Intermèdes
LE CATHOLICISME DE BARBEY D’AUREVILLY
Le centenaire[24] de Barbey d’Aurevilly semble une occasion de ruiner sa légende paradoxale et d’imposer sur sa mémoire un jugement véridique en criant la grandeur de ce qu’il fut.
[24] D’Aurevilly est né le 2 novembre 1808.
Il prévoyait assurément l’indifférence posthume des générations. Il eut le cœur assez haut pour en souffrir peu ; sans toutefois porter le dédain ou l’abnégation jusqu’à vouloir se faire, ainsi que Maurice de Guérin, son ami, « une auréole d’obscurité », ni prendre à son compte le mot plus humble de Donoso Cortès : « Je ne veux pas que mon nom résonne » ; car il aima le succès, même populaire[25] : à chacun de ses retours en Basse-Normandie, dans ce Cotentin où les vieilles pêcheuses l’appelaient toujours Monsieur Jeules, il exultait de retrouver son pays plus fier de ce qu’il l’avait peint. Mais il ne pouvait admettre qu’un catholique condescendît à des courbettes devant les dispensateurs de glorioles : Hello, quémandant des articles laudatifs, l’indignait. En songeant à Raymond Brücker, le magnanime apôtre qui, ayant beaucoup fait pour l’Église, n’en avait rien eu, il concluait pour lui-même, loin de toute aigreur :
[25] « J’ai la plus belle popularité de salon, écrivait-il à Trebutien en 1845, au moment où il travaillait à Une vieille maîtresse, et je veux un succès grossier de cabinet de lecture. »
« Le catholicisme a cela de beau qu’il peut, sans ingratitude, se décharger sur Dieu du soin de payer les services qu’on lui rend[26]. »
[26] Romanciers d’hier et d’avant-hier, p. 153.
Seulement, plus d’une fois, il se revancha par un sursaut d’orgueil des aveuglements et des haines qu’il affrontait :
« Le bétail imbécile qui forme le monde est digne d’un tel mépris que la plus belle pourpre qu’on puisse attacher aux épaules d’un être fier, c’est la pourpre de la calomnie, et les plus beaux diamants dont on puisse consteller cette pourpre, ce sont les crachats de l’insulte qu’on ne mérite pas[27]. »
[27] Sensations d’histoire, p. 194.
Calomnié, il le fut et dénigré, plus encore par ceux qui devaient le défendre que par les autres. M. de Pontmartin dépassa contre lui Zola en âcreté de rage. Il a eu beau disparaître : ou bien, à son égard, l’iniquité du silence se prolonge ; ou on s’en tient à l’opinion qu’ont faite ses ennemis ; on lui en veut, comme s’il vivait, de deux supériorités irrémissibles : d’avoir été un aristocrate et un catholique, et de l’avoir été superbement, en conquérant, non en vaincu.
Son aristocratie[28], même s’il en eût renié les principes, eût offensé des temps démagogiques exécrant d’instinct quiconque humilie, par sa stature, l’anonyme pleutrerie des masses. Mais Barbey d’Aurevilly, loin d’effacer son écusson sur sa porte, le relustra, et laissait éclater dans tous ses gestes les privilèges d’un sang hautain. Bien qu’il crût aux aristocraties personnelles — certaines individualités « valent des races, parce qu’elles sont faites pour en fonder », — il n’en croyait pas moins que le signe le plus authentique d’une élite traditionnelle, « le génie du Commandement », peut passer d’un ancêtre à quelques descendants élus. Ces virtualités héréditaires, pour sa part, il les transmua en force imaginative et en idées, les glorifia dans ses fictions.
[28] Paul Bourget, qui fut son intime et qui l’a défini avec sa pénétration dans la préface du deuxième mémorandum, me livrait naguère (décembre 1926) ces particularités. Quinze jours avant sa mort, d’Aurevilly l’appela auprès de lui, rue Rousselet, et lui montra des papiers de famille établissant que son arrière-grand-père était le chevalier Barbey : « Vous attesterez, lui dit-il, que mon vrai nom n’est pas Barbey d’Aurevilly, que je suis le chevalier Barbey. » Faut-il admettre que ce Barbey fut fait chevalier, ayant consenti à épouser une demoiselle honorée quelques semaines des faveurs de Louis XV et devenue enceinte du Roi ? Bourget interrogea un jour sur cette origine Barbey ; il répondit par une boutade : « Je ne veux pas être le cousin du comte de Chambord, d’un prince qui ne sait pas monter à cheval. » Mais le duc d’Aumale, qui se croyait bien informé, dit au même Paul Bourget, lorsqu’il lui posa cette question : « Oui, Barbey est un Bourbon. »
Aussi ses goûts aristocratiques lui furent-ils imputés comme une bravade. Il est clair que son besoin de s’en targuer trahissait l’inquiétude d’une décadence, de même qu’avant lui, chez Saint-Simon, le tourment des préséances et de l’étiquette. Néanmoins, il y avait là mieux qu’une pose d’artiste et de mondain ; le gentilhomme en lui se défendait, défendait tout un monde contre la submergeante vulgarité. Ses semblants de dandysme, son souci des nuances rares et des sentiments absolus équivalaient à des vestiges d’indépendance féodale. Il se permettait des élégances tranchantes, sachant trop que personne n’aurait l’audace de les imiter, et il eut celle d’être lui aussi bien dans les dentelles de ses cravates et les tortillons de ses paraphes sanglants que dans ses paradoxes de contre-révolutionnaire et de chrétien. Ce que ses manières étalaient d’original et qu’on a pris pour de l’enfantillage romantique répondait à l’esprit d’une caste qui, dépouillée de ses distinctions, pour attester qu’elle ne voulait pas mourir, se singularisait plus jalousement.
Ses attitudes ostentatoires prévenaient une anxiété du même ordre. D’ailleurs, il ne dépendait guère plus de son caprice d’avoir, comme eussent dit ses pères, le « boute-hors » aisé et avantageux, que d’être doué d’une voix mordante et d’un œil de gerfaut. Il était de ceux qui portent leur blason jusque dans la gouttière de leur nez. Il eût voulu s’encanailler, ou se faire une échine docile ; malgré lui, il se serait dénoncé patricien, impérieux. Très conscient de ce qu’il valait, il passait au milieu des hommes avec une allure de justicier, n’oubliait pas qu’il avait eu pour aïeul un grand bailli à robe rouge, Ango, longtemps fameux en Normandie par ses rigueurs. Sous son harnois de journaliste, il n’abdiqua point la franchise de sa fierté : « On doit la vérité, prononçait-il, à tous, sur tout, en tout lieu et à tout moment, et on doit couper la main à ceux qui, l’ayant dans cette main, la ferment. » Il sabrait les coquins et les médiocres, d’autant plus qu’il les voyait puissants, et se plaisait à claironner les noms d’inconnus qu’il admirait. Plus strictement qu’à Saint-Simon, il lui eût été permis de témoigner qu’il gardait « son pucelage entier sur les bassesses » ; il mourut, ainsi qu’il se le promettait, sans avoir « quitté son gant blanc », et put le tendre à Dieu, net au moins de tout vasselage malpropre.
De telles façons cavalières devaient exaspérer ou le rendre incompréhensible ; une aversion, faite de peurs et de rancunes, s’est étendue de sa personne à son œuvre.
Comment, au reste, eût-on supporté des livres qui prenaient à rebrousse-poil les préjugés modernes ? L’aristocratie elle-même, au temps de Louis-Philippe et du Second Empire, elle que d’Aurevilly reconnaissait étiolée par la vie de salon, « hébétée par le turf », ou racornie, en province, au fond d’un stérile isolement, aurait-elle saisi la beauté d’un roman, tel que le Chevalier Destouches, conçu à la gloire de la Chouannerie ? Aujourd’hui, plus encore, peu de lecteurs, voire titrés, sentiraient la magnificence de cette parole que, dans l’Ensorcelée, la vieille Clotte jette aux pieds de l’abbé de la Croix-Jugan :
« Ah ! vous autres seigneurs, qu’est-ce qui peut effacer en vous la marque de votre race, et qui ne reconnaîtrait pas ce que vous étiez aux seuls os de vos corps, quand ils seraient couchés dans la tombe ? »
Ses romans sont écrits comme les Mémoires d’un homme de qualité qui aurait traversé des aventures de guerre[29] ou d’amour, souvent étranges, au-dessus de la vie commune, en des pays excentriques, vieux de mœurs et d’aspects, où son âme, comme celle d’un bouvier normand d’autrefois, se saturait de légendes et voyait spontanément le surnaturel inséré dans les faits tangibles. Une ère de vile bourgeoisie, s’il en fut jamais, une France peu romanesque, lasse de ses antiques vertus guerrières, blasphémant tout ce qu’elle avait cru, pouvait-elle en faire sa pâture ?
[29] V. dans le livre de François Laurentie : sur Barbey d’Aurevilly, son masque mortuaire reproduit en frontispice. C’est le visage d’un vieux colonel de lanciers.
D’autre part, son catholicisme lui valut des hostilités sans merci ; l’intransigeance, en critique, de ses convictions, gênait les croyants de moyenne espèce non moins que les libres penseurs. Quand les catholiques subissaient l’erreur du libéralisme, d’Aurevilly, avec ses axiomes foudroyants pour la tolérance, sa fidélité à expliquer l’histoire dans le sens absolu de l’Église et à scruter les événements sous le flambeau de ses seules doctrines, effarait la quiétude des compromis. Comme il ne s’embrigada dans nulle faction politique, pas plus qu’il ne voulut être d’aucun cénacle ni d’aucune Académie, les milieux cléricaux se méfièrent d’un si redoutable paladin. La médiocratie, soi-disant religieuse, réprouva, plus que des maîtres incroyants, un artiste qui, s’avérant catholique, représentait sans fausses décences les désordres de la chair, ou ailleurs exaltait le saint et le pauvre, ces deux épouvantails des honnêtes gens.
Et pourtant, dès ici proclamons-le, Barbey d’Aurevilly restera une des gloires les plus solides du catholicisme intellectuel, au siècle dernier. Ses romans ont prouvé — ce que Chateaubriand n’avait su démontrer par l’exemple — qu’un art imbu de surnaturalisme, six cents ans après Dante, est encore possible, et que les sources des intuitions supérieures ne sont point fermées pour nous. En tant qu’essayiste et philosophe catholique, moins perçant que Joseph de Maistre dans l’acuité des aperçus, il le vaut par la décision et l’ampleur de son dogmatisme. Il ramena toutes les modulations de ses idées à cette unique évidence « qu’en dehors du catholicisme il n’y a rien de profond nulle part » ; postulat dont sa propre expérience vérifia l’absolue justesse ; car si sa foi ne fut pas tout son génie, son génie, hors de sa foi, n’eût été qu’une flamme errante, dévastatrice, s’agitant au gré des partis pris et des passions.
Ce qu’il dut à ses croyances, il le savait d’autant mieux que, sans avoir jamais renié son patrimoine de catholicisme, jusqu’à son âge mûr il le laissa dormir infructueusement. Ses deux premiers Memoranda (1836-1838), ses poèmes de jeunesse, Léa, Amaïdée, Ce qui ne meurt pas, accusent les égarements de sensibilité, la détresse d’orgueil où ses forces eussent dépéri, s’il ne fût enfin revenu, de tout son élan, aux tonifiantes réfections des nourritures sacramentelles.
Après une phase juvénile, celle de son droit à Caen, — il rêvait alors « d’une vie fringante, du bruit militaire, des charges et des sonneries, des uniformes et des aiguillettes », — il éprouva, entre vingt-cinq et trente ans surtout, une période d’anémie sentimentale, « de tristesse sèche », de « sensation du néant ». Le byronisme l’atteignit plus intimement que bien d’autres, parce qu’il trouvait une séduction à cette amertume méprisante de l’aristocrate qui s’ennuie. L’ennui devenait « le dieu de sa vie ». Il se jugeait « vieux, vieux, vieux ». Des veilles démesurées, un régime bizarre — souvent il dînait d’une tranche de melon ou d’un morceau de sucre, ou même ne dînait pas du tout — entretinrent son état mélancolique. Lorsqu’il restait seul, dans sa chambre, au crépuscule, des angoisses indéfinies l’oppressaient ; un temps pluvieux, l’après-midi d’un dimanche, par les rues désertes, le navraient comme un abandon.
Irrégulier d’humeur, capricieux, à ses moments les plus moroses il débitait « des folies et des fatuités » ou cédait à une paresse torpide, singulière chez un artiste, plus tard si productif — sa promptitude d’action ne devait, au reste, en nul temps, exclure une certaine pente à l’indolence, au reploiement ; empoigner son labeur « avec une rapidité d’oiseau de proie », n’était-ce pas une façon de s’en libérer plus vite ? — Sa voracité de lectures trompait son isolement ; il lisait n’importe quoi, même les Mémoires du Diable de Soulié, pour « voir ce que c’était ». Avec cela, des riens frivoles comblaient le vide de ses heures : la venue du coiffeur est rarement omise dans son journal ; il se faisait de l’essayage d’une redingote une affaire grave. Il fréquentait quelques salons, s’y composait un rôle de nonchalante et sarcastique supériorité, ne trahissant son fond passionné que par des concetti et des traits étincelants. Mais, quoiqu’il se donnât le maintien d’un héros selon Stendhal, il n’aurait pu, comme Stendhal, rester sèchement l’analyste retors des hypocrisies mondaines. Dès son petit livre du Dandysme et son roman de l’Amour impossible, la verve du poète frémit sous les rigueurs de l’analyse.
Ses froideurs de dandy cachaient une ténuité d’impressions morbide, des facultés d’analogies aussi subtiles que celles des lyriques anglais. La vue d’une capote de soie blanche avec un nœud flottant le remuait pour toute une soirée ; un beau jour de septembre, dans une lumière ambrée, lui causait des sensations « inavouables, tant elles étaient incompréhensibles. » Ses idées, quand elles se cristallisaient en maximes, affectaient une finesse d’antithèse presque féminine :
« Si la perte de ce qui fut est amère, notait-il un matin, la perte de ce qui n’a pas été l’est bien davantage[30]. »
[30] Deuxième mémorandum, p. 23.
Une grande affection sans espoir pour une femme qu’il revit à de rares intervalles creusait au centre de sa vie comme un puits de silence et de douleur murée ; des passades sensuelles eurent peine à l’en divertir ; il aimait, en damoiseau nerveux qu’il était, les femmes sculpturales, ou d’une animalité provocante ; toutefois, peu capable de plaisir, lorsqu’il ne l’intellectualisait point par le sentiment et l’imagination.
Ses amis, Guérin et Trebutien entre tous, l’occupaient plus que ses maîtresses : il s’enivrait de causeries métaphysiques, de correspondances insatiables.
D’Aurevilly, vers cette époque, semblait promettre une sorte de Musset, moins impulsif, plus abstrait, plus réfléchi.
Chez lui, la violence des instincts n’opprima que par crises le libre arbitre. Son besoin de domination sur les autres et sur lui-même, ou, pour mieux dire, son invincible aristocratie le préserva des grossiers dévergondages. Porté, comme tout Normand, aux liqueurs fortes, il s’interdisait d’en faire abus ; il s’exerçait à ne point se rendre l’esclave même des femmes qui lui plaisaient. De même que Julien Sorel, dans le Rouge et le Noir, il cherchait les occasions de petites victoires réitérées, afin de se prouver la force de son ascendant : « On obtient tout ce qu’on veut des hommes, écrivait-il, par la persistance sans colère et par l’idée fixe éternellement reproduite dans les mêmes termes et les mêmes accents. » En attendant, il se contentait, au cours d’une discussion, de « ne pas se laisser désarçonner plus qu’un centaure » ; il s’imposait d’accepter avec calme les déconvenues ; il aurait voulu, à l’exemple de Napoléon, pouvoir prendre et quitter librement « le poids de ses pensées, se maintenir maître, en toute occurrence, de transposer son attention ». Il s’indignait, approchant de la trentaine, d’avoir, jusque-là, si peu agi :
« Qu’ai-je fait et que suis-je ? Qu’est-ce que je laisserais d’achevé, de forclos, si je mourais ? »
Mais sa volonté se cherchait encore sans objet vital, et aurait pu s’ankyloser dans le vide, ou dévier vers de faux principes. Actuellement, par cela seul qu’il se détermina dans un autre sens, on le concevrait mal, confondant, comme le Vigny d’Eloa, l’amour avec la pitié, puis, détrompé des faiblesses du cœur, se raidissant vers un stoïcisme de désespoir, celui des Destinées. Tel est l’orbe pourtant où s’enferme Allan de Cinthry, le héros de Ce qui ne meurt pas. Ailleurs, le philosophe Altaï — c’est d’Aurevilly lui-même — s’est mis en tête de sauver la courtisane Amaïdée ; il l’entraîne dans la solitude, au bord de l’Océan, auprès de son ami, le poète Somegod (Maurice de Guérin). Amaïdée, s’ennuyant, prend la fuite, retourne à sa vie d’esclave, et Altaï conclut en fataliste : « On ne relève pas une femme tombée, et toujours la chute est mortelle. »
Il eût été difficile à Barbey d’Aurevilly, avec sa claire vue ironique des indigences humaines, de s’en tenir à de folâtres chimères, de croire à la bonté de l’espèce et à la souveraineté de la raison. Le danger, pour un byronien épris de Stendhal, paraissait plutôt de finir dans un pessimisme insultant ; les perverses leçons du XVIIIe siècle, dont il ne fut pas indemne, — et c’est pourquoi il l’eut si fort en exécration, — l’incitaient à envisager l’existence comme une fantasmagorie d’art, ou une grimace de vanité plus ridicule encore que féroce, et derrière laquelle il n’y a rien. Il serait alors devenu ce qu’une malveillance radoteuse s’entête à déprécier en lui, un homme tout de décor et d’attitude, un cabotin de haute parade.
Son retour au catholicisme disciplina ses penchants, rectifia les oscillations de son intelligence, ouvrit à ses énergies instables un champ de certitude et d’alacrité. Eugénie de Guérin le définissait auparavant « un beau palais où il y avait un labyrinthe ». Désormais, le labyrinthe simplifié se convertit peu à peu en une crypte aux assises granitiques, mâle et pure dans son ensemble, quoique précieuse d’ornementations et traversée encore de souffles lascifs. Quant au palais, toutes ses fenêtres s’embrasèrent, comme si un concile œcuménique y fût venu siéger.
Cette conversion se fit par un travail lent, sans coup de foudre, attendu qu’il n’avait jamais rompu désespérément avec ses croyances. Les supports de la foi, sinon la foi, lui restaient : tels, au donjon de Chandos, à Saint-Sauveur-le-Vicomte, ces puissants gonds des portes arrachées qui s’enfoncent, intacts, au vif des murailles géantes. Lorsqu’il séjournait chez son père, il assistait aux offices le dimanche ; il aimait les traditions liturgiques, dédaigneux cependant du moyen âge, et il eût « donné, disait-il, toutes les cathédrales pour une tresse de Diane de Poitiers ».
Ce ne fut ni l’esthétisme ni une exaltation de sensibilité qui rapprochèrent des sèves catholiques sa vie intérieure. A cet égard, son catholicisme se révèle autrement sérieux que celui d’un Chateaubriand et d’un Lamartine. Sa raison positive fut reconquise en même temps que ses facultés de poète.
Un attrait dominateur le tournait vers l’histoire ; en étudiant les gestes de la Papauté (l’Innocent III de Hurter) il admira de plus en plus « l’imposance » du point de vue catholique. Il lisait avec enivrement Joseph de Maistre[31] ; cet indomptable logicien de la théocratie unitaire le gagna sans effort à une thèse qui rencontrait au fond de son tempérament des concordances impérieuses. La stabilité de l’Église, son entente du gouvernement des âmes et des états, tout ce qui a le plus mis en rébellion contre elle des cerveaux anarchiques et inconsistants, c’est là que d’Aurevilly trouva un motif initial de croire. Il ne concevait rien en ce monde au-dessus du prêtre, parce que le prêtre est, plus que nul autre, fait pour commander, étant investi d’une puissance tellement formidable que Dieu même, une fois qu’il l’y a constitué, ne peut plus l’en faire déchoir. Les plus éclatantes figures de l’histoire laïque lui paraissaient d’une piètre mine auprès des saints et des porteurs de tiare ou de pourpre qui ont mené, depuis le pré-moyen âge jusqu’aux siècles révolutionnaires, les affaires surnaturelles et temporelles de tous les grands peuples.
[31] « Lu la moitié du second volume de de Maistre sur Bacon. J’ai une jouissance inexprimable à lire cet homme ; ce sont des frémissements de plaisir que j’éprouve quand je me plonge dans l’eau vive des abstractions au sein desquelles son merveilleux esprit ne l’abandonne jamais. » (Deuxième mémorandum, p. 189.)
Dans sa pensée d’aristocrate, lorsqu’à la plénitude du sacerdoce s’ajoutait la fierté de la race, l’homme qui se savait doublement roi, et par son sang et par l’onction du chrême, devait atteindre à une omnipotence effrayante en soi, si l’ascétisme ne la réfrénait : son terrible abbé de la Croix-Jugan spécifie, à une hauteur inégalable de tragique, cette conjonction presque surhumaine des deux privilèges, rendue inutile pour lui, survivant d’une féodalité agonisante, et changée, soit par son orgueil, soit par des maléfices occultes, en un pouvoir d’ensorcellement et de mort.
Le respect infini où Barbey d’Aurevilly s’inclina devant le sacerdoce ne gênait point son indépendance critique à l’endroit des prêtres individuellement considérés ou parfois déconsidérés.
Il dit son fait à Lacordaire, quand il le vit verser dans des concessions tantôt mondaines, tantôt démagogiques. Le médaillon de Mgr Dupanloup n’est pas un des moins mordants parmi ceux des quarante Académiciens qu’il coula en bronze, sauf trois ou quatre, pour l’éternité du mépris. Il exigeait du prêtre qu’il restât prêtre en tout et par-dessus tout, son action terrestre devant s’imposer clairvoyante et souveraine d’autant qu’il jugera la terre de plus haut ; Grégoire VII fut un Pape impérial et sa politique sauva l’Église de dérèglements où elle semblait pouvoir se perdre ; mais de quoi tint-il son génie, sinon de sa sainteté[32] ?
[32] V. Sensations d’histoire, de quelle façon magnifique il a expliqué son pontificat.
Même avant de se soumettre au catholicisme comme au vrai absolu, « dans ce qu’il nous suffit tout au moins d’en connaître », d’Aurevilly vénéra donc en sa doctrine la synthèse des forces civilisatrices, la plus parfaite mise en œuvre des supériorités possibles et la seule philosophie concrète « qui embrasse la nature humaine tout entière ».
A mesure que ses facultés d’artiste s’agrandissaient, il constata que, plus sa compréhension de la vie se faisait large, plus elle convergeait vers l’orthodoxie, « cette science du bien et du mal », et qu’un art qui « peint ressemblant est par excellence un art catholique ». Peindre ressemblant, ce n’était point, il le répétera, mouler goujatement, à la manière des naturalistes, l’expression sur le visage des réalités, mais faire saillir l’intérieur des âmes dans un geste, une nuance, un mot, plonger jusqu’aux analogies essentielles, développer la liaison des apparences qu’on touche avec leurs causes supra-sensibles.
L’idée de Cause, fortement saisie, le mena comme par la main vers la surnaturalité du dogme. Il n’en poussa jamais très loin l’étude historique et théologique, et, bien qu’il se gorgeât quelquefois de Saint Thomas[33], « rude moelle de lions », il participa sur ce point à l’insuffisance commune des modernes les plus croyants. Cependant il possédait cette théologie « naturelle et certaine » qu’admirait chez lui Mgr Bertaud.
[33] V. son Mémorandum de 1864, p. 259.
Vis-à-vis des règles morales, en dépit de ses propres faiblesses, jamais il ne prétendit, dans ses conceptions, faire transiger la loi au profit du désordre, humilier l’esprit sous la chair ; leur antagonisme insoluble devint au contraire le texte de ses romans, et, si vieille que fût cette donnée, il la pressentit inépuisable en renouvellements et en profondeurs.
Quand, par rencontre, il s’occupa d’exégèse, il se tint toujours au droit fil du bon sens traditionnel : en lisant la Vie de Jésus de Strauss, il jugea les objections du critique libre-penseur plus débiles que les arguments d’une apologétique surannée. Il abominait cette méthode allemande qu’ont reprise Renan et son acolyte Loisy, et qui « de nuance en nuance, d’effacement en effacement, dépouille et pèle le fait historique, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien ».
Réfractaire au mysticisme sentimental, — il le repoussait en tant que philtre de déraison, lorsque l’obéissance de la foi n’en maîtrise plus les ivresses, — il posa néanmoins, aussi fermement qu’un mystique, à la racine de la vie transcendante, comme de toute vie, le surnaturel. La conviction que, Dieu étant l’origine et la fin, nous ne créons pas la Vérité, mais que nous la recevons de son Verbe et de son Église, descendit, par degrés, jusqu’au fond de son entendement. Il fallait le matérialisme et la cécité rationaliste des temps modernes pour qu’une telle ontologie acquît la valeur d’une découverte imprévue et semblât paradoxale, indémontrable. Elle suffirait pourtant à prouver la logique intuitive et illuminatrice de Barbey d’Aurevilly.
Un philosophe lyonnais, qu’il tenait justement en prodigieuse estime, Blanc de Saint-Bonnet[34], avait, le devançant, tracé les vastes courbes de la même métaphysique ultramontaine, à vol d’aigle. Mais l’Introduction des Prophètes du passé la déploie dans une de ces vues plénières, d’une grandiose sévérité, telles que, depuis Bossuet, nul, sauf Lamennais, n’aurait eu l’haleine d’en soutenir l’essor. Il n’y a, quand on veut atteindre le Vrai, expose en substance d’Aurevilly, que deux voies concevables, l’une qui part de Dieu pour arriver à l’homme, l’autre qui part de l’homme pour s’élever à Dieu, ou plutôt pour ne point s’y élever ; car « du concept de l’homme on ne va pas au concept de Dieu ». Au moyen âge, la notion de Dieu triomphait ; avec la Réforme, elle a été vaincue, et, malgré les désastres où sa défaite continue à précipiter les peuples, à moins d’un miracle, « il n’y aura bientôt plus moyen de la ressusciter ». Si le genre humain doit vivre, il faudra cependant qu’elle ressuscite ; « puisqu’en fin de compte, et quoi qu’on fasse, il n’y a jamais, dans ce fourmillement inépuisable de sociétés, qu’un tête-à-tête éternel de l’homme avec Dieu, l’homme relèvera sa moralité en replaçant Dieu dans sa pensée, ou il mourra de son Moi dilaté, qui crèvera comme une vessie immonde ; mais Dieu sait seul à quels pieds sanguinolents de porcher il ordonnera de l’écraser, pour l’écraser mieux ! »
[34] V. Philosophes et écrivains religieux et Prophètes du passé, ce qu’il dit de ses livres de l’Infaillibilité, de la Douleur, de sa brochure sur l’Affaiblissement de la raison en Europe.
Restaurer en Dieu la conscience universelle, il n’est point d’autre tâche nécessaire pour l’artiste, le métaphysicien, le politique ; et ils ne peuvent la tenter qu’à cette condition d’être absolus, inflexibles dans leur croyance. « Quand on ne rompt pas nettement avec certaines idées, on les partage. » Ils l’avaient bien compris, ceux qu’on dénomma par ironie les Prophètes du passé, de Maistre, Bonald, Chateaubriand, Lamennais avant son apostasie, Saint-Bonnet, ces rares grands esprits qui furent, véridiquement, chacun à son heure, des prophètes.
Barbey d’Aurevilly mérita d’être rangé à leur suite, du jour où il rentra tout entier dans le giron de l’Église. Sa conversion demeura longtemps incomplète, retardée par ses fantaisies charnelles. Il méditait, durant la journée, les Soirées de Saint-Pétersbourg, et allait passer les siennes avec le Conte de Boccace, une soubrette d’une beauté princière, violemment amoureuse de lui. Lorsqu’il se détacha du libertinage — il touchait alors à ses quarante-sept ans — deux influences manifestes avaient coopéré à l’aide mystérieuse de la grâce : celle de son ami, le fougueux et humble Brucker[35], et celle de l’abbé Léon d’Aurevilly[36], son frère.
[35] Sur Brucker, v. Philosophes et écrivains religieux, et Romanciers d’hier et d’avant-hier (à propos de la conversion de Paul Féval).
[36] L’abbé d’Aurevilly fut un de ces saints obscurs et inestimables à qui la France doit de n’avoir pas été foudroyée sous les Jugements divins. Quelques années avant de mourir — en 1872 — il fit une chose d’une sublime étrangeté : assumant sur sa tête, autant qu’elle le pouvait porter, le faix des hontes nationales, il offrit au Christ, en réparation de sa Justice et de son Amour bafoués par un peuple impénitent, le sacrifice, non seulement de sa vie, mais, ce qui est plus inouï, de son intelligence qui était fort belle. Et, en effet, peu après, il fut atteint d’une sorte de gâtisme où il se vit lentement dissoudre.
Le 2 février 1855, il annonçait à Trebutien le grand acte : « Je n’oublierai plus qu’après toute une vie de désordres et de sardanapaleries, Brucker m’a conduit à l’autel où j’ai communié la première fois depuis mon enfance, et qu’il a communié avec moi. Il a été pour moi catholiquement ce qu’étaient les parrains à la réception des chevaliers de Saint-Louis. Il m’a donné du plat de l’épée sur l’épaule, baisé aux joues et armé catholique. »
Cette allégresse féodale, presque guerroyante, peut, en apparence, être dénuée d’humilité ; mais, s’il avait eu l’âme charlatanesque qu’on lui attribue sinistrement, il aurait, comme plus d’un dont le nom retentit encore, sonné des fanfares autour de sa pénitence, et en eût battu monnaie, détaillant ses confessions dans quelque livre à gros tirage. Au rebours, ce qu’il venait d’accomplir ne franchit guère le secret de l’intimité ; et combien son christianisme se maintient au-dessus des préoccupations vaniteuses, d’autres lettres confidentielles en sont des témoignages difficiles à récuser :
« Ne soyons pas des chrétiens littéraires, écrivait-il au même Trebutien. Soyons faibles, mais prions Dieu ; et puisqu’il s’est donné à nous dans l’Eucharistie, ne l’y laissons pas sans l’y prendre. »
Le pli de ses inclinations voluptueuses lui infligea-t-il, dans la suite, des rechutes suivies d’un nouveau retour à une vie sans reproche ? Il le laissait entendre, lorsqu’en mai 1878 il confiait à Mgr Anger :
« Dimanche, j’ai eu le bonheur de communier ; je suis rentré dans le chemin droit, j’ai senti vos prières sur mon âme. »
Cependant, depuis sa conversion première, et même avant — dès 1847, il s’était résolument croisé pour les grandes Causes du catholicisme[37], — les certitudes de sa foi ne trahirent aucun fléchissement ; appuyées sur un Absolu métaphysique, elles défiaient ces muances de sentiment où, d’heure en heure, l’être moral se défait et, en souffrant, se reconstitue.
[37] De cette année-là datent ses articles dans la Revue du Monde Catholique sur Mgr de Bonald, sur Clément XIV et les Jésuites, etc.
Son intelligence des idées chrétiennes n’alla qu’en s’approfondissant. Il se plut, lui si altier par complexion, au culte des humbles ; dans son Mémorandum de 1864, il consacre la mémoire d’un imagier de village ignorant et pieux, mais « à qui Dieu avait donné le don de sculpter » ; cet homme s’était voué à relever sur l’ancien plan l’Abbaye de Saint-Sauveur-le-Vicomte et à l’orner de statues « pour lesquelles il n’avait pas eu de modèles » ; il était mort, sans avoir achevé :
« Dieu ne veut peut-être pas, conclut d’Aurevilly dans une pensée de mélancolie croyante, que les êtres qu’il aime achèvent rien. »
Assez pauvre pour avoir le droit de glorifier la pauvreté, il se ressouvient quelque part avec admiration d’un vieil aveugle qu’il avait connu, à la porte d’une église de Caen, et dont toute la supplique se bornait à murmurer un éternel Ave Maria : « Belle prière pour un pauvre ! Il semblait saluer les femmes qui passaient de ce noble salut d’Ange : « Je vous salue, Marie, pleine de grâce » ; et en même temps il priait CELLE-LA qui ne passait pas, mais qui l’entendait mieux que celles qui passaient[38] ». Il aimait les pauvres, parce qu’ils imposent l’image du Christ souffrant à un monde qui ne veut plus de Lui, ni d’eux. Plus tard, il nimbera, dans un Prêtre marié, la figure pâle de l’abbé Méautis, le curé de village indigent même en science théologique, mais riche d’amour et d’immolation, lavant lui-même le linge souillé de sa mère devenue folle, et, un jour, se communiant avec une Hostie vomie par la bouche d’un pestiféré. Chose admirable ! Les pages que d’Aurevilly semble avoir le mieux écrites avec le charbon de feu des Voyants, c’est Saint Benoît Labre, le Curé d’Ars, Sainte Thérèse qui, pour ainsi dire, les lui dictèrent, quand il les magnifia.
[38] Mémorandum de 1856.
La virginité, cette aristocratie suprême, lui inspira de véhémentes adorations. Devant une Vierge de Memling, il se mettait à genoux et osait songer : « Quels yeux baissés ! Elle serait nue que ses paupières baissées ainsi la couvriraient toute mieux qu’un manteau qu’on laisserait tomber sur elle[39]. » Il vengea Jeanne d’Arc, en quelques phrases flamboyantes, des profanations de Michelet, et, en son Aimée de Spens, du Chevalier Destouches, divinisa presque la vieille fille, honorée comme vierge.
[39] Mémorandum de 1856.
Par contre, la présence du démoniaque dans les perversités humaines lui offrait l’unique explication de ces monstrueuses scélératesses qui reculent les limites de la malice concevable et jettent un défi à la patience de Dieu. Le sens du satanisme fut chez lui plus aigu que l’appétit des béatitudes ; son catholicisme resta positif plus que mystique, et il lui manquait cette candeur qui, seule, ouvre la vision des royaumes célestes.
Il n’en reçut pas moins de sa culture catholique l’intuition des extrêmes, forme de lucidité singulièrement rare, depuis que la Renaissance, en voulant barrer les avenues par où la vie terrestre se prolonge et s’amplifie vers l’invisible, circonscrivit les puissances du désir et la sagesse aussi bien que le vice dans le fond de cuvette de la mediocritas antique, où barbote, bon gré mal gré, tout ce qui a cessé d’être chrétien. D’Aurevilly comprit que l’abîme appelle l’abîme, que la damnation est l’envers de la Rédemption, et que l’homme peut, sans terme, se transfigurer ou déchoir, puisqu’il est maître de s’unir à l’Infini et au Parfait ou de s’accointer à l’Esprit du mal. Il fondait ses certitudes sur une induction expérimentale et non, comme l’en invectivait aveuglément Zola[40], sur un a priori mystique : toutes choses se correspondant entre elles dans l’ordre créé, il lui paraissait absurde que le sens de notre vie s’arrêtât à notre conscience et que l’homme fût le haut bout de l’univers. Ce qui se passe en nous et autour de nous se répercute en des volontés supérieures dont les mouvements oppriment ou soulèvent notre volonté.
[40] A l’occasion des Diaboliques (v. Buet, op. cit., p. 219).
La pénétration qu’il acquit des mondes spirituels le ramenait aux façons de sentir du moyen âge[41] ; de même que telles autres de ses tendances le feraient aisément supposer contemporain de Brantôme et de la Ligue, et, telles autres, proche cousin du prince de Ligne et des dilettantes du XVIIIe siècle.
[41] Il songea quelque temps à écrire un roman sur l’an 1000, dont le plan se trouve dans ses notes intimes.
Il atteignit, au sein du catholicisme, l’équilibre de toutes ses propensions, spécialement nécessaire à un féodal de décadence qui roulait dans son sang les instincts de plusieurs siècles contradictoires. Il pondéra son individualisme et néanmoins en accrut l’indépendance originale. Au lieu d’imposer à son imagination[42], comme contrepoids, l’ironie, il se livra désormais aux forces traditionnelles dont l’ensemble s’ajoutait à ses croyances pour fixer la valeur sérieuse de ses actes. Dans l’Amour impossible, il avait raillé, non sans motif, la fausse distinction de l’aristocratie moderne, cette tyrannie des convenances qui aboutit à l’impuissance d’aimer ; dans Une vieille maîtresse, le Chevalier Destouches, il représentera l’enchantement des vraies mœurs aristocratiques, de celles qu’enfant il avait vu finir ; personne, aussi bien que lui, n’aura portraituré ni mis en scène d’authentiques grandes dames[43]. Convaincu de la nécessité des cadres sociaux, il ne voulait plus chercher dans le roman que « l’histoire des passions à travers une forme sociale ». Ses emportements imaginatifs, il les restreignit, autant qu’il le pouvait, pour ployer à une vraisemblance les conjonctures de ses fictions.
[42] « L’imagination était la seule faculté développée en moi. » (Ce qui ne meurt pas, lettre d’Allan de Cinthry à André d’Albany.)
[43] Les grandes dames de Balzac parlent comme des harengères ou des maîtresses d’école ; celles de Musset, comme d’agréables caillettes, de portée nulle. V. au contraire Mme de Flers et Mme d’Artelles dans Une vieille maîtresse, la comtesse de Montsurvent dans l’Ensorcelée, Mlle de Percy dans le Chevalier Destouches, etc.
Au retour d’un de ses voyages en Normandie, il avait écrit étourdiment que « sa patrie était là où étaient ses habitudes », et il dédaignait, de Paris, son Cotentin. Désormais, il se reconnut Normand jusqu’aux moelles, fils « de ces immenses races qui ont tout gardé de ce qu’elles ont conquis », et peut-être de « ces fiers Iarls scandinaves qui ont tenu et retourné l’antique Neustrie sous leurs forts becs de cormoran ». Il aima la mélancolie, robuste quoique langoureuse, des pays de l’Ouest, les eaux glauques et torpides, les châteaux oubliés derrière les étangs brumeux, les vieilles routes toujours les mêmes, les brusques ensoleillements, les ciels gris, les « petites pluies qui n’en finissent pas », les herbages foisonnants « où les bœufs en ont jusqu’au ventre », et la santé plantureuse de ces paysans probes, « bâtis en force », tels que Maître Tainnebouy, dans l’Ensorcelée, en perpétue le magnifique exemplaire. La santé, Barbey d’Aurevilly la retrouvait, pour lui-même, lorsqu’il traversait à cheval des landes désertes, et courait le long de la mer, la grande nourrice. Le rythme élargi et glorieux de sa pensée remémora les vastes palpitations d’un vent que les embruns des houles ont enivré. Au contact des rustres, des pêcheurs, il retint le patois local, « ce premier flot salin de toute langue » ; la verdeur crue de leurs métaphores et l’ingénuité de leurs impressions imbiba sa mémoire de rhapsode ; il aviva auprès d’eux ses étranges facultés de conteur, égales à celle des bardes de jadis ; comme Shakespeare — dont il tient moins par son romantisme que par les affinités immédiates des deux pays — il fit siennes leurs légendes sanguinaires et amoureuses, leur surnaturalisme mêlé de réminiscences païennes et de dogmes catholiques. Grâce à une puissance d’illusion capable de rendre vrai même l’impossible, il campa debout ces formes primitives, jeta sur elles, à plis redondants, la limousine diaprée de son verbe aventureux[44].
[44] Barbey d’Aurevilly suggère la vision des objets, colore les reflets qu’ils échangent, bien plus qu’il ne les décrit. Quelle que soit la vigueur du détail, ses contes saisissent, avant tout, par l’animation fascinatrice du développement. Paul de Saint-Victor trouvait à son style le mordant d’une eau-forte ; il serait plus exact d’en comparer les phosphorescences métaphoriques au poudroiement d’un pastel. Sa phrase écrite n’était que de la parole fixée. En outre, ses récits s’échappent involontairement vers les digressions et les incidences, analogues par là aux narrations populaires dont l’essentiel est souvent dans l’à côté des faits ; ils « s’égaillent » à la manière des Chouans dans leur stratégie fantaisiste. Tout, jusqu’aux négligences, laisse l’impression d’un improvisateur impétueux, dupe lui-même de ses inventions ; car d’Aurevilly en est dupe bien plus qu’il ne cherche à méduser son lecteur ; leur fréquente et bizarre naïveté l’atteste.
A d’autres heures, lorsqu’il exerçait son magistère de critique, l’autorité de ses opinions, leur puissance de synthèse issue de stables certitudes répondait à la droiture de tous ses élans. Il possédait dès lors ce qui définit, selon ses propres exigences, le grand critique : « la carrure, le poids, l’élévation dans une compréhension et une exclusion également souveraines ». Il savait faire d’un jugement sur un livre une leçon de moralité, pénétrant — et, quelquefois, « le fouet à la main » — jusqu’à la conscience de l’auteur, jamais pédant ni lourdement doctrinaire, ni articlier par routine, sans fiel dans la sévérité, sûr et tranchant, s’il condamnait, mais réhabilitant d’un commentaire fastueux une idée pauvre chez autrui, épandant la vie où elle était absente, dominant sous l’ampleur de sa foi les tendances d’art et les philosophies les moins conciliables, au point que les Œuvres et les hommes édifiaient un « inventaire intellectuel » de son siècle et du passé, semblable, au moins par sa richesse, à l’inventaire social de la Comédie humaine.
Son adhésion pleine au Catholicisme ne fut pas une simple coïncidence avec la maturité de son génie, elle la décida.
Il est frappant en effet qu’il a le mieux approché de la grandeur parfaite dans ceux de ses livres où il a le plus fidèlement interprété l’esprit du dogme et son accord avec les vérités d’expérience, tandis que ses conceptions faiblissent toutes les fois qu’émancipant trop ses héros, il les enlève à leur condition d’humains fornicateurs et déchus.
Son premier roman, Ce qui ne meurt pas, n’était « religieux » qu’« à force de tristesse, le néant des passions prouvant la nécessité de Dieu ». Aussi déborde-t-il de verbiage et de sentiments faux ; l’étrangeté des situations y confine au baroque (Mme de Scudemor enceinte, en même temps que sa fille, d’Allan de Cinthry). Dans Une vieille maîtresse, déjà, le sérieux de l’action se proportionne au catholicisme de l’idée ; ici, l’accouplement de la douleur et du péché se noue dans un faisceau de causes tellement oppressif qu’il semble tenir à des racines occultes et surnaturelles. L’épigraphe : Perseverare diabolicum se darde, comme une flèche d’anathème, au travers des épisodes luxurieux. Un homme a aimé dix ans une femme laide, sans esprit, et qui n’est plus jeune, mais dominatrice par une sorte de possession démoniaque que soutient l’ascendant de sa volonté et de sa race ; cet homme, après l’avoir quittée pour se marier, se laisse reprendre, et c’est sa damnation de la subir sans dénouement.
Si Barbey d’Aurevilly eût pressé toute l’horreur d’un pareil sujet, son roman aurait être la nosographie pu la plus énergique de l’amour moderne. Mais, plus d’une fois, de sourdes condescendances pour les faiblesses dont il croit faire abhorrer les servitudes l’ont induit à des épisodes d’un lyrisme désuet (la rencontre dans la cabane, le tombeau du diable, etc.) ; malgré lui, il environne la passion d’une splendeur, et, sur ce point, outrepasse çà et là les justes libertés que sa préface de 1851 revendique pour l’artiste croyant.
En ce temps-là, c’étaient des libres penseurs, imbus de cagotisme puritain, qui posaient l’objection insidieuse : un romancier catholique peut-il, en toute indépendance, se permettre de décrire les vices et faire de la beauté avec ce qui est une souillure ?
Plus tard, quand les Diaboliques furent taxées de sadisme, c’est chez les croyants eux-mêmes que d’Aurevilly devait heurter cette peur maladive de l’indécence, dont la contagion, depuis lors combien aggravée, irait aisément jusqu’à vouloir épurer les Évangiles. Dans la Préface ajoutée à la seconde édition de sa Vieille maîtresse, Barbey d’Aurevilly transperce d’aphorismes péremptoires l’hypocrite préjugé en expliquant selon sa vraie largeur la moralité catholique :
« Le catholicisme, dit-il, est immense… Il permet tout, pourvu que l’art ne fasse pas du bien le mal et du mal le bien… Il hiérarchise les mérites ; mais il ne mutile pas l’homme… Les artistes sont au-dessous des ascètes, mais ils ne sont pas des ascètes… Quand un écrivain a créé une réalité, si, en la peignant, il est une occasion de scandale, il n’en est pas plus cause que Dieu, en créant les sens et l’âme libre de l’homme. Ou il faut renoncer à peindre le cœur humain, ou il faut le peindre tel qu’il est. »
Il aurait pu, comme il y pensa dans la suite[45], justifier historiquement ses hardiesses et invoquer les artistes du moyen âge, libres jusqu’à l’obscénité dans les détails des cathédrales, dans celle entre autres de Rouen, où Salomé, sur le portail, — Flaubert s’en est souvenu pour son Hérodias — « danse la tête en bas et les jupes relevées ». S’il avait serré l’analyse du bégueulisme contemporain, il eût demandé aux sacristains de l’art décent pourquoi ils admettaient dans le roman et au théâtre, des récits de crimes d’une fabuleuse noirceur[46], mais se hérissaient et criaient au scandale dès qu’un écrivain traitait avec franchise, d’après leur réalité qui n’est point toujours immatérielle, les choses de l’amour. Est-ce donc que la férocité ou l’avarice sont des tares inoffensives à décrire, tandis que la moindre allusion érotique chatouille des instincts irrésistibles ? Si le romancier ne sait point douer les passions d’un semblant de vie sans brûler fictivement de leur feu mauvais, Balzac péchait-il davantage en s’identifiant aux concupiscences de Félix de Vandenesse et de Lady Dudley ou aux solitaires et abstraites dépravations d’un cupide, à un Gobseck, un Rigou, un Grandet ? Sous couleur de moralité, toute expression du mal serait exclue de l’art ; et même la peinture séraphique de Fra Angelico deviendrait suspecte, comme nourrie de songes voluptueux.
[45] V. Sensations d’art, p. 218.
[46] Les romans qui constituaient alors le fond populaire des bibliothèques catholiques étaient ceux de Raoul de Navery ou d’autres, pleins d’histoires effroyables.
On peut le dire sans paradoxe : la pudibonderie d’un certain monde bien pensant procède du même fond de matérialisme que les grossièretés voulues des naturalistes. Lorsque l’art suscite des formes amoureuses, c’est le corps qui parle au corps, et le corps étant à peu près tout pour des générations dénuées du sens de l’invisible, il n’y a guère à s’étonner si l’émotion physiologique, seule, affriande les uns et bouleverse la pudeur des autres.
Barbey d’Aurevilly pouvait donc abriter sous le sceau de l’orthodoxie la donnée d’Une vieille maîtresse. Toutefois, dans cette œuvre encore, il en use parfois à la légère avec la règle qu’il a édictée nette comme un verset de Saint Paul : ne pas faire du bien le mal ni du mal le bien. Il s’oublie, par exemple, à écrire de Vellini, son héroïne, quand, pour éprouver son ancien amant, elle se pose à l’extrême bord d’une falaise surplombant la mer : « Elle tourna le dos au précipice avec une insouciance du danger qui la rendit sublime » ; ou, de son amant, alors qu’il vient de succomber : « C’était un être fort que Ryno de Marigny. »
A tous les endroits où la notion du péché s’oblitère, le sentiment gauchit vers un romantisme suranné.
L’équation de la logique et du merveilleux, des faits naturels et de l’Inconnu qui s’y entrelace, fut résolue par l’Ensorcelée, un de ces triomphes d’inspiration comme il en est rarement départi, même aux plus inspirés. Ici, le romancier tient les réalités par les deux bouts, induisant de ce qu’on voit ce qu’on ne voit pas, et ferme à chevaucher la légende autant que Maître Tainnebouy, l’herbager, sur sa jument. La sécurité d’allure et la belle humeur virile du récit, parmi l’inquiétude océanique de la lande, les terreurs qui en émergent, les réminiscences de la Chouannerie, l’histoire formidable de Maîtresse le Hardouey et de l’Abbé de la Croix-Jugan, c’est une harmonie sans analogue, impossible à concevoir hors d’une tenace tradition religieuse, du catholicisme séculaire implanté dans le sol et les passions d’une race.
En nul de ses romans, le tragique[47] ne s’empreint de cette nécessité simple. De même que dans les Mystères espagnols et chez Eschyle, l’émotion s’alimente au sein d’une idée théologique, elle-même ramifiée à des superstitions locales et à des préjugés immémoriaux. Barbey d’Aurevilly rappelle que la sorcellerie et la magie ont été condamnées par l’Église non « comme choses vaines et pernicieusement fausses, mais comme choses RÉELLES, et que ses dogmes expliquaient très bien ». Il ne se tourmente guère, au cours des étranges catastrophes qu’il déroule, d’établir un départ entre ce qui est spontanément humain et ce qui vient d’ailleurs. Lorsque Jeanne de Feuardent, cette féodale mariée à un simple fermier et à un Bleu, se voit hantée d’un amour maudit pour le gentilhomme en soutane, l’ancien Chouan qui a voulu se tuer plutôt que de survivre à sa cause, l’abbé « de la goule fracassée », dont le visage « sans nom » produisait une sensation « sans nom », est-ce le simple émoi d’un même sang noble qui la précipite vers l’impassible prêtre ? Ou sort-il de cet homme une silencieuse fascination d’orgueil et de laideur, semblable à l’attirance d’un abîme ? Ou subit-elle le sortilège du vieux pâtre, l’envoûtement de sa parole : « Vous vous souviendrez longtemps de ces vêpres, Maîtresse le Hardouey ! » Aux furies de son désir s’ajoutent, pour l’ensorceler, les persuasions d’une terre farouche, acharnée, elle aussi, par ses horreurs secrètes, à lui jeter un sort.
[47] On pourrait extraire de l’Ensorcelée un sujet prodigieux de drame, surtout de drame musical.
Tout cela, Barbey d’Aurevilly n’en veut nullement démêler le mystère ; mais il pose le surnaturel avec l’évidence d’un fait ; la connexion de Puissances indéfinies et d’actes humainement explicables constitue le signe de ses personnages. Elle autorise le simplisme des épisodes et sauvegarde, en un si audacieux sujet, la sévérité des peintures ; car, attribuant à une détermination presque satanique la chute de Maîtresse le Hardouey, il s’étend fort peu sur l’impureté de ses obsessions et n’a même pas besoin de longues analyses scabreuses pour la mener de la convoitise au désespoir et au suicide.
La présence d’un élément sacerdotal et liturgique dévoile toute sa force impressionnante dans la mort de la Clotte (l’absolution sur la lande), dans cette prodigieuse Messe de Pâques où, à l’instant de la Consécration, l’abbé de la Croix-Jugan, frappé d’une balle — la balle du Bleu — s’abat, la tête sur l’autel, et dans cette autre Messe, point irréelle, tant elle est douloureusement symbolique, celle du revenant, condamné, en expiation de fautes obscures, à recommencer, chaque nuit, seul au chœur de son abbaye démantelée, le rite où il s’embrouille, ne s’en souvenant plus, sans jamais pouvoir aller jusqu’à la fin.
L’Ensorcelée tient du symbolisme catholique et aussi de cette chose immense qu’elle réfléchit, de la mélancolie d’une caste qui succombe, une majesté de caractère si haute que ce poème envoie sur les autres romans de Barbey d’Aurevilly une espèce d’ombre amoindrissante.
Ce qui manque au Chevalier Destouches, ce n’est certes pas le mouvement d’une épopée : la bataille à coups de fouets sur le champ de foire, l’enlèvement de Destouches, l’expédition du Moulin bleu sont conduits avec autant de fringance et de véhémente couleur normande que le récit de Maître Tainnebouy. D’Aurevilly, au lieu de juger la Chouannerie à la manière de Balzac n’y apercevant que du brigandage et des frivolités misérables, a su en comprendre la chevaleresque beauté. Mais l’épisode, soutenu tout entier par une exaltation d’aristocratie guerrière, est presque dénué du frisson surnaturaliste dont rien ne supplée la profondeur.
Au rebours, pourquoi les Diaboliques, quelques-unes du moins, imposent-elles le prestige hallucinant d’une vision mêlée à la vie tangible et qui va pourtant au delà ? Le Rideau cramoisi, avec son milieu de province archaïque, la tournure militaire du héros, la bizarrerie de l’aventure et l’effrayante soudaineté du dénouement, n’est, dans son fond, qu’un petit conte à la Stendhal. Seulement, l’anxiété d’une faute clandestine châtiée par la plus foudroyante des morts pèse sur le sensualisme parfois morbide des moindres détails comme le pressentiment d’une damnation. De même, le Bonheur dans le crime aurait l’air d’une gageure tout à fait immorale si on n’y posait l’épigraphe d’Une vieille Maîtresse, le Perseverare diabolicum. D’Aurevilly sous-entend que, chez Serlon et sa maîtresse, cette constance de félicité, avec le fardeau du cadavre entre eux, implique un délaissement de la grâce irrémissible. Dans les Dessous de cartes d’une partie de whist, la Vicomtesse du Tremblay porte le stigmate d’un diabolisme plus subtil, d’une perversion d’autant plus endurcie qu’elle est plus dissimulée ; et La Vengeance d’une femme, A un dîner d’athées, entre-bâillent un abîme vraiment infernal de haine et d’horreur ; ce démoniaque-là, le plus vrai de tous, est voisin de celui que Flaubert, involontairement, — Flaubert, dont Barbey d’Aurevilly n’a point senti l’âpreté biblique, — aux dernières pages de Salammbô, exaspère jusqu’au tétanisme dans la furie des Baalim, se vengeant d’un homme par les mains de tout un peuple.
Personne, maintenant, ne contesterait plus à Barbey d’Aurevilly qu’il fut un artiste rare, un penseur imposant. Ce qu’on ignore trop de lui, c’est qu’il voyait au-dessus de son art et plus loin. « L’art, disait-il, est la dernière religion de l’homme… Dans le dénûment que l’homme s’est fait, l’art doit lui sembler la plus grande des puissances humaines, et, malgré l’effort du génie, ce n’est peut-être qu’une impuissance[48]. »
[48] Sensations d’art, p. 33.
Le catholique, en lui, était plus haut que l’artiste et le gentilhomme. A toute époque, il faut que la vérité ait ses témoins ; elle les aura jusqu’à la fin des temps. La mission de Barbey d’Aurevilly fut d’être, pour un siècle de démagogie emporté effrénément vers les aberrations destructrices, un juge et un témoin, un prophète irréfragable. Fort de ses principes, fort de l’histoire et de sa propre expérience, il confessa d’une voix éclatante la nécessité du catholicisme. En croyant la confesser trop tard il se trompait ; nul cri, même pour les Morts, n’est perdu ; si sa prévision que Dieu s’obscurcirait de plus en plus dans le monde reçoit d’une France déchue un sinistre accomplissement, son œuvre n’en est pas moins une torche de gloire et d’épouvante secouée sur les ténèbres inquiètes ; et la torche ne s’est pas éteinte en tombant de sa main, quoique nul autre encore ne la relève ferme et éblouissante ainsi qu’il la dressait.
Mais son œuvre ne fut pourtant pas le meilleur de ce qu’il pensa. Il a laissé le témoignage d’une foi intime ardente et absolue jusqu’à l’humilité. Il savait que ni les feux d’artifice de l’imagination, ni l’apologétique la plus persuasive ne valent un Ave Maria élancé d’un cœur pénitent vers la Porte de tout espoir et l’Auxiliatrice des infirmes. Pour l’avoir compris, il est plus grand que pour avoir écrit les Prophètes du passé et l’Ensorcelée.
Cinq jours avant de mourir, le Jeudi Saint 18 avril 1889, dans cette chambre de la rue Rousselet, où, de deux fenêtres, une seule s’ouvrait — comme elle s’ouvre encore — sur des cimes d’arbres antiques et sur le ciel, il dictait à Mlle Louise Read, pour expier un poème peu croyant de sa jeunesse, Amaïdée, cette note qui est le plus beau des testaments :
« Quand il écrivit ces pages, l’auteur ignorait tout de la vie. L’âme très enivrée alors de ses lectures et de ses rêves, il demandait aux efforts de l’orgueil humain ce que seuls peuvent et pourront éternellement — il l’a su depuis — deux pauvres morceaux de bois mis en croix. »