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En Turquie d'Asie : $b notes de voyage en Anatolie

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CHAPITRE II
L’INDUSTRIE DE LA SOIE

Les centres de production. — Les procédés de fabrication. Les mûriers. — Les graines. — Les magnaneries. — Le système Pasteur. — La récolte séricicole de 1880-81. — Avantages que présenterait la création à Brousse d’une Condition des soies.

I
LES CENTRES DE PRODUCTION

L’industrie de la soie est le principal commerce de Brousse et de Biledjik.

Cette industrie présentait, il y a une vingtaine d’années, une importance considérable qui s’est trouvée sensiblement réduite depuis que les vers à soie ont été frappés par diverses maladies (flacherie, pébrine, etc…) qui empêchent leur parfaite réussite en Orient.

Malgré cette diminution des récoltes séricicoles, Brousse produit encore par an environ 800 balles de soie et Biledjik 200.

Ces mille balles de grège sont annuellement dirigées sur la France et l’Angleterre dans la proportion de 97 % pour les marchés de Lyon, Marseille, Paris, et 3 % seulement pour Londres, Nottingham. Il en résulte que ce commerce se fait presque exclusivement avec la France.

Brousse envoie ses balles de soie à Constantinople par l’échelle de Moudania, Biledjik par l’échelle de Caramoussal et souvent aussi par Brousse, les frais de transport et la durée du trajet étant à peu près les mêmes. Ce sont les compagnies : Messageries maritimes, Fraissinet, Paquet qui transportent le tout de Constantinople à destination de Marseille, d’où les balles sont dirigées sur Lyon, Paris, Londres, etc…

Les fabricants qui exercent cette industrie à Brousse se composent d’Arméniens, de Grecs, de Turcs et de Français. Ces derniers ne prennent part à l’industrie que dans la proportion de 15 % seulement. Ainsi sur environ 2500 tours dont sont composées les fabriques de soie à Brousse, il n’y a que 375 tours au maximum travaillant pour le compte des fabricants français. Ce chiffre a été malheureusement réduit encore en 1880 à 10 %, soit 250 tours environ.

On peut classer les fabricants de soie à Brousse en deux catégories, savoir :

Les fabricants réalisant leurs produits sur place ; les fabricants consignant ou vendant leurs produits directement à Lyon.

Depuis une dizaine d’années la majorité des fabricants semble vouloir rentrer dans la première catégorie, c’est-à-dire vouloir réaliser sur place. Cela tient surtout à ce que, au début de la récolte, les maisons lyonnaises ne font plus, — comme auparavant, — des avances de fonds à découvert à valoir sur les soies que les fileurs de Brousse s’engageaient à leur consigner dans le courant de l’année séricicole. Ce mode engageait les fabricants de Brousse, ou plutôt les forçait à consigner leurs produits à Lyon. La modification survenue dans cette manière d’opérer est dans l’intérêt commun des filateurs indigènes et des maisons lyonnaises ; elle prévient dans une certaine mesure la spéculation et les risques qui en résultaient.

Quelques fabricants de Brousse continuent cependant à jouir du privilège d’anticipation à découvert. Ce sont ceux qui vendent directement ou expédient en consignation à Lyon et le propre produit de leurs usines et celui des autres filateurs desquels ils achètent sur place, d’où la distinction des deux catégories des fabricants vendant à Brousse et de ceux vendant à Lyon. C’est dans cette dernière classe qu’est comprise une maison allemande (agent de plusieurs maisons lyonnaises), avec cette différence que, contrairement au système des autres maisons, celle-là a la prudence de ne point produire elle-même ; elle achète simplement le produit de certains fabricants qu’elle s’attache en faisant des avances de fonds. Elle passe pour centraliser le tiers des affaires qui se traitent sur le marché de Brousse.

II
LES PROCÉDÉS DE FABRICATION

Dans les filatures de Brousse les procédés ne diffèrent que par les détails avec ceux en usage dans les manufactures européennes, et un peu aussi naturellement par le degré de perfection.

Les cocons sont apportés au khan de Brousse, de fort loin quelquefois, par les paysans grecs ou turcs qui ont mené à bonne fin un peu de graines.

On verse ces cocons dans des grandes mannes en osier, au milieu de la vaste cour du khan, et on les trie, séparant les bons des médiocres et ceux-ci des mauvais.

Les bons cocons sont de forme ovale, d’environ 3 centimètres et demi de longueur, lisses et fermes partout, élastiques au toucher ; il y en a qui sont minces comme du papier, ce qui ne les empêche pas d’être quelquefois bons, mais ce qui leur enlève de la valeur, attendu que c’est au poids (la chrysalide étant à l’intérieur) qu’on évalue les cocons. Certains sont minces en quelques endroits et épais partout ailleurs. C’est un signe que le fil a été rompu à l’endroit aminci, et la valeur en est fort amoindrie, à cause du déchet considérable qui peut en résulter au dévidage. D’autres cocons sont troués et vides : l’insecte s’est transformé dans le trajet, il a percé son enveloppe devenue inutile pour lui, et s’est échappé, laissant un cocon absolument sans valeur.

Quand ces cocons arrivent au khan après un long trajet, il n’est pas rare d’en trouver ainsi troués en assez grande quantité, et de voir les papillons qui en sont sortis vaguer parmi les cocons pleins.


La première chose à faire, après la livraison, c’est de tuer les chrysalides dans les cocons, avant qu’elles se transforment en papillons et les gâtent. On transporte donc les cocons à l’étouffoir dans des espèces de plateaux creux qu’on dispose sur le rayon de l’appareil, lequel consiste en un châssis mobile à étagères, posé sur des roues, à l’intérieur duquel, lorsque la porte est fermée, on introduit un jet de vapeur. Dans le milieu de la porte est percée une espèce de judas, au-dessus duquel se trouve un thermomètre dont le réservoir est en communication avec l’intérieur de l’étouffoir.

Les plateaux remplis de cocons sont placés sur les rayons du châssis, qui, lorsqu’il est complètement garni, peut en contenir environ 2,000 ocques. La porte est alors fermée et le jet de vapeur admis à l’intérieur au moyen d’un robinet que l’on tourne ; un surveillant, consultant alternativement et sa montre et le thermomètre, détourne la vapeur et, au bout de trois minutes, ouvre le judas, puis, au moyen d’une paire de ciseaux, saisit l’un des cocons ; il l’ouvre, en retire la chrysalide, et, en la piquant de la pointe de ses ciseaux, s’assure qu’elle est morte. Si elle ne l’est pas, une demi-minute de plus d’exposition à la vapeur complétera l’opération ; si elle l’est, le surveillant ne pousse pas plus loin ses investigations : l’étouffoir est vidé, et une nouvelle fournée vient remplacer celle qui a subi l’opération.


En sortant de l’étouffoir, les cocons sont étendus à l’ombre, pour y refroidir et y sécher, après quoi on les remet aux trieuses qui les assortissent par qualités.


Les cocons sont généralement d’un beau jaune verdâtre ; mais il y en a aussi beaucoup de blancs, et, parmi les blancs, un certain nombre ont une teinte rosée d’une grande délicatesse.

Une fois assortis, ils sont remis dans des sacs, pesés et portés aux dévideuses.

Les ateliers de dévidage consistent en de vastes salles très élevées, traversées par deux rangées d’ouvrières, une de chaque côté. Elles sont assises devant une longue table. Devant elles est une bassine peu profonde, et elles tournent le dos aux dévidoirs mus par la vapeur.

Dans chaque bassine on a versé une eau d’apparence savonneuse, nous dirons tout à l’heure pourquoi, dans laquelle on jette les cocons ; ensuite l’eau de la bassine est portée rapidement à l’ébullition, par le moyen de la vapeur qu’un tube disposé à cet effet y amène.

En quelques minutes, le cocon perd sa belle couleur jaune et passe au brun pâle ; on arrête alors l’ébullition, et les cocons flottant sur l’eau sont légèrement brossés, ou plutôt battus avec une sorte de petit balai composé de brindilles, rappelant du reste le petit balai de bruyère fine qui sert au même usage dans nos manufactures. Cette opération a pour but de faire découvrir les extrémités des fils des cocons ; l’ouvrière prend dans la main gauche tous ces « bons brins », et, rejetant de la main droite les autres cocons dans un coin, elle continue de les battre jusqu’à ce qu’elle ait pu en détacher l’extrémité des fils.

Cela obtenu, elle forme deux groupes de cinq cocons chacun, dont les fils réunis sont passés dans un petit trou circulaire pratiqué à chaque extrémité des deux branches en cuivre recourbées d’un support fixé à la table en face de la bassine, et par conséquent de l’ouvrière. Les cinq fils réunis n’en forment plus qu’un, s’élevant de la bassine, dont les brins, après s’être enroulés les uns sur les autres, afin que le frottement les lisse bien, passant par quelques crochets fixés à des barres transversales, vont s’enrouler sur les dévidoirs auxquels un arbre de couche qui traverse toute la salle imprime un mouvement de rotation.

Au bout de cette vaste pièce, on peut voir deux ou trois dévidoirs spécialement occupés à filer une soie d’apparence grossière et remplie de nodosités. Cette soie provient de cocons contenant des chrysalides jumelles, et dont il se trouve ordinairement de 1 à 2 %, dans une livraison de 2,000 ocques. Elle a beaucoup moins de valeur que l’autre, et n’est employée que dans le pays même.


Une odeur sui generis sature l’atmosphère de ces ateliers et de l’établissement tout entier ; mais elle augmente encore à mesure qu’on approche d’un petit bâtiment séparé et ouvert à tous les vents.

Dès le seuil de la porte, en effet, l’odeur de marmelade de vers à soie est réellement suffocante ; au fond de la pièce un homme est occupé à piler dans une espèce d’auge, et au moyen d’un lourd maillet de bois, toutes les chrysalides étouffées au milieu de leurs cocons, auxquels on a maintenant enlevé leur soie.

Cette opération a pour but d’extraire le lait de ces chrysalides, c’est ainsi que l’on désigne le jus épais, blanchâtre et nauséabond, produit par ce pilage. De ce liquide épais on mêle une petite quantité à l’eau des bassines où trempent les cocons, dans l’atelier de dévidage ; cette mixture donne, paraît-il, une grande élasticité aux fils de soie.

III
LES MURIERS. LES GRAINES. LES MAGNANERIES. — LE SYSTÈME PASTEUR

Le vilayet de Hudavendighiar a produit par année jusqu’à 350,000 ocques, ou 448,700 kilogrammes environ, de soies grèges de filature ou de qualité secondaire dite de grand guindre.

C’était avant 1855, c’est-à-dire à l’époque où la maladie des vers à soie n’avait point encore fait son apparition dans le pays.

Cette quantité de production, considérée alors comme la moyenne de bonnes récoltes locales, calculée dans l’ensemble à raison de 350 piastres l’ocque ou 62 fr. 80 c. le kilogramme, cours moyen de l’époque pour les soies finies et fermes, rapportait à la province environ 1,225,000 livres turques ou 28,178,400 francs par an, sur lesquels le Gouvernement prélevait annuellement, pour dîme et droit de douane, environ 150,000 livres turques ou 3,450,000 f.

En 1864, la production de la soie dans le vilayet avait baissé au chiffre de 150,000 ocques ou 192,300 kilogrammes de grèges par an, représentant — sur les mêmes bases d’estimation — à peine une valeur de 525,000 livres turques ou de 12,076,400 francs ; et le Trésor ne prélevait plus — sur les mêmes bases de perception — que 64,300 livres turques ou 1,478,000 f. par année[8].

[8] Rapport de M. Grégoire Bay, gérant du Vice-Consulat de France à Brousse, novembre 1881.

C’était une diminution de richesse pour le pays et le Gouvernement, d’environ 57 %, dans une période de neuf années.

Cette réduction si brusque et aussi importante, était due uniquement à la maladie des vers à soie qui sévissait déjà en Europe depuis longtemps et qui fit son apparition dans cette contrée vers 1856.

De même que dans les pays où l’épidémie avait précédé, on vit graduellement le mal s’accroître d’année en année pour arriver à son degré maximum d’intensité. Ce point a été atteint à Brousse vers 1865. L’infection des graines indigènes était alors générale, complète.

On ne s’est réellement préoccupé des mesures propres à combattre la maladie, à en arrêter les progrès que dix années environ après son apparition ; et les demi-mesures adoptées après cette période active d’épidémie n’ont eu aucun résultat salutaire, puisque le chiffre faible auquel la production soyeuse du vilayet se trouvait réduite en 1864, ne s’est plus relevé depuis.

Il s’ensuit que de 1864 à 1880 la moyenne des récoltes soyeuses de la province a été, — à quelques rares exceptions près, — toujours au-dessous de la quantité produite en 1864.

En vue d’introduire dans le pays de la graine saine pour remplacer les diverses races de vers à soie sujettes à la maladie, on s’est d’abord adressé aux autres contrées de production en Orient : telles que les provinces de Syrie, de Roumélie et de Thessalie ; mais ces régions, qui possédaient déjà le germe de l’épidémie, ou qui ne tardèrent pas à en être infestées, n’ont servi qu’à relever dans une certaine mesure, et pour une petite série d’années seulement, le niveau de la production dans ce vilayet, sans lui offrir aucune ressource pour atteindre le but visé.

Il en a été absolument de même de l’importation de la graine japonaise, à laquelle on a eu recours bien après les contrées séricicoles de l’Europe.

Le soin important de relever la sériciculture, seule ressource du pays, était abandonné à l’initiative exclusive du commerce, bien que la question touchât les intérêts du Trésor d’une façon on ne peut plus directe.

C’est ainsi que l’industrie de la soie entrée dans une période de décroissance s’y est maintenue.

Les graines japonaises introduites au moyen de faibles ressources dues à l’initiative privée, étant élevées parallèlement avec l’espèce indigène, finirent naturellement par s’infecter à leur tour. Il fallait recourir chaque année à de nouvelles importations. Le pays a fini par y renoncer et aujourd’hui sur 100 grainages (reproduction locale), il s’en trouve à peine 6 de complètement sains, les 95 autres étant infectés à des degrés différents.

Dans ces conditions l’élevage du ver à soie ne peut plus offrir au paysan les résultats d’un travail rémunérateur. Il est vrai aussi que pour peu que ce résultat soit seulement médiocre — (10 à 12 kilogs de cocons à l’once de la graine), — l’éducateur turc est satisfait, chose qui ne peut être en France, et la raison en est, non seulement dans la différence du coût de la main-d’œuvre ou du prix de la feuille nécessaire aux vers, mais bien et surtout dans le genre de l’éducation.

En effet, à côté de certains points bien défectueux, sans doute, si l’on considère les perfectionnements apportés à l’éducation des vers à soie par le système Pasteur, la culture orientale, très peu connue du reste en France, possède sur celle adoptée dans ce dernier pays deux avantages très grands :

Elle se fait incontestablement à meilleur marché et présente certaines conditions d’hygiène qui font peut-être défaut dans le système français.

L’élevage à la manière orientale, beaucoup plus pratique, a lieu avec un personnel bien moindre que celui exigé pour l’éducation des vers à soie d’après la méthode française : cela provient de ce que l’usage des claies est inconnu à Brousse et qu’on a l’habitude de donner la feuille sans la détacher de la tige, c’est-à-dire avec le bois.

Il s’ensuit une grande économie de temps et un avantage précieux au point de vue hygiénique, avantage auquel les meilleurs délitages, comme cela se pratique en France, ne peuvent suppléer.

On sert aux vers à soie les branches de mûriers, en ayant soin de placer celles-ci une fois dans un sens et une autre fois dans un autre ; de sorte que lorsque les feuilles ont été mangées, les tiges de bois ainsi disposées les unes sur les autres forment un grillage naturel à travers lequel l’air circule parfaitement.

Tout délitage devient superflu de cette façon ; et au contraire, plus l’amoncellement des tiges augmente, plus le lit s’élève et par conséquent l’air y circule mieux.

Le système oriental exigerait peut-être des locaux plus spacieux que ceux des magnaneries de France ; en tous cas, il simplifie d’une façon sérieuse l’opération séricicole en supprimant de la méthode française : 1o l’usage des claies ; 2o le travail du défeuillage, c’est-à-dire, la séparation de la feuille avec la tige ; 3o les délitages : trois opérations qui exigent également une main-d’œuvre onéreuse et absorbent un temps considérable.

Le chauffage des magnaneries n’est pas pratiqué non plus en Orient, étant la plupart du temps impossible. La marche des éducations reste donc subordonnée à la température naturelle qui joue le plus grand rôle dans la production des cocons. En effet, comme le résultat de l’élevage d’une graine infectée fait en 30 ou 40 jours est bien différent de celui qui est prolongé à 50 et 60 jours, on comprend qu’une année à température régulière favorise la production, tandis qu’une année exceptionnellement froide voit les éducations durer deux mois et plus. Dans ce dernier cas, la maladie ayant plus de temps pour se propager et agir, la production s’en ressent très sensiblement. La suppression du chauffage des magnaneries, qui est à Brousse une mesure forcée d’économie, compromet donc le succès des éducations plutôt qu’elle ne les favorise, étant donné l’état d’infection presque général des graines élevées dans le pays.

Ces graines se composent en très grande partie de races japonaises produisant les huit dixièmes des cocons qui passent aujourd’hui par les marchés de Brousse.

Les belles races du pays, en cocons blancs, n’existent plus que dans quelques régions élevées du vilayet.

La plus belle espèce de cocons indigènes qui se soit conservée jusqu’à ces dernières années est celle de Bagdad. Ce sont de beaux cocons blancs qui obtiennent toujours sur place les prix les plus élevés. Il y a environ six ans que ce pays a envoyé pour la dernière fois quelques parties de graines saines ; depuis, la source semble en être complètement épuisée. On ne voit plus, sur place, de ce produit que quelques récoltes de plus en plus rares chaque année.

Une autre espèce de cocons indigènes qui se trouve absolument dans les mêmes conditions est celle des cocons jaunes. La graine en est importée des environs de Salonique.

La Géorgie fournit également, depuis plusieurs années, une sorte de graine à gros cocons blancs ou jaunes, mais de qualité fort inférieure.

Dans le but d’éviter un insuccès complet, les éducateurs du vilayet de Hudavendighiar élèvent presque généralement de toutes ces diverses races à la fois, et malheureusement en quantités plus grandes que ne peut de beaucoup contenir le local en cas de marche ordinaire.

Outre les graves inconvénients qui résultent de ce dernier procédé à plusieurs points de vue techniques, il entraîne un emploi de semence qui représente, sans exagération, le décuple de la quantité nécessaire dans l’état normal des choses.

Pour ce qui est de la qualité de la grège produite à Brousse, la presque disparition des races indigènes a été fort préjudiciable. Depuis que les cocons japonais prennent une si grande part dans la fabrication de la soie de Brousse, la qualité de celle-ci a subi une dépréciation très sensible et elle ne jouit plus aujourd’hui des privilèges qui lui étaient acquis, il y a une quinzaine d’années, sur les marchés de consommation en Europe.

Les industriels du pays, les plus directement intéressés dans la question, semblent avoir compris que ce mouvement rétrograde du mérite de leur produit ne s’arrêtera point là ; livrés à leurs propres ressources, ils se trouvent dans l’impossibilité de prendre la moindre initiative de nature à remédier à l’état actuel des choses.

D’autre part, la crise permanente à laquelle le commerce de la soie est sujet depuis plusieurs années et qui maintient la grège aux plus bas prix où elle ait été, est une autre source de découragement pour les industriels de ce pays, qui se trouvent aujourd’hui plus démoralisés que les éducateurs eux-mêmes.

Dans ces conditions, on conçoit facilement que les quelques tentatives faites pour introduire à Brousse de la graine saine confectionnée en France d’après le système Pasteur, soient restées sans effet, malgré les grands avantages pouvant découler de cette importation dans l’état présent de la sériciculture locale.

Diverses maisons françaises s’occupant de grainages d’après le système Pasteur, les premières arrivées dans cette partie de l’Asie-Mineure, doivent leur insuccès aux considérations qui précèdent.

Un sériciculteur expérimenté et connaissant la situation véritable du pays est parvenu à faire adopter les graines Pasteur dans quelques régions séricicoles du vilayet, en commençant par les distribuer à produit au lieu de chercher à les vendre contre espèces.

Une maison de Constantinople vient également de distribuer, à peu près dans les mêmes conditions, aux environs de Brousse une petite quantité (50 kilos environ) de la graine faite en France d’après le même procédé.

Ces essais ont donné les meilleurs résultats possibles comme production ; malheureusement, vu l’étendue séricicole de la province, ils ont été faits sur une trop petite échelle, et c’est à peine si quelques contrées environnant le chef-lieu du vilayet — mises à même de reconnaître la supériorité de ces graines — commencent à les employer de préférence à toute autre semence. Dans l’intérieur du pays, c’est-à-dire dans les régions essentiellement séricicoles, on ignore encore complètement la découverte de M. Pasteur.

La généralisation de l’emploi des graines Pasteur dans la province de Hudavendighiar ne serait certainement pas sans profit pour les spécialistes français qui chercheraient à l’entreprendre. Toutefois il faudrait, pour qu’une semblable spéculation pût réussir, se contenter pour une période de deux années au moins, — et c’est là une condition sine qua non, — de distribuer la graine aux paysans à produit. Le système introduit de la sorte nécessiterait sans doute quelques sacrifices au début, mais il donnerait infailliblement de beaux résultats une fois adopté d’une façon générale, ce qui ne peut être mis en doute, étant donnée l’efficacité aujourd’hui bien établie du système Pasteur.

IV
LA RÉCOLTE SÉRICICOLE DE 1880-81

Voici quelques chiffres officiels sur les résultats de la campagne séricicole de 1880-81.

Cocons et Soies

Cocons à l’état frais vendus sur le marché de Brousse durant les mois de juin-juillet 1880.

QUALITÉS
OCQUES
KILOGRAMMES
Japonais
269,120
345,000
Indigènes
41,606
53,333
Bagdads
52,408
67,190
Bouharas
21,322
27,335
 
384,456
492,858

Pour la clarté des opérations qui vont suivre, il est indispensable de convertir cette quantité de cocons à l’état frais, en cocons secs.

Or, 384,456 ocques ou 492,858 kilogrammes de cocons frais, représentent approximativement :

Ocques : 116,500, ou kilos : 149,350 de cocons à l’état sec.

Cocons à l’état sec vendus sur le marché de Brousse, depuis le mois d’août 1880 jusqu’à la fin de mai 1881.

QUALITÉS
OCQUES
KILOGRAMMES
Japonais
81,634
104,659
Indigènes
12,618
16,177
Bagdads
14,308
18,343
Bouharas
8,059
10,333
 
116,619
149,512

Il a été importé, en 1880-81, des contrées environnant Brousse ou d’autres régions séricicoles une quantité de 104,659 ocques ou 134,178 kilogrammes de cocons à l’état sec de diverses races, parmi lesquelles les japonais dominaient dans les proportions ci-dessus.


Récapitulation :

Cocons vendus à Brousse à l’état frais.
116,500
ocq. ou
149,350
k.
Cocons vendus à Brousse à l’état sec.
116,619
 
149,512
 
Cocons à l’état sec provenant des environs
104,639
 
134,178
 
Total général :
337,778
ocques
433,040
k.

Il y a dans le vilayet de Hudavendighiar deux marchés importants où s’approvisionnent généralement les filateurs de soie de la province : Brousse et Bilédjik.

La quantité ci-dessus représente le produit des contrées environnant Brousse et qui alimentent les filatures de cette ville.

Quant aux produits des régions qui fournissent Bilédjik, nous en ferons mention sommairement aussi afin de faire ressortir l’ensemble de la production du vilayet.


Place de Brousse. — La quantité de 433,040 kilogrammes de cocons secs, total général de la récapitulation précédente, formant l’approvisionnement des filateurs de Brousse, a été convertie en soie dans les diverses filatures de cette ville (45 fabriques à la française, 2,100 tours environ), du mois de juin 1880 au mois de mai 1881. Elle a produit 928 balles de soies grèges, de premier ordre, filées en grande partie dans les titres fins, sur lesquels la demande a spécialement porté l’année dernière. Ces 928 balles, qui pèsent de 80 à 100 kilos chacune, représentent environ 83,520 kilogrammes de soies.

Cette quantité de grèges calculée, dans l’ensemble (comme en 1855 et 1864), sur la base de 62 fr. 80 le kilogramme, bien que ce prix soit le cours le plus élevé de la campagne de 1880-81, représente une somme de 5,245,000 francs, qui est la valeur approximative des soies produites à Brousse en 1880-81.


Place de Bilédjik. — Si l’on se reporte à la moyenne de la production des dix dernières années, on constate que cette place fournit ordinairement la moitié de la quantité de grèges fabriquées à Brousse. Les qualités et partant le rendement des cocons qui se consomment à Bilédjik sont identiquement les mêmes que ceux de la matière première employée ici. Les races japonaises s’y trouvent peut-être en plus grande proportion. L’élevage des vers s’y fait du reste de la même manière, et le résultat de chaque campagne — comme plus ou moins de réussite — concorde généralement avec celui de Brousse. La campagne de 1880-81 ne s’est guère écartée de cette règle, puisque les fabriques réunies de Bilédjik, Kuplu, Seughud et Lefké (1,100 tours environ, système français) ont fourni près de 400 balles de grèges formant ensemble 36,000 kilogrammes ; ce qui représente à peu près le 43 % de la production obtenue dans les autres régions séricicoles du vilayet.

Les 400 balles ou 36,000 kilogrammes de soies fabriquées à Bilédjik et ses dépendances, estimées également au même cours de 62 fr. 80 le kilogramme (ces grèges sont aussi dénommées soies de Brousse sur les marchés européens), forment un montant de 2,260,000 francs, comme valeur approximative de la production soyeuse en 1880-81 dans les contrées séricicoles environnant Brousse.


Ce chiffre ajouté à celui ci-dessus de 5,245,000 francs donne un total de 7,505,000 francs, ce qui représente — au cours nominal de 62 francs 80 c. le kilogramme de grège — la valeur approximative des soies produites dans toute la province, durant la campagne séricicole de 1880-81.


Ces soies, — à l’exception de quelques balles dirigées sur Marseille, — ont été expédiées ou consignées sur le marché de Lyon.

En 1870-71, pendant la guerre franco-allemande, Londres et Nottingham avaient reçu à peu près 30 % de la production soyeuse du vilayet. Après 1871, ce chiffre avait baissé presque immédiatement à 10 %, puis à 5 %, puis à 1 %. Pendant la campagne 1880-81 rien n’a été exporté de Brousse pour les marchés anglais.

Déchets de soie provenant de toutes les contrées séricicoles du vilayet.

Ce qui relève dans une faible mesure l’infériorité du chiffre total ci-dessus, comme valeur de la production actuelle en comparaison du chiffre auquel s’élevait le montant des produits soyeux du pays, il y a seize années, ce sont les déchets de soie, dont la valeur et la quantité ont augmenté d’une manière très sensible durant ces derniers temps, pendant que l’article principal, la grège, éprouvait, dans la même période, une réaction contraire.

Ainsi, tels débris de soie ou de cocons dont on ne tirait aucun parti avant 1865, offrent aujourd’hui une ressource importante aux fabricants ou négociants du pays. Parmi ces débris, il y en a qui servaient d’engrais, il n’y a pas encore longtemps, aux jardins mûriers qui entourent les villes ou les villages où sont installées des filatures. On supportait même quelques frais pour débarrasser les fabriques de certains déchets très inférieurs à cause de leur exhalaison fétide. Ces mêmes déchets font en ce moment l’objet d’un commerce très actif entre Brousse et Marseille.

L’augmentation des déchets de soie, dans la proportion actuellement existante, est la preuve la plus manifeste que l’on puisse donner à l’appui de la décadence des races de cocons dans ce pays. Car il est avéré que lorsque les cocons produits sont sains, c’est-à-dire de qualité supérieure, la plus grande partie de la matière soyeuse dont ils se composent pouvant être convertie en soie, il y a peu de déchets ; tandis que les années où les cocons obtenus sont de qualité inférieure, soit que l’éducation des vers ait été par trop contrariée à la suite d’intempéries pendant la période délicate de l’élevage, soit que la quantité générale de la graine mise à l’éclosion ait été infectée à un degré plus ou moins grand, ce qui est ici l’effet du hasard, la quantité des déchets produits accuse immédiatement une augmentation très sensible.


Voici le relevé approximatif des déchets de soie qui ont été exportés, durant la campagne 1880-81, pour le marché de Marseille presque exclusivement :

Qualités
Quantités en kil.
Valeur en fr.
Frison blanc, vert et jaune
36,000
432,000
Doupion fin et ferme
5,000
80,000
Bourre de soie
3,000
30,000
Cocons percés mélangés
75,000
337,500
Chiques, piqués, ratis et rouillés
37,500
150,000
Cocons doubles (par exception)
5,000
20,000
Frisonnets crus et cuits
30,000
45,000
Bassinets et crapauds
300,000
450,000
 
491,500
1,544,500

En comparaison des cours actuels de la soie, la valeur de ces diverses qualités de déchet se trouve disproportionnellement élevée. Ainsi l’article frison étant coté 22 francs le kilogramme au moment où la grège de Brousse valait 145 francs le kilogramme, en 1868, ne devrait valoir que 9 francs 60 le kilogramme, du moment que le coût de la soie est réduit à 63 francs. On paye les frisons 12 et même 13 francs. Cette disproportion qui existe, dans des limites plus accentuées, sur presque tous les autres déchets, explique la valeur acquise par certains débris de soie dont on ne se préoccupait pas avant cet état de choses.

Le commerce de la soie se fait à Brousse sur ocque qui représente 1225 grammes, et par livre turque, qui équivaut en moyenne à 23 francs. Le cours de change de cette monnaie dont le marché régulateur est Constantinople, varie de 22 fr. 80 à 23 fr. 70, ce dont il faut tenir compte dans le coût des achats.

Le commerce des cocons et des déchets de soie se fait aussi sur ocques, mais par piastres. Actuellement 108 piastres valent une livre turque. Ce taux varie également suivant la prime que l’or acquiert sur les diverses espèces de monnaie argent ou cuivre du pays.

Le gouvernement turc perçoit, à la vente des cocons sur les divers marchés du vilayet, un droit de 10 et demi % que le producteur supporte comme dîme.

Ce droit est perçu par l’administration des six contributions indirectes dont les revenus sont concédés à un groupe de banquiers de Constantinople.

La soie provenant des cocons qui ont acquitté la dîme de 10 et demi %, paye au moment de l’exportation à l’étranger un droit fixe de 1 % que l’administration des douanes encaisse en évaluant la soie grège au prix invariable de 217 ½ piastres l’ocque (39 francs le kilog.). Les cocons exportés à l’état brut payent, outre la dîme, le même droit fixe de 1 % sur la base d’estimation de 74 ½ piastres l’ocque (13 fr. 35 le kilog.). — Les déchets exportés sont taxés ad valorem.


En réunissant le dernier chiffre ci-dessus de 1,544,500 francs, représentant la valeur des déchets de soie, avec celui de 7,505,000 francs montant des grèges, la valeur approximative des produits soyeux du vilayet de Hudavendighiar exportés pour la France durant la campagne 1880-81 atteint le total général de 9,049,500 francs.

Cette somme, qu’il faut considérer comme le produit des récoltes moyennes que la province a eues depuis 1864, n’arrive même pas au total obtenu cette année-là, lequel était de 12,076,400 francs contre 28,178,400 francs en 1855.


Il n’est pas superflu de faire ressortir ici qu’en vue d’établir une comparaison, aussi précise que possible, entre les résultats de ces diverses périodes séricicoles, c’est le prix fixe de 62 fr. 80 par kilog. de soie grège qui a uniformément servi de base d’estimation aux produits de 1855, 1864 et 1880. Or, comme, dans ce laps de temps de vingt-cinq années, la soie écrue a passé par tous les prix, depuis 50 jusqu’à 145 francs le kilog., les valeurs énumérées ci-dessus ont pu, selon les fluctuations du cours de la grège, doubler en faveur de certaines campagnes séricicoles, ou subir une diminution au désavantage de certaines autres années ; mais il reste bien établi que la moins-value constatée dans les résultats depuis 1855 n’a jamais cessé d’exister dans les mêmes proportions que celles indiquées ci-dessus, puisque cette moins-value repose sur la diminution matérielle des récoltes[9].

[9] Rapport à de M. Grégoire Bay. Ce rapport, en raison de la compétence spéciale de son auteur, est le plus complet qui ait encore été adressé au département des affaires étrangères sur l’industrie de la soie à Brousse.

V
AVANTAGES QUE PRÉSENTERAIT LA CRÉATION D’UNE CONDITION DES SOIES A BROUSSE

Il arrive très fréquemment que des contestations surgissent entre certains fabricants de soie et les maisons avec lesquelles ils sont en relations commerciales à Londres, Nottingham, Lyon, Marseille, Paris.

Ces contestations sont assez généralement motivées par un déficit de poids qu’accusent les balles expédiées en France et en Angleterre.

Ce déficit doit-il être attribué ou à l’humidité de la soie à son départ de Brousse, ou à une soustraction qui aurait été opérée pendant le trajet, ou à toute autre cause, c’est ce qu’il est assez difficile et délicat de déterminer exactement.


TOMBEAU DE MEHMED Ier
à Brousse.

Quoi qu’il en soit, il n’en est pas moins certain que malheureusement les contestations entre vendeurs et acheteurs sont fréquentes.

Il conviendrait donc, dans l’intérêt général du commerce français avec Brousse et le vilayet de Hudavendighiar :

1o Ou d’instituer à Brousse une Condition publique des soies placée sous le patronage exclusif du gouvernement français et dont on obtiendrait le privilège par firman impérial, ce à quoi la France peut et doit prétendre étant presque exclusivement intéressée dans ce commerce ;

2o Ou d’établir un système mettant à même le Vice-Consulat de France à Brousse de délivrer aux expéditeurs des certificats spéciaux d’expédition pouvant avoir pleine créance sur les places françaises.

Dans les deux cas la question paraît devoir être résolue. Il s’agit donc d’appliquer le mode qui conviendrait le mieux.

La première initiative créerait en Asie un établissement essentiellement français. C’est là un point de vue de la question qu’il ne faut pas dédaigner si l’on tient compte des progrès commerciaux incessants que les Anglais et les Américains font en Asie-Mineure, progrès commerciaux habilement dissimulés sous couleur de propagande religieuse.

Il serait même très intéressant à ce sujet d’établir un parallèle entre les résultats pratiques que la France recueille actuellement de sa longue tradition de protection des intérêts chrétiens en Levant et les résultats déjà obtenus par les missions protestantes anglaises et américaines, missions peu anciennes d’ailleurs. On verrait ceci ; c’est que les missions étrangères ne se servent, en Orient, des intérêts religieux que pour ouvrir des débouchés au commerce de leurs pays, et que la protection séculaire des intérêts chrétiens en Levant, si elle ne ferme pas précisément à la France des débouchés commerciaux, n’est pas employée à lui en créer de nouveaux.

Pour en revenir à la question principale, nous répétons que si une Condition publique des soies était créée à Brousse elle aurait tout d’abord l’avantage d’être un établissement essentiellement français. Elle aurait également un autre avantage. Elle pourrait chercher à propager à Brousse les graines de vers à soie de reproduction française et fournirait aux Chambres de commerce françaises des données techniques sinon statistiques sur les récoltes soyeuses du pays.

Cet établissement subsisterait par les taxes de conditionnement des mille balles de soie produites annuellement par les deux villes de Brousse et de Bilédjik, balles qui toutes auraient incontestablement avantage à passer par la condition des soies.

On établirait un tarif ad hoc et naturellement plus élevé que les tarifs de conditionnement en France. L’intérêt que les négociants d’Asie trouveraient à faire conditionner leur soie avant l’expédition est un sûr garant de la faveur qui accueillerait l’établissement que nous préconisons.

Si la seconde initiative seule était adoptée, les certificats spéciaux d’expédition que délivrerait le Vice-Consulat pourraient être basés, ou sur une attestation émanant de l’administration des contributions indirectes du pays, constatant que telle balle contient tant d’ocques, tant de flottes, ou sur la vérification officielle faite au consulat même sur des bascules de précision.

L’une ou l’autre de ces institutions serait bien vue par les industriels de Brousse. Tous, croyons-nous, souscriraient à l’idée de l’établissement par la France d’une Condition publique des soies.

Si l’intérêt du Trésor doit entrer ici en ligne de compte il faut observer que si l’une de ces idées était adoptée les recettes du Vice-Consulat au lieu de se tenir dans une moyenne annuelle de cinq à six cents francs s’élèveraient immédiatement à douze ou quinze mille francs au minimum[10].

[10] Rapport de M. E. Dutemple, vice-consul de France à Brousse, décembre 1880.

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