Intermèdes
LE SIÈCLE EUCHARISTIQUE
Dans quelques jours ; toutes les routes de la chrétienté s’empliront des pèlerins qui vont au Congrès de Lourdes. Une année de plus dresse les reposoirs de la procession universelle où sera glorifié le Christ-Hostie. Aucun fait, depuis le commencement du nouveau siècle, n’est plus imposant que ces vastes assemblées de catholiques venus de pays sans nombre pour articuler ensemble un acte d’adoration. Le moyen âge lui-même n’a jamais connu de telles assises mystiques : on se rendait alors à Saint-Jacques de Compostelle comme en un lieu qui détenait les restes corporels d’un apôtre et la vertu sanctifiante de ses os. Ici, les attraits tangibles deviennent secondaires : l’Eucharistie peut s’adorer dans un pauvre ostensoir de village aussi bien que sous un dais escorté par cent évêques. Ce serait puéril, pour expliquer l’affluence des fidèles, d’en admettre seulement les causes extérieures, la force d’impulsion qui sollicite les hommes vers tout point où de longues foules se dirigent, l’attente de magnificences extraordinaires et d’unanimes émotions. Il faut atteindre au fond des âmes et, plus encore, dans les volontés conductrices de l’Esprit Saint, les raisons durables de ce mouvement.
A mesure que la fin des temps approche, une partie du genre humain s’endurcit davantage à nier sa Rédemption ; mais celle qui reste croyante veut plus énergiquement proclamer sa foi. Le soir tombe sur le monde ; la nuit commençante sera la nuit du dernier exode. C’est l’heure où les fils d’Israël immolaient l’Agneau sans tache. Nous aussi, nous savons qu’il faut marquer de son sang le linteau de notre porte afin que l’archange justicier, s’il passe, ne touche point nos têtes de son glaive. Comme eux, nous devons manger la pâque, « tenant à la main le bâton » de l’imminent voyage et « en hâte », avec la faim d’un grand désir.
Plus l’Église voit sa mission terrestre près d’être achevée, plus elle se retrempe en ses origines. Aux premiers siècles, la communion quotidienne était si bien admise que les chrétiens se communiaient eux-mêmes dans leurs maisons. Mais, bientôt[110], un scrupule dont le moyen âge ne sut se libérer et qui opprime toujours les schismatiques grecs, retint les laïques à une distance respectueuse du Sacrement ; plus tard, en France du moins, les controverses protestantes et le jansénisme attiédirent, chez la masse de ceux qui communiaient à Pâques et aux fêtes solennelles, toute fervente familiarité. L’expression traditionnelle, « s’approcher des Sacrements », correspondait à cet état de méfiance rationaliste ; on s’en approchait, on ne les mêlait pas à son être intime. Aujourd’hui encore, les hommes de la génération antérieure à la nôtre sont imbus d’un préjugé contre la communion fréquente. Pourtant, sur ce point comme sur tant d’autres, le pontificat de Pie X marque un retour à la profonde vie primitive. Si beaucoup de catholiques ont suivi docilement ses inspirations, c’est qu’ils comprennent le principe très simple jadis exposé par saint Ambroise :
[110] Dès le IVe siècle et même avant, par une répercussion de l’arianisme (d’après le rapport de dom J. Chapman, de l’Ordre de Saint-Benoît, au Congrès eucharistique de Westminster, en 1908).
« Puisque chaque fois que le Sang est versé, il est versé pour la rémission des péchés, je dois le recevoir toujours, afin que mes péchés soient toujours remis. Je pèche constamment ; je dois donc constamment prendre le remède contre le péché… Si c’est notre pain quotidien, pourquoi attendez-vous une année pour le recevoir, comme le font les Grecs en Orient ? Recevez tous les jours ce qui tous les jours vous est profitable. Celui qui ne mérite pas de communier chaque jour ne mérite pas de communier une fois l’an. »
Il n’est point d’âme pour qui ne résonne incessamment le précepte d’amour : Prenez et mangez. Mais, tandis que la multitude des mécréants rejette en hochant la tête et souvent avec d’immondes opprobres le Dieu qui ne se lasse pas de s’offrir à tous, le reste du troupeau demeuré fidèle s’élance d’autant plus avide vers la nourriture délectable. « Dilate ta bouche et je l’emplirai », disait le Seigneur à son peuple par la voix du Psalmiste ; cette parole, d’une insondable munificence, est entrée dans nos oreilles plus clairement qu’en celles de nos ancêtres. Ce n’est pas que nous méritions mieux les largesses divines ; mais elles se multiplient à la mesure de notre indigence. Le viatique est pour les fragiles, les infirmes et les moribonds. Or, le monde ressemble à un grand malade qui ne sait plus de quel côté se retourner sur son lit. De quoi peut-il avoir encore faim, sinon du Pain vital, promesse d’éternité ? « Il a donné aux tristes la coupe de son Sang », chante une hymne de la Fête-Dieu. Plus que jamais il faut aux chrétiens, pour n’être pas tristes, « l’esprit de triomphe » qui les fait marcher avec sécurité, comme les jeunes hommes dans la fournaise, au milieu des tentations et des haines. D’où recevraient-ils cette allégresse, sinon en mêlant à leur sang toute la substance du Fort des forts, du Dominateur dont le royaume n’aura pas de fin ?
Tel est le sens des Congrès eucharistiques et surtout des Congrès internationaux. Les pèlerins appartenant aux patries les plus distantes et les plus hostiles ne s’y donnent point rendez-vous à seule fin de démontrer que le catholicisme restaure la famille humaine en son harmonie plénière par l’unanimité d’une foi supra-terrestre. Leur concorde jubilante figure pour quelques jours la communion des élus, l’état de gloire et d’adoration perpétuelle qui se nomme le paradis. On dirait qu’alors, du Levant jusqu’au Ponant, les blasphèmes se sont tus, les hérésies et les schismes sont morts, que le puits de l’abîme est clos sur le dragon lié à jamais ; là, tous sont en tous, étant tous en Dieu. C’est comme un après-midi d’été vêtu d’une splendeur et d’une paix où rien ne semble plus pouvoir changer. Si quelque chose peut donner une image des béatitudes, n’est-ce pas l’instant d’une bénédiction solennelle, quand le prêtre élève au-dessus de la foule le Saint Sacrement ?
Et même, les bienheureux qui voient la Face de Jésus-Christ ne peuvent plus mériter comme nous, prosternés devant l’ostensoir. L’hommage que rendent de faibles humains à la Présence réelle enferme une sublimité dont les anges doivent être jaloux. Un soir, il y a deux mille ans, Jésus, tenant du pain entre ses doigts, a dit : Ceci est mon Corps ; et ses disciples ont cru à sa parole, ils ont fait ce qu’il avait fait, ils le feront jusqu’à la fin des siècles et, avec eux, tous ceux qui croiront en lui. Le voilà, le règne du Verbe où la parole accomplit tout ! Dans le miracle de la transsubstantiation, les apparences, infimes et passives, subsistent seulement pour que la foi ait lieu d’agir et que les sens ne soient point déçus. Sous elles pourtant s’abrègent l’univers, la terre et le froment, le soleil nourricier, la chair et le sang de l’homme ; et, par la substance du Fils, la créature finie consomme son union avec l’Infini en trois personnes.
Il est trop vrai de dire que l’éternité n’épuisera pas la contemplation d’un tel mystère. En même temps, quoi de plus simple, de plus accessible aux simples ! Je me souviens d’un mot dit par une femme de pêcheur, aux Sables-d’Olonne, à une voisine dont les vilenies l’exaspéraient :
« Allez ! Vous me le payeriez cher si, ce matin, je n’avais pas mangé mon Dieu. »
Manger son Dieu ! Personne autre que les catholiques n’a jamais osé se servir de cette prodigieuse expression. Mais, surtout, qu’on songe à ce qu’y mettait la pauvre femme et qu’on essaye d’évaluer quelle somme de charité humble, de miséricorde, de pureté, de patience, de paix entre dans le monde par l’Eucharistie.
Lorsque les délégués de la catholicité s’assemblent pour adorer et méditer le Sacrement saint entre tous, l’effet qu’il produit en eux est de leur communiquer, autant qu’ils peuvent la recevoir, son unité surnaturelle ; il fait d’eux comme des grains de blé moulus et pétris qui deviennent un seul pain. S’ils se séparent ensuite, la force d’une cohésion mystique persiste dans leur vie, se propage autour d’eux. Dieu seul mesure l’efficacité qu’ont eue et auront, en des pays où, depuis des siècles, la Présence réelle était officiellement niée, des spectacles tels que ceux de Westminster et de Cologne, ces processions immenses qui figuraient la continuité de la véritable Église, son pèlerinage militant et triomphant, conduit du Golgotha au jugement dernier.
Lille peut se glorifier d’avoir été la première ville choisie pour un grand Congrès eucharistique. C’était en 1881 : trois cents prêtres et laïques s’y étaient groupés ; quatre mille hommes prirent part à la cérémonie de clôture. Ce commencement, comparé à ce que furent les récents Congrès, fait penser au grain de senevé croissant en un arbre où les oiseaux du ciel bâtissent leur nid.
Le choix de Lourdes, cette année, a une signification magnifique : il atteste une reprise solennelle de la terre de France par Jésus-Christ Roi et par Marie. Lourdes est pour les catholiques un fief inexpugnable ; le Sauveur est là, si l’on peut dire, chez lui plus qu’en nul autre lieu ; il circule parmi les foules qui l’acclament, et sa présence est tellement sensible que jamais il ne passe sans guérir des infirmes ou délivrer des âmes souffrantes.
Les apparitions de Lourdes ne sont qu’une révélation anticipée, imparfaite du paradis. Quand on lit les récits de Bernadette et des témoins immédiats[111], on éprouve quelque chose de ce rafraîchissement qu’au sortir du purgatoire doivent connaître les sanctifiés.
[111] Ils sont bien transcrits dans le livre limpide et fervent de M. Reynès-Monlaur, la Vision de Bernadette.
Je ne crois point qu’il y ait dans l’histoire du christianisme une série de phénomènes comparables aux dix-huit apparitions, à ces conversations, devant une foule, entre une petite fille agenouillée et la Dame qu’on ne voyait pas, mais dont le visage se réverbérait sur le sien, à qui elle répondait, selon les volontés de qui elle agissait ; et la source irrécusable afflua pour témoigner elle-même que Bernadette avait vu. Cela se passait en 1858, alors que Renan, maître des esprits, prétendait avoir exclu, sans retour, des faits le surnaturel. Quelle compassion démesurée dans cette insistance de Marie à s’affirmer existante !
Mais, bien qu’elle ait à Lourdes redit trois fois le mot : Pénitence ! elle ne s’y révèle pas, comme à la Salette, la Mère douloureuse, transfixée par les sept glaives et prédisant à ses fils ingrats les dernières épouvantes. Quand elle se montre à Bernadette, elle sourit et, tandis que l’enfant récite son chapelet, elle prononce avec elle : Gloire au Père, et au Fils, et au Saint-Esprit. Ce sourire de l’Immaculée, cet hosanna réitéré à la Trinité sainte, n’est-ce point le paradis vermeil, celui qui descendait sur la figure de Bernadette, « transparente comme si de la lumière passait au travers ? » Et, racontait la voyante, la Dame souriait aussi en regardant les autres petites filles qui étaient là, les hommes et les femmes, toute l’humanité pécheresse. Or, le regard de Marie sur nous, c’est celui même du Fils de Dieu resplendissant en elle, l’éblouissement de l’éternelle Hostie réfléchi sur celle qui n’a jamais péché.
Ainsi, Lourdes est bien l’endroit de la terre où il nous convient le mieux de célébrer les merveilles du Saint Sacrement. Ainsi, nous tissons à notre siècle un manteau d’une pourpre radieuse, où sera mêlé, souhaitons-le, le rouge de notre sang[112], mais qui porte déjà la couleur du Sang de Jésus-Christ. Quand bien même son avenir serait lourd de calamités et d’ignominies, il aura eu l’ineffable privilège d’être le siècle eucharistique.
[112] Ces pages furent écrites en Juin 1914 ; elles parurent le 12 Juillet dans La Semaine littéraire.