois peu sûr, d’accès difficile, est devenu plein de sécurité pour les voyageurs et commerçants ; aussi les commerçants de Tidikelt vont-ils affluer de plus en plus, y vendant des cotonnades et des dattes, y achetant chameaux, moutons, etc… Ces commerçants sont presque tous des marabouts, des hommes appartenant à une tribu maraboutique du Tidikelt, les Ahl Azzi ; avec eux, entrera nécessairement un renouveau de ferveur musulmane : tous ces gens à chapelets, faisant très ostensiblement prières et jeûnes et disant bien haut qu’ils sont marabouts pour se faire mieux recevoir, auront une mauvaise influence. Ils pillent d’ailleurs les Touareg et leur vendent les marchandises un prix exorbitant. Combien il serait désirable que de bons chrétiens, ou au moins de braves gens non musulmans, fissent ce commerce et prissent cette place ! ce serait bien facile. Mais où sont ces âmes ?… Vendre de la cretonne et de la cotonnade bleue, à des prix raisonnables, voilà un moyen bien simple de faire venir tout le monde à soi, de trouver toutes les portes ouvertes, de rompre toutes les glaces… Qu’avec cela, celui qui vend soit une bonne âme, la bonne impression sera faite, on aura des amis dans tout le pays, et ce sera le commencement…
« Si, à défaut de mieux, vous pouviez trouver quelques bonnes âmes prêtes à faire ce commerce, se dévouant obscurément pour l’amour de Dieu, quel grand bien !… D’honnêtes petits commerçants français seraient accueillis avec bonheur par les autorités qui rougissent de leurs compatriotes établis dans le Sud ; aucun Français ne vient s’établir aux oasis, si ce n’est pour être marchand d’alcool ; c’est une honte.
« Il faudrait des chrétiens comme Priscille et Aquila, faisant le bien en silence, en menant la vie de pauvres marchands ; en relations avec tous, ils se feraient estimer et aimer de tous, et feraient du bien à tous… Si vous pouviez nous envoyer quelques petits marchands de ce genre ! ils gagneraient leur vie sans peine…
« Je me recommande bien à vos prières : je pourrais faire beaucoup de bien si j’étais ce que je dois, mais je suis bien loin de l’être. Le peu de bien que je fais montre mon peu de fidélité…
A M. l’Abbé Caron,
Hoggar, 8 avril 1906.
« Mon œuvre n’est ici, hélas ! qu’une œuvre de préparation, de premier défrichement ; c’est d’abord de mettre au milieu d’eux Jésus, Jésus dans le T.-S. Sacrement, Jésus descendant chaque jour dans le Saint Sacrifice ; c’est de mettre aussi, au milieu d’eux, une prière, la prière de l’Église, si misérable que soit celui qui l’offre… C’est ensuite de montrer à ces ignorants que les chrétiens ne sont pas ce qu’ils supposent : que nous croyons, aimons, espérons : c’est enfin de mettre les âmes en confiance, en amitié, de les apprivoiser, de s’en faire si possible des amis… afin qu’après ce premier défrichement, d’autres puissent faire plus de bien à ces pauvres âmes.
A M. l’Abbé Caron,
Tamanrasset, 9 juin 1908.
« Le coin du Sahara que je suis seul à défricher a deux mille kilomètres du Nord au Sud, et mille de l’Est à l’Ouest, avec 100.000 musulmans dispersés dans cet espace, sans un chrétien, si ce n’est les militaires français de tous grades ; ces derniers sont peu nombreux : quatre-vingts ou cent disséminés dans cette étendue : car, dans les troupes sahariennes, les cadres seuls sont français, les soldats sont indigènes. Je n’ai pas fait une conversion sérieuse depuis sept ans que je suis là : deux baptêmes, mais Dieu sait ce que sont et seront les âmes baptisées : un tout petit enfant, que les Pères Blancs élèvent, — Dieu sait comment il tournera, — et une pauvre vieille aveugle : qu’y a-t-il dans sa pauvre tête, et dans quelle mesure sa conversion est-elle réelle ? Comme conversion sérieuse, c’est zéro ; et je dirai quelque chose de plus triste : c’est que, plus je vais, plus je crois qu’il n’y a pas lieu de chercher à faire des conversions isolées (sauf les cas particuliers) pour le moment, la masse étant de niveau trop bas, l’attachement à la foi musulmane étant trop fort, l’état intellectuel des indigènes leur rendant bien difficile, présentement, de reconnaître la fausseté de leur religion et la vérité de la nôtre… Sauf cas exceptionnel, on n’aurait, en cherchant maintenant des conversions isolées, que des conversions intéressées et seulement apparentes, ce qui est la pire des choses. Vis-à-vis des musulmans qui sont des demi-barbares, la voie n’est pas la même qu’avec des idolâtres, des fétichistes, des gens tout à fait sauvages, des barbares ayant une religion tout à fait inférieure, ni qu’avec des civilisés. Aux civilisés, on peut proposer directement la foi catholique, ils sont aptes à comprendre les motifs de crédibilité, et à en reconnaître la vérité ; aux tout à fait barbares de même, parce que leurs superstitions sont si inférieures qu’on leur fait assez facilement comprendre la supériorité de la religion d’un seul Dieu… Il semble qu’avec les musulmans, la voie soit de les civiliser d’abord, de les instruire d’abord, d’en faire des gens semblables à nous ; ceci fait, leur conversion sera chose presque faite elle aussi, car l’islamisme ne tient pas devant l’instruction ; l’histoire et la philosophie en font justice sans discussion : il tombe comme la nuit devant le jour. L’œuvre à faire ici, comme avec tous les musulmans, est donc une œuvre d’élévation morale : les élever moralement et intellectuellement par tous les moyens ; se rapprocher d’eux, prendre contact avec eux, lier amitié avec eux ; faire tomber, par les relations journalières et amicales, leurs préventions contre nous, par la conversation et l’exemple de notre vie, modifier leurs idées ; procurer l’instruction proprement dite ; faire enfin l’éducation entière de ces âmes : leur enseigner, au moyen d’écoles et de collèges, ce qui s’apprend dans les écoles et collèges ; leur enseigner, par un contact journalier, étroit, ce qu’on apprend dans la famille ; se faire leur famille… Ce résultat obtenu, leurs idées seront infiniment modifiées, leurs mœurs améliorées par là même, et le passage à l’Évangile se fera facilement. Sans doute, Dieu peut tout ; Il peut, par Sa grâce, convertir les musulmans, et qui Il veut, en un instant ; mais jusqu’ici Il n’a pas voulu le faire ; il semble même que ce ne soit pas dans Ses desseins d’accorder cette conversion à la seule sainteté, car, s’Il la réserve à la sainteté, comment saint François d’Assise ne l’a-t-il pas obtenue ? Reste à employer les moyens qui semblent les plus raisonnables, tout en se sanctifiant le plus possible, et en se souvenant qu’on fait du bien dans la mesure où on est bon. Ces moyens, lents et ingrats, avec des peuples qui nous repoussent, nous méprisent, ne nous appellent que « les sauvages », et les « payens », sont si éloignés de nous de mœurs, de langue, de tant de manières ; ces moyens lents et ingrats sont l’éducation par le contact et l’instruction. Surtout, il ne faut pas se décourager devant la difficulté mais se dire que plus l’œuvre est difficile, lente et ingrate, plus il faut se mettre en grande hâte à l’ouvrage, et faire de grands efforts ; le mot de saint Jean de la Croix « il ne faut pas mesurer les travaux sur notre faiblesse, mais nos efforts sur nos travaux », doit être sans cesse devant nos yeux.
Que faire, seul devant cette tâche ? Par vocation, je dois avoir une vie cachée, solitaire, et non une vie de parole et de voyages. D’autre part, les âmes de ces contrées pour lesquelles je suis seul, demandent, tant qu’il n’y aura pas d’autres ouvriers, certains voyages. Je tâche de concilier les deux choses : j’ai deux ermitages, à 1.500 kilomètres l’un de l’autre. Je passe trois mois dans celui du Nord, six mois dans celui du sud, trois mois à aller et venir chaque année. Quand je suis dans un des ermitages, j’y vis cloîtré, tâchant de m’y faire une vie de travail et de prière, une vie de Nazareth. En route, je pense à la fuite en Égypte et aux voyages annuels de la Sainte Famille à Jérusalem… Dans mes ermitages comme en route, je tâche de prendre contact, autant que possible, avec les indigènes, leur rendant de petits services, causant avec eux, les amusant même comme des enfants, par des images ou des contes, tâchant de commencer un peu cette partie de l’éducation qui se fait dans la famille. Dans l’ermitage, c’est la vie cloîtrée, mais comme elle l’est pour le frère portier, chargé de recevoir les personnes et de leur faire du bien, si possible… Mais en somme, cela n’est rien, à côté de ce qu’il faudrait faire : il faudrait non un ouvrier, mais une centaine, avec des ouvrières, et non seulement des ermites, mais aussi et surtout des apôtres, allant et venant, prenant le contact, et aussi instruisant.
Ce peuple touareg est très particulièrement intéressant, parce que, musulman de nom seulement, peu fervent, il est très près de nous par ses mœurs, sa vivacité d’intelligence, et sa facilité à s’ouvrir. Malheureusement, il est loin de nous par son extrême ignorance, ses préventions et son peu de goût pour l’instruction… Il faut travailler et prier le Père de famille d’envoyer des ouvriers dans son champ.
Au même,
9 février 1908.
« Vos prières me sont trop précieuses pour que je ne vienne pas, de temps en temps, vous les demander pour moi et pour les pauvres infidèles qui m’entourent. Cette partie du royaume de Jésus reste douloureusement abandonnée, délaissée. Le vénéré et saint Préfet Apostolique du Sahara ne dispose que de quelques prêtres pour des populations dispersées sur d’immenses espaces, et vous sentez que les difficultés ne manquent pas, venant de toutes parts… En ce moment, je suis au sud d’Insalah ; à la fin de l’été, je retournerai à Béni-Abbès, sur la frontière du Maroc, et là, la misère spirituelle est plus grande encore, car des populations bien plus nombreuses sont dans un délaissement plus total encore… Priez pour tant d’âmes qui, après 1900 ans n’ont pas reçu la Bonne Nouvelle, ou en ont perdu la connaissance et le souvenir depuis bien des siècles. Recommandez ces peuples aux prières des âmes pieuses. Il y a là des parties du champ du Père de famille si délaissées ! des contrées où les âmes, dépourvues de nos moyens de salut, esclaves de l’erreur et du vice, tombent en enfer en foule… Le Christ est mort pour chacune d’elles… que ne devons-nous pas à des âmes dont le prix est le sang de Jésus ? Priez pour que le Père de famille envoie des ouvriers, de bons ouvriers dans son champ ; et priez pour le pauvre et misérable ouvrier que je suis, afin que je sois ce que veut Jésus !
Au même,
11 mars 1909.
« Depuis longtemps poursuivi par la pensée du délaissement spirituel de tant d’infidèles, et en particulier de celui des musulmans et des infidèles de nos colonies, voyant en même temps l’amour des biens matériels et la vanité envahir de plus en plus le peuple chrétien, j’ai jeté sur le papier, à la suite de ma dernière retraite, il y a un an, un projet d’association catholique, ayant le triple but de ramener les chrétiens à une vie conforme à l’Évangile en leur présentant comme modèle Celui qui est le modèle unique, de développer parmi eux l’amour de la Sainte Eucharistie, qui est le bien infini et notre tout, et de provoquer chez eux un mouvement efficace pour la conversion des infidèles et spécialement pour l’accomplissement du devoir strict qu’a tout peuple chrétien de donner l’éducation chrétienne aux infidèles de ses colonies[16].
[16] Cette « Association pour le développement de l’esprit missionnaire, surtout en faveur des colonies françaises », est maintenant organisée et recueille, depuis quelques mois, de nombreuses adhésions. Elle a pour président provisoire S. G. Mgr Le Roy, archevêque de Carie, supérieur général des Pères du Saint-Esprit. Pour les demandes de renseignements, s’adresser au secrétaire de l’Association Foucauld, 30, rue Lhomond, Paris (5e).
Ce n’est pas seulement par des dons matériels qu’on doit travailler à la conversion des infidèles, c’est plus encore en provoquant l’établissement chez eux, à titre de cultivateurs, de colons, de commerçants, d’artisans, de propriétaires fonciers, etc…, d’excellents chrétiens de toutes conditions, destinés à être de précieux appuis pour les missionnaires, à attirer, par l’exemple, la bonté, le contact, les infidèles à la foi, et à être les noyaux auxquels peuvent s’agréger, un à un, les infidèles à mesure qu’ils se convertissent. La confrérie, avec l’intensité de vie chrétienne qu’elle doit développer, et le devoir de convertir les infidèles, qu’elle doit sans cesse mettre sous les yeux, est propre aussi à multiplier les vocations de prêtres, de religieux et religieuses missionnaires. De bons chrétiens vivant dans le monde, la confrérie fera des sortes de missionnaires laïcs ; elle en portera à s’expatrier pour être missionnaires laïcs parmi les brebis les plus perdues, en leur montrant combien la conversion de celles-ci est un devoir pour les peuples catholiques, et combien il est beau et chrétien d’y consacrer sa vie.
Les devoirs des frères et sœurs qui ne sont ni prêtres ni religieux, envers les infidèles, sont d’autant plus graves qu’ils peuvent souvent pour eux plus que les prêtres, religieux et religieuses. Plus qu’eux, ils peuvent entrer en relations, se lier avec eux d’amitié, se mêler à eux, prendre contact avec eux. Lorsque les infidèles ont de la répulsion pour les chrétiens, quand ils ont une religion leur inspirant une foi profonde, les prêtres, religieux et religieuses leur causent de la défiance ; souvent les prêtres et religieux manquent de point de contact, d’occasion de se mettre en rapport avec les infidèles ; de plus la prudence et les règles de leurs instituts les empêchent quelquefois de dépasser certaines limites d’intimité, de pénétrer au foyer des familles, d’entrer en relations étroites. Ceux qui vivent dans le monde ont souvent, au contraire, de grandes facilités pour entrer en rapports étroits avec les infidèles. Leurs occupations : administration, agriculture, commerce, travaux quelconques, les mettent, s’ils le veulent, en relations de toute heure avec eux. De ces relations, à l’aide de la charité, de la bonne douceur qu’ils y apportent eux-mêmes, ils peuvent à volonté faire naître de véritables amitiés, leur donnant accès au foyer de famille les plus fermés. Le rôle des frères et sœurs qui ne sont ni prêtres ni religieux n’est point d’instruire les infidèles de la religion chrétienne, d’achever leur conversion ; mais de la préparer en se faisant estimer d’eux, en faisant tomber leurs préjugés par la vue de leur vie, en leur faisant connaître, par leurs actes plus encore que par leurs paroles, la morale chrétienne ; de les y disposer en gagnant leur confiance, leur affection, leur familière amitié ; de manière que les missionnaires trouvent un terrain préparé, des âmes bien disposées, allant d’elles-mêmes à eux, ou auxquelles ils puissent aller sans obstacles…
« C’est aux fidèles des pays chrétiens qu’incombe le devoir de l’évangélisation des infidèles… Tout retard, toute froideur de leur part dans l’accomplissement d’un devoir si grave, puisqu’il s’agit du salut de tant d’âmes, et si pressant, puisque chaque jour la mort en emporte beaucoup devant le tribunal suprême, est une responsabilité grave pour l’ensemble des fidèles, responsabilité dont chacun a sa part proportionnelle. Le temps nous est donné pour nous sanctifier et sanctifier les autres, et non pour être inutiles et mauvais ; grave est l’avertissement de Jésus : « Il sera demandé compte au dernier jour de toute parole inutile ». Si Dieu permet que certains conservent des richesses, au lieu de se rendre pauvre matériellement comme le fut Jésus, c’est pour qu’ils se servent de ce dépôt qu’Il leur confie en serviteurs fidèles, selon la volonté du Maître, pour faire aux autres du bien spirituel et temporel, donner des ressources matérielles là où elles sont nécessaires pour l’accomplissement du bien spirituel. Ils auront à rendre compte du bien qu’ils auraient dû faire et qu’ils n’ont pas fait. Combien, dans le saint Évangile, Jésus nous a dit et redit : « Aimez-vous les uns les autres…, faites à autrui ce que vous voudriez qu’on vous fît…, aimez votre prochain comme vous-mêmes… » Si, après des paroles si souvent lues, si souvent entendues et méditées, les fidèles et surtout les prêtres, les religieux, les religieuses, tout aux âmes qui sont près d’eux, négligent et délaissent ces âmes éloignées dont les besoins sont si grands et le péril si extrême, quels reproches n’ont-ils pas à craindre, pour une omission si grave, de la part de Celui qui a dit : « Chaque fois que vous ne l’avez pas fait à un de ces petits, c’est à Moi que vous ne l’avez pas fait. » Plus que jamais, au XXe siècle, l’évangélisation des peuples infidèles est devenue un devoir strict pour les peuples chrétiens. Autrefois, l’ignorance des contrées habitées par eux, l’extrême longueur des voyages et la difficulté très grande des communications, l’impossibilité d’entrer en relations avec des populations fanatiques ou sauvages, chassant ou martyrisant tout missionnaire, souvent même tout Européen, étaient autant de motifs excusant le retard de l’évangélisation. Aujourd’hui, ces causes d’excuses n’existent plus. Les voyages les plus lointains sont devenus courts et faciles. Les peuples infidèles sont la plupart soumis aux Européens, et les autres forcés à les respecter. Sur tous les points du globe où il y a des infidèles, le contact existe entre eux et les Européens, et là où un missionnaire veut aller, il le peut ; il ne le peut pas toujours en se disant ouvertement missionnaire, il le peut toujours en dissimulant ce qu’il est sous des apparences de commerce, d’agriculture ou d’autres…
La patrie est l’extension de la famille. Dieu, en mettant les personnes de notre famille plus près de nous que les autres dans la vie, nous a donné des devoirs particuliers envers elles ; d’une manière plus large, il en est de même des compatriotes, et par conséquent des colonies de la patrie, qui font partie de la grande famille nationale. Ce motif, incontestable et très fort, est le premier pour lequel nous devons travailler particulièrement à la conversion des infidèles des colonies de notre patrie. Un autre s’y ajoute, c’est que, si nous les négligeons, il est à craindre qu’ils ne soient totalement délaissés. Par là même qu’ils appartiennent à notre patrie, les chrétiens des autres pays ne s’en occuperont pas, nous en laissant la charge… La conversion des infidèles est souvent très difficile. Elle l’est surtout lorsque le gouvernement local y met des obstacles et est contraire à la religion catholique. Cela ne doit en rien décourager…, au contraire, cela doit faire travailler avec plus d’ardeur, les obstacles montrant que le succès demande plus d’effort… Quels que soient les infidèles des colonies de leur patrie, ils ne sont pas plus difficiles à convertir que les Romains et les barbares des premiers siècles du christianisme ; si opposé que puisse être à l’Église le gouvernement de leur pays, il ne l’est pas plus que Néron et ses successeurs. Que les frères et sœurs aient le même zèle des âmes, les mêmes vertus que les chrétiens des premiers siècles, ils accompliront les mêmes œuvres. Ils feront, comme eux, cachés dissimulés, à la dérobée, le bien qu’ils ne peuvent faire ouvertement. L’amour leur fera trouver les moyens, et Jésus rendra efficaces des efforts qu’Il inspire. Redisons : « Il ne faut pas mesurer nos travaux sur notre faiblesse mais nos efforts sur nos travaux ». Si les difficultés sont grandes, hâtons-nous d’autant plus de nous mettre à l’œuvre et multiplions d’autant plus nos efforts. »