En Turquie d'Asie : $b notes de voyage en Anatolie
CHAPITRE IV
LES MINES D’ÉCUME DE MER DE ESKI-CHEIR
Les puits d’extraction. — Les mineurs. — Un consul persan en tournée. — Les blocs bruts. — Le séchage. — Le triage. — L’emballage. — Prix de vente. — Impôts et redevances. — Tracasseries administratives.
Les plus beaux gisements du minéral connu dans le commerce sous le nom d’écume de mer se trouvent à une distance de huit heures au Sud-Est de la ville d’Eski-Cheir.
Il serait difficile de déterminer l’étendue exacte des lieux où se trouvent les gisements d’écume de mer. Cette étendue est assez considérable si on l’apprécie par la quantité de puits qui existent, ceux que l’on creuse encore, et par la distance qui les sépare. Les principaux emplacements exploités sont, en effet, Sepetyi Odjaghi et Kemidkdji Odjaghi, et se trouvent à une distance de trois heures l’un de l’autre, c’est-à-dire environ quatre lieues.
On extrait l’écume de mer de la même manière que la houille. On creuse des puits dont la profondeur varie de huit mètres jusqu’à quarante mètres quelquefois. Aussitôt que les mineurs ont trouvé la veine, ils pratiquent des galeries horizontales qui souvent s’étendent fort loin. Il y a à Eski-Cheir peu de puits qui renferment plus de deux galeries.
Quelques-unes de ces galeries renferment jusqu’à quarante mineurs.
La population minière est composée pour la majeure partie de sujets persans, et elle est bien loin de présenter des garanties de moralité et de sécurité. Pour en donner une preuve citons ce fait, qu’il est arrivé plusieurs fois que des touristes, des curieux ou même des négociants qui s’étaient aventurés dans l’intérieur de quelques mines n’ont pu revoir le ciel que moyennant une forte rançon.
Le consul de Perse, en vertu de traités entre la cour de Téhéran et la Sublime Porte, a pleine autorité sur ses sujets qui travaillent aux mines. D’ordinaire il fait une visite par an aux puits d’Eski-Cheir, mais prudemment accompagné par ses cawas tous bien armés et dont le nombre est doublé pour la circonstance. Là, au nom de son maître le padischah de toutes les Perses, il prélève un impôt sur les mineurs. Si ceux-ci résistent, en vertu de ses pouvoirs, le consul les fait attacher à un poteau et leur fait donner, sous ses yeux, la bastonnade jusqu’à ce que les plus récalcitrants s’exécutent. Ces rentrées extraordinaires et forcées constituent d’ailleurs le plus clair des revenus du consul persan.
Malgré la richesse de ses mines, le sandjak d’Eski-Cheir ne renferme qu’une population pauvre et misérable. La raison en est dans la paresse invétérée et incurable des habitants. Ce n’est que pressé par le besoin que le travailleur descend dans la mine : aussitôt qu’il a recueilli quelques blocs il s’empresse de remonter, de vendre à n’importe quel prix ces blocs et de vivre avec le produit. Puis quand il a tout dépensé il recommence la même opération, sans songer un seul instant à l’épargne.
La pierre à sa sortie du puits s’appelle Ham tach, bloc brut. Elle est molle à ce point qu’on peut la tailler facilement avec un canif. Sa couleur est blanche tirant cependant légèrement sur une teinte jaunâtre. Le bloc est recouvert d’une terre végétale rouge et grasse de l’épaisseur d’un doigt environ.
Les blocs dans cet état sont achetés immédiatement par les marchands qui se trouvent sur les lieux d’extraction.
Ces achats ne se font ni aux poids ni aux mesures légales, mais d’après une quantité déterminée approximativement d’après les usages établis. Cela s’appelle trois sacs pleins, utch dolou tchouval, ou encore bir araba dolusu, c’est-à-dire la quantité que peut contenir une petite charrette de cultivateur.
Le prix de cette mesure varie de 500 à 3,000 piastres selon la qualité.
Les blocs bruts, ham tach, sont ensuite séchés et subissent certaines préparations avant d’être transportés à Eski-Cheir.
Le volume de ces pierres est très varié. Il y en a de la grosseur d’une noix ; il y en a aussi qui dépassent quelquefois un pied cube. Leur forme est en général très irrégulière. Les plus recherchées et les plus rares sont celles dont l’aspect est le plus régulier et le volume le plus considérable.
Le travail qu’exigent ces blocs bruts avant de pouvoir être livrés à l’exportation est long et coûteux.
On enlève tout d’abord la couche de terre argileuse dont ils sont enduits. On les fait ensuite sécher. En été, cette opération est simple ; il suffit de les exposer au soleil pendant cinq à six jours. En hiver, il faut les renfermer dans des appartements où des poêles entretiennent une chaleur progressive ; le séchage complet ne s’obtient alors qu’au bout de huit à dix jours.
Les blocs bien séchés sont soumis alors à un second nettoyage, à la suite duquel on leur donne un certain vernis au moyen de la cire.
On procède alors au triage des diverses qualités. Il y en a jusqu’à dix.
Enfin la dernière opération, et ce n’est pas la moins délicate, consiste dans le placement des pierres dans les caisses. Pour éviter les chocs, le frottement des pierres, soit entre elles, soit contre les parois de la caisse, on emploie le coton. On en met une quantité telle que les pierres sont dans l’impossibilité de ressentir le moindre contre-coup. C’est dans ces conditions d’emballage que les caisses arrivent en Europe.
Dans les diverses opérations que subissent les ham tach avant d’être livrés à l’exportation, ils perdent au total les deux tiers de poids et de volume.
Chaque caisse pour l’Europe renferme des pierres d’une qualité distincte.
Les caisses étant généralement d’égale grandeur, leur remplissage, — ou plus exactement la quantité de pierres qu’elles renferment, — s’opère de quatre manières différentes, savoir :
- Caisses renfermant de 30 à 80 des plus grandes pierres ;
- Caisses renfermant de 80 à 100 de pierres moyennes ;
- Caisses renfermant de 200 à 250 de petites pierres ;
- Caisses renfermant de 600 à 1,200 des plus petites pierres.
Le poids d’une caisse renfermant les plus gros blocs est de 24 à 26 ocques, soit 29 kil. 400 gr. à 31 kil. 850 gr. Le poids d’une caisse contenant les plus petites pierres est de 30 à 35 ocques, soit 36 kil. 750 gr. à 42 kil. 875 gr.
La plus grande quantité de l’écume de mer d’Eski-Cheir est expédiée en Allemagne et particulièrement à Vienne. Les plus beaux blocs, de la première qualité, sont cependant généralement adressés à Paris.
L’exportation moyenne est évaluée par année de huit à dix mille caisses.
Le gouvernement turc perçoit un droit de douze et demi pour cent sur la vente qui se fait des pierres brutes sur les lieux d’extraction, et ensuite un nouveau droit également de douze et demi pour cent lors de la vente faite dans les conditions voulues pour l’exportation. C’est en réalité un droit de 25 % que le gouvernement prélève sur le produit des mines d’Eski-Cheir.
Le gouvernement ne vend pas le droit d’exploitation moyennant fermage. Il se contente de vendre pour une somme déterminée le droit qu’il perçoit comme impôt dans les conditions indiquées ci-dessus.
En 1879, un contrat a été passé à cet effet entre le gouvernement et une compagnie de négociants de Kutahia, pour quatre années, moyennant 3,600,000 piastres payables par annuités de piastres 900,000 (la piastre à 0 fr. 22 centimes).
Indépendamment du droit de 25 % que la Porte perçoit sur les lieux d’exploitation la marchandise doit payer en outre un droit de douane de douze piastres par caisse à son arrivée à Constantinople.
En 1878, le nombre des compagnies, — ou à parler plus exactement des groupes d’associés, — qui exploitaient les mines d’Eski-Cheir était de vingt-cinq à trente. Aujourd’hui ce chiffre est tombé à quinze seulement.
Ce qui motive cette diminution ce n’est pas seulement l’exagération des droits imposés par le gouvernement et les exigences des fermiers, ce sont aussi et surtout les difficultés créées par les autorités locales sur les suggestions d’intéressés peu scrupuleux, habiles dans l’art de distribuer les bachchiks (pots de vin, pourboires, etc.).
Voici, en effet, quelques détails, tout à fait topiques, que nous trouvons dans une lettre écrite par un arménien, sujet raya, commerçant actif, intelligent et capable de se tirer d’affaire, par ses propres ressources, partout, même en Turquie :
« Munis du matériel nécessaire, tel que locomobiles, pompes accessoires, ainsi que d’une autorisation en règle nous nous sommes rendus, au nom de notre compagnie, sur les lieux d’extraction, à quelques heures d’Eski-Cheir.
» Avec beaucoup de difficultés nous sommes parvenus à disposer le matériel sans rencontrer d’opposition de qui que ce fût.
» Mais, aussitôt que les pompes commencèrent à fonctionner, une vingtaine de paysans, excités sans nul doute par des personnages influents et intrigants d’Eski-Cheir, sont venus, en armes, à notre campement, en nous sommant d’abandonner nos travaux et en nous menaçant.
» Après avoir acquis la certitude que, tous nos hommes étant bien armés, nous étions résolus à nous défendre énergiquement, ces émissaires sont rentrés à Eski-Cheir.
» Là, ils ont déposé à l’autorité locale une plainte, naturellement appuyée par les personnes influentes précitées, plainte que le mutessarif a prise, naturellement aussi, en considération.
» Une escouade de zaptiés a été tout de suite envoyée sur les lieux, où, après avoir pris la décision d’en référer à Brousse et à Constantinople, nous avions abandonné tout le matériel. La garde de ce matériel a été confiée aux zaptiés qui ont, nous a-t-on dit, empêché les paysans de le détruire, sans doute parce que, au nombre de nos associés, se trouvent deux arméniens, protégés autrichiens.
» C’est peut-être ce seul fait qui nous fera obtenir légitime réparation et gain de cause. »
Par tout ce qui précède on voit que ces mines d’écume de mer, les plus belles et les plus riches connues, sont dans un état d’exploitation tout à fait inférieur[11].
Il est incontestable que si une compagnie européenne obtenait la concession totale de ces mines, leur mise en valeur doublerait immédiatement, et le gouvernement turc y trouverait un profit très notable.
[11] D’autres gisements d’écume de mer se trouvent également à Kiltshick, à deux lieues de Konieh. — Il en existe aussi près de Sébastopol et de Kaffa, en Crimée, près d’Egribos, dans l’île de Négrepont, et en Carinthie : mais ces derniers gisements produisent une écume de mer moins compacte que celle d’Asie-Mineure.
L’écume de mer est une variété du minéral connu sous le nom de magnésite.
Elle est composée de :
| Magnésie | 27,80 |
| Silice | 60,87 |
| Eau | 11,27 |
| Oxyde de fer | 0,09 |
Sa densité varie de 1,27 à 1,60.