Intermèdes
LES POSSIBILITÉS DU ROMAN CATHOLIQUE
Il ne sera jamais superflu de le redire : de toutes les formes littéraires, la plus ardue, c’est le roman. Nulle autre ne requiert la mise en jeu d’éléments si complexes ni une telle constance de vérité créatrice. L’œuvre romanesque, parfaite comme est parfait, au théâtre, Œdipe-Roi, semble un prodige encore à naître. Un bref roman d’analyse, une idylle, un récit fantaisiste peuvent donner l’illusion d’un ouvrage sans défaut. Mais, lorsqu’un vaste sujet entrelace des caractères et des milieux, fait surgir, au-dessus de figures multiples et d’une masse d’épisodes, une grande idée vitale, cette entreprise équivaut à vouloir introduire dans le plan du réel un système de forces, presque un monde incréé.
Pareille audace reste forcément inférieure à son objet. Elle a plus de chances encore de ne point l’atteindre, si l’artiste veut faire tenir en une synthèse les relations du visible avec l’invisible, s’il est un romancier catholique et mystique.
Nous vivons dans la sphère des apparences. Elles retiennent l’imagination par tout le poids de leurs attraits ; ou bien elles l’oppriment par la terreur et le dégoût. Pour les dominer, il faut les avoir scrutées sous la lumière des régions divines ; il faut aussi les avoir bien vues d’un regard qui observe afin de représenter fidèlement.
Le romancier catholique doit être tout ensemble un réaliste et un surnaturaliste. Je dis réaliste, non point naturaliste. Catholique et naturaliste, ces deux mots hurlent de se voir ensemble. Le naturaliste s’attache au fait pour le fait ; il se pose devant la création comme un clerc de notaire inventoriant un mobilier ; ou, s’il la considère en philosophe, c’est, asservi à un dur système ; il saisit dans l’homme l’animalité ; il constate les tares ataviques, la mesquinerie des habitudes, la hideur des vices. Quand il note les caractères d’un milieu, il n’a souci que d’ajouter quelques fiches au dossier humain ; il se donne la volupté stérile de construire une figuration. S’il se penche avec sympathie sur la misère de ses personnages, s’il y reconnaît la sienne, il peut vivifier d’un souffle douloureux ces ombres qui s’agitent dans le vide. La Sapho d’Alphonse Daudet, la Germinie Lacerteux des Goncourt sont des témoignages probants, comme une confession, sur la déchéance où peut glisser une pauvre âme dans l’abandon. La vie lui paraît le plus ennuyeux des non-sens. Le monde se dresse contre elle, comme une machine stupidement implacable, pour l’écraser. La mort lui reste, seule fenêtre entre-bâillée sur le libre espace. C’est pourquoi tant de romans naturalistes, depuis Madame Bovary, finissent, d’une manière inévitable, par un suicide. Les casiers de l’observation naturaliste ressemblent à ces geôles suffocantes où Sainte Thérèse, dans sa vision de l’Enfer, se sentit bloquée, sous un plafond si bas, entre des parois si étroites qu’elle ne pouvait se tenir debout ni s’asseoir ; et, naïvement, elle s’étonnait qu’au sein de ténèbres opaques on pût distinguer toutes les choses affreuses pour la vue. Image de damnation qui n’est pas un mensonge, quand le romancier considère la société moderne, en son désordre et son athéisme. Les âmes ne peuvent plus même jeter le cri de leur détresse :
Si, par intervalles, le naturaliste et le réaliste catholique ont l’air de se rejoindre, c’est dans la nausée des laideurs. Mais le premier n’y reconnaît que le jeu accidentel de forces inconscientes ; l’autre y découvre les suites du péché ; au bout des drames les plus atroces il voit entreluire la Rédemption. L’art du naturaliste est un miroir qui réfléchit de mornes surfaces ; celui du réaliste chrétien pénètre jusqu’à la substance et aux racines des événements.
Le naturalisme est tellement inhumain que ses fanatiques eux-mêmes n’ont guère pu s’y confiner. Flaubert s’abîma dans une sorte de nihilisme idéaliste, celui que le Diable, au plus aigu de la tentation, souffle à l’oreille de Saint Antoine : Peut-être qu’il n’y a rien. Zola devait aboutir au songe millénariste, puéril et grossier, d’une humanité innocente, heureuse par la satisfaction de ses appétits.
La notion de substance, seul, le catholique en possède la ferme plénitude. Il révère en toutes les choses de ce monde la main divine qui les crée et les sauve. Il admire « les lys des champs », comme Jésus les admirait, vêtus plus splendidement que Salomon sur son trône.
Jésus n’apportait pas aux hommes une chimère de perfection. Il voulait réellement souffrir et mourir. Vere passum, immolatum.
La foi en la Présence réelle demeure le fondement du réalisme catholique.
C’était l’amour du Christ uni à la terre dans le pain et le vin de l’Hostie qui jetait Saint François en contemplation devant les plus infimes créatures et lui faisait parfois embrasser avec des pleurs de joie les arbres ou les rocs dont le Seigneur a dit que, si les hommes se taisaient, leurs pierres crieraient sa gloire.
L’homme étant conçu comme l’image de Dieu, l’artiste s’appliqua plus exactement à la vérité de la ressemblance[107].
[107] Il serait facile de montrer que tout réalisme profond part d’une intention religieuse. Ainsi, dans l’art égyptien.
De là, chez l’artiste chrétien, un sens de la beauté céleste, un sens de la laideur aussi que le paganisme n’avait point soupçonné. Car le péché déforme la ressemblance divine ; le Démon y superpose son affreuse empreinte.
Et nous ne songeons pas seulement à la vérité des contrastes, à l’exactitude plastique. Le plus important, c’est l’intérieur de l’homme, l’éternel conflit dont il est le champ de bataille, le mystère des perspectives surnaturelles où se prépare le dénouement.
Réalisme et surnaturalisme ne font qu’un.
Appliquées au roman dont les formes ont une autre souplesse que le théâtre ou le poème lyrique, les possibilités de l’art chrétien sont immenses. Il semble étrange qu’on les ait si peu explorées.
Certains romans du moyen âge — ainsi Perceval le Gallois — proposaient des fictions taillées, si l’on peut dire, en plein drap, dans le dogme, et pleines de symboles mystiques. Raymond Lulle, dans son Blanquerna, inspiré, croit-on, d’un roman hindou, suivit l’histoire d’un homme jeune qui s’aventure à travers le monde, en quête de bonheur et de sagesse ; il se marie, puis entre dans un monastère ; il devient ensuite un prélat, un cardinal ; il est élu Pape ; après quoi il se retire loin du monde ; ermite au fond d’un bois, il goûte enfin la béatitude. Les Espagnols ont souvent imité ce type de roman qui peut esquisser toutes les conditions sociales, peindre des milieux, des sentiments multiples, se faire varié comme la vie même.
Cependant le genre, dès le moyen âge, fléchissait vers une frivolité mondaine. On y cherchait ce qu’on y cherche trop encore, un éphémère amusement. La plupart des sujets tournaient, comme des écureuils dans leur cage, à l’intérieur de cette monotone intrigue : un tel sera-t-il l’amant d’une telle ? Ils allaient de l’amour héroïque à l’amour idyllique, laissant aux récits des contes les licences de l’amour grivois.
Nous ne demanderons pas un modèle de roman catholique à l’Amadis ni à l’Astrée, ni au Grand Cyrus, ni même à Don Quichotte, encore moins au Décaméron ou à Pantagruel, bien que les plus idéalistes de ces livres impliquent la civilisation chrétienne avec ses délicatesses, et que Boccace, Rabelais, là même où ils travaillent à corrompre le catholicisme, en restent nourris.
Le seul beau roman qui ait surnagé au XVIIe siècle fut, il est vrai, un roman chrétien ; la Princesse de Clèves repose sur l’idée du renoncement. Mme de Clèves sacrifie un bonheur possible ; elle s’obstine à le repousser, quand la mort de son mari l’a rendue libre. Mais, chez elle, l’amour humain ne s’immole pas à l’amour céleste ; elle assure, avant tout, le repos de sa conscience ; elle a peur de s’engager en de nouveaux liens. Deviendra-t-elle jamais un grand cœur mystique ? Elle est bien plutôt une femme raisonnable qui pèse des risques et se range au parti de l’entière sécurité.
Il eût été prodigieux que le XVIIIe siècle libertin vît surgir un roman chrétien d’esprit. Manon Lescaut aurait pu l’être. Le conflit d’un sentiment profane et d’une vocation pieuse, la rédemption après la chute, le relèvement de la brebis perdue enfermaient la donnée d’épisodes admirables. L’abbé Prévost n’en tira qu’un roman d’aventures trop mollement bâti, où serpente le perfide lieu commun de la courtisane réhabilitée.
Les romans de Voltaire visaient à exterminer toute conception chrétienne de la vie. Candide est le ricanement satanique du désespoir, devant l’énigme du péché. Néanmoins, le blasphème atteste Dieu ; l’homme qui descend jusqu’au fond de sa misère impuissante réveille, même contre son gré, le besoin d’un appel au Rédempteur. Candide est plus près d’une apologétique à rebours que la nouvelle Héloïse ou Paul et Virginie.
Avec sa thèse : La nature est bonne, Jean-Jacques semblait ruiner, dans l’art, les chances d’un renouveau chrétien. La Terreur se chargea de le démentir. Et Chateaubriand, converti, osa prendre le contre-pied de Rousseau ; Atala rétablit au-dessus de la nature la sainte loi du sacrifice. Très imparfaitement, d’ailleurs. Si la mère d’Atala n’avait lié par un vœu imprudent l’avenir de sa fille, les amants s’uniraient en liberté ; nous aurions, avec des horizons plus vastes, une reprise de Paul et Virginie. La contrainte catholique intervient comme un trouble-fête. Un disciple de Rousseau eût estimé qu’elle a tort ; Chateaubriand devait être un peu de son avis. Les parties chrétiennes du roman sont pauvres et sèches d’expression.
De même, ses Martyrs restent une œuvre indécise entre le christianisme et le mensonge païen.
En dépit de ses insuffisances, Chateaubriand ouvrait au roman chrétien d’étonnantes perspectives. Atala et les Martyrs, après le Génie du Christianisme, déterminèrent puissamment cette préoccupation religieuse qui ne sera presque jamais absente de la littérature, au XIXe siècle. Mais, pour trouver ce qui s’appelle un roman catholique, il faut dépasser les temps lamartiniens, Hugo et Balzac lui-même ; il faut aller jusqu’à Barbey d’Aurevilly.
Le romantisme eut, d’abord, cette néfaste action de dissoudre en vague sentimentalité l’élan spirituel. Le sujet de Jocelyn, qui est un roman versifié, offrait la matière d’une profonde étude sur la vie intérieure d’un prêtre. Or le livre se réduit à de verbeuses descriptions, à des effusions lyriques. Sauf en deux ou trois épisodes où se dessine le drame, la pensée du poète ne se concentre pas vers le dedans des êtres. Les rapports d’une âme sacerdotale avec le dogme et la discipline ecclésiastique sont à peine indiqués. L’indigence de mysticisme est navrante dans cette histoire d’un sublime renoncement.
N’en soyons point surpris ; l’écrivain jette en son œuvre ce qu’il porte au fond de sa vie réelle. Comment exprimer l’ascétisme si l’on n’a l’intelligence et le désir d’une règle ascétique ? Le prêtre de Jocelyn, comme l’évêque des Misérables, est construit sur le modèle du Vicaire Savoyard ; la seule excuse de Lamartine et de Hugo, c’est qu’on rencontrait alors des prêtres et des évêques formés sur un tel patron.
Balzac, avec sa pénétration réaliste du catholicisme en tant qu’ordre social, a magnifiquement exprimé l’action de la foi sur les mœurs, les générosités qu’elle suscite, le drame des antagonismes qu’elle approfondit. Rappelez-vous simplement Mme de Mortsauf du Lys dans la vallée, Mme Grandet et sa fille. Il a peint toute la gradation des milieux ecclésiastiques, depuis le curé du village jusqu’au prélat raffiné. On a pu extraire de la Comédie humaine un ensemble de maximes que ne désavouerait pas le plus orthodoxe apologiste ; c’est lui, dans La Cousine Bette, qui a dit de la Vierge Marie : « Elle efface par sa grandeur tous les types hindous, égyptiens, grecs. La Virginité, mère des grandes choses, tient dans ses belles mains blanches la clef des mondes supérieurs. Enfin, cette grandiose et terrible exception mérite tous les honneurs que lui décerne l’Église. »
Pourquoi cependant Balzac n’a-t-il pas donné un seul roman qu’on puisse qualifier d’exclusivement catholique ? C’est qu’il mêlait au dogme une philosophie confuse, idéaliste, panthéiste, avec un amalgame de mysticisme svedenborgien. Un seul axiome soutient l’énormité de son œuvre : « La nature est une et compacte. » Ce qu’on nomme attractions et répulsions des choses, réalisé dans les intelligences, devient l’amour et l’antipathie. Ce qui est, en nous, la volonté est, dans la plante, odeur ou sève. Matière et pensée, à l’en croire, seraient les deux modes d’une Puissance unique. Sa vision du monde spirituel, des sphères angéliques, çà et là prodigieuse dans Seraphita, est troublée par les baroques extravagances qui lui viennent du protestant Svedenborg.
D’autre part, il brouillait la notion précise du surnaturel et le surnaturalisme tel que l’entendra, d’après lui, Baudelaire, une transposition, exaltée jusqu’au vertige, des sensations où les mots se crispent impuissants à rendre l’ineffable :
« Il m’a souvent semblé, déclare Emilio, dans Massimilla Doni, au sujet de la femme qu’il aime, que le tissu de sa peau empreignît des fleurs sur la mienne quand sa main se pose sur ma main… L’air devient alors rouge et pétille ; des parfums inconnus et d’une force inexprimable détendent mes nerfs, des roses me tapissent les parois de la tête, et il me semble que mon sang s’écoule par toutes mes artères ouvertes, tant ma langueur est complète. »
Autrement exacte et sévère fut la conception de Barbey d’Aurevilly. L’Ensorcelée, Un prêtre marié, les Diaboliques nous offrent les premiers exemplaires de romans ou de nouvelles qui procèdent du dogme, de la morale, de la tradition catholique et qui, hors d’elle, seraient impossibles[108].
[108] Il faudrait y ajouter L’Honnête femme, de Louis Veuillot. Voir ce que j’en ai dit dans les Lettres de février 1927.
Un réalisme théologique soutient ici le jeu des passions.
Supposons, dans l’Ensorcelée, la fiction dépouillée de l’élément surnaturel. Il lui resterait un tragique de folie amoureuse, mêlé aux réminiscences de la Chouannerie. Mais son aspect légendaire, son grandiose s’évanouiraient. Le grandiose tient au souffle satanique qu’on y respire ; et le satanisme fait la vérité profonde du récit.
L’Église, avec ses dogmes, amplifie au reste tout ce qu’elle touche. Parce qu’elle est, comme le Christ, un signe de contradiction, en dressant contre les appétits humains une digue, elle les force à rebondir, torrent orageux, ou les sublimise par la soumission imposée.
C’est ainsi que d’Aurevilly, dans Un prêtre marié, entoure d’une grandeur inouïe la tendresse de Sombreval pour sa fille. Sombreval, avant de se marier et d’avoir une fille, était un prêtre. Il a beau vivre en mécréant ; le signe de l’onction demeure sur lui. Il ne peut dire : Ma fille ! sans répéter un sacrilège ineffaçable devant Dieu et devant les hommes. Dans le plus naturel et le plus noble des sentiments il mange, il boit à toute heure sa réprobation.
On reprochera au romancier, sans doute, de se complaire dans l’anormal. Cette critique ne serait point vaine. Le surnaturel, pour se révéler, a-t-il besoin de péripéties et d’âmes extraordinaires ? Il semble plus probant s’il s’insère dans la trame des faits quotidiens. Mais d’Aurevilly aurait pu répondre que l’anormal est incessant. Nous croisons des humains que des yeux superficiels déclarent « quelconques » ; rien d’étrange au dehors ne signale leur vie. Si nous en connaissions le fond, nous serions terrifiés de ce qu’elle cache, ou parfois éblouis de leurs vertus ignorées.
D’Aurevilly sentait ce qui manquait, dans son œuvre, à une synthèse du visible et de l’invisible. Des âmes existent, ailées, radieuses, qu’un vent pur enlève, comme la colombe de l’arche, au-dessus des cloaques ténébreux. Le conteur des Diaboliques rêvait de leur donner un pendant : les Célestes. Faute de temps ou d’inspiration il ne les a jamais esquissées. C’est qu’il est plus accessible d’exprimer les passions mauvaises que la vertu. Celle-ci paraît trop aisément conventionnelle, hors du possible.
Au temps de Barbey d’Aurevilly, une mode pessimiste portait les écrivains à faire leur pâture de l’horrible, du monstrueux, de tout ce qui révolte une sensibilité moyenne.
Huysmans, avant sa conversion, par un sadisme morbide, se divertira en évoquant les atrocités d’un Gilles de Rais. Là-bas s’achève sur l’effroyable récit d’une Messe noire. Léon Bloy transposera, dans le Désespéré, les souffrances de sa jeunesse, exagérant au delà du vraisemblable les calamités qu’un artiste peut appeler sur lui.
Le Désespéré n’est pas un roman, pas plus qu’En route de Huysmans. Un roman, disait d’Aurevilly, c’est de l’histoire possible. Quand les faits réels débordent sur la fiction ou paraissent l’exclure, nous n’avons plus un roman, mais des confessions, des mémoires, une autobiographie, avec ce que Bloy appelait « l’arrangement littéraire », la liberté de modifier ou même de déformer l’histoire, en vue d’un certain effet. Bloy, d’ailleurs, était trop lyrique, et, comme Huysmans, trop préoccupé de lui-même, pour se mettre dans l’état d’esprit propre au romancier.
S’il eut sur le roman quelque influence, ce fut par ricochet, en tant qu’il secouait d’âpres invectives l’illusion païenne où s’engourdissait, chez certains, la ferveur de la foi.
Au contraire, les livres de Ferdinand Fabre sont de vrais romans, et catholiques de pensée, bien qu’il n’y ménage guère les milieux cléricaux. Une scène comme les obsèques nocturnes de Mgr de Roquebrun, dans l’Abbé Tigrane, exigeait, pour être conçue, un sens rare du dramatique inhérent aux liturgies. On peut blâmer comme outrée la fureur ambitieuse d’un Rufin Capdepont. Mais n’oublions pas que ce roman se passe en un diocèse montagneux, dans un vieux pays proche de l’Espagne, où les antagonismes devaient s’exaspérer sans merci. L’auteur a moins cherché la stricte vraisemblance que la vérité symbolique. Le Démon, au surplus, quand il rôde autour d’une âme insensible aux convoitises charnelles, n’a prise sur elle que par l’ambition, l’orgueil ou le désespoir ; c’est lui qui trouble le terrible et grand Capdepont.
Nulle intention d’apologiste ne s’ajoute à la peinture des mœurs ; et pourtant une apologétique indirecte s’en dégage ; la force divine de l’Église est avérée même dans les faiblesses de ceux qui la représentent.
Avec Barbey d’Aurevilly et Ferdinand Fabre se définissait déjà ce que j’appellerais le roman catholique intégral : regarder la vie d’aussi près qu’on peut l’atteindre, mais en éclairer tous les aspects par cette flamme mystérieuse qui vient des gouffres d’en haut ou d’en bas.
Beaucoup d’œuvres modernes — et des plus importantes — sont nées, d’autre part, dans un rythme catholique ; elles seraient impossibles si l’auteur ne pensait en croyant. Paul Bourget, confrontant avec son expérience les doctrines de l’Église, fut amené à ce témoignage que ses livres, depuis le disciple, réitèrent obstinément : l’ordre catholique est principe de vie ; tout ce qui lui est contraire engendre le chaos, la mort. René Bazin a posé, dans la Barrière, un duel de consciences autour de l’orthodoxie, parce que lui-même attachait à sa foi un prix pathétique. Henry Bordeaux, dans la Maison morte, aurait-il rendu avec une simple émotion la mort pieuse d’une paysanne, s’il n’avait trouvé au fond de son cœur la piété d’un tel spectacle ?
François Mauriac a beau déclarer : « Je ne suis pas un romancier catholique ; je suis un catholique qui écrit des romans », sa sensibilité, ses fictions, son goût même de l’amer péché, tout suppose chez lui une vie intérieure catholique dont son art est pénétré jusqu’aux fibres.
Mais, ce que je veux attester, c’est l’élargissement des horizons romanesques par le surnaturalisme. Il me conviendrait mal d’aller prendre dans mon œuvre des arguments. J’aime mieux évoquer l’admirable scène du Sanguis martyrum de Louis Bertrand où les mineurs chrétiens voient surgir près d’eux un prêtre inconnu qui leur apporte sous terre le Pain céleste. Ici, le miraculeux se mêle comme naturellement à l’humain de la vie ; il s’impose parce qu’il est désiré, attendu ; il n’affirme pourtant pas : C’est moi. Qu’on se rappelle aussi, dans le Vin de ta vigne (de Louis Artus) la très suave et prophétique nouvelle : L’enfant qui n’allait pas à l’école.
Un roman paru l’an dernier, Un pénitent de Furnes, d’Henri Davignon, peut expliquer d’une façon probante quel imprévu poignant le symbole chrétien ajoute à une situation peu neuve en soi. La femme de Réginald Camerlinghe l’a quitté ; il veut expier pour elle son erreur ; d’autant plus qu’il n’est pas lui-même sans reproche. Il suit, comme pénitent, la lourde croix sur l’épaule, à travers les rues de Furnes, le cortège de la Kermesse qui représente la Passion. Chaque épisode de la Kermesse, au lieu d’être devant ses yeux un jeu pictural, retentit en son cœur ; il sent le poids de la Croix qu’il soutient et sa vertu expiatrice. Quelle beauté, par exemple, en ce détail très simple, agrandi jusqu’au symbole :
« Jésus se relève, réaccepte le fardeau, et repart de son pas rapide, court et cadencé. Sa silhouette projetée sur le mur semble vouloir emplir l’horizon. De la foule, une petite vieille se détache et tend vers l’homme en sueur un verre d’eau claire. Il a fait non de la tête, tout à sa tâche infinie ! »
Plus récemment encore qu’Henri Davignon, Georges Bernanos, dans son roman étrange : Sous le Soleil de Satan, explore avec une audace de visionnaire les profondeurs de l’invasion démoniaque. Cette œuvre synthétise des qualités superbes : un réalisme fort et condensé, n’ayant peur ni du laid, ni du cynique, parce que le laid et le cynique, c’est le rire du Démon, sa revanche sur l’œuvre divine ; une pénétration des âmes tranchante, subtile, amère ; l’intensité continue, même excessive de l’hallucination ; une façon de peindre où le dedans projette sur le dehors des lueurs transcendantes ; des dialogues dont chaque mot enferme du silence.
La couleur de l’ensemble est, comme le fond de certaines toiles espagnoles, furieusement sombre ; car le soleil de Satan, c’est la nuit. L’histoire de la malheureuse fille que le démon pousse du désordre au suicide est liée à celle de l’abbé Donissan par une relation toute mystique. Le drame se concentre dans le cœur de ce prêtre ascète, tourmenté par l’Esprit du mal. Le Démon lui apparaît même — c’est l’épisode capital du roman, — et cette vision doit, pour une haute part, sa puissance au réalisme qui en soutient la terreur surnaturaliste. Le curé de Lumbres reçoit, plus tard, le don des miracles ; un fermier, dont l’enfant vient de mourir, l’adjure de ressusciter son enfant. Le prêtre croit entendre un ordre mystérieux qui le contraint d’opérer cette résurrection. Il l’essaie, il voit le petit mort soulever ses deux paupières ; mais le cadavre retombe. Un éclat de rire retentit, celui de la mère qui l’a suivi à son insu ; l’abbé reconnaît le rire de Satan ; il s’enfuit épouvanté. Après un tel désastre, il n’a plus qu’à mourir.
Le point contestable du livre semble cette outrance de faits désespérants. Certaines âmes saintes vivent, il est vrai, dans la plus noire désolation, et cet état peut se prolonger des années. Elles ne sont point tentées, malgré tout, au delà des forces humaines. Dieu les soulage par d’inexprimables joies. Un prêtre, chaque matin, quand il offre le Corps de son Dieu, est comblé d’une Présence où il reçoit un avant-goût du Paradis. Mais l’abbé Donissan se méfie même de ces consolations :
« J’ai haï le péché, se dit-il, puis la vie même, et ce que je sentais d’ineffable dans les délices de l’oraison, c’était peut-être ce désespoir qui me fondait dans le cœur. »
Satan, craint-il, « est dans le regard qui le brave, il est dans la bouche qui le nie. Il est dans l’angoisse mystique, il est dans l’assurance et la sérénité du sot… Prince du monde ! Prince du monde ! »
Et il en vient à cette conclusion terrible :
« Nous sommes vaincus ! Vaincus ! Vaincus ! »
Assurément, il ne faudrait pas confondre une telle torture mystique avec l’idée fixe, l’obsession maladive du Diable, qui va souvent jusqu’à la folie (j’ai rencontré, à Sainte-Anne, une vieille dame folle, convaincue qu’elle était Satan en personne). Mais l’abbé Donissan me paraît un janséniste effréné, presque un manichéen. Avouer le triomphe de Satan équivaut à désespérer de la Miséricorde, et nous ne sommes pas très loin du péché contre l’Esprit.
Je crains que Georges Bernanos, soit par une violence systématique de tempérament, soit par une recherche de l’effet, n’ait dépassé toute mesure dans l’expression de la tristesse spirituelle[109].
[109] Il reconnaît lui-même que la douceur et la confiance font défaut à l’abbé Donissan ; ce prêtre est un saint manqué. Mais la grandeur anormale dont il l’investit abuse le lecteur sur les limites du personnage.
Et nous touchons ici une des graves difficultés du roman catholique. Il représente l’homme pécheur, il doit le représenter. Un roman catholique ne doit jamais être un fade mensonge d’idylle. Cette expression du désordre, si forte qu’elle soit, va-t-elle néanmoins infliger aux âmes un accablement ? Je l’ai dit à propos des passions amoureuses :
« La grande règle, pour l’artiste chrétien, est de ne rien peindre qui laisse aux lecteurs l’impression dominante d’un trouble séduisant, de restreindre les épisodes charnels, d’en faire sentir les suites douloureuses, de présenter le péché comme le péché, la honte comme la honte. »
Mais, quand le romancier approfondit un drame spirituel, la limite est plus délicate à franchir, et le danger plus subtil. Il faut une nette fermeté de sens théologique, la justesse prudente de l’analyse, par-dessus tout, la bonhomie et la droiture de l’intuition.
Les possibilités du roman catholique sont immenses ; ses difficultés les égalent. Qu’elles ne rebutent pas les jeunes écrivains. Qu’ils expriment, dans son ampleur, le mystère joyeux comme le mystère douloureux de la vie intérieure. Qu’ils gardent, devant elle, une précieuse humilité. Seul la rendrait, avec sa plénitude, celui qui en aurait toute l’expérience, c’est-à-dire un Saint. Mais les Saints ont mieux à faire que des romans.