Intermèdes
MAURICE BARRÈS ET SA PENSÉE RELIGIEUSE
La colline inspirée
J’ai relu ces jours-ci, à loisir, comme elle le mérite, cette œuvre haute et singulière. Les idées qui la supportent, les figures qui s’y développent se sont façonnées et liées lentement dans une âme méditative, jusqu’à ce que leur ensemble ait pris la cohésion, l’ampleur d’un poème symphonique où l’on perçoit sous la mélodie dominante les sonorités multiples de motifs accidentels et néanmoins profonds. Maurice Barrès a voulu concentrer autour des Baillard et de la colline mystique toute la geste du pays lorrain ; quand bien même ses personnages sont un peu minces pour loger la richesse des sens qu’il lui plut d’accumuler en eux, la force grave de son lyrisme les soutient dans des aspects héroïques interrompus seulement par des phases de « platitude » et de triviales misères. Sur le « mamelon herbu qui marque le plus haut point de la colline », il a vu, à travers le vent et la pluie d’automne, monter les ombres tristes des trois prêtres hérésiarques. Ce qu’il a pu ranimer de leur histoire authentique, ce qu’il en a deviné par son intimité native avec la campagne lorraine, il le retrace en traits sûrs et concis, selon sa manière d’interpréter moralement les faits et d’en construire une idéologie. D’un crayon décisif il indique l’essentiel de leur vie extérieure, mais dégage plus encore les mouvements de leurs âmes associés aux vibrations des paysages, à l’âpreté des mœurs traditionnelles et surtout aux vertiges d’un mysticisme déréglé.
Si l’on veut pénétrer les déviations mentales d’un hérétique, il faut suivre le vintrasien Léopold Baillard en ses frénésies douloureuses et tenaces. Barrès a supérieurement exposé le désordre de cette intelligence croyante qui répudie tout médiateur et toute hiérarchie. Dans la mise en valeur d’un tel caractère rien n’était plus difficile que d’exprimer sans parti pris d’aversion ni complaisance sentimentale l’amalgame d’absurdité et de foi splendide, de grandeur et de ridicule inhérent à ses actes. Lorsque, dénué de ressources, il va mettre aux pieds d’une statue de Marie la bourse des quêtes, dans l’espoir qu’un miracle la remplira, son élan serait admirable s’il partait d’une confiance humble et non d’un orgueil d’illuminé. Ailleurs, quand il se raidit contre l’amertume des opprobres en se comparant au Christ insulté par la populace, c’est l’orgueil aussi qui change un sentiment sublime en une illusion démente. Après « l’Année noire », qu’il avait prophétisée avec enthousiasme — car le fanatique, observe Barrès, reçoit de ses visions un surcroît d’énergie, alors même qu’elles le terrifient, — il prononce un mot d’une surprenante clairvoyance, mais où se soulage son amour-propre exaspéré :
« Les Français n’ont pas été assez malheureux… C’est à recommencer. »
L’art de Barrès, sobre et dédaigneux des gros effets comme des analyses pesantes, laisse sentir par de simples, mais fortes notations, en quoi ce révolté verse dans le faux, et d’autant plus qu’il se croit dans le vrai, qu’il s’engage sans cesse sur la lisière du droit sentier pour en ressortir à l’instant. Et les désastres de ses ambitions, au lieu de lui rendre une vue nette de ses erreurs, l’y emmurent plus obstinément. Il a beau, avant de mourir, signer une rétractation ; son idée fixe ou plutôt la volonté fanatique de Vintras s’entête à le dominer. Il ne veut ni ne peut comprendre qu’il s’est trompé :
« Vintras, tu as passé par ces épreuves. » Telle est sa parole suprême.
Cette tragédie d’une âme insoumise me semble d’un prodigieux attrait ; elle eût été pourtant plus poignante si l’écrivain y avait infondu les terreurs et les extases d’une foi dont il aurait l’immédiate expérience. En plus d’un épisode, il fait entrevoir la présence possible d’un agent démoniaque : c’est la nuit, dans la Chartreuse de Bosserville, où Léopold « sent quelque chose entrer et s’arrêter auprès de son lit… Ce qu’il sentait là, près de lui, vivant et se mouvant, c’était abstrait comme une idée et réel comme une personne… Et, le plus odieux, c’est que cette chose, il ne pouvait la fixer nulle part. Elle ne restait jamais en place, ou plutôt elle était partout à la fois, et s’il croyait par moment la tenir sous son regard, dans quelque coin de la chambre, elle se dérobait aussitôt pour apparaître à l’autre bout ». C’est la tentative diabolique de Sœur Lazarine[89] voulant séduire l’Abbé Florentin. Ce sont les simagrées mêmes de Vintras, ces exhibitions d’hosties sanglantes ou parfumées, de calices vides tout d’un coup remplis de vin, supercheries probables d’un bateleur — autrement, on devait y reconnaître des phénomènes d’un satanisme effrayant ; — mais, en racontant ces faits étranges, Barrès observe l’attitude d’un historien poète que son sujet captive, il n’éprouve ni de donne l’appréhension d’une réalité surnaturelle.
[89] Barrès a très bien senti, mais montre discrètement qu’une exaltation mystique sans contrainte pouvait aboutir, chez les femmes surtout, à des fureurs hystériques et à des égarements charnels.
Quelle est donc au juste sa pensée devant ces visionnaires ? Outre la poésie lorraine de leur histoire, était-ce une curiosité de psychologue qui l’attirait à s’y enfoncer ? Ou bien poursuivait-il cette investigation en homme troublé par les problèmes de l’Invisible et qui veut au moins voir clair dans la notion qu’il s’en fait ?
Après la campagne que nul, à sa place, n’eût menée à bien et qu’il a soutenue avec une ténacité si noble en faveur des églises, beaucoup de catholiques attendaient la Colline inspirée comme un livre où s’attesterait une volonté de croire, où celui qui s’évertue à sauver les murs et les voûtes du sanctuaire entrerait dans la nef pour s’agenouiller. Ils ont été déçus ; certains même — et ceux-là ont eu tort, je crois — se sont scandalisés que des prêtres et des religieuses apparussent en des postures de déchéance et d’indignité. Pour moi, je n’ai point eu d’étonnement, vu la position déjà prise par Maurice Barrès devant l’Église et ses dogmes, et qu’il n’a pas encore dépassée.
La Colline inspirée me produit, avant tout, l’impression d’une enquête intérieure poursuivie par le moraliste sur son mode de religiosité et d’orthodoxie positiviste ; je l’y retrouve avec cette combinaison de fantaisie lyrique, voluptueuse et d’intellectualisme dont il s’affranchira peut-être un jour.
Au début du livre, l’idéalisme renanien pèse davantage sur son esprit ; « L’âme ! Le ciel ! écrit-il p. 17, vieux mots dont la magie garde sa force ! » On croirait réentendre avec un autre son la phrase fameuse : « Dieu ! l’âme ! l’immortalité ! tous ces bons vieux mots ! »… Seulement Renan ajoutait : Un peu lourds peut-être, et ceci, Barrès ne le penserait plus.
Il s’est rendu compte que l’adoration religieuse est nécessaire aux âmes, et il accepte le catholicisme en tant que ses principes répondent à nos besoins actuels de civilisés et de Français. Mais, dans la religion, il admet la croyance elle-même, non l’objet de la croyance. D’où le malaise que nous cause plus d’une page de la Colline inspirée. A nous qui possédons la Face vivante de l’Homme-Dieu et de sa Mère, que nous importent Rosmertha, la grâce équivoque et défunte de l’Hermaphrodite, et toutes les fausses images évanouies devant la clarté du Christ !
Le poète écoute les Symphonies sur la prairie, le chant qui sort de deux âmes, celle de l’enthousiaste sans loi, et celle du prêtre fidèle à la règle. Il perçoit avec délices leur alternance et serait affligé si, « en ce drame musical », l’une des deux parties manquait. Qui des deux a raison contre l’autre, le Père Aubry ou Léopold ? En fait, la droiture de Barrès n’hésite pas ; il conclut à la nécessité salutaire de l’orthodoxie, et présente comme juste, si dure qu’elle soit, la condamnation du schismatique. Seulement, il ne reconnaît point l’essence éternelle et absolue de la hiérarchie, cette émanation de l’autorité du Verbe, allant du Consécrateur invisible à l’évêque qui consacre le prêtre, et du prêtre à la communion des fidèles. La chapelle, dans l’Épilogue, nous dit :
« Visiteurs de la prairie, apportez-moi vos rêves pour que je les épure, vos élans pour que je les oriente… Je prolonge la prairie, même quand elle me nie. J’ai été construite, à force d’y avoir été rêvée… Qui que tu sois, il n’est en toi rien d’excellent qui t’empêche d’accepter mon secours… Nous avons été préparés, toi et moi, par tes pères[90]. Comme toi, je les incarne… »
[90] Entre cette conception et celle de Charles Maurras on a signalé des analogies. L’une et l’autre coïncident, en effet, sur ce point. Mais, dans l’ensemble, les tendances religieuses de Barrès contredisent les principes de Maurras, puisqu’il fait une large place au « sentiment ».
Sous l’éloquence de ce langage persiste l’inadmissible idée que le catholicisme, comme tout autre système religieux, a été préparé par les rêves des générations et constitué par une loi toute naturelle d’ordonnance et de discipline, en d’autres termes, qu’il n’est pas vraiment divin, au sens où nous y croyons.
Il y a pourtant, au seuil du même Épilogue, un passage qui laisse percer, chez Maurice Barrès, une inquiétude mystique plus sérieuse, c’est en sa réflexion sur les saisons qui recommencent :
« Combien de fois me sera-t-il donné de tourner dans ce cercle qui, moi disparu, continuera infatigablement ? »
L’énigme de la mort s’offre sur son chemin, et il ne fuit pas devant elle. Le seul endroit de la Colline inspirée où l’émotion de l’écrivain impose un tour de vérité à son expression de la foi catholique, n’est-ce pas l’admirable chapitre qui raconte la fin du vieux Baillard réconcilié ?
Après une telle œuvre, je ne vois pour son art qu’un moyen de grandir. Dieu ne lui a pas fait largesse de si beaux dons uniquement afin que son âme « se donne en spectacle à elle-même ». Ce musicien prestigieux est attendu aux orgues saintes où peut seule résonner la mélodie des certitudes. Avant d’y poser ses doigts, il lui reste à prier avec nous pour que l’Esprit descende en lui.