Intermèdes
GEORGES DUMESNIL
Au moment où j’appris sa mort, le matin du 7 août[91], je descendais entendre la messe à l’église voisine. On y célébrait un service pour un soldat tombé au loin ; un drapeau, derrière le catafalque, était déployé. Dans l’affliction qui m’absorbait, je ne pus suivre les rites, écouter l’absoute qu’en appliquant tout l’office à notre ami, comme si son corps eût été là, entre les cierges. Certes il méritait bien le grand repos, lui qui a tant travaillé, et la lumière promise, après l’avoir si fermement attendue. Et n’avait-il pas succombé, lui aussi, pour la France, ayant souffert pour elle plus que beaucoup de soldats dans les tranchées ?
[91] Dumesnil est mort le 31 juillet 1916.
Dumesnil est un des Français qui ont pris le plus au sérieux la guerre. Dès le commencement il avait offert à Dieu sa propre vie, s’il lui plaisait de la prendre afin que le pays fût sauvé. Durant les premiers mois, il traversa de terribles angoisses, « il eut des sueurs froides », déclarait-il ensuite, à la pensée d’un désastre possible. Il connaissait les Allemands, il avait vu de près leur force d’oppression ; peut-être même se l’exagérait-il ; et il se disait que la supériorité d’une civilisation ne suffit pas à la défendre : les Barbares, au Ve siècle, culbutèrent l’Empire romain ; or, jamais leurs dévastations n’ont été pleinement réparées ni vengées.
Ses Réflexions pendant le combat soulagèrent ses tourments et sa juste haine. Quelle revanche sur les Germains, ces notes incisives où, à la façon d’un chirurgien inflexible, il dépouille et charcute l’épaisseur de leur pédantisme, les replis de leur férocité perverse ! Il continua, deux ans, cette vivisection ; et, si répugnante que fût la matière, jamais sa main ne trembla. Néanmoins son sang-froid couvrait des violences qu’il se fatiguait à réprimer : contrainte héroïque, mais qui aggrava le mal dont il a péri.
Dumesnil, d’ailleurs, dans l’ensemble de ses actes, maîtrisait sous le calme du philosophe une poignante sensibilité. Il a été un des rares penseurs de sa génération vraiment dignes du nom d’intellectuel, épithète souvent dérisoire, que l’on colle sur des cerveaux sensitifs, hors d’état de joindre logiquement deux idées. Il mit « toute sa conscience à développer au plus haut point dont il était capable la faculté raisonnante[92] ». Pourtant sa raison ne put mater sans des luttes constantes ses nerfs douloureux. S’il n’avait été chrétien, cet effort d’ascète s’évertuant vers une paix difficile l’eût mené au non-espoir stoïque. Il en sortit vainqueur, usé, malgré tout, par sa victoire même. « Philosopher, c’est apprendre à mourir. » Dumesnil le comprenait mieux que Socrate ; bien qu’il aimât la vie présente et les joies de son activité, il s’était longuement préparé à autre chose ; il vivait comme un homme qui attend un Visiteur dans la nuit et tient sa lampe allumée…
[92] Revue de la Jeunesse du 25 février 1914.
Ses amis savent ce qu’ils perdent en le perdant. Sa droiture de cœur leur assurait dans son intimité une plénitude de confiance ; il appelait l’affection par une bonté large et accueillante, mais si discrète qu’ayant beaucoup d’amitiés il semblait appartenir uniquement à chacune d’elles.
Un vigoureux instinct de paternité l’attirait vers la jeunesse, et les jeunes gens venaient à lui. J’en ai vu plus d’un, après une simple rencontre, se donner sans réserve à son ascendant. Ils sentaient en sa personne une force directrice ; et sa bonhomie l’établissait de plain-pied avec eux. Il savait les mettre en valeur, les modelait à son image sans opprimer leurs qualités propres. Le plus fervent de ses disciples fut Léon Silvy, mort, hélas ! en 1907 ; personne ne rendra gloire à Dumesnil autant que Silvy l’a fait dans ses lettres[93]. Dumesnil était aimé des jeunes parce qu’il était jeune encore aux alentours de la soixantaine, ouvert à l’imprévu des enthousiasmes, presque naïf dans certaines admirations.
[93] Elles ont été réunies en volume (Beauchesne, éditeur).
En même temps, sa perspicacité faisait, pour une grande part, le charme de son commerce. Il n’eut rien d’un dilettante instable. Mais, au lieu de se claquemurer dans un dogmatisme de pédagogue ou de métaphysicien abstrus, à l’intérieur de quelques principes, sans fenêtres sur l’espace tangible, son expérience s’appropriait les faits significatifs aussi bien que son intuition pénétrait les âmes. Il laisse en histoire des vues originales ; il discourait pertinemment sur les peintres ; il commentait avec profondeur les poètes, exerça lui-même ses dons poétiques et dramatiques. L’art et la philosophie n’étaient point devant ses yeux deux mondes étrangers l’un à l’autre ; son esprit de synthèse s’attachait à réaliser leurs multiples points d’harmonie, à transmuer l’idée en image, ainsi qu’à illuminer l’image par l’idée.
Les hommes de la génération antérieure à la sienne, un Taine, un Flaubert, convoitaient une sorte d’universalité encyclopédique. Dumesnil, en une sphère plus modeste, manifesta comme un XVIIe siècle succédant à une Renaissance exubérante[94]. Il se souciait peu d’accumuler ; il triait, il ajustait. Je retrouve, dans sa manière de concevoir et d’écrire, le génie strict d’un Malherbe. Descartes était son maître. A l’époque de Boileau, il se serait vu rangé parmi ceux qu’on appelait alors « les honnêtes gens ». Quand paraîtra, plus tard, sa correspondance, elle étonnera par l’ampleur toute moderne des sujets qu’elle touche et enrichit, mais nous y admirerons aussi la tenue, la dignité, l’aisance, la sagesse pondérée d’un Français de l’ancien temps.
[94] Flaubert voulut être un classique ; mais il était enclin aux expressions débordantes, Rabelais l’enivrait : « Ce que j’aime, dit-il dans une de ses lettres, c’est l’exubérance. »
Ces qualités fussent demeurées vaines, si la foi ne les eût fertilisées. Je viens de songer au XVIIe siècle. Le christianisme, tel que Dumesnil l’exprimait, évoque la religion d’un auditeur de Bossuet, une religion solide et pratique, plus raisonnable qu’exaltée, sociale et charitable avec mesure. Il laissait à Huysmans la recherche des singularités particulières aux états mystiques. Ce n’était pas qu’il fût dénué de mysticisme. Je me souviens même d’un surprenant épisode qu’il me confia : il avait une sœur cadette, fort pieuse ; elle mourut à dix-sept ans ; quelques années après, un jour qu’il se débattait intérieurement dans une crise de désespoir, il reçut tout d’un coup la certitude sensible, miraculeuse d’une communication avec l’absente, et se trouva aussitôt délivré. Dumesnil fut cependant un mystique de raison plutôt que de sentiment. Lorsqu’il se convertit, des motifs doctrinaux, métaphysiques, le décidèrent :
« J’étudiai le concept de Dieu, comme il se forme dans la philosophie antique, et je fus surpris de reconnaître par raison que le concept de la Trinité chrétienne comblait d’une richesse infinie tout ce que l’intelligence humaine avait pu pressentir, et qu’il se présentait à elle comme un bloc de diamant où elle ne saurait trouver une fissure…
« Le cruel problème de notre liberté n’avait cessé de me mettre à la gêne depuis que les termes s’en étaient posés devant moi ; le déterminisme scientifique et positiviste appesanti sur ma génération m’en faisait entrer les chaînes dans la chair. Je les rompis. Je reconnus que le mécanisme universel ne menait à rien et équivalait au néant, mais voici qu’en approfondissant ces difficultés et ces pensées, je tombai dans une doctrine de la causalité qui, déchirant le réseau mathématique, me menait tout droit à la grâce…
« De là, je devais venir aux rapports de Dieu avec le monde et l’homme, au lieu de la grâce ; et si je restai fidèle à ma maxime de discerner en tout le meilleur, il est facile d’imaginer où il éclatait à mes yeux. Il fallait m’aveugler volontairement ou voir le Médiateur, seul armé de son infinie puissance sacrificielle.
« A ce point d’évidence, j’étais tenu de me rendre ou de m’abîmer. Mais qu’on se rassure : j’avais un collaborateur qui ne voulait pas me laisser perdre. Pour avoir suivi une marche intellectuelle, je serais bien insensé et mal converti, si je m’en attribuais le mérite. Comment Dieu acheva le dialogue avec moi qui pensais d’abord parler seul, c’est mon affaire. Elle avança peu à peu, par une foule de réflexions et de mouvements[95]. »
[95] « Une conversion intellectuelle » (Revue de la Jeunesse.)
Dumesnil n’aurait écrit aucun livre, sa vie mériterait d’être offerte en haut exemple à tous les Français qui savent penser. Mais son œuvre est debout, telle qu’une maison bien construite avec des pierres de choix et où chaque chose est à sa place.
Normand, il s’entendait à bâtir, et mieux que les Normands ; car, tandis que la maison normande, presque dépourvue d’ouvertures sur le dehors, paraît égoïste, inhospitalière, la sienne déployait les deux battants de ses portes à quiconque n’était pas indigne de s’y abriter.
Beaucoup y séjournèrent, apprirent, en considérant la fière solidité des charpentes et les délicatesses des sculptures, à vivre selon les conceptions de l’architecte. Ce serait assez, pour aimer Dumesnil, de savoir qu’il contribua de tout son labeur à refaire une France vigoureuse, croyante, ordonnée, amie du beau. L’influence d’un homme ne s’évalue pas au chiffre d’éditions qu’ont eu ses ouvrages. Parfois les livres qui ont le plus agi sur une génération sont ceux dont elle parle le moins. Mais, disait le Prophète, « comme la pluie descend du ciel et enivre la terre et la pénètre, et donne la semence à celui qui sème et le pain à celui qui mange ; ainsi ma parole, celle qui sortira de ma bouche, ne reviendra pas à moi vide, mais elle fera tout ce que j’ai voulu et prospérera dans les choses pour lesquelles je l’ai envoyée ».
On peut trouver inique, à l’égard de Georges Dumesnil, la disproportion entre l’importance de ses travaux et leur demi-obscurité. Sa mort même n’a décidé qu’un petit nombre de critiques[96] à s’occuper de lui. Cette ingratitude des temps est trop explicable. Un philosophe ne devient célèbre que si on annonce à son de trompe l’extraordinaire de ses doctrines. Dumesnil enseignait en province ; et il était trop digne, il n’aurait pas organisé autour de sa chaire un orchestre forain. La simple rectitude de ses vues, la sévérité de son exposition ne pouvait captiver qu’une élite ; le public inconsistant, celui qui s’est engoué de l’Évolution créatrice, ignora Dumesnil ou le négligea. Les autres philosophes, cela va de soi, se seraient bien gardés de propager son nom ; lorsqu’on tient les « têtes de pont » du succès, on n’accorde le droit de passage qu’à des médiocres. Quant aux catholiques, leurs enthousiasmes s’évadent trop souvent vers ce qui est à côté ou en dehors de l’orthodoxie. Il avait un moyen pourtant de s’imposer aux badauds : faire valoir sa conversion. Mais il estimait que la pudeur sied à un converti et méprisait les gens qui battent monnaie avec le récit de leurs incroyances. Il recevait sans déplaisir les témoignages d’estime spontanés et ne s’abaissait point à en quêter auprès des puissants.
[96] Entre autres, Julien de Narfon dans un généreux article du Figaro (8 août 1916).
Mais voici l’heure, pour nous, de le proclamer en toute certitude : Dumesnil a été le seul philosophe spiritualiste ayant continué après Maine de Biran et Ravaisson la forte tradition cartésienne. Il a été notre seul métaphysicien catholique, seul à construire une ontologie rationnelle adéquate à la foi ; et je ne sais rien de comparable au Miroir de l’Ordre[97], cette synthèse abrégée des rapports de Dieu avec l’univers que le mystique voit consommés dans le sacrement de l’Eucharistie :
[97] Le Miroir de l’Ordre parut d’abord, en 1902, à Aix-en-Provence, dans le Pays de France, la revue qu’avait fondée notre ami commun, Joachim Gasquet ; il fut ensuite réédité en plaquette dans la Bibliothèque de l’Amitié de France (Beauchesne, éd.).
« Le corps glorifié de Jésus-Christ dans l’Eucharistie réalise avec un infini pouvoir, sous les conditions prescrites par la Providence, l’ubiquité imitée laborieusement et à un degré toujours relatif par tout corps mobile ; dans l’Eucharistie sont souverainement conciliés l’activité d’un corps capable de se mouvoir avec un pouvoir infini et le repos de ce corps dans chaque lieu où il est. Le miracle y est le type et la raison de l’ordre naturel.
« Et l’Eucharistie, qui est une intussusception de Dieu par l’homme, est inversement et par l’interpénétration de la grâce une intussusception spirituelle de l’homme par Dieu. L’homme qui y concourt d’un plein abandon entre dans le courant même du souffle divin, du Saint-Esprit qui, par son aspiration, l’emporte sur la voie infinie de Dieu. »
Ses ouvrages purement spéculatifs, le Rôle des concepts, le Spiritualisme, les Conceptions philosophiques perdurables, la Sophistique contemporaine exigent du lecteur, s’il veut tout saisir, une certaine préparation. Au contraire, sa vaste étude sur l’idée de l’évolution appliquée à la littérature et surtout l’Amitié de France représentent la pensée concrète de l’essayiste, du moraliste et de l’artiste. L’Amitié de France, en ses neuf années de développement, a pu former une excellente image de ce que serait notre pays, libéré du désordre révolutionnaire, avec la variété de ses provinces, la vigueur de ses traditions restaurée, sa vie sociale, politique et ses arts groupés autour du vieux clocher roman, sous l’immuable devise des peuples qui veulent vivre : Diex aïe. Cette admirable revue, paraissant tous les trois mois, pouvait donner mieux que des articles ; chapitres philosophiques, essais d’histoire, poèmes, analyses critiques y alternaient selon un tranquille équilibre ; et l’on était sûr d’y trouver, comme dans les ateliers des anciens Maîtres, du travail solide et probe, le rythme d’une vérité bien assise et d’une beauté pleine ; car Dumesnil était un écrivain net, grave, possédant la science du verbe et la puissance de colorer l’abstraction ; sa prose, tout imbue qu’elle fût des classiques, possédait un accent ferme qui la rendait reconnaissable entre mille. Il est attristant de savoir que l’Amitié de France, impossible à soutenir sans celui dont la personnalité l’emplissait, nous quitte avec lui. C’est le lieu de redire un mot du grand Ancêtre qu’il glorifia souvent, de Barbey d’Aurevilly :
Dieu ne veut pas que ceux qu’il aime achèvent rien.
Je pense à vous, mon cher Dumesnil, en ce soir d’été, sur ce quai désert du port de Brest, où volontiers vous m’eussiez accompagné, vous que l’Océan grisait et qui rêviez autrefois d’être un marin. L’Occident retient encore le prisme du crépuscule. Devant moi, dans l’ampleur de la rade, les ombres des nuages sont en suspens sous les eaux pâles et mordorées. Les navires de guerre, presque sans feux, reposent comme des îlots morts ou des cathédrales de plomb. Pas un phare ne s’allume. Une barque rentre, sa voile brune pend le long du mât. Un paquebot s’éloigne vers le chenal de la passe ; l’inconnu du large, déjà comblé par les brumes, l’aspire doucement. Les arêtes des jetées, les môles des falaises, les pentes des collines, tout devient vague comme s’il n’y avait derrière que du vide et de l’infini… La mer descend, je la vois à peine ; elle ne fait aucun bruit ; mais son odeur s’évapore des grèves qu’a mouillées le flot ; et je sais qu’elle est là. La nuit s’est dépliée, comme un drap funèbre, sur nos têtes ; mon cœur est anxieux. Où êtes-vous, heureux ami ? Hors des ténèbres, hors du chaos, et à jamais. Vous tenez la plénitude de l’Être ; pour vous l’éternel Présent resplendit. Vous nous laissez dans le noir, au bord d’une ère effrayante et sublime dont nous ne connaissons que les douleurs. Nous allons pourtant, nous aussi, vers le terme de notre attente, comme dans une église, quand une foule va communier, ceux qui sont au bas de la nef avancent lentement vers la table sainte, mais ils avancent, jusqu’à ce que ce soit leur tour enfin.