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En Turquie d'Asie : $b notes de voyage en Anatolie

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CHAPITRE V
DANS LA MONTAGNE

I
LES PAYSANS. — UNE CHASSE A L’OURS

Mon ami sir Edwin. — Un ours à tuer. — En route pour la montagne. — L’arrivée au village. — La chambre d’hospitalité. — Le mouktar. — Pendant le café. — De grands enfants. — Histoire de bottes. — Les médecins malgré eux. — Le repos. — Les puces et autre vermine. — Idée originale d’un muletier. — Les fusils à treize francs. — Dans la forêt. — Les rabatteurs. — L’ours invisible. — Le retour en ville. — Les chacals.

Il est cinq heures du matin. Les rayons du soleil de mai entrent à flots par les dix fenêtres de ma chambre… — Comment ! dix fenêtres ! dans une seule chambre ? — Certes !… ne suis-je pas en Asie et a-t-on jamais ici taxé les fenêtres ? — Heureux pays où l’air et la lumière ne sont pas frappés d’impôts !… Donc le soleil prend en maître possession du logis, me réveille, m’éblouit et me force à me lever.

Je descends au jardin tout embaumé par les douces senteurs matinales des roses qui s’ouvrent.

A travers les grilles qui laissent jour sur la rue, j’aperçois sir Edwin G… en contemplation devant une bâtisse inachevée.

— Voilà bien la Turquie, me dit-il en me voyant : on entreprend tout, on n’achève rien.

Il entre. On apporte les narghilés, le raki, et nous causons.

Sir Edwin est consul of her Britannic Majesty’s. Jeune encore, de haute taille, bien découplé, il unit tout ensemble la mâle robustesse à la douceur féminine. On dirait une jeune fille capable, dans une puissante étreinte, d’étouffer un ours. Aimable causeur, spirituel, d’une distinction rare en Asie, sir Edwin est un fort agréable compagnon, et, j’ajoute tout de suite, un cœur droit et franc.

C’est aussi le plus intrépide chasseur du pays. Il n’y a pas un coin de la montagne qui ne lui soit familier, pas un ravin dont il n’ait troublé les échos par les détonations de son winchester. Pour lui, isolé dans ce pays quelque peu sauvage, la chasse est la grande distraction ; il s’y rend comme en Europe nous nous rendons au bal.

Les soirées ici, sont, en effet, dans la montagne ; l’orchestre, c’est le bruissement des feuilles agitées par le vent ; les hôtes sont les sangliers, les ours, les loups, les chacals, les biches, les daims, les chevreuils qui galopent dans la forêt ou s’embrassent dans les clairières ; l’intrus qui s’invite de lui-même, c’est le chasseur à l’affût.

Précisément Edwin a reçu hier la visite de deux montagnards turcs qui venaient l’informer qu’un ours, — toujours le plus gros de son espèce quand il n’est pas tué ! — était apparu non loin de leur village. Il me propose de l’accompagner dans la chasse qu’il médite de donner à cet animal insociable. Pour moi, depuis peu dans le pays, l’occasion s’offre belle de m’initier plus intimement à la vie nouvelle que je vais pratiquer. J’accepte. C’est entendu : nous partirons dans la journée pour la montagne.

Donc à deux heures, Edwin, mon ami Grégoire, moi et le surudji ou postillon qui aura soin des chevaux, nous descendons au grand trot de nos montures la large rue qui conduit à la route de Ghemlek. Les fers de nos chevaux, battant les pavés, réveillent les indigènes alanguis par la sieste dans les carrefours, sur les trottoirs, aux angles des portes.

A l’extrémité de la ville, nous nous arrêtons pour prendre la provision d’orge nécessaire aux chevaux.

Puis on repart, et nous entrons dans la plaine.

Ce n’est qu’après cinq heures d’une course rapide que nous parvenons à l’extrémité est de la plaine de Brousse et que nous entrons enfin dans la montagne.

Là il n’y a plus de routes praticables. Il faut aller au hasard, suivre un lit de torrent desséché, un ravin, gravir de rudes montées, traverser des taillis. Il faut laisser la bride libre au cheval, qui d’instinct, et le pied aussi sûr que celui d’un mulet, évitera les faux pas et les casse-cou, doucement, sans se presser, mais sûrement. Il faut avoir l’œil aux aguets, être assuré que le revolver est bien armé, que le poignard joue facilement dans sa gaîne, et tenir le fusil haut sur la cuisse. Il faut s’attendre à tout ; car il n’y a pas ici un défilé qui n’ait sa tragique légende.

Depuis longtemps il fait nuit quand nous arrivons à l’entrée du village. On ne nous attendait pas aussitôt ; aucune lumière ne brille.

Après de longs circuits nous parvenons enfin au centre de cet amas de masures en bois perdues au milieu de la forêt.

Avec la crosse de nos fusils nous frappons à quelques portes, au hasard !

Un paysan sort à moitié éveillé.

— Conduis-nous à l’oda, dit sir Edwin, et préviens le mouktar.

L’oda c’est la chambre d’hospitalité que possède tout village en Asie. C’est là que le voyageur trouve un abri, du feu, et même des vivres s’il n’en a pas. Cette hospitalité turque, — peut-être plus réelle que la traditionnelle hospitalité écossaise ! — est aussi large que le comportent les ressources de localités absolument pauvres. Elle est entièrement gratuite ; mais, si le pauvre ne paye rien, il est d’usage aussi que le riche de passage laisse au village une petite gratification qui aide à l’entretien du logis et du feu. Cela est peut-être patriarcal, mais c’est infiniment plus démocratique et bienfaisant que notre organisation européenne. Le misérable, dans les villages de l’intérieur de la Turquie d’Asie, est au moins toujours assuré de savoir où reposer sa tête, réchauffer ses membres, apaiser sa faim.

Le bruit de nos chevaux réveille le village endormi. Les portes claquent, les fenêtres grincent. Des ombres s’estompent indécises dans la nuit claire, s’agitent, semblent se concerter. Le mouktar, sorte de maire de campagne, vient de lui-même à notre rencontre, nous souhaite cordialement la bienvenue et nous conduit à l’oda.

Par un escalier en bois vermoulu nous parvenons dans une petite pièce d’environ huit à dix mètres carrés. Le mouktar se baisse devant le foyer ; à genoux, appuyé sur une main, il écarte de l’autre les cendres chaudes et ravive les tisons de son souffle puissant. Puis il prend un morceau de bois résineux, l’allume, le fixe entre deux pierres disjointes de l’âtre, se relève et nous salue de nouveau en disant : Vous êtes ici chez vous.

On nous apporte des vivres : un peu de pain, une espèce de pâté d’orge bouilli mélangé de feuilles de coquelicots ; pour boisson du lait. Heureusement nous avons apporté des provisions plus substantielles et plus conformes à des estomacs européens. Nous donnons au mouktar le café et le sucre, comme c’est l’usage, et, pendant qu’il fait méthodiquement griller le café dans une large assiette en terre noire, nous commençons à souper, assis à la turque, — car les chaises sont inconnues ici.

La salle, éclairée par les lueurs capricieuses du morceau de bois résineux, présente un curieux tableau.

Pendant les préparatifs du repas, un turc est entré et s’est accroupi silencieusement dans un coin. Puis un autre est venu s’accroupir auprès du premier ; puis un troisième, un quatrième, un cinquième, si bien qu’ils sont déjà plus de vingt nous examinant tous dans la même attitude de curiosité silencieuse. La nouvelle que des Frenks sont arrivés au village s’est répandue de porte en porte, et comme c’est ici chose rare, on vient nous contempler. Et la chambre est déjà pleine que d’autres paysans surviennent encore et s’entassent au milieu des premiers. C’est chose étonnante comme une petite pièce peut contenir de turcs ! sur le palier restent les plus timides, et, au fond, dans l’ombre, se dessinent les formes des femmes enveloppées du féredjé et du yachmak.

Les vacillements de la flamme se jouent bizarrement sur ces costumes bariolés, sur les ceintures, sur les casaques multicolores, sur les turbans d’aspect différent. C’est une richesse de tons inouïe qu’offrent les vêtements de ces pauvres gens.

Le mouktar a enfin terminé la laborieuse préparation du café. Il nous offre les premières tasses, puis il en donne également une tasse à chacune des personnes qui se trouvent dans la salle. C’est l’usage ; c’est la bienvenue que paye le voyageur.

Toute glace est alors rompue. Les conversations s’engagent. Les uns jettent de longs regards de convoitise sur nos armes et se communiquent leurs impressions en hochant la tête en signe d’admiration. Quelques-uns s’enhardissent jusqu’à y toucher et, encouragés par notre silence, ils les palpent, les retournent, se les passent. Ces paysans ont des naïvetés d’enfants. Dans un coin, j’avais jeté mes bottes, de grandes bottes à l’écuyère. Ah ! ces bottes, que de regards d’envie venaient s’abattre sur elles ! L’un d’eux, n’y tenant plus, me demande à en essayer une. Je lui dis oui, et aussitôt cette botte circule par la pièce, chacun l’essaye à son tour, puis tend la jambe à son voisin qui le déchausse, et ainsi de suite. C’était un comique spectacle.

D’autres viennent nous demander des médicaments. Ils nous consultent sur leurs maladies. C’est chez eux tous une opinion dont il est impossible de les faire démordre que chaque Frenk est un médecin. On s’efforce à les dissuader ; c’est peine perdue ; ils continueront à implorer votre science jusqu’à ce que vous leur ayez indiqué un remède ou donné un médicament, quel qu’il soit. Vous leur donneriez à avaler une cuillerée même d’eau pure, qu’ils se retireraient satisfaits, et qu’il ne serait pas étonnant qu’ils se trouvassent guéris par un effet magnétique, tant leur foi est robuste dans la science du Frenk ! Nous en avons eu ce jour-là précisément une preuve. Un vieux turc à longue barbe blanche vint nous demander un remède pour son fils, le meilleur chasseur du village et sur lequel nous comptions pour le lendemain ; ce malheureux souffrait d’une dysenterie continue depuis plusieurs jours, et restait couché. Nous donnons au vieillard un morceau de sucre imbibé d’eau-de-vie. Il l’enveloppe soigneusement dans un chiffon de papier, et court porter à son fils ce remède primitif sur l’efficacité duquel aucun de nous ne comptait. Effet étonnant : le lendemain matin le jeune turc était guéri, et, sans nulle autre rechute, il prit brillamment sa part à notre chasse fatigante. O la foi !

Ces braves gens auraient bien passé toute la nuit à bavarder si l’iman, qui était venu aussi se joindre à eux, n’eût enfin donné le signal du départ.

On nous apporte alors quelques petits matelas bien minces, bien étroits, et des couvertures. On jette cela sur le plancher, et nous nous étendons tout habillés en allongeant les pieds vers le foyer.

Nous allons donc pouvoir prendre un peu de repos bien mérité après la longue course que nous venons de faire ! Hélas ! la fatigue a beau être grande, elle ne peut triompher des insectes parasites qui pullulent dans les matelas et les couvertures, qui se glissent sous nos vêtements et s’y trémoussent désordonnément.

On ne peut se faire une idée de la vermine que renferment ces villages de l’intérieur et avec laquelle ces bons turcs vivent fraternellement. Le temps qu’ils n’emploient pas à fumer leur cigarette, ils le passent à se chercher les puces. Si encore ils les exterminaient ! Mais, après les avoir saisies avec dextérité entre le pouce et l’index, ils les placent délicatement à terre, et l’animal s’empresse de sauter sur le voisin.

Un jour, un muletier traversait un village. Sa bête rétive refusait d’avancer. Le muletier s’approche d’un groupe de paysans accroupis au seuil d’un café. — Qui a des puces et des poux ? demande-t-il. Immédiatement tous les paysans passent les mains sous leur casaque, sans être autrement étonnés de la demande, et ramènent chacun un nombre respectable d’insectes. Le muletier ramasse le tout simplement et le place sous le ventre de sa bête, qui, ainsi aiguillonnée, se décide à marcher. Rien là que de très naturel pour le pays !

Au petit jour nous nous levons, courbaturés, meurtris, le supplice est fini.

Les paysans se réunissent devant la maison aux puces inhospitalières.

Très peu ont des fusils. Et quels fusils ! Il y a une maison anglaise, dont le dépôt est à Constantinople, qui vend à ses excellents amis de la Turquie d’Asie des fusils à deux coups au prix incroyable de treize francs ; c’est de la fonte, ça part quand ça peut, et ça éclate à volonté. Mais, telle quelle, le possesseur d’une arme semblable s’en montre très fier.

Ceux qui n’ont point de fusils se sont armés de longs bâtons ou de fourches.

Tous les hommes valides viennent avec nous. Ils vont servir de rabatteurs.

On entre dans la forêt. Là aucune route. Nul sentier. On se fraye un chemin comme on peut à travers ces arbres centenaires, dont quelques-uns, morts de vieillesse ou frappés par la foudre, gisent à terre et ajoutent encore à la difficulté de la marche. D’autres fois ce sont des arbres encore verts et vigoureux qui ont été abattus ; le paysan a taillé, à même, la planche, le timon qu’il est venu chercher, et est parti sans plus se soucier de l’arbre. Ou bien c’est un chêne à moitié consumé ; c’est un passant qui, ayant besoin de cuire ses aliments ou de faire simplement son café, a mis le feu au tronc et a continué sa route sans s’inquiéter de ce qui pourrait advenir, au risque d’incendier toute une partie de la forêt. Que de richesses inexploitées ! que de trésors perdus par l’absolue indifférence !


OULOU DJAMI
La grande mosquée de Brousse.

Le guide nous indique les affûts. Nous nous dispersons et prenons chacun possession de notre poste. Les rabatteurs qui depuis longtemps ont pris au plus court par un chemin de traverse commencent à faire entendre leurs cris. Cette forêt si tranquille, si calme tout à l’heure se remplit d’un vacarme infernal ; ces sons perçants et gutturaux ne sont dominés que par les coups de fusils et le froissement des branches qui, s’écartant brusquement, se brisent devant la course vertigineuse des fauves affolés.

Nous vîmes les daims, les cerfs, les sangliers, poussés par les rabatteurs, passer devant nous comme des ouragans. Seul l’ours que l’on cherchait persista à rester invisible. On voyait bien ses traces, les guides les indiquaient, les suivaient, mais bientôt les perdaient. Cet animal têtu se refusa, pendant douze longues heures, à nous faire voir son museau.

Quand il fut bien constaté que rien au monde ne pouvait, pour le moment, décider le seigneur et maître ours à se départir de sa prudente réserve, et que, aussi longtemps que nous l’assourdirions des cris des rabatteurs, il continuerait à se lécher tranquillement les pattes dans quelque caverne inaccessible, en se moquant de nos efforts et de nos fatigues, nous décidâmes de revenir au village, où nous ne parvînmes qu’à la nuit tombée.

Après avoir mangé à nouveau de la pâtée d’orge bouillie aux feuilles de coquelicots — singulière nourriture ! — payé grassement les rabatteurs, c’est-à-dire toute la population de cet amas de cabanes, nous remontons à cheval et reprenons, à travers les ravins et les défilés, la route de la ville, assaillis par les miaulements plaintifs des chacals, — animaux inoffensifs, mais bien désagréables pour les oreilles sensibles !

II
L’ASCENSION DU MONT OLYMPE

L’excursion à faire. — L’Olympe vierge. — Le kiosque impérial. — Les lits d’anciens torrents. — La forêt. — Le premier plateau. — Le deuxième plateau. — Une oasis dans un désert de pierres. — Le troisième plateau. — La montée à pied. — Le panorama.

Il est une excursion que tous les touristes qui vont à Brousse ne manquent point de faire : c’est l’ascension du mont Olympe, au pied duquel s’étend la ville.

C’est tout au plus l’affaire d’une journée, montée et descente ; et une journée, en Asie, cela représente à peine une heure à Paris.

Mais il est nécessaire de s’approvisionner de tout absolument, avant de partir. Ce n’est plus ici comme en Suisse, où chaque montagne est exploitée commercialement par les indigènes pour les touristes, — ou contre eux, au choix. Il n’y a pas de relais, pas de chemin de fer du Righi, pas d’hôtel de la Pierre à voir ou autre ; on ne délivre point de ticket comme au tourniquet des gorges du Trient ; il n’existe pas même de guides patentés. L’industrie ne s’est pas encore emparée du mont Olympe et ne l’a pas mis en coupe réglée pour le détriment des voyageurs. Aussi cette excursion, en somme très simple et très facile, possède-t-elle encore le caractère d’originalité imprévue qui fait le charme des excursions d’artistes. Il est vrai d’ajouter que si l’Olympe n’est pas exploité par les hôteliers commerçants, il l’est souvent par les voleurs. Mais à choisir entre ces deux maux je préfère encore le second ; il a son côté pittoresque, et d’ailleurs on peut quelquefois en réchapper, chose impossible dans le premier.

Donc bien armés et munis des provisions de bouche nécessaires, on part à cheval dans la direction de l’Est. Après avoir passé le groupe de platanes de Tefferich on atteint le kiosque impérial où le Sultan n’est venu qu’une fois encore. C’est une petite bâtisse formée de trois pavillons soudés ensemble pour ainsi dire, en pierre, à un seul étage : un bourgeois de Chatou hésiterait à s’y loger. Mais, par compensation, la vue est magnifique. Des fenêtres de ce « palais » l’œil embrasse toute l’étendue de la plaine de Brousse et perçoit jusqu’au golfe de Ghemlek. Quand les rayons du soleil viennent dorer ce panorama on a devant soi un magnifique tableau, et le peintre est forcé d’avouer son impuissance à rendre dans sa parfaite tonalité l’indiscutable beauté de cette terre d’Asie.

La montée ensuite devient plus difficile. On suit des chemins raboteux, parsemés de larges roches presque plates qui vont s’étageant. La surface unie, et comme usée par le frottement, qu’offrent ces roches, leur encaissement, peuvent faire supposer que ce sont d’anciens lits de torrents aujourd’hui desséchés. Là il est nécessaire, pour raison de sécurité, de laisser la bride entièrement libre au cheval, tout en se tenant toujours prêt à le soutenir au moindre faux pas ; ces chevaux du pays, petits, maigres, ont le pied assuré à l’égal du mulet ; ce n’est point ici le cavalier qui doit guider sa monture ; il doit se fier sans réserve à l’instinct de ces excellentes bêtes.

Bien que le caractère distinctif de ce terrain soit la roche, le silex, le granit, la végétation est très belle et très luxuriante jusqu’au premier plateau. Le chêne, le pin noir et blanc, le charme, l’orme, le hêtre constituent une forêt immense qui se continue pendant plus de deux heures.

Arrêtons-nous un instant sur ce premier plateau, et déjeunons, car nous sommes évidemment partis de bonne heure, avant le lever du soleil.

Ici la nature est encore dans toute sa vigoureuse beauté. Ce plateau, de forme circulaire, est circonscrit à l’est, à l’ouest et au nord par le prolongement de la forêt que nous venons de traverser. Au sud, les arbres deviennent plus rares. Des pierres énormes, — quelques-unes ont plus de vingt mètres carrés, — apparaissent sur toute l’étendue du plateau, les unes gisant horizontalement, à fleur de terre, les autres se tenant verticales, d’autres obliques. C’est un véritable chaos de pierres au milieu desquelles poussent quelques rares herbes.

Il faut près d’une demi-heure pour atteindre l’autre extrémité du plateau. Ici la montée devient plus difficile, le chemin se rétrécit, s’encaisse plus profondément, les arbres commencent à se faire rares.

Enfin deux heures après, on atteint le second plateau. L’aspect en est encore plus désolé que celui de son voisin d’en bas. C’est le même fouillis inextricable de pierres amoncelées. Une seule particularité : un lac, mignon, digne d’un jardin anglais, permet aux grands chênes qui l’ombragent et semblent le protéger de mirer leurs rameaux dans ses eaux tranquilles où prennent leurs ébats de coquettes petites truites très appréciées des gourmets. C’est une fraîche oasis au milieu de ces pierres brûlantes.

On s’éloigne à regret. On monte encore pour atteindre le troisième plateau. Mais cette fois le trajet est plus court. Il est vrai que, par manière de compensation, la route est de beaucoup plus pénible.

Nous voici arrivés à ce troisième plateau ! Le touriste s’en trouve tout aussi heureux que tu peux l’être, lecteur, en entrevoyant la fin du récit de cette monotone montée.

Et cependant ce n’est pas tout. Il reste un dernier obstacle à franchir. Il faut ici abandonner les chevaux, les confier aux surudji, et entreprendre courageusement, sous un lourd soleil, d’atteindre, à pied, ces deux petits cônes tronqués qui apparaissent, tout là-haut, devant vous.

Bast ! cela n’est rien à faire, se dit-on ! C’est tout près ! Et l’on se met résolument en marche. Et, à mesure que l’on avance, les deux petits cônes semblent s’obstiner à ne point se rapprocher de vous. On se meurtrit les pieds dans cette pyramide de pierres qui parfois cèdent sous votre pression, se détachent, dégringolent et vous entraînent dans leur chute. On cherche bravement une autre direction, des pierres mieux assises, et l’on recommence. Le soleil vous inonde de ses brûlants rayons ; la sueur coule à grosses gouttes de tous les pores distendus ; la gorge est desséchée. Un faux pas ! on dégringole de nouveau, et l’on perd en une seconde le résultat d’un effort de vingt minutes !

Ichallah ! nous y voici enfin !

Le tableau qui s’offre alors aux yeux compense bien, et au delà, les souffrances endurées. Le panorama est réellement splendide. On embrasse d’un même coup d’œil la mer Noire, le Bosphore, Constantinople, la mer de Marmara, les golfes de Ghemlek et d’Ismidt. A l’est, vous apercevez très distinctement les lacs de Yeni-Cheir et d’Isnik, et le cours du Sakaria, composé de trois affluents dont l’un descend de la haute plaine d’Angora, l’autre du mont Dindymène, le troisième du mont Olympe. A l’ouest, vous voyez la large nappe bleue du lac Apollonia, celle, plus petite, du lac de Mohalitz, les sinuosités du Ryndacos, la péninsule de Cyzique et la chaîne de l’Ida, frontière de la Troade. Enfin au sud, l’œil se perd à l’horizon sur les vastes plaines de la Mysie et de la Bithynie.

Que de souvenirs historiques une semblable vision peut réveiller ! Comme on se sent petit en présence de cette immensité ! infime atome devant cette longue suite de siècles que tout évoque ici !…

III
HISTOIRES DE BANDITS

Un conte des Mille et une nuits. — Les Grandes Compagnies. — La bande de Salonique. — Le chef hellène Ghika. — La bande hellène de Ghemlek. — Le brigand Koko. — La bande de Janina. — Les brigands d’Aïdin. — Le farouche Emin. — Une bataille rangée dans le district de Caterine. — Histoire du bandit Catchégani. — Histoire du bandit Pistchi osman.

Ce chapitre ne serait pas complet si les hauts faits des voleurs et des bandits qui, en Turquie, tiennent si souvent, à la fois, la plaine et la montagne, ne trouvaient point ici la place qui leur revient de droit.

Quelquefois c’est anodin — pour le pays ! Cela rappelle ces contes mirifiques que contait si bien la princesse Schéherazade, et témoigne d’une rare fertilité d’esprit.

Ceci, par exemple, que narre gravement la Turquie, journal semi-officieux, à la date du 1er novembre 1880 :

« Le Massis raconte ainsi qu’il suit un vol commis ces jours derniers à Stamboul.

« Quelques malfaiteurs enfermèrent un de leurs camarades dans une malle qu’ils firent transporter par un portefaix, leur complice, dans la maison d’un Arménien possesseur d’une certaine fortune. Arrivé au logis, le portefaix dit à la dame de la maison qu’il était envoyé par son mari pour déposer la malle qu’il portait dans la chambre où se trouvent enfermées d’autres malles.

« La dame fit entrer le porteur et lui désigna une pièce pour y déposer son fardeau, pièce qui renfermait des bijoux. Le portefaix ne tarda pas à s’éloigner et la dame retourna à ses occupations.

« Le voleur enfermé dans la caisse en sortit aussitôt, et après avoir fait main basse sur les objets de valeur qui étaient dans les malles, il les mit dans sa caisse, où il se renferma de nouveau. Au bout d’une heure, le portefaix revint, se confondant en excuses et disant qu’il s’était trompé d’adresse ; il reprit la caisse et disparut sans qu’on ait pu le découvrir jusqu’à présent. »

N’est-ce point là, dans sa parfaite naïveté, une page des Mille et une nuits de ce bon M. Galland !

Et ceci, à la date du 15 décembre 1880 :

« Un nouveau vol considérable a été commis dans la nuit de lundi à mardi à Stamboul, au préjudice d’Apik-Effendi, négociant bien connu dans notre ville.

« Les voleurs, qui appartiennent probablement à cette association dont les journaux de la localité ont parlé dernièrement, et à l’existence de laquelle il faut décidément croire, avaient fait leurs préparatifs depuis plusieurs jours. Ils avaient loué, sous prétexte de commerce de flanelles, une boutique, assez éloignée du comptoir d’Apik effendi, située à Nafié Han de Balouk Bazar. C’est de cette boutique qu’ils sont entrés dans le comptoir, après avoir troué les murailles de trois autres boutiques.

« Tout le contenu de la caisse, soit 4 à 5,000 livres turques, plusieurs lingots d’argent et d’autres objets de prix ont été enlevés.

« La police informe. »

Et cette autre histoire, d’un genre un peu plus dramatique, toujours dans la même période :

« Dimanche, vers 10 heures du soir, alors que lady Th… sortait avec son mari sir Georges Th…, gendre de M. F…, de chez l’amiral Hobbart pacha, où ils étaient allés en visite, des voleurs se sont précipités sur la chaise à porteurs dans laquelle se trouvait la jeune dame anglaise, et, brisant les vitres, ont voulu s’emparer de ses bijoux.

« Une véritable bataille rangée s’est engagée entre sir Georges Th…, les porteurs, le bekdji, quelques employés du Club commercial accourus au bruit de la lutte, et les voleurs d’autre part.

« Sir Georges Th… a assené quelques vigoureux coups de canne sur les assaillants, qui ont fini par prendre la fuite, non sans avoir blessé M. Th… à la main. »

Mais, au fond, comparés à ceux qui vont suivre, ces faits sont des enfantillages, et les États européens peuvent en revendre à la Turquie dans cet ordre d’idées.

Voici où la scène change, où apparaît le vrai et permanent fléau.

Quand on parle ici des bandes armées qui opèrent dans les divers vilayets de la Turquie, en Asie et en Europe, on ne manque point d’être taxé d’exagération.

Eh bien ! voici encore des extraits, pris au hasard, toujours dans le même journal semi-officieux précité, et pour une période de moins de trois mois.

On peut voir, par ces quelques notes, que nous donnons dans toute leur simplicité de faits divers, que ces bandes sont organisées militairement, parfaitement armées, et ressemblent quelque peu à ces Grandes Compagnies du moyen âge, qui infestaient la France avant que Duguesclin en prît le commandement, — n’en déplaise à sa mémoire !

(11 décembre 1880.)

« On se rappelle la capture, par les brigands, de Salih bey, sous-gouverneur de Castoria, et de quelques autres fonctionnaires dans le vilayet de Salonique.

» Ces fonctionnaires sont toujours au pouvoir des brigands. D’après les informations reçues par le Terdjumani-Hakikat, la bande qui a fait cette capture est composée d’une trentaine d’individus et commandée par un Hellène nommé capitaine Petro.

» Les brigands demandent pour rançon des sommes folles, 20 à 30 mille livres, et ils menacent les familles de leurs prisonniers de mettre à mort ces malheureux si elles n’envoient pas la rançon demandée. Ces infortunées familles n’ont pu préparer jusqu’à présent que 1200 livres turques. »

(Même date.)

« Un autre télégramme du gouverneur général annonce que le brigand hellène Ghika et cinq de ses compagnons, cernés dans une maison de la ferme de Hissar bey, ont été obligés de mettre bas les armes et de se livrer aux gendarmes. Ils ont été conduits, sous escorte, à Yénidjé et écroués dans les prisons de cette ville. »

(16 décembre 1880.)

« Une bande de brigands hellènes a fait son apparition aux environs de Ghemlek.

» Le sous-gouverneur de cette localité télégraphie au journal officiel de Brousse que cette bande, qui était composée de quinze personnes, a été complètement détruite par les zaptiés. Dans la lutte, deux zaptiés ont été blessés, mais leurs blessures n’ont aucune gravité. »

(31 novembre 1880.)

« Télégramme officiel.

» Le mutessarif de Serrès informe par télégraphe que le brigand Koko, qui depuis trois ans exerce, à la tête d’une bande, le brigandage dans le sandjak de Serrès et qui dernièrement a pillé le bourg de Zettova, vient d’être arrêté dans le village de Kosta. Le détachement qui a opéré cette capture continue à poursuivre les compagnons du bandit Koko.

» Grâce aux mesures qui ont été prises et aux ordres qui ont été donnés relativement à la poursuite du brigandage, un grand nombre de brigands ont été jusqu’à présent tués ou arrêtés, et nous aimons à espérer que, grâce à ces mesures, et sous les auspices de Sa Majesté, le brigandage sera prochainement détruit dans la province. »

(28 octobre 1880.)

« Hidayet pacha, commandant militaire de Janina, a adressé au ministère de la guerre le télégramme suivant :

» Une rencontre a eu lieu entre les troupes impériales et des brigands sur la montagne de Yaléocastro, district de Grébena. Dans ce combat, qui a duré six heures, cinq des brigands sont tombés morts ; les autres se sont dispersés dans les taillis, couverts de blessures. »

(21 décembre 1880.)

« On annonce que le sous-gouverneur de Salehli (vilayet d’Aïdin) est parvenu à arrêter cinq des brigands qui ont dévalisé la poste impériale près de Démirdji.

» Ces brigands avaient enlevé un groupe de cinq cents livres turques. Ils se dirigeaient vers la ville de Yédiz lorsqu’ils ont été attaqués par le sous-gouverneur et les gendarmes qui étaient sous ses ordres. L’affaire a été très chaude et il a fallu tout le courage d’Emin effendi pour avoir raison de ces bandits.

» Le sous-gouverneur Emin effendi n’a saisi sur eux que la somme de 170 livres. Le reste se trouve probablement en possession de leurs complices. »

(4 janvier 1880.)

« Une lettre du mutessarif de Magnésie informe le colonel commandant la gendarmerie du vilayet que le farouche Emin, l’adversaire de Pitch Osman et l’auteur du quadruple assassinat qui a eu lieu en dernier lieu à Axar, a été tué par la force publique dans une rencontre qu’elle a eue avec la bande de ce malfaiteur dans le caza de Kirkagatch. La lettre en question ne dit rien sur le sort des compagnons du bravo. »

(Même date.)

« Une rencontre sérieuse entre les gendarmes et les brigands a eu lieu la semaine dernière dans le district de Caterine, province de Salonique. Voici comment un télégramme adressé au ministère de la guerre par le vali ad interim expose l’affaire.

» Des dépêches du commandant et du mudir de Caterine informent que mercredi dernier un détachement de soixante gendarmes a attaqué dans la forêt de la ferme de Ravan, dans le district de Caterine, une bande de brigands composée de 80 individus environ. Dans le combat, qui a duré de 9 heures jusqu’au soir, deux brigands ont été tués et une grande quantité d’objets sont tombés entre les mains des gendarmes. Un enfant de quinze ans nommé Moustapha qui était en captivité a été délivré. Les brigands ont dû avoir plusieurs blessés, car on a découvert dans la forêt des traces de sang. Le détachement a perdu deux hommes. Le commandant Yahya bey et un autre gendarme ont eu leurs chevaux tués. »

Comme on le voit, ces bandes opèrent d’une façon régulière, à peu près sur toute l’étendue du territoire ottoman, aussi bien en Europe qu’en Asie.

L’absence de voies praticables de communications, la protection occulte que pratiquent les paysans envers ces bandes dont ils retirent souvent profit, le défaut de régularité dans le paiement de la solde des zaptiés, quelquefois même la connivence intéressée de fonctionnaires peu scrupuleux, ce sont là autant d’obstacles à la dispersion et à l’anéantissement des brigands.

Quand une bande, par suite de circonstances particulières, vient à cesser le cours de ses travaux, une autre se forme aussitôt qui prend la suite des affaires. C’est un véritable commerce qui a ses règles fixes, déterminées ; bien observées, elles conduisent à la fortune ; mal suivies, elles mènent à la faillite. Mais dans les deux cas, il faut savoir éviter la potence !

Les chefs qui s’entendent à bien conduire leur barque ont toujours, après quelques années d’exercice, et après richesses acquises, la ressource de faire leur soumission pour finir leurs jours dans un repos bien mérité ! Cela se pratique journellement, et le gouvernement accepte avec empressement, heureux d’en finir à si peu de frais.

C’est ainsi que le 10 décembre 1880 un télégramme officiel annonçait en ces termes, à la Porte, une soumission depuis longtemps désirée :

« Hassan Tahsin pacha, gouverneur général de Salonique, fait savoir à la Sublime Porte que le chef bandit Vanghéli, d’une triste célébrité, a fait acte de soumission au sous-gouverneur de Nevrekop. »

Le plus souvent, d’ailleurs, ces hommes ne sont pas de vulgaires brigands, tels que nous sommes habitués à nous les représenter. Ils ont leur originalité, leur cachet personnel. En voici quelques exemples.

L’histoire du bandit Catchégani est devenue légendaire, bien que récente encore. Les paysans qui ont connu ce Fra-Diavolo turc s’en montrent fiers, et le citent comme modèle.

C’était d’ailleurs un homme intelligent, instruit, plein de ressources. Le pacha de Smyrne avait beau lancer à sa poursuite ses plus fidèles zaptiés, la bande de Catchégani restait insaisissable. Car celui-ci avait su se ménager, par de généreux baschihs, des relations sûres jusque dans l’entourage intime du gouverneur.

Un jour, le Pacha, après une nouvelle tentative infructueuse pour s’emparer du bandit, se lamentait sur son divan : — Quel homme extraordinaire ! disait-il. Par Allah ! je serais curieux de le voir ! Le vendredi suivant, comme il se rendait à la mosquée pour le sélamlik, un banabacq tenant une corbeille pleine de grains de maïs cuits se trouvait au premier rang de la foule sur le passage du cortège. Il se mit, à la vue du pacha, à chanter ses louanges en lui offrant des grains de maïs. Le pacha, émerveillé de cette belle voix mélodieuse, s’arrête un instant, l’écoute, et lui donne un quart de medjidjé. Deux heures après, quand il revint de la mosquée, il trouva sur son divan, à sa place habituelle, un billet où il put lire : « Tu as désiré voir Catchégani ! Tu l’as vu. C’est lui qui chantait tout à l’heure devant toi ! »

Une autre fois le Pacha assistait à une fête au Jardin des fleurs. Il s’entretint longtemps avec de notables négociants, et surtout, pendant près d’une heure, avec un jeune gentleman, très distingué, parlant plusieurs langues avec une égale facilité, et dont la conversation vive, animée, les aperçus nouveaux le charmèrent. Quand ils se séparèrent, le Pacha invita le jeune homme à le venir voir souvent. Il n’avait pas encore quitté le jardin qu’un inconnu lui remit prestement une lettre et s’esquiva aussitôt. Le Pacha lut alors : « Tu as vu naguère Catchégani en marchand de fruits. Tu viens de le voir tout à l’heure en homme du monde. Comment veux-tu encore le voir ? » Le Pacha prit sa barbe à deux mains et levant les yeux au ciel : « C’est le Diable ! » dit-il avec résignation.

Catchégani n’était pas seulement un fantaisiste. On raconte de lui des traits qui pourraient lui faire honneur si quelque chose pouvait relever son impardonnable métier. Autant il se montrait dur, impitoyable pour les riches et les puissants, autant il savait à l’occasion se montrer humain, charitable envers les pauvres et les humbles.

Il fait un jour la rencontre, dans la montagne, alors qu’il flânait solitairement, méditant quelque ruse nouvelle, d’un pauvre vieux bonhomme qui pliait sous une charge de bois trop lourde pour ses années.

— Eh ! pourquoi n’as-tu pas un bourriquot, l’ami ! dit Catchégani. Tu porterais plus de bois et te fatiguerais moins.

— Ah ! tchelébi, je suis si pauvre ! répond le bonhomme. Et c’est seulement avec les quelques piastres que je gagne ainsi péniblement que je puis donner du pain à mes enfants, et encore pas leur content !

— Voici vingt livres, reprend Catchégani en lui tendant une bourse. Demain tu iras au marché, tu achèteras deux bourriquots, une bonne hache, et dans la montagne tu trouveras le bois.

Le vieux, abasourdi par cette fortune inespérée, veut remercier son bienfaiteur, savoir son nom, mais celui-ci a déjà disparu. Il continue sa marche, et, le cœur joyeux, se fait une fête de raconter cette bonne aubaine à ses enfants.

Mais une heure plus tard il est rencontré par des hommes de la bande de Catchégani. On l’arrête et on lui saisit ses vingt livres.

Le bonhomme reprend, tout en pleurs, le chemin de son logis. Par hasard, Catchégani se trouve de nouveau sur sa route.

— Qu’as-tu à pleurer ? n’es-tu donc pas content ?

— Ah ! tchelébi, on vient de me voler ce que tu m’as donné.

Catchégani lance un signal. Bientôt ses hommes arrivent. Quand ils sont tous rassemblés, il dit au vieillard :

— Quel est celui qui t’a volé ?

— Celui-ci.

— Misérable, dit Catchégani, tu n’as pas honte de voler un pauvre homme ! Rends-lui ce que tu lui as pris !

Et il l’aurait tué sans les supplications de ses camarades.

Le vieux se jette aux genoux de Catchégani et l’assure de son éternelle reconnaissance. Le lendemain il achète au marché deux bourriquots, une hache, va à la forêt, abat du bon bois et s’en retourne en ville avec une forte charge.

Conduisant ses deux ânes, il se promène dans les rues du marché, fier, joyeux, et criant à tue-tête : « Voici les bourriquots de Catchégani qui passent ! Regardez le bon bois que j’ai aujourd’hui ! Je le dois à Catchégani ! » Et il continue ainsi, célébrant sur tous les modes le nom du bandit redouté.

Comme il refuse de se taire, les zaptiés finissent par l’arrêter. On le conduit chez le bin-bachi, qui l’envoie devant le pacha.

— Pourquoi cries-tu ainsi ? ne sais-tu pas qui est ce Catchégani que tu loues ? lui dit sévèrement le pacha.

— Voici vingt ans, répond le bonhomme, que je vends du bois. Je n’ai jamais pu gagner assez pour m’acheter un âne. J’ai les épaules meurtries par le fardeau. Regarde ! Personne ne m’a jamais donné 20 paras pour alléger ma misère. Au contraire, quand je vends une charge de bois apportée de très loin, péniblement, on cherche à me rogner mon prix. J’ai rencontré un homme qui a eu pitié de mon infortune, qui m’en a fait sortir, qui a fait que maintenant nous avons tous du pain à la maison ! C’est Catchégani qui est ce bienfaiteur ! Et tu ne veux pas que je proclame hautement le nom de mon bienfaiteur !

— Si tu continues on te mettra en prison !

— Tu peux me faire pendre, reprit l’obstiné vieillard. Sous la corde même je crierai encore : Catchégani est mon bienfaiteur !

Le Pacha se laissa attendrir enfin et fit relâcher le bonhomme.

Quelque temps après, Catchégani apprit cet incident, et, émerveillé d’un sentiment de reconnaissance aussi rare, il fit parvenir vingt autres livres turques à son protégé.

Catchégani finit comme finissent tous ces chefs de bandes quand ils ne sont pas tués dans les rencontres. Fatigué de cette vie errante, il demanda un jour à faire sa soumission à la condition qu’on lui accorderait, ainsi qu’à ses compagnons, la vie sauve et qu’on leur laisserait leur liberté. Le Pacha, trop heureux de ce dénouement pacifique, promit tout ce qu’on voulut. Mais des ordres formels arrivèrent de Constantinople. Catchégani et sa bande furent arrêtés et condamnés. On lui laissa la vie, mais on l’envoya au bagne de Rhodes. Le Pacha, qui n’avait pu tenir sa parole, lui fit mettre, au lieu de fers, un bracelet en or massif au bras droit. Catchégani ne tarda pas à devenir le modèle des galériens. En récompense on lui confia la place de cafedji, ou cantinier du bagne ; et, quand il y a des rixes dans la prison ou des tentatives de révolte, c’est lui qui aujourd’hui, bien que vieilli par les ans plus que par les remords, est le premier à mettre le holà.

Catchégani est bien le vrai type du bandit d’opéra-comique. Au fond, il ne se montrait cruel et barbare que lorsque la nécessité l’exigeait. Il avait adopté ce métier par goût, par tempérament. Il ne professait nulle haine pour la société ; aucune déception d’amour, d’ambition, de richesse ne l’avait jeté dans cette voie d’aventures ; il n’avait aucune vendetta à exercer. C’était un fantaisiste !

Il n’en est point de même de Psitchi Osman, un autre brigand légendaire, qui aujourd’hui mène l’existence du plus pacifique des bourgeois.

Il vivait à Balouk-Essir, petite ville située presque sur la limite des vilayets de Brousse et de Smyrne. Jeune, actif, intelligent, il était parvenu à créer une petite boutique de chaussures bien achalandée. La perfection que ce cordonnier apportait dans la confection des souliers à la turque, le bon marché qu’il offrait à ses clients, son honnêteté bien établie, tout cela attirait graduellement à sa boutique les pratiques de ses concurrents. Les anciens, voyant leurs bénéfices baisser, s’entendirent entre eux, calomnièrent le nouveau venu, et s’ingénièrent à échafauder des intrigues pour l’amener à quitter le pays.

Psitchi Osman était de mœurs douces et paisibles. Au lieu de rendre attaque pour attaque, il se contenta de s’appliquer à trouver du cuir meilleur encore et à perfectionner la coupe et le cousu de ses babouches.

Cette naïveté ne faisait point le compte de ses concurrents. Ils s’irritèrent, et, un jour, l’injurièrent publiquement. Une bagarre s’ensuivit. Or, comme il se trouvait que Psitchi Osman était d’une force non moins grande que son naturel était tranquille, il arriva que ses assaillants furent obligés d’abandonner la partie en laissant quelques-uns des leurs sur le terrain. Les zaptiés intervinrent, conduisirent Psitchi Osman à la prison et l’y laissèrent.

Sous ses apparences paisibles et timides, Psitchi Osman cachait non seulement une force herculéenne mais aussi il dissimulait un esprit actif et fertile en expédients. Aussi ne tarda-t-il point à se sauver de la prison.

Tout de suite, il sollicite sa grâce. Le Pacha, en raison de ses excellents antécédents, la lui accorde.

Le cordonnier revient à Balouk-Essir. Il reprend son travail, et la clientèle réapparaît plus nombreuse qu’auparavant. Nouvelle jalousie des confrères. Nouvelle cabale. Nouvelle bataille. Nouvelle entrée en prison. Nouvelle fuite.

Sa femme, qui le trompait avec un autre cordonnier, dénonce sa retraite. Les zaptiés s’emparent de lui. Pour la troisième fois on le jette en prison. Mais aussi, pour la troisième fois, il parvient, deux mois après, à s’évader.

Une fois libre, son premier soin est de rechercher sa femme. Il la trouve, il lui coupe le cou, et, sa vengeance satisfaite, il se rend dans la montagne.

Aussitôt qu’il a pu réunir un peu d’argent, il appelle autour de lui les hommes de bonne volonté, il organise une bande et l’arme de bons et solides fusils Martini. Puis, pour remplacer la femme traître qu’il a tuée, il cherche une compagne ; il finit par trouver une turque, à l’âme aventureuse, une vraie gaillarde, qui consent à partager la dure vie qu’il va mener.

Et maintenant que la troupe est au complet, en avant !

Mais Psitchi Osman, qui ne s’est fait chef de brigands que par suite d’une longue série d’attaques imméritées, qui n’a à venger que ce qu’il considère comme des injustices à son égard, ne s’en prend pas indifféremment à toutes les classes de la société.

Pour lui le pauvre restera toujours digne de respect. Il le protégera, le défendra au besoin et ira même, si, par hasard, il arrête un misérable dont toute la fortune consiste en un medjidjé, à lui en donner quatre autres pour parfaire la livre turque ! C’est le type du bandit bienfaisant pour ceux qui n’ont rien.

S’il rencontre un voyageur qui possède plus d’une livre, il partage avec lui. Au-dessus de cinq livres il prend la totalité.

Tout ici est régulier, méthodique, d’une bonne entente, d’une mathématique parfaite dans l’art de répartir proportionnellement les richesses.

Il n’en est point de même quand Psitchi Osman trouve sous sa main de riches et orgueilleux propriétaires, ou bien des fonctionnaires publics. Ce n’est plus alors pour assurer son existence et celle de sa bande qu’il agit ; ce n’est plus l’intérêt qui parle, c’est la vengeance qui commande.

Un jour, il s’empare d’un effendi qui allait constater un décès dans un village. Le zaptié d’escorte, arrêté également, se lamentait sur la misère qui allait atteindre sa famille. Psitchi Osman donna l’ordre de le relâcher ; et, lui mettant cinq livres turques dans la main, il lui dit : — Achète du pain à tes enfants. Je ne puis en vouloir au misérable qui, par nécessité, est obligé de faire ton métier.

Quant au malheureux fonctionnaire tombé en son pouvoir, il le fit dépouiller de ses vêtements et de ses babouches, et il l’obligea à marcher, pendant six longues heures, absolument nu, — nu comme Hassan sur son divan, — à travers les buissons de ronces et d’épines. Puis, à la nuit, il le fit charger sur un mulet et déposer au seuil de sa maison dans Balouk-Essir. Quand le lendemain, au lever du jour, les passants rencontrèrent l’effendi, il était, par suite du supplice des ronces et des épines, « enflé comme un tonneau, » disent les gens du pays. Il mourut trois jours après.

Un bandit, alors prisonnier à Smyrne, qui auparavant avait connu Psitchi Osman, s’offrit à diriger une expédition pour le prendre, à condition qu’en cas de réussite on lui accorderait sa grâce. Mais c’est lui qui fut pris. Osman lui fit couper le nez, les oreilles et les doigts ; il lui fit arracher des lambeaux de peau sur la nuque et, sur les plaies vives, fit répandre de l’alcool. Puis il le renvoya à la ville, où l’autre expira en arrivant.

On envoya contre cet insaisissable bandit un détachement des troupes impériales. Les troupes furent battues et obligées de s’enfuir.

Un officier albanais sollicita l’honneur de marcher contre lui. Il organisa une bande d’hommes résolus, et se rendit à sa rencontre. Enfin, il parvient à l’atteindre et à le cerner. Mais à peine est-il à portée de fusil qu’il voit s’avancer vers lui, à découvert, la femme turque qui s’est faite volontairement la compagne de Psitchi Osman.

— Officier, qu’es-tu venu faire ici ? lui crie-t-elle en armant son fusil.

— Vous prendre tous, brigands ! répond-il. Il vise la femme. Le coup part. Elle n’est pas touchée.

— Officier, prends garde à ta crosse ! crie la femme.

Elle tire, et la crosse du fusil de l’Albanais est brisée par la balle.

— Officier, prends garde à ton bras droit !

Elle tire de nouveau, le soldat tombe le bras fracassé…, et ses hommes se dispersent…

La lassitude cependant finit seule par avoir raison de Psitchi Osman. Il sollicita sa grâce, aux conditions ordinaires, c’est-à-dire la vie sauve et la liberté. On les lui accorda. Depuis ce moment ils vivent heureux et tranquilles, sa femme et lui, dans un grand tchifflik non loin de Balouk-Essir. Ce sont maintenant les plus honnêtes gens du monde !


J’ai tenu à laisser à ces récits leur naïveté et leur couleur locale. Je les donne tels que je les ai maintes fois entendu raconter. Au lecteur le soin d’en tirer les réflexions et la moralité.

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