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En Turquie d'Asie : $b notes de voyage en Anatolie

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CHAPITRE IV
LA JUSTICE ET LES JUGES

I
LES TRIBUNAUX TURCS

Le konak du gouverneur. — Les cafés. — Les faux témoins. — La salle des pas perdus. — Une audience au tribunal mixte. — Les procès sans fin. — Doléances d’un Français.

Le konak, ou palais du gouverneur, au chef-lieu du vilayet, renferme les divers services administratifs et aussi les tribunaux et les prisons.

Une cour immense, traversée par une chaussée bordée d’arbres ; au fond un bâtiment rectangulaire à deux étages, froid et nu, sans ornementations ; à droite, une suite de petits bâtiments tout en bois, à un seul étage ; l’herbe pousse et croît au hasard, de ci de là, par places ; des oies, des poules, des dindons, des moutons vont et viennent en liberté dans cette cour ; à gauche le poste des zaptiés ; ils sont là étendus sur des nattes, se chauffant au soleil et jouant de la guitare ; le factionnaire a posé à terre son winchester et roule nonchalamment une cigarette ; des femmes au yachmak sali par l’usage, au féredjé maculé et troué, suintant la misère, devisent entre elles, accroupies par groupes dans la cour, attendant des secours qui ne viendront jamais ; tout cela calme et triste ; de temps à autre le silence est rompu par les glous glous des dindons, les piaillements des oies, le bêlement des moutons, ou par les cris sauvages qui partent des prisons.

Tel est l’aspect du palais du gouverneur général d’un vilayet en Turquie d’Asie. Quand on a vu un konak on les a vus tous, car tous se ressemblent.

En face le konak, une ligne de constructions en bois ; le rez-de-chaussée et le toit, c’est tout. Ce sont là les cafés Riche, Cardinal, Napolitain, Tortoni de l’endroit. Sur la bordure du trottoir se dressent des poteaux, espacés régulièrement, supportant des lanternes vénitiennes, massives, solides, à l’épreuve des vents du sud. Une suite de tabourets, très bas et grossièrement travaillés, tient lieu de tables ; on s’asseoit, si l’on préfère, sur les nattes de joncs étendues à terre.

A travers les larges vitres de ces cafés, on aperçoit les indigènes accroupis sur le sol ou sur des estrades ; ils aspirent en silence la fumée du narghilé et n’interrompent cette laborieuse occupation que pour humer à petites gorgées le café versé dans les tasses microscopiques.

C’est ici que se réunissent, avant les audiences, les avocats, les parties, les témoins. C’est ici aussi que l’on trouve, — pour quelques piastres, — des autochtones de bonne volonté prêts à prêter serment et à affirmer, devant le tribunal, quoi que ce soit pour qui que ce soit.


Il est six heures à la turque, c’est-à-dire environ midi à la franque. C’est l’heure où s’ouvrent les audiences.

Les cafés se vident. Témoins vrais, faux témoins, parties en cause, avocats, tous traversent la rue, entrent au konak et se dirigent à gauche vers les petits bâtiments affectés aux tribunaux.

Dès le vestibule, c’est avec peine que l’on se fraye un passage au milieu de ces groupes, spécimens de toutes les nationalités, de tous les costumes, de tous les idiomes et patois orientaux.

Dans l’escalier en bois, c’est aussi un va-et-vient continuel.

En haut, une grande galerie, sur laquelle s’ouvrent les salles où siègent les diverses cours. Là se promènent les avocats arméniens, grecs, turcs ; ils tiennent à la main le petit sac qui renferme leurs dossiers.

C’est la salle des pas perdus de ce tribunal d’Asie. Les parties, les témoins, de nombreux oisifs aussi encombrent cette galerie.

Les zaptiés viennent, conduisant des prisonniers et les tenant par derrière, à la turque, la main passée dans la ceinture de la culotte ; des mendiants, des infirmes, fièrement drapés dans leurs guenilles, tendent la main, la tête haute ; les femmes qui sollicitent l’aumône ont moins de retenue et leurs doigts décharnés, aux ongles jaunis par le henné, s’accrochent désespérément aux redingotes arméniennes.

Là se trouvent les costumes de toutes les provinces de l’Empire. L’œil se heurte aux tons les plus criards, aux couleurs les plus disparates, jaune sur rouge, vert sur bleu. Toutes ces guenilles, — sur lesquelles tranchent les crosses damasquinées des pistolets, les poignées incrustées des yatagans, en un mot, l’arsenal que tout homme qui se respecte porte à la ceinture, — tous ces oripeaux bariolés éclatent vigoureusement aux rayons brûlants du soleil de midi. On dirait un coin du bal de l’Opéra transporté dans une pauvre masure d’un village breton.


Entrons, si vous le voulez bien, au Tidjaret, c’est-à-dire au tribunal mixte où se déroulent les procès entre Européens et sujets turcs.

Nous soulevons la portière, en tissu épais, qui sert de porte, et qui se trouve toujours maintenue fermée au moyen d’un morceau de bois passé dans l’ourlet du bas ; — ingéniosité et économie mêlées.

La salle d’audience est une petite chambre d’environ dix à douze mètres carrés où, par une immense fenêtre qui tient tout un côté de la pièce, la lumière entre toute crue. Pour ameublement un divan devant la fenêtre, divan éventré et à la housse déchirée : une table en bois blanc recouverte d’un tapis vert, un fauteuil en cuir usé pour le président, des chaises dépenaillées pour les juges, les parties et les témoins ; au fond de la pièce, bien en face les yeux vigilants des magistrats, un coffre-fort. O ironie !

Le président, flanqué de ses deux juges turcs, arrive naturellement une demi-heure au moins en retard. Les deux assesseurs européens désignés par le consul à la nation duquel appartient l’une des parties en cause, les attendent depuis longtemps. On se salue. On s’assied. Aussitôt chacun tire son tabac et se met à rouler des cigarettes en avalant force verres d’eau.

Enfin ! le président se décide sans doute à commencer l’audience, car il vient de frapper des mains.

A ce signal, la portière s’entr’ouvre et livre passage à l’huissier du tribunal. C’est un être long, osseux, décharné. Il est vêtu d’une redingote qui a été noire jadis, mais qui aujourd’hui est toute luisante de graisse et d’usure ; par les trous des emmanchures, on aperçoit la chemise qu’il n’a pas dû quitter depuis de longs mois ; le pantalon effiloqué tombe en franges capricieuses sur ses pieds nus tout couverts de poussière, car en serviteur respectueux, il a laissé ses babouches à la porte. Il s’avance, s’incline, croise les mains sur la poitrine et attend.

Le président se recueille un instant. Puis il relève la tête d’un air souriant, enveloppe ses collègues d’un long et fin regard, et s’adressant à l’huissier :

— Bech qhâvé guettir ! c’est-à-dire : apporte-nous cinq tasses de café !

Les juges turcs inclinent la tête. Les assesseurs européens font la grimace, car cette gracieuseté du président va encore retarder l’ouverture de l’audience.

Les tasses desservies, le président fait appeler la première cause inscrite.

C’est, par exemple, John Cox, sujet anglais, contre Moustapha, sujet turc. Cox a confié à Moustapha, il y a deux ans, une somme de 200 livres turques, pour être employée à des achats d’olives. Moustapha n’a pas acheté les olives, et il refuse de rendre l’argent.

Cox, Moustapha et les deux avocats s’assoient devant la table en bois blanc qui sert de bureau au tribunal. Les avocats posent sur la table leurs sacs, les ouvrent, en tirent les pièces qu’ils vont produire, les étalent côte à côte des papiers appartenant aux magistrats. Pendant cette petite opération, le président et les juges causent amicalement avec les parties et les avocats, échangent des impressions, des nouvelles, des commérages de quartier à quartier. Un touriste entrant là par hasard, et non prévenu, ne pourrait jamais se douter que c’est un tribunal. Ce que nous entendons en France par ce mot ronflant, — l’appareil de la justice, — est chose tout à fait inconnue ici ; tout se passe en famille, paternellement.

Le président dépose délicatement sur le rebord de la table la cigarette qu’il n’a pas terminée. Cela signifie que l’audience commence. Chacun imite le président et cesse de fumer.

Au cours de la plaidoirie de l’avocat de John Cox, le président s’agite sur son fauteuil comme un homme agacé, visiblement en proie à une gêne physique. Ses yeux cependant ne quittent point ceux de l’avocat, mais sa pensée est évidemment ailleurs. Enfin, n’y tenant plus, il se courbe ; son menton touche presque la table : ses bras disparaissent sous le tapis vert qui la recouvre. Et toujours il fixe les yeux de l’avocat. Un étranger le croirait attentif. Enfin il se redresse, ramène ses mains sur la table et ses traits esquissent un sourire de satisfaction que l’avocat de John Cox ne manque pas d’attribuer à l’éloquence de sa plaidoirie. Le malheureux ! comme il se trompe ! Le président est satisfait… parce qu’il a retiré ses bottines ! Ça le gêne ces petites machines à l’européenne ! Ah ! que n’ose-t-il venir au tribunal en babouches ! Voilà au moins des chaussures commodes, où le pied est réellement chez lui et peut s’élargir tout à l’aise !

Les deux juges turcs qui, par déférence pour le président, n’ont pas osé prendre l’initiative de ce déchaussement, n’hésitent plus. Avec un ensemble parfait, ils imitent la manœuvre habile et pratique de leur chef hiérarchique. L’un d’eux va plus loin ; ses chaussettes aussi le gênent ; il les retire ; et comme il éprouve des démangeaisons désagréables, il se met à se frotter les pieds. Tout cela au mois d’août, en Asie, par 32° centigrades !

L’avocat de John Cox a terminé son exposé.

Moustapha se défend lui-même. Il est là carrément assis sur sa chaise, les deux coudes sur la table, en face le président. Il parle vite et longtemps ; peu de gestes ; quelquefois une simple inclinaison de tête, de haut en bas, car il se tient droit, fièrement ; pour un peu, on croirait que c’est lui le demandeur, l’accusateur. Par sa barbe ! il jure qu’il ne sait ce qu’on lui réclame ! Certes on lui a confié 200 livres turques pour faire des achats d’olives ! Certes il n’a pas acheté ces olives ! Certes il refuse de rembourser l’argent ! Mais, autrefois, il y a six ou huit ans, — il ne sait pas au juste, — il a déjà fait des affaires avec John Cox ; il était alors en compte courant avec lui, et c’est Cox qui lui doit encore ! — En vain l’avocat de Cox produit des reçus pour tout solde de compte ! En vain il exhibe des lettres de Moustapha signées de lui-même ! Celui-ci répond que ces reçus ne l’engagent à rien. Il continue de jurer, — par Allah ! — que loin d’être débiteur, il est créancier. Comment le tribunal pourrait-il douter de la parole d’un turc qui suit religieusement tous les préceptes du Coran ! D’ailleurs, si par hasard sa parole ne suffit pas, il est prêt à produire ses livres ! Le tribunal les recevra, les fera examiner, et verra qu’il ne doit rien… etc… etc…

Le président reprend la cigarette, à moitié consumée, qu’il avait déposée sur la table. Cela signifie que l’audience est suspendue. L’huissier famélique et décharné entr’ouvre la portière. Les parties et leurs avocats sortent. L’huissier rentre, apportant un nouveau plateau où se trouvent cinq nouvelles tasses de café.

Tout en humant le café et en fumant les cigarettes, le tribunal discute sur les plaidoiries qu’il vient d’entendre. Malgré l’opinion des deux assesseurs européens, les trois juges turcs formant la majorité, un avis qui peut sauver le défendeur, sujet ottoman, est adopté aussitôt qu’émis.

Le président frappe des mains. L’huissier rentre, enlève les tasses, et introduit de nouveau John Cox, Moustapha et les avocats.

Un des juges turcs demande à Moustapha si réellement il possède encore des livres de comptes qui datent de six ou dix années. Sur réponse affirmative, le président décide que Moustapha les apportera devant le tribunal le dixième jour suivant et qu’ils seront vérifiés.

Ah ! le bon billet qu’a John Cox ! Allez donc vous reconnaître dans des livres de comptes écrits en turc ! Et cette encre turque, spéciale au pays, et si facile à effacer avec un peu d’eau sans laisser aucune trace ! John Cox aurait-il mille fois raison, il perdra sûrement son procès !

Moustapha sort du tribunal aussi fier qu’Ali-Baba quittant sa caverne. John Cox part en maugréant. Les avocats suivent, heureux d’entrevoir une perspective de longues et rémunératives vacations.

L’huissier apporte encore d’autres tasses de café. L’audience est de nouveau suspendue.

On appelle la cause suivante. Riza prétend que Mehemet lui a volé un âne. Mehemet affirme le contraire. Riza offre de produire des témoins.

— Très bien ! dit le président. Paye d’abord dix piastres par témoin que tu veux faire venir, et le tribunal les écoutera ensuite.

Riza jette sur la table les dix piastres. Le président les prend et le témoin est entendu.

Mehemet veut produire aussi un témoin.

— Paye dix piastres, dit le président.

Mehemet paye, et son témoin est introduit.

Le président le connaît parfaitement ce témoin. C’est un faux témoin, un habitué du café d’en face. Il n’ignore point son métier. Mais ne faut-il pas que tout le monde vive ! et quand un pauvre turc trouve à gagner quelques piastres, même malhonnêtement, qu’importe après tout si les intérêts d’un infidèle sont en jeu ? Or comme Riza est grec orthodoxe, c’est Mehemet qui gagne, bien que tous ses coreligionnaires turcs le sachent depuis longtemps fieffé coquin.

Ces deux causes ont conduit le tribunal jusqu’à neuf heures et demie à la turque, trois heures à la franque. Le président ressent le titillement de la muse persane qui de temps à autre se plaît à l’aiguillonner, car il passe pour un poète : il a déjà publié près de 1,500 vers ! Son collègue de gauche, marchand en denrées coloniales, désire se rendre au marché, suivre les cours, voir si quelque bonne affaire se présente. Le collègue de droite, qui est saraf, changeur, a rendez-vous avec un effendi quelconque qui a besoin d’argent et le paiera au taux que l’on voudra. Ces graves préoccupations personnelles agitent le tribunal. Le président se plaint de l’excessive chaleur ; ses collègues approuvent. On décide de renvoyer les affaires suivantes à la prochaine audience. Mais demain, c’est vendredi, jour férié turc, les tribunaux sont fermés ; après-demain, c’est samedi ; comme il n’y a au rôle que des affaires entre Turcs et Israélites, il est inutile de siéger ce jour-là, puisque c’est le sabbat des Juifs ; ensuite vient le dimanche, le jour férié des chrétiens, les assesseurs européens ne viendront pas, il ne peut donc pas y avoir audience. Le tribunal décide définitivement que la plus prochaine audience aura lieu à trois jours francs, c’est-à-dire lundi. C’est ainsi que l’on s’octroie généralement en Asie dans les administrations publiques trois jours réguliers de congé par semaine, et encore nous n’avons pas compté les fêtes grecques !

Les audiences au tribunal civil, à la cour d’appel, au criminel ressemblent toutes, au fond, à celle que nous venons d’esquisser sommairement. C’est le même laisser-aller, la même nonchalance, la même indifférence.

Cette apathie explique suffisamment la lenteur de la procédure turque et le peu de garanties que rencontre l’Européen, malgré l’intervention de son consul.

En voici d’autres exemples.

Un négociant européen, par contrat régulièrement passé, est devenu propriétaire d’un immeuble appartenant à un sujet ottoman.

L’époque de l’entrée en possession arrivée, le vendeur vient et dit :

— Cet immeuble appartient à ma femme. Je n’avais pas le droit de vendre. Le contrat est nul.

On plaide. L’affaire se promène lentement devant tous les tribunaux capables d’en connaître.

Enfin, après de longs mois, l’Européen a gain de cause. Il veut se faire livrer l’immeuble.

Le Turc déclare alors :

— Ma propriété est un bien vacouf. Voici des titres.

Et il exhibe une liasse de papiers écrits dans tous les idiomes, et tous plus indéchiffrables les uns que les autres !

Devant cette déclaration, toute la procédure antérieure tombe d’elle-même, est nulle. Le tribunal du Chéri ayant seul le droit de décider en matière de vacoufs.

Tout est à recommencer.

On recommence.

Cela dure à nouveau six mois, dix mois, quelquefois une année.

Enfin l’Européen gagne encore son procès, le Chéri lui rend justice, reconnaît mal fondée l’affirmation du vendeur turc, la déclare nulle.

On réclame la livraison de l’immeuble.

Le Turc ferme sa porte et vous prie d’aller voir si les sauterelles mangent les blés.

Le jugement à la main, l’Européen réclame l’appui des autorités locales.

Il se rend chez le chef de la police.

— Je ne puis agir, répond celui-ci, sans l’ordre du caimakam.

On s’adresse au caimakam.

— Par ma barbe ! dit celui-ci, comment voulez-vous que j’agisse sans un ordre de la commission d’exécution du chef-lieu ?

On se rend au chef-lieu. On finit par découvrir le président de cette commission d’exécution. On lui expose sa requête. Il vous offre les cigarettes et le café. Puis gravement il répond :

— Parlez donc de cette affaire au mufettich.

Vous insistez.

— Je ne puis rien faire, reprend-il, sans son avis.

Le mufettich, ou inspecteur général des tribunaux, vous dit à son tour :

— Le cas est grave. Je vais en référer au ministre de la justice.

L’Européen écrit à son ambassade. Le drogmanat s’informe auprès du ministre. On obtient la promesse qu’un ordre formel d’exécution sera envoyé.

Dieu soit loué ! tout est fini.

Pas encore. C’est une nouvelle phase qui commence.

Un mois se passe. On retourne chez le mufettich, qui vous renvoie au président de la commission d’exécution.

— L’ordre du ministre est arrivé.

— Enfin !

— Oui, mais nous l’examinons. Ce n’est pas un ordre conçu en termes assez formels. Il y a quelque doute. Attendez !

On envoie à tous les diables le président de cette commission d’inexécution. On retourne chez le mufettich.

— Je n’y puis rien. Le président a sa responsabilité, j’ai aussi la mienne à couvrir. Mais pour vous être agréable, je vais de nouveau écrire au ministre de la justice. Nous saurons peut-être si l’ordre envoyé est absolument formel ou si il laisse quelque chose à notre appréciation et à notre initiative… etc…! Revenez…! à bientôt…!

Le tout avec force formules de politesse.

Et cela peut durer ainsi des années !

Que surtout on ne crie pas à l’invraisemblance. Cette historiette n’est pas une simple hypothèse. C’est un fait vrai, nullement exagéré. Le malheureux Européen que nous venons de citer se promène depuis des années, ses jugements à la main, sans pouvoir les faire exécuter. Cela constituera peut-être plus tard la plus belle partie de l’actif de sa succession.

Autre affaire :

Il y a quelques années, une maison française de Péra avait une créance sur la princesse X*** pour une somme d’environ vingt mille francs. Las d’attendre le paiement de cette somme on actionna la princesse. Le procès dura environ quinze mois. Un jugement fut enfin rendu condamnant la fille des sultans au paiement en principal et intérêts. Le jour où expiraient les délais d’appel, la princesse forma opposition. Nouveau procès d’une durée égale au premier : total trente mois de procédure. Nouveau jugement confirmant le premier. Le créancier se présente au kitabet pour faire exécuter le jugement. Nouvelle complication. L’avocat de la princesse présente un mémoire tendant à prouver que la débitrice a soldé sa dette, et donnant à l’appui des reçus signés du créancier ou de son mandataire. C’étaient des faux. Nouveau procès. On nomme des experts qui reconnaissent le faux et ordonnent l’exécution intégrale du jugement. Le plus curieux, c’est que la princesse avait réellement ordonné le paiement depuis longtemps. Mais la somme avait été détournée de sa destination ; elle était restée dans la poche des intendants, qui avaient imaginé ces faux pour se tirer d’affaire et gagner du temps, le grand secret de la diplomatie turque.


Comment s’étonner, étant donnés toutes ces lenteurs, tous ces atermoiements dans une bonne distribution de la justice, que les Européens qui n’obtiennent point, malgré leurs droits reconnus, satisfaction prompte et complète, en arrivent à se plaindre, dans des termes parfois amers, et, tout en ayant quelquefois raison quant au fond, se montrent souvent acrimonieux et injustes quant à la forme, incriminant leurs représentants à l’étranger pour des dénis de justice dont ceux-ci, somme toute, ne sont pas entièrement responsables ?

Un des hommes les plus honorables de la colonie française à Péra m’écrivait, l’année dernière, au sujet de l’exécution des jugements rendus par le tribunal mixte de Constantinople :

« Le gouvernement ou un sujet ottoman obtient un jugement contre un Européen, un Français par exemple, et demande à son ambassade l’exécution de ce jugement. Le Français est immédiatement mis en demeure de payer. S’il ne s’exécute pas, il est, par les soins de la chancellerie, saisi, vendu. Et si le montant de la vente des objets saisis est insuffisant pour couvrir la dette, il est mis pour trois mois en prison. En un mot, il est exécuté sans délai et sans merci.

» Par contre, un Français obtient un jugement contre un sujet ou contre le gouvernement ottoman. Il demande à son ambassade l’exécution de ce jugement. Mais alors cette ambassade, qui hier forçait un Français à payer un jugement rendu contre lui, se montre impuissante à faire exécuter un jugement rendu en sa faveur contre le gouvernement turc.

» Si l’on exige l’exécution des jugements rendus contre nous, on doit pouvoir également exiger l’exécution des jugements rendus en notre faveur. Ou alors on devrait prévenir les nationaux de son impuissance, et par là leur éviter les frais si coûteux de la procédure, frais qui doivent être tout d’abord versés à la caisse même du gouvernement débiteur, comme cela est mon cas. »

Et mon honorable correspondant me citait, à l’appui, deux jugements qu’il avait obtenus, depuis trois ans, au tribunal mixte contre le gouvernement turc, jugements définitifs, sans appel aucun, et dont il attendait encore l’exécution.

II
PORTRAITS DE MAGISTRATS

Pour donner une idée générale de la valeur des magistrats ottomans, de leur capacité, de leur moralité, et aussi de leur intégrité, nous ne croyons pouvoir mieux faire que d’extraire de notre carnet de voyage des notes sommaires prises sur le vif concernant les principaux fonctionnaires dans divers vilayets d’Anatolie.


Ahmet — 44 ans — ex-greffier du conseil administratif — ex-caimakam — ex-président d’une municipalité de province — nommé président du tribunal de commerce sur un rapport et avec l’appui d’un pacha influent — ancien professeur d’arabe — a publié quelques poésies — ne possède aucune notion de jurisprudence — instruction nulle en matière de législation — a débuté dans la magistrature par la présidence du tribunal de commerce — il s’instruit plutôt qu’il ne dirige les débats — sa grande préoccupation est de faire rentrer le plus de recettes possible dans la caisse de son tribunal, ses émoluments, comme ceux de ses collègues, étant réglés proportionnellement aux recettes effectuées — la distribution légale de la justice est un point secondaire pour lui — au demeurant, c’est un fonctionnaire que l’on n’a point l’habitude de compter au nombre des juges corruptibles.


Hassan-baba-bey — 55 ans — marchand de vieilleries au Bit-bazar — vieux turc fanatique — instruction nulle — savoir-vivre nul également — ôte ses bottines et ses chaussettes pendant les audiences pour être plus à son aise — se croit une haute valeur — se donne pour un magistrat et prend des airs de grand imam quand il siège au tribunal — ne possède aucune connaissance théorique du droit et de la législation de son pays — incapable par ce fait de saisir le sens précis de la loi, encore moins de l’interpréter — n’hésite pas à regarder comme pernicieuses les institutions judiciaires modernes, et estime qu’elles seraient avantageusement remplacées par le Chéri — exerce une grande influence sur le tribunal ; sa voix est prépondérante dans les décisions — quand il s’agit d’un procès mixte a toujours son opinion faite d’avance et ne manque pas de faciliter par des questions habilement posées la tâche du défendeur ou du demandeur turc — toujours mal disposé pour les intérêts des Européens — est classé au nombre des juges corruptibles.


Mevlahné — 48 ans — commissionnaire en toutes sortes de marchandises — esprit arriéré — instruction nulle — se range toujours à l’opinion de son collègue Hassan-baba-bey, pour lequel il semble professer une profonde admiration — craint toujours d’assumer une responsabilité quelconque — donne parfois cependant son avis, mais il n’insiste jamais quand il ne rencontre pas l’approbation de ses collègues turcs — passe pour un membre intègre, principalement parce que l’on connaît son peu d’influence au tribunal et que par suite il n’y a pas utilité de chercher à le corrompre.


Panaios — Grec orthodoxe — sujet ottoman — fait le commerce du tabac à priser — caractère nonchalant — est à la complète dévotion du président — instruction nulle — affecte du savoir-vivre ; politesse exagérée — s’abstient généralement de prendre part aux discussions, à moins que les intérêts d’un grec ne soient en jeu ; mais alors il agit assez activement auprès du président, jamais en public, bien entendu, toujours à huis clos.


Eddine-Effendi — 60 ans — ex-membre des tribunaux de Constantinople — préside une des Chambres du tribunal civil — est assurément le juge le plus instruit des tribunaux du vilayet — a introduit dans ses audiences certains principes qui devraient être suivis par ses collègues — cherche, en effet, à mettre son tribunal sur le même pied que ceux de la capitale, et s’occupe très sérieusement de la police intérieure de la Chambre qu’il préside — à ce point de vue Eddine-Effendi se distingue particulièrement de ses collègues — il est très pointilleux sur ses prérogatives comme président — il ne faillit jamais à relever le moindre incident portant plus ou moins atteinte à la dignité du tribunal ; c’est ainsi, par exemple, que l’on n’entre plus au tribunal civil avec un parapluie sous le bras ; il y est également interdit de plaider avec un tébili (chapelet) à la main — est très zélé dans ses fonctions — expédie les affaires avec activité et ponctualité, ce qui n’existe dans aucune autre Chambre — est peu aimé de ses collègues et du public turc ; cela se comprend, puisqu’il est ami des réformes.


Indjili-Tchouch — 60 ans — un des plus anciens membres du tribunal civil — le plus vieux turc qui existe parmi le personnel judiciaire de la ville — est également le fonctionnaire le moins intelligent, le moins instruit et le plus borné — il présente un contraste parfait avec son président — d’une nonchalance égale à son ignorance — ne prend jamais part aux délibérations — approuve toujours du turban quand le président émet un avis — sa nullité le garantit contre les tentatives de corruption.


Azarias — Arménien, mais aussi turc qu’un musulman… c’est-à-dire ennemi des réformes — quoique non instruit est cependant intelligent et assez expérimenté — donne son avis, émet son vote sans trop de crainte ; car possédant une petite fortune personnelle, il n’attend rien de ses fonctions et ne se laisserait pas corrompre pour peu.


Duwi Zadeh — 55 ans — président du tribunal correctionnel, a rempli dans les tribunaux de la Turquie d’Europe diverses fonctions importantes — homme intelligent — actif pour un turc — cherche à se perfectionner dans la langue française — ne dédaigne pas d’étudier nos codes — mais, à huis clos, entre intimes, regrette les privilèges accordés aux étrangers dans les affaires ottomanes, déclare n’en avoir jamais compris la nécessité et ne manque pas de l’affirmer chaque fois qu’il en trouve l’occasion — somme toute, serait un président relativement assez bon s’il n’avait la réputation d’être un peu accessible à la corruption.


Yussuf — 60 ans — commerçant en tissus — vieux turc, avec cet avantage qu’il a le mérite de ne point dissimuler ses sentiments — il est le fanatisme personnifié — ne prend souci d’aucune affaire où un musulman n’est pas intéressé — c’est une nullité préjudiciable assurément aux intérêts européens.


Christophorès — Grec orthodoxe — instruction nulle — esprit borné — grand entêtement — est cause du retard apporté à l’expédition de la plupart des affaires courantes — très attaché à sa religion — bien noté chez le métropolitain — indifférent aux procès étrangers, à moins qu’un intérêt grec ne soit en jeu — se laisserait corrompre, mais n’en trouve pas l’occasion, les parties s’adressant de préférence au président, comme de juste, et aux membres influents.


Rechid-Effendi — 70 ans — a été hakim (premier fonctionnaire du Chéri), dans plusieurs vilayets — a occupé à Constantinople diverses fonctions dépendant du Chéri — passe pour être très versé dans la loi sainte — en tous cas est efficacement secondé par son fils qui lui sert de naïb — quant à ses aptitudes comme président d’une cour supérieure appelée à juger les affaires civiles en dernier ressort, elles paraissent être très limitées ; du reste ses prédécesseurs n’ont pas été mieux doués que lui sous ce rapport, ses successeurs ne le seront probablement pas davantage.

Soit par économie, soit faute de fonctionnaires capables, le président du tribunal du Chéri d’un vilayet doit, d’office, présider la cour d’appel civile du même vilayet. Il en résulte que ce personnage qui peut, à la vérité, être très versé dans la législation qui lui est familière, est très souvent, presque toujours, fort embarrassé quand il a à juger des questions soumises au droit commun. Le vilayet n’a pas encore connu un hakim au courant des deux législations. Aussi la cour d’appel a-t-elle toujours été à la merci du premier membre venu qui a su gagner la moindre influence sur le président. Quand le président est intègre, c’est encore un heureux résultat !


Muheddin — 68 ans — préside le tribunal des affaires criminelles assez intelligemment — fait preuve d’énergie quand il le veut — a prononcé sept condamnations à mort dernièrement, en un seul mois — connaît suffisamment les codes ottomans — affecte d’ignorer absolument les textes des capitulations et les privilèges stipulés en faveur des Européens.


Ahmet-Ullah-Effendi — 78 ans — est à la tête d’un tekké de derviches — c’est le vétéran des fonctionnaires judiciaires du pays — petit homme aux yeux vifs et étincelants — représente le vieux type turc — très intelligent — assez intrigant — esprit hésitant — ses longues digressions font perdre un temps précieux au tribunal — vote toujours comme le président.


Isaac — 60 ans — Israélite — exerce le métier de saraf (changeur) — très intelligent — n’exprime jamais son idée au tribunal — approuve toujours le président — indifférent à toute affaire où les intérêts d’un Israélite ne sont pas en jeu.

III
CHEZ LE JUGE D’INSTRUCTION

… Hier, mon cawas Hristo a été insulté et menacé par un grec, sujet ottoman. J’ai porté plainte à l’autorité locale et l’agresseur a été arrêté immédiatement. Aujourd’hui, je me rends chez le juge d’instruction avec mon cawas pour qu’il expose lui-même les faits tels qu’ils se sont passés.

Hristo se revêt de ses plus beaux vêtements, rouges et or, il se pare de ses armes les plus damasquinées et les plus étincelantes à l’œil, et il n’oublie pas surtout la décoration autrichienne qu’il a gagnée je ne sais plus dans quelle bataille.

Ainsi accoutré, au milieu de la foule dépenaillée qui encombre le vestibule servant d’antichambre au juge d’instruction, mon cawas, droit et fier comme un bedeau de cathédrale et la cravache à la main, passerait aux yeux d’un Parisien et surtout d’une Parisienne pour un prince oriental, et moi simplement habillé à la française, en noir, je serais pris tout au plus pour son humble domestique.

On nous introduit immédiatement dans le cabinet du juge d’instruction.

C’est au rez-de-chaussée, de plain-pied avec le vestibule. Une chambre longue, basse, à fenêtres étroites et grillées. Jour incertain. Une natte en paille recouvre la moitié de la pièce, à droite en entrant ; de ce côté, dans l’angle, en face les fenêtres, un fauteuil forme crapaud, siège officiel du magistrat ; à gauche de ce fauteuil, un petit tabouret pour le greffier ; entre le fauteuil et le tabouret, une petite table très basse, très étroite, hexagone, supportant une écritoire et des plumes. Dans la moitié de la chambre qui n’est pas revêtue de la natte gisent pêle-mêle, sur le carreau, des armes, des vêtements maculés de boue, de sang, poussiéreux, des vases, des chibouks, des ceintures, des babouches, des ficelles, etc…, en un mot, un attirail de pièces dites à conviction. Sur toute l’étendue de la natte c’est le même fouillis, avec cette seule différence que ce sont des liasses de papier, documents privés et publics, plaintes émanant de particuliers, takrirs ou pièces officielles provenant des autorités ottomanes ou étrangères. Pas l’ombre d’un bureau, d’un registre, d’un carton. Dans cette pièce où s’agitent sans cesse les questions de vie, d’honneur, dans cette enceinte redoutable d’où l’innocent peut sortir prévenu, accusé et déjà presque coupable aux yeux des autres, tout respire l’incurie la plus profonde, le désordre le plus parfait, la nonchalance, le laisser-aller, l’insouciance ; les murs suintent la misère, et tout indique la corruptibilité.

Le juge d’instruction est enfoncé dans son fauteuil crapaud, échoué là, Allah seul peut savoir à la suite de quelles péripéties !

C’est un grand vieillard, teint basané, barbe noire en pointe, coupée court, sourcils broussailleux, yeux bistrés enfoncés profondément ; ses mains longues, osseuses tiennent le tébili, chapelet turc, dont les boules rouges s’égrènent sans fin entre ses doigts décharnés. Sa longue robe verte et sa large ceinture disparaissent presque dans les plis de sa houppelande fourrée — et il fait 30° au-dessus de zéro à l’ombre ! Il porte le turban blanc des imans, et ses pieds jouent à l’aise dans de larges babouches jaunes.

A mon entrée, il se lève, esquisse de la main le salut oriental, m’indique un siège à sa droite et se rassied. Il fait un signe ; un des zaptiés de garde disparaît et revient avec l’inévitable plateau et les non moins inévitables tasses de café. Il roule une cigarette d’excellent tabac de Cavalla, et me la présente ainsi que la pincette à feu. Nous causons, en buvant, de la température, de la récolte des raisins qui s’annonce bonne, d’un ours tué récemment dans la montagne, à quatre heures de la ville, et d’une foule de choses tout aussi intéressantes. Pendant ce temps, les accusés et les prévenus attendent dans le vestibule, bavardent gaiement avec les zaptiés qui les surveillent, et trinquent fraternellement en se passant tour à tour la coupe remplie d’eau.

J’aborde le sujet de ma visite. Le juge m’écoute et ordonne au greffier de lui remettre ma plainte écrite. Celui-ci quitte son siège, se met à quatre pattes sur la natte, au centre des innombrables liasses de papiers qui ont été jetés là, au hasard, au fur et à mesure de leur réception, à la place précise où, après la lecture, on les a laissés choir.

Ainsi accroupi, le greffier, s’appuyant sur la main gauche, se met à trier rapidement de la main droite tous ces documents. C’est un bouleversement qui dure bien dix minutes. Enfin un cri de triomphe se fait entendre : c’est le greffier qui a trouvé ! Ichallah ! Il se redresse en agitant au-dessus de sa tête une large feuille de papier. Cela est bien, en effet, le texte de la plainte par moi adressée. J’admire l’intelligence de cet employé et son adresse dans cette chasse aux documents, car j’aurais, certes ! fait le pari qu’il serait resté bredouille dans cet inextricable fouillis !

Il s’assied alors par terre, les jambes repliées, à la turque, et lit à haute voix mon takrir. Le juge d’instruction l’écoute-t-il ? Je ne sais. Son visage reste impassible et ses yeux ne quittent pas le tébili que ses doigts égrènent méthodiquement.

Le greffier a fini sa lecture. Long silence. Le juge continue à paraître immobile et insensible à ce qui l’entoure. Dormirait-il ? Non, car il se décide à remuer ; il étend les bras et prend le document. Il contemple longuement ce papier auquel il ne comprend rien, ne sachant pas un mot de français. Que fait-il ? il se contente d’examiner le cachet dont il connaît la forme et l’aspect. Puis, sans qu’un muscle de son visage ait tressailli, sans le moindre mouvement du corps, il ouvre la main et laisse tomber mon takrir qui va rejoindre, au hasard, sur la natte, l’amas confus des textes arabes, turcs, persans, arméniens, grecs, russes, etc. Ce magistrat, en ce moment, rappelle à mon esprit les automates de Vaucanson, et c’est avec peine que je réprime mes pensées qui, vagabondes, tiennent absolument à me faire comparer le premier juge d’instruction du vilayet aux pantins articulés des baraques foraines, ornements des fêtes publiques de la banlieue parisienne !

Longtemps ce fonctionnaire étonnant reste immobile, sans même se donner la peine d’abaisser la main de laquelle vient de s’échapper ma lettre officielle. Enfin il se décide à relever la tête. Il ouvre la bouche. Sans doute il va m’entretenir de mon affaire. Erreur ! il commande de nouvelles tasses de café à un nouveau zaptié de garde !

Il faut cependant procéder à l’interrogatoire de mon cawas. Je l’exige. Mais alors je constate ce que l’on m’avait dit depuis longtemps, ce que je m’étais toujours refusé à croire, c’est-à-dire la nullité plus que parfaite du juge d’instruction, homme versé sans doute dans l’interprétation sagace du Koran, mais totalement ignorant des choses de ce monde !

C’est le greffier, arménien jeune encore, intelligent, et désireux d’arriver, qui fait l’interrogatoire, pose les questions, facilite les réponses, et en prend rapidement note.

Le juge d’instruction continue à rester immobile. Dans le pays on appelle cela un « homme de bois ».

De temps à autre, un zaptié vient lui présenter des pièces à signer.

Quel travail ! quelle fatigue ! Le juge prend son cachet, le tient de la main gauche ; de la droite il l’enduit d’encre turque grasse et épaisse ; il le frotte avec lenteur et méthode ; puis il le passe dans sa main droite, pose sur la paume de sa main gauche la pièce à signer et y appuie enfin longuement son cachet. Cela fait, il laisse tomber le papier, — toujours automatiquement ; le zaptié se baisse, le ramasse et l’emporte. Le juge se renfonce dans son fauteuil crapaud avec la lassitude qui résulte de l’accomplissement d’un pénible labeur. Quelle fatigue ! quel travail !

L’interrogatoire de mon cawas fini, le greffier présente à son chef le procès-verbal. Le juge, sans le lire, y appose son inévitable cachet.

J’ai hâte de me retirer.

Mais en sortant, par prudence, je vais voir le pacha. Je fais bien, car il me confirme de tous points mon impression sur l’absolue nullité de son juge d’instruction. Il m’entend, m’écoute, et, le lendemain, au tribunal correctionnel, mon cawas a gain de cause ; son agresseur est condamné à la prison, à l’amende et aux dommages-intérêts. Pek eyi !

IV
L’ÉLÉMENT CHRÉTIEN DANS LES CONSEILS PROVINCIAUX

Depuis la promulgation du Hatt de 1840, chaque communauté a pu se faire représenter au conseil supérieur de sa localité, par un de ses membres élu par elle. Quand les tribunaux de commerce et d’instruction criminelle ont été organisés, le même principe a été mis en pratique.

Il y a à remarquer que par suite de la mise en vigueur de cette mesure, dans certaines localités, où il n’y a par exemple que des Grecs et des Turcs en proportion égale, l’élément chrétien n’est représenté dans les conseils que par un seul individu, tandis que dans d’autres endroits la population chrétienne, composée de 3 à 4 communautés différentes, est, quoique bien moins nombreuse que la population turque, représentée dans les conseils par trois ou quatre membres.

A Brousse, les communautés chrétiennes comptent quatre membres dans le grand conseil provincial. Les chrétiens s’y trouvant en nombre presque égal aux Turcs, auraient dû acquérir une part proportionnelle d’influence dans les décisions. Il n’en est cependant rien[4].

[4] Rapport du consul d’Autriche-Hongrie au chevalier Schwegel, 1872.

Cette concession aux chrétiens était une utile réforme dont on devait attendre les meilleurs résultats. Leur admission dans les conseils devait, en donnant satisfaction à leurs aspirations, les relever à leurs propres yeux et les préparer à l’admissibilité à toutes les fonctions publiques. Cependant, après de longues années d’expériences, on ne trouve pas encore les chrétiens beaucoup plus aptes que par le passé à ces fonctions. Leur présence dans les conseils n’a servi que bien rarement à l’avantage des communautés chrétiennes, et n’a que bien rarement aussi pu exercer quelque influence dans les discussions d’intérêts généraux.

Faut-il ajouter que les chrétiens n’ont pas su encore comprendre l’avantage des privilèges qui leur ont été accordés, et qu’ils ont manqué d’habileté pour en faire un bon usage ? D’ailleurs, ils ont en général rarement le courage d’une opinion et encore moins souvent celui de soutenir une opinion contradictoirement avec les musulmans ; leur présence dans les conseils ne sert le plus souvent qu’à sanctionner des décisions auxquelles ils n’ont pris aucune part.

Dans les questions d’intérêt privé entre deux individus de deux communautés, on voit presque toujours les membres chrétiens des conseils se poser moins en juges impartiaux qu’en défenseurs obligés et naturels de leur coreligionnaire respectif. En présence d’un intérêt turc en jeu, ils se taisent. Dans les questions d’intérêt public, on ne les voit prendre aucune initiative et on les trouve presque toujours indifférents. Dans les questions d’intérêts chrétiens, on les trouve le plus souvent divisés par l’antagonisme et les rivalités de race, qui, parmi les diverses communautés chrétiennes, ne le cèdent en rien aux rivalités entre chrétiens et musulmans.

On accuse souvent les turcs de fanatisme ; les populations chrétiennes de ce pays méritent au moins autant qu’eux ce reproche ; les grecs surtout, et selon moi, il n’y a pas chez eux le même esprit de tolérance pour le modifier comme chez les turcs[5].

[5] Rapport précité.

Les chrétiens n’ont jamais été admis dans les conseils sur un pied de parfaite égalité avec les membres musulmans. Ils n’ont presque jamais été nommés d’une manière régulière. Ce sont le plus souvent des personnes de la convenance des autorités locales, et désignées au choix de leurs coreligionnaires, pour remplir auprès d’elles le rôle d’automates ou de conseillers complaisants.

Dans ces conditions, les membres chrétiens ne paraissent briguer leurs places au conseil qu’en vue de servir leurs intérêts privés. Les dispositions qui animent les turcs dans l’exercice des fonctions publiques ne sont d’ailleurs pas plus édifiantes, et sur le terrain de l’intérêt privé, on voit le plus souvent turcs et chrétiens se réunir et s’entr’aider ; une opinion complaisante en vaut une autre à l’occasion.

Tel est le rôle des chrétiens dans les conseils provinciaux depuis longtemps ; telles sont aussi les dispositions générales des membres musulmans et chrétiens dans ces conseils.

Les chrétiens ne manquent cependant pas de se récrier contre la situation secondaire faite à leurs représentants dans les conseils ; mais de tous ceux qui ont passé par ces fonctions, aucun n’a su faire preuve d’assez d’indépendance, d’impartialité, de courageuse énergie, pour pouvoir contribuer à l’améliorer.

La profonde misère qui règne dans toutes les classes de la population et qui résulte d’une longue série de manque de récolte, du poids énorme des impôts et des charges supplémentaires qui pèsent sur elles contribue beaucoup aussi à leur démoralisation et à leur découragement ; avec le sentiment de leurs droits, elles semblent avoir perdu la conscience de leur devoir.

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