Intermèdes
HISTOIRE DE MON AMITIÉ POUR CAMILLE SAINT-SAËNS
Le 17 décembre 1921, les amis de Saint-Saëns apprenaient tristement que, la veille au soir, vers dix heures, cet homme prodigieux avait terminé sa longue carrière.
Je portai longtemps ce deuil en silence. Mais Saint-Saëns a tenu dans mon passé une place tellement haute et intime que ma mémoire se plaît à revenir aux temps heureux de notre amitié. Le livre où je fixai autour de son œuvre une synthèse des formes musicales[98] a rempli dix années de ma jeunesse. Ceux qui l’ont lu ou le liront le comprendront mieux quand ils sauront l’ensemble de ses origines et toutes les circonstances qui le suivirent. On me pardonnera si, en voulant exposer mes relations avec ce grand mort, je parais écrire un chapitre de ma vie.
[98] Les grandes formes de la Musique.
Il était venu à Lyon — ma ville natale — en 1876, pour diriger au Grand-Théâtre Étienne Marcel. Son passage laissa une forte impression, mais seulement dans les milieux très musicaux. Ses œuvres étaient alors jugées trop audacieuses, savantes à l’excès. Quelques années plus tard — j’avais treize ans — j’entendis un soir mon père et ma cousine Émilie Lucas jouer la Sonate pour violoncelle en ut mineur. Ce fut une secousse inoubliable.
Il faut dire que mon père, violoncelliste fougueux, au jeu mordant et contrasté, déchaînait en cette sonate ses propensions batailleuses ; et la pianiste lui donnait superbement la réplique, dramatisant les épisodes, sans énerver la sévérité de l’ensemble. Mon enthousiasme eut pourtant d’autres causes que la vigueur de l’exécution.
La Sonate exaltait mon sens inné du tragique. Depuis mon enfance, je vivais subconsciemment dans l’attente — non dans l’angoisse — de choses terribles. J’étais né deux ans avant 70 ; mon père, avec le pessimisme outrancier des monarchistes d’alors, prédisait à chaque instant que la guerre allait recommencer et que les Allemands, cette fois, « ne feraient de nous qu’une bouchée ». Je sentais la France vraiment amoindrie ; j’avais assisté à des expulsions de religieux qui m’indignèrent. Je gardais le pressentiment de catastrophes expiatrices ; il ne m’accablait point, me haussait au contraire vers l’inconnu des actes héroïques.
Dans les thèmes et l’élan de la Sonate, je percevais d’une façon obscure un état d’esprit correspondant. L’andante, par son calme de liturgie, me transportait sous les nefs de la proche cathédrale, de cette cathédrale Saint-Jean que je ne puis jamais revoir sans y reconnaître l’architecture et la couleur de ma vie secrète.
Enfin, je trouvais dans le dernier temps un sauvage essor nostalgique ; mes appétits d’indépendance et de bonheur sans limite se laissaient emporter sur ce torrent. Je regardais, en écoutant, une toile d’Isidore Flachéron qui représente la cour intérieure d’une mosquée d’Alger. J’y voyais des tombes, un minaret, des femmes en blanc, voilées, et un vieux dattier, courbé par sa haute taille, élancé contre le ciel céruléen, un ciel comme à Lyon je n’en avais jamais soupçonné.
Pouvais-je me douter qu’un jour j’habiterais à deux pas de cette mosquée, que cette petite cour deviendrait un lieu choisi pour mes heures de paresse méditative ?
Je ne présumais pas non plus que je connaîtrais, à Alger même, l’auteur de la Sonate.
Telle fut ma première rencontre avec lui ; elle décida une passion durable. J’étudiai la Sonate ; j’arrivai à l’exécuter assez bien ; mon père consentit à la jouer avec moi, en public, devant un nombreux auditoire. Je la reprenais tout seul, par cœur, pour le plaisir de m’en gorger, indéfiniment et sans lassitude.
Vers la même époque, j’eus l’occasion d’entendre le Déluge. Comme j’avais l’imagination emplie de scènes bibliques, j’entrai aisément dans l’esprit de l’austère oratorio. Je me souviens de l’impression hallucinante du prélude. L’image que j’ai précisée depuis, au sujet des dernières mesures en mineur : « Quelqu’un, à la nuit tombante, marche sur les eaux solitaires, attendant l’arche et l’homme nouveau », je la vis s’ébaucher ce jour-là, devant la transition suspensive et formidable des basses.
Je ressens encore aujourd’hui la fraîcheur idéalement simple de la phrase du contralto : « C’était un homme juste », et le calme du chant des cordes qui succède au tableau du cataclysme.
Quand se développa la fugue terminale : Croissez et multipliez, de l’escalier où je me tenais debout, dominant la salle au plafond noyé d’oriflammes et la foule qui me semblait immense, je crus voir, du fond des siècles, comme une seule armée, se déployer la file interminable, magnifique des générations…
Du temps que j’étais étudiant, j’assistais un soir à une représentation, paisible et terne, de Mireille. Au moment où elle finissait, le régisseur vint sur la scène annoncer que l’illustre pianiste Paderewski allait jouer le concerto en ut mineur de Saint-Saëns. Paderewski, traversant Lyon, offrait à son ami Luigini et à ses musiciens la fête imprévue d’une audition tardive. Il arriva, long et pâle, la tête nimbée de ses cheveux aériens, surnaturel comme un fantôme — l’heure des fantômes allait sonner. La manière fatidique dont il fit vibrer la phrase initiale m’est restée pour jamais dans l’oreille. Entre chaque morceau, je hurlais, je trépignais d’enthousiasme. Les impressions que j’ai, depuis, évoquées sur ce concerto sont une faible réminiscence de cette ivresse corybantique. L’indifférence d’une partie des auditeurs la tournait en une sorte de furie guerrière qu’ensuite une Polonaise de Chopin porta au paroxysme.
Luigini, chef d’orchestre entreprenant, avait organisé de beaux concerts symphoniques. A l’un d’eux il donna la symphonie de Saint-Saëns avec orgue. Je suivis les répétitions ; je pénétrai dans ses replis cette œuvre immense. Dix ans après, lorsque j’eus entre les mains, pour la commenter, la partition, je la lus comme une chose familière dont les sonorités chantaient en moi. J’en dégageai une synthèse du monde, théologique et dantesque, laquelle se retrouve au fond de tous mes livres.
Mais Samson eut sur ma pensée une action encore plus décisive. L’ardeur de la foi, le conflit de la chair et de l’esprit, du Dieu vivant et des Puissances ténébreuses, le châtiment du désir et la rédemption par la douleur, tout ce que j’ai exprimé nécessairement vivait dans ce drame et dans cette musique.
Pourquoi, même aujourd’hui, ne puis-je entendre sans un frisson le début du premier acte ou le lamento de la meule ? Assurément, la lecture des Psaumes et de Job[99] me préparait à comprendre la ligne et l’accent des mélodies, mais surtout elles me révélaient dans leur beauté persuasive le mystère d’expiation où s’enfonce toute expérience humaine ; car Samson, c’est le « purement humain », défini par Wagner, sans que nul de ses héros ait pu tout à fait l’incarner.
[99] Un poète lyonnais, Jules Beauverie, me dédia la paraphrase qu’il en fit dans ses Poèmes bibliques et évangéliques (1889), sachant l’attrait particulier que m’inspirait ce livre sublime.
Ce drame lyrique enfermait un autre élément de vérité — et j’allais bientôt le connaître — l’expression du pays où le musicien l’avait composé, de l’Afrique ardente et douloureuse.
A la fin de septembre 1891, je partis pour Alger.
Saint-Saëns y vint passer l’hiver, comme les années d’avant ; à cause de sa poitrine délicate, le froid lui était insupportable. On lui proposa de faire jouer dans la cathédrale sa messe de Requiem ; l’organiste, M. Roy, était de nos amis ; il m’avertit du soir où le Maître dirigerait la répétition des chœurs et de l’orchestre. Là, pour la première fois, je vis Saint-Saëns.
J’ai dit, dans Les grandes formes de la musique, la majesté funèbre du décor, l’église tendue de noir et sans lampes, le chœur illuminé où les choristes, des Pères blancs, se massaient autour de l’orgue. Assis devant le triple clavier, Saint-Saëns présentait le profil dominateur d’un aigle apocalyptique. A l’instant où j’entrai, les trompettes du Tuba mirum lançaient leur quinte nue, ut sol, terrible dans sa simplicité ; l’orgue y répliqua par un accord fracassant comme si, d’un bloc, l’univers croulait dans un gouffre sans nom.
J’eus la vision du Jour de colère, cet éperdument qui agenouillait les foules du moyen âge sous une rafale d’angoisse, à l’idée du Juge ouvrant le Livre de vie.
Saint-Saëns — il l’a énoncé plusieurs fois — envisageait, malgré lui, dans le dogme, le principe de crainte que la dévotion moderne en voudrait éliminer. Cependant, le quid sum, miser… attendrissait d’une pitié l’anéantissement où il se terminait, et le Recordare balança une supplication indiciblement douce, coupée, il est vrai, par des reprises de terreur.
Je me livrais d’un cœur trop plein à cet émoi religieux pour apercevoir, en certaines parties du Requiem, des procédés de métier plutôt qu’une volonté pieuse. Mais l’Agnus Dei me transporta, lamentation chargée de splendeur qui se déroulait, comme un cortège flamboyant, autour de l’éternelle Victime. J’y sentais réalisé le rythme de souffrance et de gloire où triomphe l’équilibre catholique.
Quelques semaines après, l’excellente Mme Roy, la femme de l’organiste, nous offrit d’aller en sa compagnie faire une visite à Saint-Saëns. Il habitait la Pointe Pescade. La route, au delà de Saint-Eugène, était d’une sauvagerie magnifique, tournant, le long de la mer, au bas de collines touffues taillées en cônes, en mamelons, avec des ravins broussailleux.
La maison qu’il avait louée regardait une petite lande étrangement rude. Des ânons y paissaient et quelques chèvres. Un Arabe, tresseur de nattes, y avait bâti une cabane parmi des aloès, des figuiers de Barbarie ; tout au bout, sur un roc d’un noir basaltique, se raidissait la tour ébréchée d’un fortin turc, tellement roussie par le soleil et brûlée par la salure des embruns qu’à de certaines heures elle semblait en feu. On entendait la mer s’ébrouer contre la falaise, comme une jument dans son écurie. Ce jour-là, un ciel grisâtre l’ensommeillait sous des brumes. Par des temps clairs, je l’avais vue de ce promontoire, bondir, toute sa crinière au vent, étincelante, et mordre la côte abrupte comme un mors blanc d’écume.
Saint-Saëns m’accueillit avec l’affabilité d’un artiste qui sait trop ses prééminences pour s’en prévaloir et pontifier. Il avait une singulière animation de mouvements et de paroles[100] ; original sans le vouloir, étranger à tout cabotinage. Son zézaiement ne choquait point comme un ridicule, pas plus que sa voix, nasillarde et mordante. Il était lui dans ses moindres gestes.
[100] V. dans Les grandes formes de la Musique son portrait plus développé.
Sur sa table s’étalaient les pages du trio en mi mineur qu’il terminait à ce moment. Nous lui demandâmes de se mettre au piano ; il s’empressa de très bonne grâce ; c’était son plaisir d’en donner à ses visiteurs, et j’ai compris, dans la suite, qu’il trouvait ainsi une occasion de travailler même en leur présence ; car il cherchait peu les compliments.
Il nous joua, entre autres choses, une transcription du quatuor d’Henri VIII ; ce morceau, pour des raisons qui dépassaient la musique, m’était cher depuis mon adolescence.
Son jeu se distinguait par une franchise d’attaque foudroyante, une fabuleuse légèreté — plus étonnante encore à l’orgue qu’au piano — ; sa rectitude évitait la sécheresse. Hors de sa musique, ce qu’il rendait le mieux, c’était Rameau, Bach, Mozart, Beethoven. Chopin et Schumann — j’entends le Schumann lyrique — étaient moins dans ses cordes.
Nous le quittâmes, très contents de sa réception. Une seule chose me heurta : comme il nous raccompagnait dans son jardin, jusqu’à la porte mauresque de la villa, quelqu’un fit allusion au Pater de l’Évangile. Saint-Saëns décocha contre le texte divin une boutade voltairienne. Je protestai ; il répliqua, et je compris qu’il avait perdu l’intelligence des vérités supérieures. Mais son actuel aveuglement empêchait-il ses plus belles œuvres d’avoir mûri dans la lumière de la foi ?
On donna Samson au théâtre d’Alger ; il conduisit l’orchestre, le soir de la première représentation. J’écrivis un article que publia une revue depuis longtemps défunte, la Chronique africaine. J’y marquais surtout les rapports de la couleur musicale avec la terre d’Afrique, proche parente de l’Orient où Samson périt d’avoir connu Dalila.
Le surlendemain, je rencontrai Saint-Saëns dans une soirée ; il m’apprit qu’il m’avait lu et que j’allais recevoir une lettre de lui : « J’ai tâché de ne pas vous dire des sottises. » Sa lettre, en effet, débordait d’une satisfaction véhémente. Il vint chez moi, un peu plus tard, à l’improviste, me remercier et fit à mon piano rétif l’honneur de le dompter sous ses doigts impérieux.
L’hiver d’après, je le vis rarement, sauf à la fin de la saison. Le 1er avril 93, il joua pour la première fois en public sa fantaisie avec orchestre, Africa. La veille, à la répétition, je lui tournai les pages. Au bout du presto, comme je tournai une seconde en retard, je me souviens qu’il roula contre moi des yeux furibonds.
Dès ce temps-là, je songeais à une vaste étude sur son œuvre ; et je l’avais tout de suite conçue comme un monument d’ensemble, où Saint-Saëns serait considéré parmi le chœur des grands musiciens. Le monument aurait pu écraser l’homme, et l’arc de triomphe devenir un catafalque. La preuve du haut génie de Saint-Saëns, c’est qu’il soutint le fardeau d’un tel hommage, et, récemment, ayant relu pour une nouvelle édition mon livre vieux de vingt ans ou plutôt de trente, — si je remonte à ses origines, — j’ai eu la certitude que l’ampleur de son plan était justifiée.
Je ne lui parlai de mon dessein qu’en 94, à l’issue d’un concert donné par la romantique Mme Jaëll. Il ne fut pas, à vrai dire, très encourageant. Me jugeait-il téméraire ? Volontiers méfiant, se tenait-il sur le qui-vive ? Je crois surtout que mon projet l’étonna, lui parut invraisemblable. Non qu’il sût être exempt d’orgueil, mais il gardait de sa jeunesse un pli excellent, dû à la sévérité de sa mère : Mme Saint-Saëns l’avait habitué à ne jamais s’enfler d’une vaine présomption. Au lieu de humer l’encens, il se hâtait de s’y dérober. Il ne ressemblait pas à ceux qui entretiennent leur gloire comme une maîtresse exigeante et jouissent de s’humilier, de s’avilir pour elle. Il comptait sur sa force ; quelle portée pouvait avoir le livre d’un jeune homme obscur ?
Je n’en poursuivis pas moins deux ans la préparation de mon ouvrage, en pleine effervescence lyrique, et, d’autre part, tâchant d’identifier mon commentaire à l’œuvre interprétée, la recréant avec des mots, telle, s’il était possible, que le musicien avec des sons l’avait engendrée.
J’avais écrit divers fragments et une partie du chapitre sur les Poèmes Symphoniques. En mai 96, j’étais à Nice ; au soleil couchant, je flânais devant la mer ; je vois un homme passer d’une allure plus que vive, effrénée. Je reconnais à temps Saint-Saëns et je l’arrête. Il arrivait d’Italie ; pour se remettre d’une longue immobilité fatigante, il marchait avec emportement. Nous convenons de nous revoir, chez moi, le lendemain. Il vint en effet, et, pendant qu’il absorbait des tasses de café, je lui lus mon chapitre ; son impression fut profonde ; à partir de ce jour-là, il prit vraiment au sérieux mon travail.
Par malheur, je m’y donnai sans mesure, le surajoutant à mes tâches quotidiennes, et je tombai malade, au point que je dus rester toute une année inactif. Je ne commençai, après une reprise méthodique du sujet, à écrire avec suite que durant l’automne de 1900.
En septembre 1902, on joua aux fêtes de Béziers Parysatis de la bonne Mme Dieulafoy. Saint-Saëns avait composé pour ce drame une partition importante. Il m’invita, et je me rendis à Béziers, ivre de retrouver pour quelques heures le Midi brûlant, de participer à une solennité où l’homme que j’aimais recevrait une apothéose.
Quand je débarquai dans la ville, un soir pluvieux m’accueillit, une pluie chaude qui faisait sortir, comme en Afrique, des arbres et de la terre, une sueur embaumée. Le dimanche matin, il pleuvait encore ; mais, pendant le déjeuner, chez M. Castelbon de Beauxhostes, le ciel s’éclaircit. Nous écoutions Fauré raconter que, deux ans auparavant, tandis qu’on jouait son Prométhée, un orage non fictif avait coupé le dernier acte ; et la foudre était tombée sur le roc même d’où le Titan avait blasphémé Jupiter. En ce moment, un des convives se retourna vers les fenêtres, et s’écria : Le soleil a vaincu ! — Tant que ça, répondit Fauré par un calembour qui eut au moins le mérite de l’inattendu. Saint-Saëns, qu’énervait l’attente de l’après-midi, fut pris d’un fou rire ; il se cacha la figure dans sa serviette, et dut sortir de table pour se calmer.
La représentation de Parysatis, comme celle de Déjanire, eut une splendeur olympique. La foule qui montait vers les arènes, le long de l’avenue Saint-Saëns, était à elle seule un grandiose spectacle. Ces Méridionaux s’avançaient comme en procession ; le sentiment d’une solennité contenait les voix, et ce fut merveille de voir la multitude s’ordonner sans peine sur les gradins, puis, à un simple coup de cloche, s’établir dans un silence liturgique où l’on n’entendit plus que la palpitation des éventails.
Les trois cent cinquante musiciens de l’orchestre étaient massés vers la droite du cirque ; les cordes des vingt harpes scintillaient.
Lorsque les cuivres lancèrent le motif initial, rigide et soleillant, il sembla qu’éclatait le triomphe de tout un peuple. Mêlée à l’air limpide, la musique, avec ses fortes lignes, prenait toute sa valeur décorative. Dans la loge où nous étions, le dialogue des acteurs n’arrivait que par bribes. J’ignore si nous y perdions beaucoup. Mais, entendant à peine les paroles, nous admirions plus librement les architectures et le paysage scéniques.
Le Palais de Suse appuyait ses colonnades à des allées montantes de palmiers et de fleurs irréelles qui se perdaient vers de très hautes montagnes, d’un gris fluide, vaporisé sous la lumière.
Les mouvements du chœur, le long des portiques, harmonisaient des blancheurs, des robes orangées et des nuances flottantes comme celles des vagues irisées de soleil. Les chants résonnaient dans le cristal de l’espace, comme si l’univers se résolvait en une seule clarté, au sein d’un mirage d’éternel après-midi.
Pourtant, le soleil s’en allait, touchant d’une main vermeille les toits du palais, les buissons de fleurs, et la tunique mauve d’Aspasie expirante, dont un hautbois sanglotait l’agonie. Un silence prodigieux oppressait la foule. Puis, quand le suprême accord de l’orchestre s’éteignit, une clameur frénétique déchaîna l’ovation sans fin.
J’en fus heureux pour Saint-Saëns, autant que si j’avais été moi-même le triomphateur. Je lui avais apporté les cent premières pages de mon manuscrit ; il les lut le soir même et, le lendemain, avant de quitter Béziers, j’eus de lui une lettre enthousiaste, non sans une note comique :
« Vous êtes cause que je me suis passé de dormir… C’est drôle de se voir disséqué vivant. Mais vous avez beau dire, je ne puis arriver à me trouver si intéressant. »
Il terminait sur cette réflexion où ceux qui l’ont connu retrouveront sa fidélité d’ami :
« Grand merci pour ce que vous avez dit de Regnault et de Bizet que j’ai tant aimés et que j’aime toujours. »
Le livre fini — en septembre 1904, — il m’aida généreusement à le publier, mais ne fit rien pour le répandre. Il éprouvait une gêne à vanter un volume qui le magnifiait ; ses travaux personnels, ses tournées de virtuose l’emportaient d’ailleurs dans un vorace tourbillon. Chose plus bizarre, presque jamais il ne me reparla de mon ouvrage, et j’évitais — on s’en doute — d’y ramener son attention ; je n’y songeais même pas. J’aurais cru injuste de le supposer oublieux ; il me prouvait qu’il ne l’était point. Mais, en me témoignant une dilection constante, il sous-entendait les motifs où elle avait pris naissance.
Notre amitié a duré jusqu’à sa mort. Les contradictions qui la troublèrent quelquefois valent d’être mentionnées, parce qu’elles touchaient à des points essentiels.
Lorsqu’il reçut mon premier roman : l’Immolé, le titre d’un chapitre : Le prélude de Tristan, lui déplut. Il s’imagina que j’avais voulu chanter les louanges de Wagner, en fut outré comme d’une trahison, et m’écrivit sur un ton d’amertume presque des invectives. Je lui répondis une lettre indignée, et lui démontrai qu’il n’avait pas compris l’intention symbolique du passage, que je réprouvais, au contraire, l’hystérie amoureuse de Tristan. Il reconnut son erreur, s’excusa ; mais, le 26 août 1914, il me rappela cette dispute, obstiné à me croire wagnérien :
« Comprenez-vous maintenant pourquoi je vous ai si rudement malmené quand vous avez wagnérisé dans un de vos romans ?… Wagner, c’était la pénétration pacifique… en attendant l’autre. J’étais seul à le voir. »
S’il avait trouvé le temps de relire les endroits de mes livres où Wagner est mis en cause, il aurait bien vu que je n’ai jamais « wagnérisé ». Mais l’ensorcellement des philtres wagnériens a rôdé autour de moi. Je les ai définis après avoir connu le péril d’y tremper mes lèvres. Saint-Saëns, bien qu’il admirât musicalement Wagner, restait étranger à son lyrisme. Il ne pouvait comprendre que j’eusse décrit avec exaltation les vertiges de cet art. Lui, il le repoussait pour des motifs de stratégie, de sauvegarde nationale : Wagner, c’était l’invasion de notre théâtre par l’ennemi ; c’était l’impérialisme de l’Allemagne sous sa forme la plus persuasive, donc la plus redoutable.
J’admettais ces raisons, mais j’en apercevais d’autres, des raisons métaphysiques et morales. Je les ai condensées dans un article paru vers la fin de la guerre[101], et qu’a trop justifié, depuis, la rentrée souveraine de Wagner sur la scène de l’Opéra. Le danger de sa musique ou plutôt de toute la pensée allemande tient à son panthéisme idéaliste. « Tu es tout ce que tu vois », semblent clamer l’orchestre et le drame wagnérien ; donc tu n’as qu’à te perdre au sein du Tout. Les limites qui font l’ordre du monde sont dévorées par le chaos. Étrange illogisme, chez des Latins, de s’abandonner à cette confusion ! Mais la musique est le lieu des incohérences ; on ne voit pas qu’elle domine et pétrit, par les joies sensitives, l’homme tout entier.
[101] L’idéalisme musical et l’avenir français (Revue des Jeunes, 10 juillet 1918).
Sur Wagner le malentendu entre Saint-Saëns et moi fut promptement éclairci. Sur les questions religieuses, il était impossible de nous entendre. Nous avions, très longtemps, par un accord tacite, retardé ce conflit. La querelle devait éclater ; ce fut à l’improviste, un jour que nous déjeunions ensemble, dans un restaurant de l’avenue des Champs-Élysées.
Au dessert, nous vînmes à parler de Barbey d’Aurevilly.
— Barbey d’Aurevilly, observa Saint-Saëns, un homme de parade qui posait pour le catholique renforcé…
— Mais ce n’était pas une pose, répliquai-je ; il l’était sincèrement.
— Alors, vous croyez, reprit Saint-Saëns, qu’on peut l’être sincèrement !
— Vous savez bien que je le suis.
— C’est ce que je ne peux pas comprendre…
Et il entreprit de me démontrer l’absurdité de croyances qui reposaient sur des mythes : le Paradis terrestre, le Serpent qui parle à la femme, l’homme déchu pour avoir mangé un fruit, etc…
Je lui répondis simplement que, pour avoir le droit de nier les faits miraculeux, surtout quand ils sont liés à un ensemble d’autres faits certains, il faudrait d’abord démontrer impossible l’intervention divine dans l’histoire humaine.
Nous sortîmes du restaurant, très animés par une controverse que nous ne pouvions plus interrompre. Nous marchions du côté de la Concorde, en discutant sur l’existence de Dieu. Saint-Saëns ne niait point une Cause première, mais repoussait, comme inintelligible, la spiritualité d’une âme qui pût vivre indépendante du corps et immortelle. Nous étions arrivés devant la rue Royale. Là, parmi la cohue des passants, le vacarme des véhicules, nous poursuivions, arrêtés au bord du trottoir, en nous égosillant l’un et l’autre, le grand débat. Et je soutenais à Saint-Saëns, les yeux dans les yeux :
— Vous avez beau dire, il ne peut vous être indifférent de penser que, si un camion vous écrasait la tête, de votre génie, de vous-même il ne resterait qu’une chair broyée et un peu de phosphore prêt à se dissoudre.
— Eh bien ! si, cria-t-il en tapant de sa canne sur le bitume, et projetant sur moi des prunelles terribles, il ne restera rien, vous entendez, rien…
Et, hélant une voiture, il y monta, plus irrité de ma résistance que troublé de mes arguments. Quand je le revis une semaine ensuite, il ne fit aucune allusion — ni moi non plus — à l’orage de ce conflit.
Sa jeunesse avait été nourrie dans de fermes croyances religieuses. Des cahiers de catéchisme qu’on a gardés attestent une instruction méthodique, reçue avec attrait. L’empreinte du dogme le pénétra si bien qu’on la retrouve dans son œuvre à chaque instant. Il lui manqua d’abord d’avoir fait une bonne philosophie. Sa carrière musicale lui laissa peu de temps pour approfondir les principes qu’il avait reçus. Jusqu’à vingt-cinq ou trente ans il conserva la foi. Mais il suivit cette génération de 1850 que médusaient les doctrines positivistes. Il perdit, sans doute, l’habitude des pratiques sacramentelles, et s’aperçut tout d’un coup qu’il ne croyait plus. En souffrit-il ? Il se considéra plutôt comme libéré. « Pour moi, m’a-t-il dit souvent, une chose ne peut pas être vraie ou fausse à demi. » L’état d’esprit d’un Renan ne fut jamais le sien. Son dogmatisme se retourna au profit d’hypothèses scientistes qu’il accepta comme des certitudes intangibles. Il se butait principalement aux objections de la préhistoire et à l’impossibilité du miracle.
J’essayai, plusieurs fois, d’inquiéter la fausse paix de son incroyance. Mais, chez un homme de son âge, il se produit une sorte de sclérose mentale ; à moins d’un prodige, modifier ses préventions exigerait un effort surhumain ; et comment soumettrait-il sa raison à une discipline d’humilité ?
« Votre religion est admirable ; c’est tout ce que je puis vous accorder. » Voilà ce qu’il m’écrivait en 1916, au bout d’une longue discussion ; et, la même année, dans une lettre du 27 octobre, il concluait :
« Vous m’aimez beaucoup. Et moi donc ! je vous aime tendrement, et si vous souffrez de me voir incrédule, je souffre de voir un grand talent comme le vôtre prisonnier de croyances qui entravent son essor. »
Il m’était trop facile de lui répondre : « Pourquoi supposez-vous que la foi m’entrave, quand j’ai l’évidence intérieure de lui devoir ma seule force ? »
Mais je suis convaincu, à envisager seulement son œuvre, qu’il a, en perdant le contact du divin Amour, graduellement éteint les sources de son inspiration. S’il était demeuré croyant, il eût échappé à cette erreur où il se dessécha : envisager dans l’art la forme avant tout.
Il n’en continua pas moins, jusqu’à ses dernières années, quand il le pouvait, à écrire de la musique religieuse. Le 7 janvier 1916, il m’écrivait :
« Mon temps est dévoré par une effroyable correspondance et par un tas d’occupations parasites. Pourtant je suis parvenu dernièrement à écrire deux petits morceaux d’église : un quam dilecta pour quatre voix et un Laudate pour voix d’enfants, ce dernier pour en offrir la dédicace à un charmant abbé avec qui je suis en correspondance.
« Et si cela vous étonne que j’aime tant à faire de l’art religieux, je vous citerai le Pérugin qui était incroyant, Raphaël dont la vie n’était guère édifiante[102] ! En revanche, le P. Lambillote, qui était probablement un saint homme, a fait de la musique religieuse déplorablement profane ! »
[102] Hélas, mon cher Saint-Saëns, voilà sans doute pourquoi le Pérugin est si froid, et Raphaël si « profane » dans sa peinture religieuse.
Tout ce qui se rapporte à l’art sacré ne cessera pas de le passionner. Ayant appris que la Société de Sainte-Cécile avait, pour sa messe annuelle, fait exécuter, au lieu d’une Messe, une cantate de Bach, il s’indigna d’un tel non-sens liturgique et protesta auprès de l’archevêque de Paris.
Il avait la dévotion de son art, et, jusqu’à son dernier souffle, il persévéra dans ce grand amour. Par là s’explique une activité qui demeura surprenante, passé quatre-vingts ans.
Je le trouvai cependant accablé par l’âge, en septembre 1920. Il marchait avec peine, il manquait d’entrain ; son regard était las, et, quand il jouait du piano, son toucher n’avait plus sa puissance. Mais, presque aussitôt, il rebondit. Comme je l’avais félicité d’avoir pu se faire entendre au Trocadéro, le 3 novembre, il me répondit :
« Que parlez-vous de vigueur pour cet unique morceau qui n’est pour moi qu’un jeu ! Il fallait me voir en Suisse, en Belgique, en Normandie, dans les concerts où j’ai tenu le piano pendant deux heures et joué des choses terribles. »
L’année suivante, il semblait gaillard, plein d’une flamme merveilleuse. Un soir de septembre, il nous joua des pièces de Rameau, les Cyclopes entre autres, avec une fougue presque juvénile. Nous revîmes chez lui, pour la dernière fois, un vieil ami d’Alger dont je viens d’apprendre la mort, Charles de Galland, musicien raffiné, homme d’un cœur exquis. Quelques jours après, Saint-Saëns vint rue Rousselet, dans l’ancien logis de Barbey d’Aurevilly, m’apporter six fugues pour le piano qu’il m’avait promises. Il rencontra dans cette chambre — maintenant anéantie — Mlle Read dont la vivacité charmante le frappa. Elle n’avait jamais vu Saint-Saëns, mais elle n’eut qu’à puiser dans la chiffonnière de ses souvenirs pour en trouver qui le touchèrent.
Lorsqu’il nous quitta, je le reconduisis jusqu’au palier de l’étage. Je l’embrassai, et je le regardai descendre appuyé à la rampe, un peu lent. Nous ne devions plus nous revoir.
Une lettre du 30 octobre — la dernière de toutes — m’annonça son départ prochain pour l’Algérie.
« Je suis bien content, ajoutait-il, que mes petites fugues vous aient plu. Je n’avais pas l’intention d’en faire et j’ignore comment l’idée m’en est venue. Je ne les sais plus, je les emporterai à Alger et les travaillerai pour me distraire. »
En relisant cette lettre et les autres, j’ai l’impression qu’il est toujours là. La personne d’un homme, si peu qu’il soit devant l’Infini, subsiste pourtant comme un absolu, comme une chose inaltérable. Quand son Moi a été puissant, quand son œuvre lui survit, sa présence continue, tellement vivace qu’il ne devient jamais un disparu.
Saint-Saëns ne pourrait l’être dans ma vie ; je l’ai trop aimé. Et je pense à son âme qu’il voulait anéantir, à son âme qui a vu maintenant la Vérité. Il sait désormais ce que signifiait pour elle notre amitié.
Pour moi, j’ai reçu de sa musique des joies immenses et salutaires. J’ai dû beaucoup aussi à son intimité. Je néglige le bonheur de fréquenter un grand artiste, bien que ce soit une élévation et un aliment fort. Mais, en le regardant vivre, j’ai admiré un bel exemplaire de droiture, de franchise, d’énergie infatigable, et une simplicité ennemie de tous les artifices. S’il avait une pente amère au sarcasme, une rudesse qui se changeait parfois en dureté, jamais je n’ai surpris chez lui un sentiment bas. Il restera, sur ma route, un de ces compagnons invisibles dont le silence même est un appui.