En Turquie d'Asie : $b notes de voyage en Anatolie
PREMIÈRE PARTIE
LE PAYS. — LES MŒURS. — LES HABITANTS
CHAPITRE PREMIER
LA VILLE DE BROUSSE
Le vilayet de Hudavendighiar. — Brousse, l’ancienne capitale. — La ville sainte. — La route de Moudania. — Les rues de Brousse. — L’activité commerciale. — Le khan. — Le bazar. — Le Tcharchi. — Nonchalance et misère. — Les amusements. — Les semaines des trois dimanches. — Le kief. — Les jardins de Set Bachi. — Le théâtre de Brousse. — Molière et Shakespeare en Asie-Mineure. — S. A. Ahmed Vefyk Pacha. — La promenade d’Adjemler. — La colonie européenne. — Les communautés chrétiennes et la tolérance religieuse. — Les mosquées. — Les turbès. — Les fondations pieuses.
Le vilayet de Hudavendighiar est un des plus fertiles de la Turquie d’Asie et un des plus riches en productions de toutes sortes. Il comprend une partie de l’ancienne Phrygie, de la Mysie et de la Bithynie. Il s’étend d’Angora, à l’est, jusqu’à Aïvalik à l’ouest, au sud jusqu’à Konieh, et ses extrémités nord sont baignées par le golfe de Ghemlek et la mer de Marmara. Sa population est composée de deux tiers à trois quarts de musulmans, et de un quart à un tiers de chrétiens, grecs, orthodoxes, arméniens grégoriens, arméniens catholiques et protestants de l’église libre.
D’après le dernier recensement, la population totale est d’environ 505,573 habitants mâles, se divisant ainsi : 418,606 turcs, 68,842 grecs orthodoxes, 24,125 arméniens et autres. Le chiffre des Européens est très restreint. L’élément français, qui est le plus important, ne compte pas plus, dans toute l’étendue du vilayet, de 80 personnes, y compris femmes et enfants, ainsi réparties : 64 à Brousse, 10 à Biledjik, 6 à Ouchak.
Brousse, l’ancienne Prusium, est le chef-lieu de ce vilayet et le siège du gouverneur général. Conquise en 1328 sur les empereurs grecs par Orkhan, le Gahzi, le Victorieux, elle devint et resta la capitale de l’empire ottoman jusqu’à la prise d’Andrinople. Avant la conquête de Brousse, en effet, Osman, père d’Orkhan, qui le premier avait pris le titre de Padischahi ali Osmani, souverain des Ottomans, avait pour résidence Yeni-Cheir d’où il pouvait surveiller Nicée et Nicomédie. Mais l’importance de Brousse, sa situation exceptionnelle, devaient forcément décider Orkhan à y établir le siège de son gouvernement.
Lorsque la prise de Karassi lui eut assuré quelques années de paix, Orkhan s’occupa d’affermir les institutions établies par son frère Ala-Eddin et se signala par des fondations pieuses. Brousse fut, sous ce rapport, favorisée entre toutes. Les riantes vallées de l’Olympe se peuplèrent de derviches, de santons et d’abdahs. Là habitaient : Gerlek Baba, le père des cerfs, ainsi nommé parce qu’il faisait sa monture d’un de ces animaux ; Dogli-Baba, qui ne se nourrissait que de lait caillé ; Abdal-Murad et Abdal-Musa, qui accompagnèrent Orkhan à la prise de Brousse, le premier combattant avec un sabre de bois, le second tenant des charbons ardents sur du coton. Les savants et les poètes ne furent pas moins favorisés. Les mollahs David de Césarée et Tadscheddin le Kurde dirigèrent les écoles de Nicée, et le Persan Siman fut comblé de bienfaits[1].
[1] De la Jonquière, Histoire de l’Empire ottoman.
Même quand elle fut déchue du rang de capitale, Brousse continua d’être le centre des savants, des gens de lettres, des solitaires.
Dans les mosquées de la ville reposent les six premiers souverains de l’empire, avec leurs femmes, leurs filles et vingt-six princes de leur sang. Leur faisant cortège jusque dans la mort, les plus illustres vizirs et beylerbeys, près de cinq cents pachas, cheiks, professeurs, poètes, légistes, dorment leur dernier sommeil autour des premiers padischahs.
C’est la ville sainte de l’empire ottoman.
C’est aussi une des plus coquettes et des plus gracieuses villes d’Asie, — vue à distance.
Quand, arrivant par la route de Moudania, on entre dans la vaste plaine de Brousse, on aperçoit de très loin les blanches mosquées aux minarets élancés qui, au milieu d’un fouillis de masures en bois, s’étagent sur les contre-forts du massif de l’Olympe. L’œil ne saisit d’abord que ces taches blanches qui se profilent au pied de ces hautes et sévères montagnes. On dirait une troupe de nymphes rieuses dansant une ronde autour d’un colosse.
Cette illusion et ce charme disparaissent, malheureusement, aussitôt que l’on entre dans la ville. Des rues étroites, escarpées et tortueuses ; des entassements de maisons sillonnées par des ruelles, pleines d’immondices, où l’air circule à peine ; des constructions en ruines, pans de murs branlants, attestations durables des tremblements de terre et des incendies ; des masures en bois, pourries et rongées par les ans, s’inclinant vers la terre, comme des carcasses usées, ou s’affaissant à droite, à gauche, se soutenant mutuellement par un miracle d’équilibre ; pour chaussée un cailloutis défoncé par les pluies d’orages, impraticable aux voitures européennes, — voilà l’aspect physique de la vieille ville.
Derrière les vitres des multiples fenêtres qui ornent chaque maison, à travers les loques bariolées qui servent de rideaux, apparaissent les visages, souvent gracieux, des grecques et des arméniennes dont les grands yeux noirs scrutent curieusement le passant, le déshabillent, pour ainsi dire. Quelques-unes, les vieilles surtout, ne craignent point de mettre hardiment la tête hors la fenêtre ; et ces figures ridées, vieillies avant l’âge, encadrées dans des chevelures surchargées de fleurs, à la mode du pays, donnent à l’étranger un premier mouvement de répulsion dont il a peine à se défendre.
Dans les rues, le matin, avant la chaleur, c’est un va-et-vient incessant.
Voici les interminables convois de muletiers qui portent le bois nécessaire aux filatures ; quelquefois mulets, chevaux ou ânes sont chargés des deux côtés de longues traverses d’arbre, entier souvent, qui battent encore les pavés à dix mètres en arrière ; le moindre obstacle arrête le convoi, et alors les muletiers de lancer des imprécations qui, en turc, bravent absolument l’honnêteté, de rouer de coups les pauvres bêtes qui n’en peuvent mais.
Voici venir, d’un autre côté, une longue file de chameaux, allant à la queue leu leu, attachés, et précédés du chef chamelier monté sur un petit âne, harnaché de tresses de couleurs rouges, blanches, vertes, ornementées de longs glands multicolores.
Des grincements rauques, perçants, qui produisent sur les nerfs et le tympan la même impression que peut produire un couteau ébréché entamant un bouchon de liège, annoncent de très loin l’arrivée des arabas ; ce sont de petites charrettes tout en bois mal équarri qui servent au transport dans les localités où existent des semblants de routes ; elles avancent lentement, traînées par de placides buffles que les horribles grincements des essieux jamais graissés ne parviennent pas à émouvoir.
Et puis, c’est un troupeau de moutons qui vient encombrer la rue ; ce sont des villageoises qui apparaissent, en bandes, à califourchon sur leur cheval, apportant des denrées au marché ; des Circassiens, au noir costume, à la poitrine agrémentée de cartouchières toujours garnies, fièrement campés sur leur monture, circulent, l’œil aux aguets, prêts à tout ; des zaptiés, sales et poussiéreux, le winchester passé entre la selle et la cuisse, vont au galop et se font faire place à coups de cravache.
Pour compléter ce tableau, des mendiants, des fous, des saints, — c’est tout un ici, — remplissent l’air de leurs complaintes larmoyantes, ou de leurs bouffonneries grossières, ou de leurs fastidieuses psalmodies, agitant de longs bâtons qui supportent des guenilles de rubans coloriés, présentant leurs besaces déjà remplies de détritus, et tous se promenant à moitié vêtus, — quelques-uns pas du tout, — sans nul souci de leur très vilaine nudité.
Tout ce mouvement, cette étonnante agitation, cesse sur les onze heures. Alors, ceux qui ne sont point de la ville cherchent un coin à l’ombre, n’importe où, sur les places, dans les carrefours, au milieu de la rue ; ils s’étendent là, à côté des chiens et des immondices, et s’endorment paisiblement. Quand les rayons du soleil s’adoucissent et deviennent plus cléments, ils se réveillent et reprennent sans se presser le chemin de la plaine ou celui de la montagne.
L’activité commerciale est concentrée au khan, au bazar et au tcharchi.
Le khan est un vaste bâtiment carré construit tout en pierre, en prévision des incendies. Au centre, une vaste cour. Des quatre côtés, une série de petites chambres voûtées, solidement maçonnées, dont les murs ont plus de soixante centimètres d’épaisseur. Au premier étage, sur une galerie suivant tout le périmètre de la cour, s’ouvrent des chambres identiques comme disposition et solidité à celles du rez-de-chaussée. C’est dans ce vaste bâtiment que les négociants louent, suivant leurs besoins et pour la durée qui leur convient, les locaux qui leur sont nécessaires pour le dépôt de leurs marchandises les plus précieuses ou pour l’installation de leurs bureaux. Cela sert à la fois d’entrepôt et de Bourse. Au moment de la récolte des cocons, c’est dans la cour du khan que se traitent toutes les affaires, c’est là que les paysans apportent ce qu’ils ont pu produire, que le triage s’opère, que l’on pèse, que l’on achète et aussi que l’on paie la dîme, car l’administration des contributions indirectes a ses bureaux dans la cour même.
Une des portes du khan donne accès dans le bazar. Celui de Brousse ne présente rien de particulier. C’est le bazar aux ruelles voûtées que l’on rencontre dans les principales villes d’Asie ; la même disposition, les mêmes comptoirs surélevés d’un mètre au-dessus du sol, les mêmes types de juifs, grecs, arméniens, vendeurs criards et importuns, les mêmes marchands turcs silencieux et dignes.
Ce que l’on désigne à Brousse sous le nom du tcharchi n’est qu’une partie du bazar ; c’est celle où se vendent principalement les objets de première nécessité, les denrées et les aliments.
C’est dans ces trois centres, ai-je dit, que se résume toute l’activité commerciale. Il ne faudrait point cependant que cette expression pût induire en erreur. La valeur des termes et des mots se modifie suivant les pays et les climats. L’activité d’Asie n’a nul rapport avec celle de France. Cette activité chez tous les commerçants du bazar et du tcharchi commence avec les besoins journaliers et finit avec leur réalisation. La plupart se contentent des bénéfices au jour le jour et s’inquiètent peu d’amasser en prévision de l’avenir.
Aussi, à peine ont-ils gagné les quelques piastres nécessaires à leur entretien quotidien qu’ils s’empressent de fermer leurs comptoirs et d’aller tranquillement faire la sieste au soleil ou prendre un bain.
Je ne parle ici, bien entendu, que des commerçants indigènes. Les Européens agissent tout autrement. On pourra en juger d’ailleurs au chapitre spécial que nous consacrons à l’industrie de la soie.
Cette manière de comprendre et de pratiquer le commerce fait que réellement tous ces gens sont pauvres, se trouvent dans une gêne voisine de la misère, et par suite ne présentent aucune garantie commerciale.
On peut leur appliquer encore aujourd’hui ces termes d’un rapport que Mustapha Fazil Pacha adressait en 1867 au Grand Vizir : « L’agriculture, le commerce, l’industrie, disait-il, tout décline dans l’empire ; les peuples semblent avoir perdu le besoin et l’art de produire ; ils voient leur détresse, et cette détresse ne secoue pas leur léthargie et ne les pousse à aucun effort. »
Et cependant, malgré cette misère qui s’accroît chaque jour, que les charges de la dernière guerre sont encore venues augmenter, toute cette population aux babouches trouées, aux robes rapiécées, non seulement ne se plaint pas, mais prend la vie gaiement et s’épanouit joyeusement aux chauds rayons du soleil. Heureux naturel, admirablement secondé par le climat !
Grecs, turcs, arméniens, chacun s’amuse à sa façon, ne se ménage point les distractions, et témoigne ainsi par le plaisir qu’il y prend son parfait contentement de se sentir vivre.
Les occasions de repos sont si fréquentes d’ailleurs ! Chaque semaine trois jours fériés, sans compter les fêtes grecques. Ce sont les semaines des trois dimanches : celui des turcs le vendredi, celui des juifs le samedi, et le lendemain celui des chrétiens. Chacun de ces trois jours une partie du bazar est religieusement fermée : celle où se trouvent les boutiques de la secte qui prend son repos dominical. Les deux autres, voyant venir peu de clients ces jours-là, ferment leurs comptoirs de bonne heure, et s’en vont faire aussi le kief.
Le kief, en Turquie, n’a pas son équivalent en France. Ce n’est pas seulement la sieste, ce n’est pas non plus la joie exubérante à laquelle se livrent souvent nos travailleurs après un long labeur ; c’est la volonté ferme et arrêtée de se détacher pendant quelques heures de tous les tracas de la vie quotidienne, c’est un état moral où l’esprit, l’âme si l’on veut, se détache des intérêts terrestres et s’élance capricieusement dans l’azur d’un idéal sans limites. Des deux parties de l’être humain, la bête seule reste attachée au sol, l’autre vagabonde aux hasards de l’imagination.
Quand on va faire le kief on emporte un nombre respectable de mézès, sortes de hors-d’œuvre, tels que anchois, caviar, cornichons, piments, saucissons, fromages, salades crues, concombres, etc… etc…, et plusieurs bouteilles de mastic ou de raki, eau-de-vie de marc anisée. On se rend à l’ombre des grands platanes de Tefferitch, sur les riants coteaux de l’Olympe, au-dessus de la ville, ou dans les vieux cimetières ombragés par les cyprès séculaires, ou à la source de Bounar-Bachi, en un mot dans tous les sites qui réunissent la beauté de la vue, la fraîcheur, l’eau pure. Toute la famille s’asseoit sur l’herbe comme nos bourgeois de Paris le dimanche à Meudon et à Clamart, grignote les mézès, boit force verres de raki additionnés d’eau, sans bruit, sans gaieté bruyante, paisiblement ; on parle peu, on se recueille ; parfois quelques chants grecs viennent rompre cette monotonie. Une légère et douce ivresse ne tarde pas à s’emparer de ces heureuses gens ; ils s’endorment ou plutôt sommeillent, en proie à un rêve éveillé, si je puis ainsi dire ; cela présente quelque analogie avec les effets du haschich sans en avoir les funestes inconvénients.
Les très rares jours de la semaine qui ne sont pas fériés, les familles arméniennes et grecques se réunissent fréquemment dans la soirée aux jardins de Set-bachi. On appelle ainsi une vaste terrasse, couverte de vieux arbres, dominant le ravin Gusdéré, où coule un torrent qui descend de l’Olympe, sépare le quartier arménien du quartier turc et va rejoindre l’Ulufer au loin dans la plaine. Là, assis sur de petits tabourets bas, ayant devant soi sur d’autres tabourets des plateaux chargés de mézès, de raki, de café, d’eau, on laisse s’écouler les heures en médisant du prochain, tout comme si l’on était dans un centre civilisé. Devant le perron du café, un orchestre composé de violons, flûtes, guitares, cymbales, joue des airs turcs, arabes, grecs au rythme monotone, au ton strident. L’intérieur de ce café ne présenterait rien de particulier si l’on n’y rencontrait, comme d’ailleurs dans presque tous les établissements de ce genre en Asie, ces chromolithographies allemandes, qui sans plus de souci des lois du dessin que de la vérité historique, représentent invariablement un régiment de cuirassiers français s’enfuyant épouvanté devant deux uhlans ! Quand donc nos flegmatiques fabricants d’images d’Épinal se décideront-ils à lancer eux aussi leurs produits sur ces marchés asiatiques si vastes, encore si peu exploités, et comprendront-ils qu’en gagnant là de l’argent, ils serviront aussi les intérêts de la patrie ! A cet égard, les Allemands se montrent plus pratiques et plus malins que nous.
Les siestes prolongées des jardins de Set-bachi ne sont pas les seules distractions que puisse offrir une soirée à Brousse. J’ai conservé pour la fin la plus grande et la plus extraordinaire, — ici, bien entendu. Je veux parler du théâtre.
En face le palais du gouverneur, de l’autre côté de la rue, derrière un mur bas surmonté de barreaux en frêne, s’élève une petite construction, moitié pierre moitié bois, dont la façade blanche se termine par un fronton triangulaire. C’est le théâtre de Brousse.
La construction de ce théâtre est due à l’intelligente initiative de S. A. Ahmed Vefyk Pacha, ancien ambassadeur à Paris, ancien Commissaire général en Anatolie, ancien grand vizir, en ce moment, pour la seconde fois, gouverneur général du vilayet de Hudavendighiar.
Il est difficile, presque impossible, de parler de Brousse sans parler également de Ahmed Vefyk Pacha. Son nom se rattache étroitement aux travaux d’embellissements qui ont eu lieu dans la ville depuis plus de vingt ans. Saïd-Pacha, aujourd’hui premier ministre, qui avait succédé à Ahmed Vefyk, n’a fait guère autre chose, pendant son passage à Brousse, que d’appliquer les réformes préparées par son prédécesseur. C’est à Ahmed Vefyk que les Broussiotes sont redevables du percement de quelques voies droites, de l’assainissement de quelques quartiers, de la construction de la route de Moudania, d’une organisation intelligente dans la bonne distribution des eaux de sources, etc. etc. Amateur éclairé, il s’est pris d’une belle passion pour les spécimens de l’art arabe et persan qui ornent encore, malgré l’incurie de ses prédécesseurs, certaines mosquées et les turbés ou tombeaux des anciens sultans. C’est ainsi qu’il fit, il y a quelques années, venir de Paris Léon Parvillé, l’orientaliste distingué, et qu’il lui confia la restauration de la mosquée Yéchit-Djami, la mosquée verte, ce petit bijou de l’art ottoman primitif, aux murs intérieurs recouverts de faïences émaillées vert émeraude. Esprit érudit et lettré, Ahmed Vefyk a consacré ses loisirs à traduire Molière et Shakespeare, et il parle le français non pas seulement comme un Français, mais en vrai Parisien ; les finesses de notre langue n’ont point de secrets pour lui[2]. Auprès de ceux qui ne le connaissent que superficiellement il passe pour un original ; mais, au fond, c’est attribuer à une bizarrerie de caractère ce qui n’est que l’expression d’un autoritarisme, peut-être exagéré aux yeux d’un étranger, nécessaire et accepté en Turquie. Quoique partisan de très larges réformes à introduire dans l’Empire ottoman ; quoique ami sincère des Européens, Ahmed Vefyk est au demeurant un vrai patriote turc, patriote intelligent et sans fanatisme aucun ; il ne s’en cache pas, et cette franchise constitue à mes yeux un de ses très réels mérites.
[2] Ahmed Vefyk Pacha a traduit jusqu’à présent treize pièces de Molière. Ce sont : Le Dépit amoureux, L’Avare, Le Mariage forcé, Le Médecin malgré lui, Tartufe (en vers), L’École des femmes, L’École des maris, Les Fourberies de Scapin, Le Misanthrope, L’Amour médecin, Don Juan, George Dandin, Le Malade imaginaire. — Toutes ces pièces ont été imprimées et représentées en turc.
C’est lui qui a eu l’idée de faire construire le théâtre de Brousse, un des rares théâtres d’Asie, et à coup sûr unique dans son genre. Je ne veux pas parler de la disposition intérieure de cette salle ; cela ressemble à nos théâtricules de province : deux galeries de petites loges, un parterre formé de bancs en bois, pour fauteuils deux rangées de chaises de paille. L’orchestre se compose de cinq musiciens, y compris le chef. La rampe est formée par huit ou dix chandelles ; l’éclairage de la salle se fait au moyen de lampes à pétrole. Tout cela n’offre rien de saillant. Ce qui est réellement curieux, c’est de voir jouer en turc les œuvres de Molière et de Shakespeare, le Malade imaginaire, le Dépit amoureux, Henri III, Catherine Howard, etc. ; car le pacha, homme sérieux, a en horreur l’opérette et les pièces fantaisistes. Il veut, dit-il, arriver à faire apprécier par ses sujets les chefs-d’œuvre des littératures étrangères, leur inculquer le culte du beau. Malgré l’attention soutenue que j’ai vu tous les indigènes apporter à ces représentations, malgré les murmures approbatifs aux passages les meilleurs, je doute fort qu’Ahmed Vefyk Pacha arrive rapidement au but qu’il s’est proposé. Il le comprend si bien lui-même d’ailleurs, qu’il est obligé de faire de temps à autre des concessions ; c’est ainsi que parfois, dans les entr’actes du Misanthrope ou des Joyeuses commères de Windsor, on voit une actrice arménienne s’avancer vers la rampe et chanter l’Amant d’Amanda ou Tant pis pour elle ; cela en français, mais comme la malheureuse ne connaît pas un mot de notre langue, elle ne fait que répéter les sons qu’un aimable amateur, régisseur à ses heures, lui a serinés pendant de longs jours, et il s’ensuit naturellement qu’elle ne chante ni en arménien, ni en turc, ni en grec, ni surtout en français, c’est une cacophonie de mots des plus plaisante. Néanmoins le public indigène, qui n’y comprend rien non plus, se montre satisfait et applaudit la chanteuse et la chanson. O Molière ! ô Shakespeare !
Après les longs kiefs sur les coteaux, les jardins de Set-bachi, le théâtre, la plus grande distraction de l’élément chrétien à Brousse consiste le dimanche à faire la promenade d’Adjemler. On appelle ainsi un énorme platane, plusieurs fois séculaire, qui se trouve à une demi-heure de Brousse, sur la route de Moudania. Au pied de ce platane, un Grec intelligent a installé un réchaud et offre, moyennant une piastre, le café et l’eau, car il lui est interdit de vendre du raki. Là, les Grecques de Balouk-Bazar, les Arméniennes de Set-bachi et aussi les rares Européennes, se rendent à pied, en voitures ou à ânes. Hélas ! pourquoi ces jolies filles, ces belles femmes se croient-elles obligées d’adopter les modes parisiennes ou du moins de s’affubler de toutes les vieilleries démodées, de tous les rossignols que des importateurs peu scrupuleux leur vendent comme les modes les plus récentes ! si bien que l’on voit les plus charmantes créatures parées, par exemple, de robes, modèle 1868, et de chapeaux, modèle 1854 ; tout cet assemblage jure ensemble à ce point, qu’à distance, on prend pour des grands-mères ces jeunes filles qui ne sont pas encore des femmes. Et comme ces atours d’autres pays, d’autres climats jurent avec ce ciel et cette terre d’Asie ! Il est difficile d’imaginer rien de plus excentrique, passez-moi le mot, de plus rococo ! Et quel argument à en déduire contre la vanité féminine !
La colonie européenne est très peu nombreuse à Brousse. Elle se compose tout au plus de quatre-vingts personnes dont quelques-unes n’attendent qu’un événement favorable pour regagner leur patrie. C’est qu’en effet la plus grande partie de ces colons échoués là par hasard, quelques-uns vers 1845, la plus grande partie à la suite de la guerre de Crimée, après avoir eu un moment de prospérité inespérée, n’ont pas eu la sagesse d’en conserver le bénéfice ; ils se sont, à part de très rares exceptions, aventurés dans des spéculations hasardeuses sur les soies, au lieu de continuer à se contenter du bénéfice industriel, si bien qu’aujourd’hui presque toute l’industrie de la soie se trouve entre les mains des Arméniens, des Turcs et des banquiers plus ou moins grecs de Galata. C’est là un fait acquis, auquel malheureusement il n’y a pas à remédier et qui, au contraire, ira s’accentuant.
Si encore dans ces déboires, dans cette infortune commune, dans ces tristes revers, l’esprit de solidarité se rencontrait, peut-être y aurait-il encore une faible lueur d’espoir vers un avenir meilleur. Mais, hélas ! cette entente qui triple les forces dans l’adversité est bien loin d’exister. Le vieux proverbe : quand il n’y a plus de foin au râtelier les bêtes se mordent, peut, quoique trivial, trouver ici son application.
C’est une chose pénible à dire, mais qu’il vaut mieux avoir le courage d’avouer : cette colonie, déjà pauvre, rongée par les querelles intestines, est irrémédiablement condamnée. Sur ses débris, nous en avons le ferme espoir et la quasi certitude, s’élèvera plus tard une colonie européenne jeune, vigoureuse, importation d’éléments nouveaux, purs de toutes intrigues et de toutes compétitions envieuses et mesquines.
Chaque communauté chrétienne, tout en étant soumise aux lois de l’Empire et aux règlements particuliers d’administration générale, jouit cependant d’une certaine autonomie, possède ses écoles, ses églises et ses chefs religieux, intermédiaires entre la communauté et le gouverneur général. Les arméniens orthodoxes ont à Brousse un archevêque, les arméniens catholiques un évêque, les grecs un archevêque. Faut-il dire que ces trois primats, représentants attitrés de l’élément chrétien, se trouvent rarement d’accord entre eux au point de vue des intérêts généraux communs à tous les chrétiens. Toutes ces sectes qui pratiquent les doctrines de l’Évangile, y compris également la petite Église protestante libre qui compte à Brousse un certain nombre d’adhérents, se trouvent malheureusement divisées par les intrigues personnelles, les questions de prérogatives, de préséance ; c’est à qui cherchera à desservir son voisin auprès de l’autorité locale. Par suite de cette désunion, l’élément chrétien manque d’un terrain commun d’action et ne possède pas en réalité dans le pays l’influence à laquelle son activité, son intelligence, sa fortune lui donnent un incontestable droit.
Ce n’est point cependant que les Turcs se montrent à l’égard des chrétiens jaloux, tracassiers, intolérants. Certes non ! Leur tolérance en matière de religion frise l’indifférence absolue. Ce que nous avons l’habitude d’appeler en Europe le fanatisme turc, — et auquel, avant de voir, je croyais moi aussi, je l’avoue, — je ne l’ai nulle part rencontré au cours de mes excursions en Asie. J’ai toujours vu le turc ne se soucier ni des églises, ni des cérémonies extérieures chrétiennes, et n’intervenir jamais dans les querelles qui divisent les sectes du Dieu de paix. Pour le vrai turc actuel, comme la seule vraie religion est celle du Koran, il ne s’occupe pas plus des autres que si elles n’existaient pas ; pour lui ce ne sont pas là des religions. L’époque héroïque de l’islamisme, la conversion même par le fer, est bien passée ! Mais aussi si le turc pratique cette souveraine indifférence pour toute autre religion que la sienne, il demande, — et après tout c’est bien son droit, — que l’on tienne une conduite réciproque à son égard. Il ne s’opposera pas à l’érection des synagogues, des temples, des églises ; il n’interdira aucune manifestation extérieure ; il s’épargnera même à leur endroit des railleries toujours faciles ; en revanche, il désire qu’on respecte ses mosquées, ses minarets, ses muezzins appelant à la prière, et qu’on ne le tourne point en dérision quand il observe publiquement les pratiques ordonnées par le Koran.
Malheureusement les sectes chrétiennes semblent animées d’un esprit de prosélytisme aussi outrecuidant que maladroit. Ne pouvant se montrer intolérantes, elles sont tracassières. Aussitôt qu’une communauté a pu établir pignon sur rue, c’est-à-dire posséder son église et son clocher, c’est tout de suite un incessant vacarme de cloches qui viennent troubler la tranquillité de ces belles plaines d’Asie ; ce sont des processions avec bannières au vent, chants liturgiques sur des modes élevés, prêtres en grand uniforme ; ce sont des promenades interminables, avec déploiement de croix latines et de croix grecques, pour aller bénir des sources, leur donner des noms de saints ou de saintes, y déposer des images coloriées du patron improvisé, en faire des aiasmas et y récolter des aumônes. C’est surtout parmi le clergé grec une véritable rage, une monomanie, digne d’être observée par les aliénistes, que de vouloir convertir ainsi toutes les sources d’eau pure en eau bénite. Si les Turcs n’étaient aussi largement indifférents à ces pratiques, s’ils ajoutaient la moindre importance à ces consécrations, il arriverait bientôt que toutes les sources ayant été profanées par les bénédictions des infidèles, ils crèveraient de soif, ne sachant plus où aller boire sans offenser Mahomet !
Pour tout résumer en peu de mots : si j’ai parfois rencontré en Asie des tendances à l’intolérance religieuse, cela a toujours été chez les sectes chrétiennes tolérées par l’islamisme, maître chez lui en définitive. Ce qui n’empêche pas que grégoriens, orthodoxes, juifs, accusent sans cesse les turcs d’intolérance manifeste ; qu’ils réclament sans vergogne l’obtention de prérogatives et de privilèges qu’ils sont les premiers, dans les contrées où dominent leurs religions, à refuser aux mahométans ; qu’ils sont enfin, — à les entendre, — des martyrs de leur foi, des victimes offertes en holocauste à ce monstre imaginaire que l’on nomme en Europe : le fanatisme musulman. Quand un turc tue un chrétien, on crie au fanatisme ! sans tenir compte que neuf fois sur dix le chrétien a été simplement victime de sa déplorable habitude de s’immiscer dans des affaires qui ne le regardent pas. En Asie, chacun pour soi, mais surtout chacun chez soi.
Ce qui précède concerne principalement les chrétiens raias, arméniens et grecs. On doit, en effet, reconnaître chez les catholiques, européens surtout, un peu plus de réserve, de retenue et de tenue[3].
[3] Extrait du Phare du Bosphore, du 16 juin 1882.
« Un membre de l’épiscopat français vient de rendre un hommage assez inattendu, mais assurément très mérité à la tolérance large et généreuse que les Osmanlis pratiquent chez eux en matière de religion. Mgr Turinaz, évêque de Toul et de Nancy, vient d’adresser à ses diocésains une lettre pastorale dans laquelle il esquisse brièvement les rapports des différentes puissances avec la Papauté.
» En ce qui concerne la Turquie, voici ses paroles :
» Jamais, dit-il, le catholicisme, ses évêques, ses missionnaires, ses admirables religieuses n’ont été aussi libres et aussi protégés à Constantinople. »
Cette tolérance religieuse, que j’ai constatée chez les musulmans dans toutes les parties de la Turquie d’Asie que j’ai visitées, est d’autant plus digne d’être notée à Brousse que cette ville, depuis sa conquête par Orkhan, a toujours été considérée comme une ville sainte.
Si la Mecque est la Jérusalem de l’islamisme, Brousse est la Rome de la chrétienté, non pas au point de vue du siège de l’autorité théocratique, — siège sujet à changement chez un peuple nomade, — mais eu égard à la parfaite conservation des traditions théologiques.
Il est courant d’entendre dire dans le pays que Brousse possède autant de mosquées que l’année a de jours. De fait, on n’en a jamais opéré un dénombrement certain. Mais à voir la quantité de minarets qui émaillent la ville, comme les marguerites un champ, il se peut très bien que cette locution soit exacte, peut-être même au-dessous de la vérité, si l’on tient compte aussi des turbés ou tombeaux, et des fondations pieuses.