Intermèdes
L’ESPRIT DE TRIOMPHE DANS L’ÉGLISE
Fait à l’image de l’Invincible, l’homme est né pour vaincre. Son histoire a commencé par une défaite multipliée en d’innombrables désastres. Mais, dès l’instant de la chute, la revanche était promise. Sans la revanche, la chute serait même difficile à concevoir. La femme à qui Dieu dit : « Tu écraseras la tête du serpent ; et il guettera ton talon », ce n’était pas seulement l’Immaculée, la Mère du Vainqueur ; la prophétie divine préfigurait l’Église, certaine d’exterminer la Bête au terme des siècles, mais dont le talon reste mordu, écorné par les crocs perfides, tant qu’une partie du genre humain, soustraite à son corps, sinon à son âme, végète ou meurt spirituellement.
La promesse messianique, l’attente de Celui qui aurait « l’empire sur son épaule » devait être la force d’Israël jusqu’à l’avènement du Christ et même ensuite. Pourtant la vérité de cette force a passé de la synagogue en l’Église, depuis l’heure où le Maître, avant de quitter les siens, leur laissa l’assurance :
Allez hardiment, j’ai vaincu le monde.[120]
[120] Ces pages étaient écrites lorsque a paru l’Encyclique instituant la fête du Christ-Roi. Elles ne sont que le commentaire anticipé de cet auguste document.
Parole inouïe, proférée à la veille d’une catastrophe, en apparence, irrémédiable : Jésus sait qu’après trois années de prédication, à trente-trois ans, il va mourir, cloué, comme un misérable, sur une potence ; que ses disciples vont être dispersés, désespérés ; que son œuvre naissante, si elle n’était divine, aurait toutes les chances d’être anéantie. C’est alors qu’il se proclame victorieux. Car, en consentant à descendre jusqu’au fond des opprobres, jusqu’à la mort, il a rétabli dans sa dignité le vieil Adam déchu. La défaite n’est plus possible parce que Dieu-homme a consommé la défaite. Sa résurrection, en le démontrant Dieu, signifiait pour l’humanité la certitude d’une vie bienheureuse et immortelle.
Sans l’évidence de ce prodige, sans la promesse que le Seigneur, à une date inconnue, reviendrait avec des légions d’Anges, dans la splendeur du feu, et donnerait aux justes comme aux iniques la rétribution dernière, la jeune Église aurait eu grande peine à soutenir les persécutions, à pénétrer du ferment nouveau les masses païennes, à surmonter les hérésies et les défaillances. Elle savait que la grâce du Christ la porterait au delà de toutes les épreuves. L’esprit de triomphe est surtout nécessaire au commencement des grandes entreprises, ou dans des phases de lassitude, quand les énergies sommeillent. A un degré magnifique, saint Paul le reçut et le communiqua. Les tribulations présentes lui semblaient peu de chose ou rien auprès « du poids de gloire » dont l’idée l’accablait. Il se comparait volontiers au coureur tendu vers la couronne mise en réserve pour sa victoire. Au bout du gémissement immense des créatures il voyait « la révélation des enfants de Dieu ».
Cette révélation, l’Apocalypse de saint Jean la prophétise dans son message d’allégresse, où les souffrances de l’Église sont figurées comme la préparation de son triomphe. Mais les chrétiens des premiers siècles espéraient communément que l’Évangile atteindrait d’un élan rapide les extrémités de la terre ; que les signes précurseurs étant accomplis, le retour du Christ glorieux ne se ferait pas longtemps attendre.
Peu à peu, la suprématie tangible de la chrétienté apaisa l’impatience mystique du Jugement. Le mot prêté à Julien l’Apostat : « Tu as vaincu, Galiléen ! », atteste sous une forme légendaire la fierté de la foi chrétienne sûre d’avoir réduit à l’impuissance le paganisme en déroute. Sur le toit des basiliques la Croix se haussa comme un trophée. Le bon Pasteur des catacombes devint le Christ impérial qui siège en Juge sur les mosaïques des absides. Sa Mère eut la majesté d’une Théotokos dont l’Enfant tient en sa petite main le globe du monde ; elle eut la toute-puissance que l’art byzantin a fixée avec une grandeur perdue dans la suite. Le moyen âge pourtant sut l’imiter, lorsqu’il représentait Notre-Dame comme Reine du ciel et Mère du Seigneur. Témoin le grand vitrail occidental de Chartres, une des Vierges les plus triomphantes que l’on ait peintes depuis les Vierges byzantines.
Les hymnes aussi célébrèrent la royauté du Christ sur le mode où une armée victorieuse chanterait l’entrée de son chef dans les villes conquises. Telle la prose carolingienne : Christus vincit, Christus regnat, Christus imperat, presque terrible en sa rudesse comme si elle voulait atterrer l’Ennemi.
Et les cathédrales s’érigèrent, vaisseaux de gloire qui encloront, jusqu’à la fin des temps, la somme des splendeurs catholiques. Dans un chœur prodigieux comme celui du Mans, sous le triple étage des vitraux, semblable à un Paradis vermeil qui descendrait vers la terre, quand les hautes colonnes, parées d’oriflammes, tressaillent des vibrations de l’orgue et des chants mâles de la maîtrise, quand, au bas de l’autel embrasé, devant l’ostensoir où l’humilité de l’Hostie sublimise tous les hommages, entre les cierges et les encensoirs, se massent les chapes d’or, les surplis blancs, les robes violettes et les traînes de pourpre, alors le plus obscur des fidèles, en participant à cette pompe liturgique, reçoit les prémices des magnificences paradisiaques. Pour lui-même et pour la communion universelle de l’Église il possède la Présence divine, la vérité, la joie, la beauté, l’avant-goût de la vie parfaite.
Quelle fête humaine offrirait aux âmes de pareilles ivresses triomphales ?
Néanmoins, il ne faudrait pas croire que l’esprit de triomphe se soit toujours maintenu sans fléchissement ni déviation.
L’esprit de crainte le contraria : le texte du Dies irae, admirable par sa profondeur pénitente, n’évoque du Jugement que les aspects formidables. Il pose aux pieds du Juge le pécheur tremblant, mais sous-entend la suprême allégresse des justes. On y perçoit déjà la pente moderne du sentiment religieux, ramené à quelque chose d’individuel où l’homme se voit en face de Dieu, bien plus qu’il ne voit Dieu en face du genre humain.
Une autre cause devait affaiblir l’esprit de triomphe : toute force comprimée, persécutée, tend par la lutte à une perfection plus cohérente, gage, pour elle, des victoires prochaines. Toute force qui se croit victorieuse se détend, s’amollit, et perd la volonté de vaincre. C’est ainsi qu’au XIIe siècle et plus tard l’afflux des prospérités amena parmi les clercs de multiples relâchements ; les mystiques s’affligeront de cette décadence spirituelle ; Dante oppose à l’Église triomphante, à celle du Paradis, l’Église terrestre où tant de spectacles le désolent et l’indignent.
L’échec des croisades aussi avait fait sentir que, longtemps, hors de la chrétienté ou contre elle, subsisteraient des régions énormes, impénétrables à la foi.
Puis vint le déchirement de la Réforme et le jansénisme anémiant, la sécheresse rationaliste, la mondanité sceptique, tout ce qui pouvait affaiblir, dans les cœurs chrétiens, l’ingénuité de l’espérance. Le faste des liturgies, au XVIIIe siècle, survivait ; mais l’attente et le désir du Christ triomphant, comme c’était loin !
Ensuite, l’église eut à traverser une phase d’humiliations ; après les souffrances de la Terreur elle subit les chaînes du pouvoir temporel. Il fallut, pour que l’esprit de triomphe se réveillât, l’excès des adversités. C’est à la veille d’être captif que Pie IX réunit le Concile du Vatican. Une des mosaïques de Fourvières symbolise superbement cette heure triomphale ; le Pontife élevant ses bras au-dessus des mitres innombrables comme si, avec l’Église présente, celle des temps passés et futurs s’assemblait là pour entendre proclamer le dogme radieux.
Depuis lors, bien des signes ont confirmé que l’univers catholique a senti s’accroître la conscience de sa force : ascendant du Saint-Siège même parmi les nations séparées ; fierté intellectuelle de l’élite croyante ; autorité de la science orthodoxe ; renouveau des études scholastiques et de l’exégèse ; splendeur des manifestations, en particulier à Lourdes et dans les congrès eucharistiques, où le Sacrement de l’autel est glorifié, comme l’Agneau adoré dans le ciel par des multitudes sans nombre.
Durant l’Année Sainte enfin, Rome a vu s’agenouiller en ses basiliques tous les peuples de la terre ou peu s’en faut. A Bruxelles et à Paris d’imposantes assemblées ont préparé le retour des Églises dissidentes à l’unité première.
De plus en plus, l’Église seule peut dire : L’avenir est à moi. Les dynasties s’écroulent, les empires s’évanouissent ; le règne de l’argent laisse prévoir son déclin. La seule barque dont nous savons qu’elle ne sombrera point, c’est la nôtre. Même quand arriveront les jours prédits où la foi aura presque disparu, quand l’Église ne sera plus qu’un petit troupeau errant, pourchassé de ville en ville, voué à l’extermination, les derniers fidèles devront penser que le grand triomphe est proche. Après ces temps-là, en effet, « le Fils de l’homme reviendra ».