En Turquie d'Asie : $b notes de voyage en Anatolie
PRÉFACE
Ce n’est point ici ce que l’on est convenu d’appeler un voyage en Orient. Depuis trop longtemps on a usé et abusé de ce titre, et le besoin d’un nouvel ouvrage, purement descriptif, sur Constantinople n’apparaît pas encore.
A quoi bon d’ailleurs chercher à recommencer ce qui a été fait si souvent et si bien ?
Est-ce que le ciel d’Orient n’est pas toujours aussi bleu ? Est-ce que les nuits d’Orient ne sont pas toujours aussi diaphanes ? Est-ce que les femmes turques ne sont plus toujours aussi belles qu’altières ? Est-ce que les grecques commenceraient à perdre les formes légendaires de la Vénus de Milo et deviendraient farouches et sévères ? Est-ce que les arméniennes, si jolies d’ailleurs, cesseraient, par hasard, de prendre de l’embonpoint en prenant de l’âge ? Est-ce que les fleurs d’Orient n’auraient plus les mêmes parfums ? Est-ce que les champs de roses se refuseraient à fleurir, à fournir les essences et les confitures ?
Non, assurément.
Serait-ce alors que les Turcs commenceraient à abandonner leur flegme oriental qui n’a d’égal que celui des gens du Nord ? qu’ils se montreraient intolérants envers les nombreuses sectes qui émaillent leurs territoires ?
Encore moins !
Alors, est-ce que les derviches hurleurs hurleraient maintenant différemment et sur des tons musicaux plus élevés, — ce qui est difficile, — ou plus bas, — ce qui satisferait les oreilles délicates ? Est-ce que les derviches tourneurs tourneraient à présent de gauche à droite au lieu de tourner de droite à gauche ?
Ou bien, est-ce que le timeo Danaos… a cessé de s’appliquer aux Grecs ? Est-ce que les Turcs sont aujourd’hui honnêtes en raison directe de leurs rapports avec les Européens, au lieu qu’hier c’était en raison inverse ? Est-ce que le soldat turc a cessé d’être brave ? Est-ce que les capitulations ont été supprimées ou revisées ? Est-ce que l’étranger, quel qu’il soit, en Turquie, est inquiété ? et cesse-t-il de se prévaloir de sa nationalité pour se refuser à payer la patente ?
Non. Toutes choses sont restées les mêmes. Le bazar de Stamboul est toujours celui que Gautier a si bien décrit ; les marchands juifs, grecs, arméniens en sont tout aussi voleurs ; les chiens conservent pieusement les traditions de leurs pères dépeints par Gérard de Nerval et continuent dans les voies de Constantinople leur rôle, modeste mais utile, de balayeurs publics.
Non, Constantinople n’a pas changé ; elle est toujours, dans sa jeunesse éternelle, telle qu’on nous l’a tant de fois racontée.
Mais est-ce là tout l’Orient ? n’en serait-ce pas simplement le vestibule, ou plus exactement l’antichambre, antichambre où se présentent, se coudoient, se regardent d’un œil torve et affamé, et cherchent à gagner les huissiers, tous les aventuriers, chrétiens raias ou autres, qui flairent un bon morceau dans l’intérieur de la maison ?
Cet intérieur, c’est la Turquie d’Asie.
C’est là que je conduirai le lecteur qui voudra bien me suivre. Quant à ceux qu’effrayeraient les ennuis inévitables d’une lointaine excursion, je les rassurerai en leur disant qu’ils ne feront que visiter l’Anatolie, trait d’union entre les provinces d’Europe et celles d’Asie.
Mais si la traversée du Bosphore est courte, la différence qui existe entre les mœurs de l’une et de l’autre rive est grande.
A Constantinople, en effet, il est difficile de voir le Turc sous son véritable aspect, avec sa nature propre, dans toute son autochtonéité, s’il est permis de s’exprimer ainsi : à Péra et à Galata il affecte trop les allures européennes, à Stamboul on n’en peut rien savoir, car il ferme son intérieur. Ici il se méfie et n’ouvre pas sa porte ; là, en contact permanent avec les chrétiens, il courbe la tête, il se sait débiteur et il fait bonne mine à ses créanciers.
En Asie il en est différemment. Le Turc est ici chez lui, bien chez lui. Il ne craint point l’expulsion, comme à Constantinople. Il ne dédaigne point de se montrer à l’étranger sous son véritable aspect. Ne redoutant rien, — pour le présent du moins, — il entrebâille assez facilement ses portières ; il se fait voir hospitalier ; il ne cache ni ses qualités ni ses défauts ; il apparaît bien réellement tel que la nature l’a créé ; il est lui.
Et, — fait à remarquer, — plus on s’éloigne des côtes, plus on avance dans l’intérieur, plus on se prend de sympathie pour cette race, rebelle en réalité à ce que l’on appelle en Europe les progrès de la civilisation, mais possédant d’instinct les vertus primordiales de la nature humaine — bravoure, honnêteté, justice et charité — qui rayonnent au-dessus des conventions sociales avec le même éclat que le soleil sur notre planète.
Ce n’est point là un paradoxe. J’en appelle à tous ceux qui ont visité l’intérieur de la Turquie d’Asie. N’ont-ils point observé que les hommes de race turque sont d’autant meilleurs qu’ils ont eu moins de rapports avec les Européens ?
Dans une note de Childe Harold, lord Byron dit : « Les Ottomans, avec tous leurs défauts, ne sont pas méprisables ; égaux au moins aux Espagnols, ils sont supérieurs aux Portugais. S’il est difficile de dire ce qu’ils sont, il est aisé de dire ce qu’ils ne sont pas ; ils ne sont pas trompeurs, lâches, assassins ; ils ne brûlent pas les hérétiques ; ils sont fidèles à leur Sultan jusqu’à ce qu’il devienne incapable de régner, et à leur Dieu, toujours, sans inquisition. »
Le comte de Marcellus, dans ses Souvenirs d’Orient, parle de même : « Pourquoi calomnie-t-on ce peuple ? dit-il. — C’est qu’il n’est pas connu ; c’est qu’il faut avoir vécu avec cette nation et étudié à dessein ses habitudes, en avoir même ressenti les effets et l’influence pour la deviner. C’est qu’il faut chercher longtemps le sens de sa politique et de sa religion ; enfin méditer ce Koran, qui cache sous une véritable poésie de sages préceptes empruntés à notre Évangile. »
Je pourrais citer bien d’autres autorités et d’aussi illustres. Le malheur, c’est que l’on aurait beau arriver les mains pleines, il y a fort à parier que la masse préférerait continuer à accepter les traditions courantes, fussent-elles même mille fois fausses et erronées.
C’est bien plus commode !
Et d’ailleurs ne professe-t-on point généralement en France une excessive indifférence pour toutes les questions de politique extérieure ?
Non seulement ces questions on ne les connaît qu’imparfaitement ou pas du tout, mais bien plus on affecte de ne vouloir point s’en occuper.
Homo sum : humani nihil a me alienum puto
cela semble n’être point compris en France.
Jouissant d’un bien-être moyen général, les masses se renferment, égoïstes, chez elles, se tamponnent les oreilles pour éviter les bruits extérieurs, ferment les yeux, se laissent vivre paresseusement, — si l’on peut appeler vie cette végétation ! — n’ont d’autre objectif que de couler le plus tranquillement possible le temps présent, sans songer que ce présent peut être menacé demain par ces bruits que l’on s’est refusé à entendre, par ces faits que l’on n’a pas voulu voir.
Que si par hasard une question extérieure vient à surgir et force les somnolents à secouer leur torpeur, comme ils ne possèdent point les notions élémentaires de la science qui règle les rapports des peuples, ils se trouvent à la merci d’intérêts particuliers ou dynastiques, acceptent docilement les idées les plus contraires à leur bien réel, sacrifient, par exemple, le sang de leurs enfants, en Italie, au Mexique, sous couleur du principe des nationalités, et ne s’aperçoivent pas qu’ils ont ainsi légitimé par avance les conquêtes que l’on fera plus tard sur eux-mêmes en leur retournant ce principe.
Ou bien, d’autres fois, on les verra se prendre d’un beau zèle pour les souvenirs classiques, et faire de la diplomatie sentimentale et archéologique, — étranges contradictions ! — en faveur, par exemple, des descendants de Périclès !
Le tout, sans règles, sans mesure, sans savoir au fond ce dont il s’agit.
Ils ont tellement peu claire la notion exacte de ce qui peut leur être utile ou leur nuire au delà des frontières, qu’ils en arrivent parfois à sacrifier à des rancunes d’ordre intérieur les plus évidents de leurs intérêts à l’extérieur. On l’a bien vu lors des derniers événements d’Égypte. Par esprit d’hostilité, ou de crainte, envers un homme, qui fut tout ensemble une force et un patriote, on a jeté par-dessus bord tout le bagage de notre influence sur les contrées du Nil, — un fardeau assurément pour des bras débiles ! — sans réfléchir au contre-coup qui en atteindra fatalement notre prépondérance sur le littoral africain et les côtes asiatiques. Ils ont cru sans doute avoir fait là œuvre d’autant plus glorieuse que le vaincu était plus illustre :
Si encore cette indifférence ne portait préjudice qu’à ceux qui la professent, il n’y aurait vraiment là pas grand mal, et ce serait justice qu’ils en supportassent seuls les conséquences. Mais ce qui est grave, c’est qu’elle engage les générations suivantes, qu’elle pèse de tout son poids sur l’avenir de la patrie.
Ils ne s’aperçoivent point que ce qui caractérise la force d’une nation, ce n’est pas seulement le développement de son outillage national à l’intérieur, c’est aussi et surtout la faculté de pouvoir, suivant ses intérêts du moment, diriger cet outillage au loin, lui offrir des débouchés certains, des marchés assurés ; et celui-là seul trafique avantageusement qui sait constamment faire preuve, sous toutes les latitudes, d’activité et d’énergie.
Ils ne s’aperçoivent pas davantage que, en plus de ces bénéfices matériels tout de suite appréciables, le développement que prend une nation à l’extérieur a cet effet immédiat de donner, à l’intérieur, une impulsion nouvelle et plus considérable au sentiment public, d’entretenir le patriotisme comme un feu sacré sans cesse ravivé !
Ils ne s’aperçoivent pas non plus que si la prudence est une qualité, son excès est un défaut, qu’en continuant à s’isoler ils laissent libres pour les voisins les vastes champs où se peut développer leur activité, et qu’ils ne devront s’en prendre qu’à eux-mêmes si, le jour où ils voudront sortir de la maison, ils trouvent toutes les avenues gardées.
O ignorance !
Quel que soit l’aveuglement de ces ignorants par excès d’indifférence, quelle que soit aussi la compassion que l’on éprouve envers ceux qui marchent ainsi volontairement à leur ruine personnelle, ce n’en est pas moins un devoir étroit pour qui voit ou croit voir clair, de ne laisser échapper aucune occasion de leur dire la vérité et de rappeler à ces nonchalants d’esprit qu’il ne leur est pas permis de gaspiller comme ils le font le patrimoine national.
Que s’ils continuent ainsi à compromettre l’avenir matériel de la France, son prestige et son honneur, il pourra très bien se faire que prochainement on les interdise politiquement pour cause d’incapacité notoire, et si on leur fait payer, en plus des dépens du procès, les indemnités légitimes, ce ne sera que justice.
Ce jour-là, — et pour le bien du pays il est à désirer qu’il arrive le plus tôt possible, — ceux qui l’auront amené de par leur nullité devront s’estimer fort heureux si la nation, dans sa traditionnelle mansuétude, ne les poursuit point au criminel. Car l’ambition est un crime lorsque la vertu et les talents ne l’accompagnent point. Or, j’ai beau chercher, je ne vois dans notre personnel politique, hélas ! qu’en quantité minime les vertus et surtout les talents.
Aussi le résultat est-il celui-ci : l’isolement de la France de ce que l’on appelle par euphémisme le concert européen, isolement qui ne nous permet pas de jouer notre rôle, qui nous interdit de faire prévaloir nos justes droits et ne nous laisse pas même obtenir des conditions avantageuses dans les plus simples traités de commerce que nous négocions !
Ne suffit-il pas, hélas ! de passer la frontière pour voir comme ce grand nom de la France a perdu de son éclat, comme on n’a plus pour nous qu’une sympathie basée sur d’anciens souvenirs et par suite tirant peu à conséquence quant au présent ; comme on nous raille, comme on nous bafoue, comme on te met en croix, pauvre patrie ! sur la foi des aimables sceptiques qui te représentent généralement encore à l’étranger et qui, hostiles aux idées républicaines, sont assez peu patriotes pour discréditer la France en se moquant agréablement de la République !
Il est temps vraiment que cette comédie finisse. Il est temps qu’une autorité puissante vienne mettre à la raison et fasse rentrer dans le rang ces « ministres intègres, conseillers vertueux », qui ne pouvant plus « piller la maison » s’évertuent à la diffamer. Il est grand temps que la République se donne enfin un gouvernement fort qui mette un terme, à l’intérieur, à nos querelles de mots et de politique byzantine, et qui, à l’extérieur, restitue à la France la considération à laquelle elle a le droit de prétendre.
Et il faut le dire hautement, sans crainte, ce prestige qu’il nous importe de reconquérir ce n’est pas en émiettant nos forces, en les dispersant au hasard sur tous les points du globe que nous le retrouverons.
Nous ne sommes plus malheureusement assez puissants pour agir ainsi sans nous affaiblir ; nous n’avons plus les bras assez solides pour ne pas mal étreindre à vouloir trop embrasser.
Certes aller au Congo est une belle chose et qui plaît par son côté mystérieux ; Madagascar aussi ne manque pas de charmes, et le Tonkin est supposé être aussi plein de ressources que d’imprévu.
Mais n’est-ce point là réellement de la fantasmagorie de politique extérieure ? Cela repose-t-il sur un principe, sur une idée pratique ? Quand on aura dépensé, — toujours pacifiquement, c’est entendu en théorie, — l’argent et le sang français pour ouvrir de nouveaux débouchés commerciaux à l’activité des peuples civilisés, qui en profitera ? Pouvons-nous espérer que ce sera nous qui coloniserons ces nouvelles conquêtes de la civilisation et qui en monopoliserons avec avantage le commerce ?
Est-ce nous qui serons assez âpres au gain, assez audacieux, assez habiles, assez forts pour nous maintenir en maîtres dans l’autre hémisphère, — nous qui faisons preuve d’une si grande hésitation lorsqu’il s’agit de l’extension, ou simplement de la sauvegarde, de nos droits acquis, de nos intérêts, là, à deux pas, presque chez nous, dans le bassin de la Méditerranée.
Et cependant, n’est-ce point sur les rives de cette mer, que l’on a cessé d’appeler le grand lac français, que notre intérêt bien entendu nous commande politiquement et commercialement d’accumuler nos forces, nos capitaux, de donner libre cours aux multiples ressources dont la nature a si généreusement gratifié notre pays et notre race ?
Est-ce que nous n’obtiendrions pas un résultat pratique plus immédiat et plus considérable en condensant sur les côtes d’Afrique et d’Asie, de Tanger à Port-Saïd et de Jaffa à Stamboul, toutes ces parcelles d’activité que nous sommes disposés à dépenser aux quatre coins du globe ?
Est-ce que le nord de l’Afrique, est-ce que la Turquie d’Asie ne sont pas des champs qui s’indiquent d’eux-mêmes au commerce français, champs encore bien moins exploités qu’on ne le croit communément ?
Est-ce que ce ne devrait pas être notre devoir d’encourager vers ces contrées fertiles et salubres un courant d’émigration ? de mettre à la portée des intéressés tous les renseignements utiles concernant les productions, l’industrie, le commerce ? de faciliter la création de colonies agricoles, l’obtention de concessions minières, le développement des moyens de transports ? et surtout de faire en sorte que le colon, aussi éloigné soit-il de la mère patrie, lorsqu’il voit hisser au mât de pavillon du consulat les couleurs nationales se sache protégé et soutenu efficacement ?
Oui, au lieu de laisser vagabonder nos esprits à deux mille lieues en avant, regardons à nos pieds. Au lieu d’imaginer de folles aventures, qui ne sont plus de notre envergure, bornons-nous à concevoir des projets pratiques et utiles.
Nous n’avons qu’à nous baisser pour ramasser des lauriers pacifiques, et nous abandonnerions cette récolte facile pour aller tenter des semailles dans l’inconnu ! O la fable toujours vraie de la proie et de l’ombre !
Concentrons toutes nos forces, toutes nos ressources, notre esprit, notre activité vers ce nord de l’Afrique dont une partie est déjà nôtre, vers cette Turquie d’Asie, encore si peu exploitée et si riche en productions de toutes sortes. Développons notre commerce en Tripolitaine, en Égypte, en Syrie, en Anatolie.
Nous retrouverons ainsi notre prestige qui va s’effaçant. Nous reprendrons l’influence à laquelle nous donne droit notre double position sur la Méditerranée. Et, avec un peu d’habileté, nous serons bientôt si nettement installés, de Gibraltar aux Dardanelles, que notre prépondérance s’établira d’elle-même, indiscutable.
Alors, ayant à nos pieds un point d’appui aussi solide, nous pourrons redresser fièrement la tête.
Alors, si par hasard le soin de notre honneur ou notre intérêt nous appellent sur un point quelconque de la planète, que ce soit au Congo ou au Tonkin, il ne sera même plus nécessaire de nous déranger, il suffira de parler haut et on nous écoutera, comme on écoute toujours les puissants.
Oui, cette politique méditerranéenne est, à mon sens, une des plus conformes à nos intérêts immédiats ; elle est simple, logique, avantageuse ; elle doit donner des résultats. Et c’est parce que j’ai cette conviction que je publie ces notes sur la Turquie d’Asie, m’estimant très heureux si j’indique à l’activité française des débouchés peu connus.
E. D.