Intermèdes
VILLIERS DE L’ISLE-ADAM
Depuis trente ans qu’il est mort[49] il est illustre et à peine lu.
[49] Le 19 août 1889.
J’ai vécu près d’un demi-siècle, sans rien connaître de lui, sauf quelques titres de ses livres. Ai-je à me repentir d’une si longue incuriosité ? La découverte de ce rare et sublime esprit me réservait des éblouissements inespérables ; mais aussi j’ai dû reconnaître en son œuvre des tendances trop contraires à celles d’où peut surgir un art vivace ; au lieu d’incorporer ses fictions à des réalités permanentes, Villiers semble dissoudre celles-ci dans ses fictions :
Il n’est d’autre univers pour toi,
enseigne Maître Jahus à son disciple Axel,
que la conception qui s’en réfléchit dans tes pensées.
Axel, par un corollaire fatidique, transpose en acte ce négatif dédain du monde extérieur. A la jeune fille qui l’aime, dès la première minute où, brûlant de se donner, elle palpite entre ses bras, il ne propose que de mourir :
Toutes les réalités, demain, que seraient-elles en comparaison des mirages que nous venons de vivre ?
Des « mirages », des combinaisons d’idées, une exaltation lyrique, des images radieuses ou terribles, l’« au dedans » et « l’au delà » des apparences et des mots, leur point de contact avec le mystère, sans qu’on puisse définir quelles choses le mystère enclot, telle serait l’unique et solide vérité. Le monde est devenu, un instant, ce que la pensée voulait qu’il fût ; ensuite, il n’a plus qu’à la laisser libre et à disparaître. Seul, l’artificiel mérite d’être le réel.
Mais, quand la pensée ne croit plus qu’à l’artificiel, elle s’en lasse et s’en déprend, elle en vient à le nier, à se nier elle-même. Le néant et l’être, devant elle, sont près de se confondre. Villiers de l’Isle-Adam, parce qu’il fut impliqué dans l’erreur d’un idéalisme hégélien, conclut la plupart de ses poèmes à la façon d’un pessimiste sans espoir : lord Ewald, le héros sentimental de l’Ève future, assiste au désastre de l’illusion dont il s’est envoûté ; et le double suicide d’Axel porte le paradoxe du nihilisme à une telle démence que l’auteur, pratiquement homme de foi, songeait, lorsqu’il mourut, à le retourner dans un sens catholique.
Ses livres ne sont donc pas une source pure de saine énergie. Il gardait en son âme, comme il le déclarait, « le reflet des richesses stériles d’un grand nombre de rois oubliés ». Arrêter sur ces richesses notre méditation ne sera pourtant point « stérile ». Nous aimons chez Villiers le magicien du Verbe, un des plus persuasifs qui aient fait résonner la langue de France ; peu d’artistes sont entrés plus avant, par delà les choses tangibles, dans les profondeurs de la vie spirituelle ; et l’incomplète magnificence de son lyrisme prolonge des perspectives d’autant plus attirantes qu’elles demeurent inachevées. Ses anomalies mêmes et ses aberrations supposaient des facultés glorieuses. Son goût de l’artifice continuait certains penchants de notre littérature qui ne cessent point de la solliciter ; il explique le succès bizarre de tel ou tel parmi les écrivains d’aujourd’hui, et pourquoi on célèbre comme des novateurs de faux simples ou d’alambiqués décadents.
Fleur suprême d’une très vieille race, Villiers s’appropria, par droit de naissance, les dons les plus opulents. Le prodige de sa mémoire paraissait un héritage des anciens bardes celtiques ; il détenait leur privilège de haute improvisation ; ainsi que les primitifs, il possédait à la fois l’intuition métaphysique des principes et la plénitude des images concrètes ; il percevait l’unité fondamentale du langage de tous les arts, la couleur des rythmes et des mélodies, l’architecture des périodes, les correspondances des métaphores et des abstractions. Il était né philosophe et musicien[50] en même temps que poète.
Ses ancêtres lui léguaient neuf siècles au moins d’insignes ascendances ; car il pouvait remonter, dans les fastes de sa maison, jusqu’à l’an 1067, et il y comptait des hommes de guerre jadis illustres, un maréchal de France, un grand maître de Malte, un évêque, des marins aventureux. La continuité, à travers tant de générations, d’une prééminence sociale, attestait un admirable fond de vigueur et de vertus actives. Mais l’éclat de cette famille déclinait depuis longtemps, lorsque le marquis, père de Villiers, en consomma la ruine par son déséquilibre imaginatif. Ce chercheur de trésors enterrés se croyait supérieurement pratique, et il s’entêta jusqu’au dernier soupir dans l’illusion de laisser à son fils une fortune de prince ; il ressemblait au chiffonnier moribond qui dit de lui-même :
Pouvant incorporer mes rêves, je les possédais comme réels[51].
[50] Je ne crois pas, cependant, malgré le dire de ses amis (V. de Rougemont, Villiers de l’Isle-Adam, Mercure de France, éd., pp. 73 et suiv.) qu’il aurait pu être un grand musicien comme il fut un admirable poète en prose. Tout génie à sa langue native où il excelle au détriment d’autres modes d’expression. Villiers, en improvisant sur son piano, en chantant, Se grisait de sonorités flottantes ; des idées musicales lui venaient ; pour leur donner forme ce n’était pas seulement la science qui lui manquait ; son activité poétique absorbait l’essentiel de sa force créatrice.
[51] Nouveaux contes cruels, l’Élu des rêves.
Villiers naquit donc avec un excès héréditaire d’imagination où se concentra toute la force que ses aïeux employaient dans un labeur traditionnel. Pauvre, il choya d’autant plus la chimère des splendeurs fictives. Quelles richesses tangibles auraient valu les amoncellements d’or et de joyaux dont sa fantaisie disposait sans autre limite que son pouvoir de créer ? Toute l’opulence d’une dynastie péruvienne, en mille ans, serait de la misère auprès de la révélation offerte, dans le Souterrain d’Auersperg, à Sara, l’amante d’Axel :
Et voici que, du sommet de la fissure cintrée de l’ouverture, — à mesure que celle-ci s’élargit plus béante — s’échappe d’abord une scintillante averse de pierreries, une bruissante pluie de diamants, et, l’instant d’après, un écroulement de gemmes de toutes couleurs, mouillées de lumières, une myriade de brillants aux facettes d’éclairs, de lourds colliers de diamants encore, sans nombre, de bijoux en feu, de perles. Ce torrentiel ruissellement de lueurs semble inonder brusquement les épaules, les cheveux et les vêtements de Sara : les pierres précieuses et les perles bondissent autour d’elle de toutes parts, tintant sur le marbre des tombes et rejaillissant, en gerbe d’éblouissantes étincelles, jusque sur les blanches statues, avec le crépitement d’un incendie.
Et, comme ce pan de la muraille s’est maintenant enfoncé plus d’à moitié sous terre, voici que, des deux côtés de la vaste embrasure, de tonnantes et sonnantes cataractes d’or liquide se profluent aux pieds de la ténébreuse advenue.
Ainsi que tout à l’heure les pierreries, de roulants flots de pièces d’or tombent formidablement de l’intérieur de barils défoncés, brisés par la rouille et par la pression de leur nombre… Les dunes d’or les plus proches, amoncelées contre cette paroi disparue du mur — qui s’est arrêtée au ras du sol — roulent à profusion, bruissent, bourdonnent, et se répandent follement — irruption vermeille, à travers les allées sépulcrales.
Quand un homme peut se donner ainsi la fête de merveilles imaginaires, il en vient à dédaigner les spectacles que lui impose le soleil trop véridique. Villiers eut même pour la clarté du jour une sorte d’aversion ; dans sa jeunesse, il fermait, le matin, ses contrevents et travaillait à la lueur d’un flambeau. Il resta, plus tard, un amant effréné de la nuit, un noctambule, parce que la nuit émancipait ses yeux devant les formes incertaines. De même, il méprisait les voyages, à l’égal d’une servitude ; pourquoi aurait-il voulu vérifier si ses visions étaient exactes ?
Une ville antique, confiait-il à son ami Remacle[52], Bénarès, se dresse depuis des jours impérativement exigeante comme un personnage unique et flamboyant du passé, mirage réel. Je photographierais, malgré moi, cette cité surgie en moi, sans aucune raison de lectures ou rêves préalables, avec ses palais, aspects de rues, boutiques, cortèges royaux à éléphants et en armes. Et vous entendez ? Je vous donne un Bénarès, tel qu’il a existé, j’en suis certain, cela sans documents, une vision réelle, non une reconstitution à travaux à la Salammbô. Cela fera un certain effet.
[52] Cité par Fernand Clerget (Villiers de l’Isle-Adam, p. 131). Sur la puissance évocatrice de Villiers, v. Henri Lavedan, Émotions, pp. 44-45.
Son imagination, par choix, s’assujettissait des pays extraordinaires et des villes anéanties, comme étant mieux à son aise pour se les figurer sans contradiction. Il ne les photographiait point, malgré tout, à la manière d’une voyante, d’une Catherine Emmerich décrivant, dans une vision toute intuitive, Jérusalem et les scènes évangéliques. Akëdysséril[53], où il a cru ressusciter exactement Bénarès, suppose, quoi qu’il affirme, « des rêves et des lectures préalables ». Ce n’est pas en lui-même qu’il a trouvé « le lingham de Siva », les « phaodjs », les « psylles », et les « saïns, desservants de la demeure du Dieu ».
[53] Publié avec d’autres nouvelles sous ce mauvais titre : Le Secret de l’Échafaud, chez Flammarion (Collection : Les auteurs célèbres).
Dans les aspects de ses obsessions se laissent aisément surprendre des vestiges de littérature, l’empreinte d’un Baudelaire, la tonalité des sujets où se complut l’auteur des Paradis artificiels.
Analogue à celle d’Edgar Poë, sa fantaisie d’imaginatif procréait des figures de femmes d’une perfection irréalisable. Le possible ne pouvant assouvir son appétit de beauté, il s’évadait, au delà, dans l’inconnu. Mais, ce qu’il sentait humainement impossible, il voulait l’animer devant ses yeux, le tenir entre ses mains comme plus vrai que la plus immédiate réalité : le comte d’Athol[54], au retour des funérailles de sa jeune épouse Véra, veut se convaincre qu’elle n’est pas morte, il la croit là, il lui parle, elle lui répond ; l’hallucination, proche de la folie, s’exalte jusqu’à l’instant où
leurs lèvres s’unissent dans une joie divine, — oublieuse — immortelle. Et ils s’aperçoivent alors qu’ils n’étaient réellement qu’un seul être.
[54] Les Contes cruels : Véra.
Si la pensée engendre ce qui existe hors d’elle, l’illusion du comte d’Athol n’a rien d’absurde. Mais, pour que l’esprit puisse avoir foi aux fantômes où il se dédouble, il a besoin de les matérialiser. Le terme de la fiction idéaliste devait être l’Ève future, la femme idéalement artificielle.
Ce livre capital de Villiers est issu pourtant d’un fait authentique et non d’un rêve. « Un jeune lord anglais avait une fiancée dont il idolâtrait la beauté corporelle, tout en exécrant sa platitude d’intelligence et d’âme. Il fit modeler à son image une effigie de cire qu’il habilla fastueusement, et, se couchant près d’elle, il se tua. Un ingénieur américain, devant qui était contée cette morbide anecdote, se leva et dit très paisiblement :
— Je suis au regret que votre ami ne se soit pas adressé à moi ; je l’aurais peut-être guéri.
— Vous, comment ?
— By God ! En mettant dans sa poupée la vie, l’âme, le mouvement et l’amour.
Tout le monde se mit à rire, hormis Villiers qui semblait absorbé dans la confection de sa cigarette.
— Vous pouvez rire, étrangers, dit gravement l’Américain en prenant son chapeau et sa canne, mais mon maître Edison vous apprendra bientôt que « l’électricité est aussi puissante que Dieu[55] ».
[55] Pontavice du Heussey, Villiers de l’Isle-Adam, pp. 170-171.
Villiers n’entreprit point son Ève future afin de justifier cette thèse digne d’un Tribulat Bonhomet : « L’électricité est aussi puissante que Dieu. » Mais il lui fallut une surprenante force de persuasion imaginative pour construire et suggérer comme possible l’Hadaly d’Edison, cette armure électrique, vêtue de chair artificielle, et à qui un médium communique, avec son âme, l’impulsion de ses mouvements. Je ne connais rien de comparable au chapitre où Lord Ewald, croyant étreindre sa maîtresse, l’entend murmurer tout d’un coup :
— Ami, ne me reconnais-tu pas ? Je suis Hadaly.
Le romancier parvient à nous rendre un instant dupes volontaires de l’illusion qu’il a voulu enfanter. Nous sommes en plein fantastique. Le fantastique est l’abîme qui invite à ses vertiges une imagination folle de liberté. Seulement, dès que le bon sens s’est repris, le phantasme disparu laisse une morne stupeur ; et l’esprit ne reste point libre devant les créatures de son rêve ; il en a peur, comme si elles devenaient plus existantes que lui-même. La terreur est la revanche de l’Inconnu sur l’audacieux, capable d’en scruter les parages.
La couleur des contes de Villiers se présente, dans l’ensemble, tragique comme son existence, comme les sujets des légendes bretonnes, presque toujours attirées vers des épisodes sinistres. La mort et l’échafaud envahirent ses songeries presque à la façon d’une idée fixe. Il recherchait le spectacle des exécutions, comme son « convive des dernières fêtes[56] », non sans doute chatouillé du même sadisme sanguinaire, mais en blasé curieux d’émotions fortes, et pour surprendre le brusque saut d’un vivant dans les clartés de l’au delà. Il croyait que les suprêmes images réfléchies par les yeux d’un moribond persistent au fond de ses prunelles, même quand les battements de son cœur ont cessé. La hantise de la guillotine explique des inventions baroques, telles que la mésaventure de M. Redoux[57] : M. Redoux, contemplant, au Musée Tussaud, la machine qui servit pour le supplice de Louis XVI, en vient à mimer l’exécution du Roi ; il se couche sur la planche, insinue son cou dans la lunette et ne peut plus l’en retirer.
[56] V. Les Contes cruels.
[57] Les phantasmes de M. Redoux (Histoires insolites).
Villiers dominait cependant les sujets macabres par un effort de rigueur logique, semblable à celui du savant, lorsqu’il analyse un cas anormal. Il se maintenait extérieur à ses fictions terrifiantes, se divertissait à stupéfier son lecteur, à lui donner froid dans le dos. « Cela fera, déclarait-il, un certain effet. »
Est-ce à dire que le tourment de l’effet absorbe toutes ses intentions et qu’il combine des faits étranges, à la manière des conteurs américains, pour le seul attrait de l’étrangeté ?
Claire Lenoir a jadis trompé son mari ; elle agonise dans une chambre d’hôtel, et, au moment de mourir, voit se peindre sur la muraille la mort affreuse de l’homme pour qui elle fut coupable. Quand elle a expiré, le docteur Tribulat Bonhomet, unique spectateur de sa dernière angoisse, attire son cadavre en travers du lit, examine, à l’aide d’un ophtalmoscope, les yeux, « les grands yeux renversés, vitreux, fixes, exorbitants, déployés ». Et voici tout ce qu’il y aperçoit :
Des cieux ! — des flots lointains, un grand rocher, la nuit tombante et les étoiles ! — Et, debout sur la roche, plus grand que les vivants, un homme pareil aux huit insulaires des archipels de la Mer-dangereuse, se dressait ! Était-ce un homme, ce fantôme ? Il élevait d’une main, vers l’abîme, une tête sanglante, par les cheveux ! — Avec un hurlement que je n’entendais pas, mais dont je devinais l’horreur à l’ignivome distension de sa bouche grande ouverte, il semblait la vouer aux souffles de l’ombre et de l’espace. De son autre main pendante, il tenait un coutelas de pierre, dégouttant et rouge. Autour de lui, l’horizon me paraissait sans bornes, — la solitude, à jamais maudite ! Et, sous l’expression de furie surnaturelle, sous la contraction de vengeance, de solennelle colère et de haine, je reconnus, sur-le-champ, sur la face de l’Ottysor-vampire, la ressemblance inexprimable du pauvre M. Lenoir avant sa mort, et, dans la tête tranchée, les traits affreusement assombris de ce jeune homme d’autrefois, de sir Henry Clifton, le lieutenant perdu.
Apparemment, Villiers s’est plu à jeter le négateur et scientiste Bonhomet en face d’une vision dont l’épouvante s’enfonce dans l’obscur labyrinthe des concordances « surnaturelles ». Mais jusqu’à quel point admettait-il lui-même la réalité possible, de ce tableau ? L’artifice littéraire ne déborde-t-il pas ici le symbolisme mystique ?
Mystique avec véhémence, Villiers fut pourtant un mystificateur. Il enfermait ses amertumes, ses mépris, parfois ses croyances dans le fourreau damasquiné d’étincelantes ironies. Il eut beau mépriser l’esprit pour l’esprit, — car « l’esprit dans le sens mondain, pensait-il, est l’ennemi de l’intelligence[58], » le pli coutumier de sa lèvre, son œil aigu et méfiant trahissaient un besoin de persiflage, le qui-vive du bretteur « en garde contre toute agression[59] ». Son ironie partait d’un dédain d’aristocrate pour l’indécrottable haine des gens du commun qui l’opprimaient de leurs sottises coalisées. Le gentilhomme voué à la misère, l’artiste vilipendé se revanchait par des traits acerbes des avanies qu’il devait subir. Rarement il s’indignait, il invectivait. Son ironie, d’une indéfectible élégance, perçait en effleurant, comme le poignard du spectre, dans la Mort rouge d’Edgar Poë. Personne n’a manié l’antiphrase d’une main plus meurtrière que le railleur des Deux augures[60]. Un jeune écrivain se présente chez le directeur d’un journal et lui propose un article ; pour se faire valoir il n’a que deux titres : il est inconnu et sans ombre de talent.
[58] L’Ève future, p. 69.
[59] Gustave Guiches, Villiers de l’Isle-Adam (la Nouvelle Revue, 1er mai 1890).
[60] V. Les Contes cruels.
Hein ? s’écrie le directeur, tremblant de joie, vous vous prétendez sans talent ?… Non, je ne puis y croire. Votre fortune serait faite et la mienne aussi. C’est six francs la ligne que je vous offrirais ! — Voyons, entre nous, qui me garantit la nullité de cet article ?
— Lisez, monsieur ! articule avec fierté le jeune tentateur…
Une verve surprenante, et qui ne dévie jamais vers des outrances vulgaires, module, durant dix-huit pages, cette gageure de paradoxale dérision. Les demoiselles de Bienfilâtre, Virginie et Paul, La machine de gloire[61] sont aussi des merveilles d’ironie fantaisiste. Toutefois, là encore, Villiers reste artificiel. Comment répéter une manière, et n’être point maniéré ? La présence de l’auteur est trop perceptible sous chaque mot de ses personnages ; il se fait comme un jeu de tailler en dard aigu la queue de toutes ses phrases, mais nous laisse la déception d’apercevoir dans les humains de ses contes des caricatures lyriques et symboliques, non des vivants analogues à ceux que notre expérience a rencontrés. En se moquant d’eux, il semble parfois se moquer de lui-même, et on penserait presque de lui ce qu’il exprime du cabotin Chaudval :
Le vieux histrion expira, déclamant toujours son grand souhait de voir des spectres, sans comprendre qu’il était lui-même ce qu’il cherchait[62].
[61] Id.
[62] Id., Le désir d’être un homme.
Son Tribulat Bonhomet bafoue, après Homais, le bourgeois moderne, suffisant et médiocre, installé dans ses partis pris, grossièrement matériel. Il admire Voltaire et les penseurs qui savent gagner de l’argent. Le Progrès, la Science ont remplacé pour lui l’Être suprême. Il se croit philanthrope et poursuit d’une féroce animadversion tout ce qui dérange la sécurité de son égoïsme. Il hait à mort l’artiste, parce que l’artiste « a une âme » et lui fait honte de la sienne. Mais, tandis qu’Homais pérore entre ses bocaux, authentique et inamovible, Bonhomet, anormal, effrayant, amplifié et déformé en symbole, crève fréquemment les limites du vraisemblable. Vrai dans l’essence, il a l’air d’un monstre. Il se délecte, la nuit, à pénétrer avec de sauvages précautions jusqu’au milieu d’un étang où dorment des cygnes, et il massacre ceux qu’il peut surprendre, pour se donner l’audition de leur chant d’agonie :
Qu’il est doux, se disait-il tout bas, d’encourager les artistes !
Bonhomet, qui a des vues sociales et scientifiques, pondeur de mémoires variés, d’un entre autres ayant pour titre : De l’influence de la cantharide sur le clergé de Chandernagor, propose une façon originale d’utiliser les tremblements de terre ; on parquerait les poètes et les artistes dans un des pays les mieux exposés aux convulsions volcaniques ; et il conclut :
Si nous eussions le choix de troquer les six mille personnes honorables, écrasées dans la dernière catastrophe, contre six mille barbouilleurs de papier, quel est celui d’entre NOUS qui eût hésité, — ne fût-ce qu’une seconde ?
Il accuse des ignorances confondantes, signale, à Saint-Malo,
le tombeau d’un ancien ministre de Charles X, le vicomte de Chateaubriand, dont quelques travaux ethnographiques sur les Sauvages ont été, paraît-il, remarqués.
Il estime Rocambole « trop métaphysique », trop abstrait pour son intellect ; et, d’autre part, il semble au fait du système d’Hégel qu’il dénomme « le Nabuchodonosor de la philosophie ».
On le croirait inexpugnable dans l’épaisseur de son sens commun, ferme comme un rhinocéros sur les quatre jambes de sa sottise. Et pourtant il subit des peurs superstitieuses, des affres devant le Mystère, des paniques qui confinent à la vésanie. Il décline vers le plus sombre gâtisme, mais, jusqu’au bout, maugrée contre l’existence de l’Invisible :
Toujours, les étoiles ! Ça n’en finit pas.
Même plus qu’à demi trépassé, il ricane, il goguenarde, s’obstine à d’inadmissibles calembredaines. Mais Dieu le renvoie parmi
les farceurs, afin, dit-il, que votre nombreuse personne inspire, là-bas, quelqu’une de ces pages de feu, de honte et de vomissement que, de siècle en siècle, l’un de mes soldats crache en frémissant, au front de vos congénères.
Dans l’ironie de Villiers le caprice du sceptique et le surnaturalisme du croyant coïncident sans trop s’accorder. Il cloue Bonhomet, tel qu’un vilain oiseau, sur la porte de l’éternelle Justice ; son dégoût proteste contre un siècle qui ne veut pas se reconnaître en lui, où il se voit un revenant, un exilé d’une autre ère. Il croit donc à la réalité de Bonhomet, il l’exècre ; et, en même temps, il se joue de lui comme d’une ombre grotesque suscitée par son rêve, et que, d’un souffle, il dissipera.
Cette contradiction tient à la déplorable emprise qu’eurent Fichte et Hégel sur sa jeunesse : si l’univers est une fantasmagorie de la pensée, libre au poète de se divertir des simulacres qu’il anime, d’envisager les êtres selon lui, non selon eux.
Lenoir, dans sa controverse philosophique avec Bonhomet, aventure une idée qui nous ouvre l’arrière-fond de l’ironie habituelle à Villiers :
Pourriez-vous me dire si l’être extérieur, apparent, que vous offrez, qui se manifeste à nos sens, est réellement celui que vous savez être en vous ?[63]
[63] Tribulat Bonhomet, p. 197.
L’ironie, d’un coup d’ongle, déchire le masque et la grimace des apparences, met à nu la vérité des âmes.
Seulement, l’écrivain dont l’esprit ne cesse pas d’ironiser restera-t-il naturel ? Toute ironie présente une sorte de miroir déformant. La simple réalité se prend au sérieux ; l’ironie la disloque ou la recompose afin de briser son illusion. Voilà pourquoi l’ironie de Villiers contribue à l’artificiel de son œuvre.
La conception comme l’expression laisse discerner ce manque fréquent de naturel. Mais, lorsqu’on parle d’artifice littéraire, une incertitude a besoin d’être élucidée : quel mur, quelle zone franche sépare du naturel l’artificiel ? L’art n’est jamais qu’une transposition idéale où les aspects innombrables du monde sont stylisés dans des formes. Le génie des couleurs fut et reste, en son principe, quelque chose de spontané ; et, cependant, si loin que nous allions vers les origines de leur art, chez les fabulistes de l’Inde, les aèdes de l’Hellade homérique, ses formes primitives, une fois établies, se révèlent continuées selon des règles acquises pour longtemps. Les mêmes légendes, les mêmes procédés narratifs, les mêmes comparaisons, les mêmes épithètes suffirent à des générations de poètes. Par quoi sommes-nous induits à juger qu’un récit d’Homère, l’histoire, entre autres, de Nausicaa, possède cette beauté, pour nous si précieuse : le naturel ? C’est que les images de la vie s’y réfléchissent avec leur ordre simple et normal, comme si elles ne pouvaient être autrement ; et les personnages profèrent sans recherche les paroles qu’exigent des sentiments et des situations plausibles.
Au rebours, un artiste moderne — dans l’espèce, Villiers de l’Isle-Adam — fait siennes des façons de narrer qu’il renouvelle, étoffe, assouplit par inspiration et par volonté. Il est né original, mais s’évertue à l’être davantage. Il entrenoue dans ses contes des incidents inattendus, conduit, pour aboutir au dénouement, des sapes sinueuses, et finit sur quelque mot prodigieux ou sur un fait qui déconcerte[64]. Un de ses contes les plus poignants, la torture par l’espérance[65], nous entraîne à la suite du vieux rabbin Aser Abarbanel, depuis un an tourmenté au fond d’une geôle de l’Inquisition, et cherchant à s’évader. Les inquisiteurs l’ont prévenu, le soir, qu’il ferait partie, le lendemain, d’un autodafé ; après leur départ il s’aperçoit que la porte de son cachot est mal verrouillée, il la pousse, il se glisse en rampant contre la paroi d’un corridor infini. Des inquisiteurs le rencontrent et n’ont pas l’air de le voir. Il arrive, après d’épouvantables angoisses, au seuil de jardins merveilleux ; il se croit sauvé
et, pour bénir encore le Dieu qui lui accordait cette miséricorde, il étendit les bras devant lui, en levant les yeux au firmament. Ce fut une extase.
[64] Baudelaire, dont il est proche, soutenait, avec Edgar Poë, dans ses Curiosités esthétiques, ce paradoxe que le beau est toujours bizarre.
[65] Voir les Nouveaux contes cruels.
Alors, il crut voir l’ombre de ses bras se retourner sur lui-même : — il crut sentir que ces bras d’ombre l’entouraient, l’enlaçaient, — et qu’il était pressé tendrement contre une poitrine. Une haute figure était, en effet, auprès de la sienne. Confiant, il abaissa le regard vers cette figure — et demeura pantelant, affolé, l’œil morne, trémébond, gonflant les joues et bavant d’épouvante.
— Horreur ! Il était dans les bras du grand Inquisiteur lui-même, du vénérable Pedro Arbuez d’Espila, qui le considérait, de grosses larmes plein les yeux, et d’un air de bon pasteur retrouvant sa brebis égarée !
Le sombre prêtre pressait contre son cœur, avec un élan de charité si fervente, le malheureux juif, que les pointes du cilice monacal sarclèrent, sous le froc, la poitrine du dominicain. Et, pendant que le rabbin Aser Abarbanel, les yeux révulsés sous les paupières, râlait d’angoisse entre les bras de l’ascétique dom Arbuez et comprenait confusément que toutes les phases de la fatale soirée n’étaient qu’un supplice prévu, celui de l’Espérance, le Grand Inquisiteur lui murmurait à l’oreille, d’une haleine brûlante et altérée par les jeûnes :
— Eh quoi, mon enfant ! A la veille peut-être du Salut, vous vouliez donc nous quitter !
En ses plus infimes détails ce récit atteste une science de terreur hallucinante ; C’est la réussite d’un art affiné à l’excès. Mais on voit trop bien de quelle intention factice il procède : Villiers avait lu le Puits et le pendule ; il se plut à démontrer qu’en se passant des engins matériels dont Edgar Poë s’était aidé pour créer une effroyable fiction, il obtiendrait un effet d’horreur, d’une intensité plus haute et stupéfiante. Il a gagné cette sorte de pari, superbement. Malgré tout, l’anormale et atroce férocité du cauchemar volontaire provoque dans notre esprit une réaction de méfiance ; il consent à la secousse, une fois, par surprise ; quand on relit plus froidement, on découvre dans la liaison des épisodes une série d’hypothèses arbitraires et forcées ; et comment s’attarder en compagnie du monstrueux sans admettre la perversion esthétique qu’érigeait en précepte ce vers paradoxal :
Le goût de l’horrible correspond à celui de l’artificiel. L’existence réelle dévoile une masse de petites noirceurs beaucoup plus que des drames atroces. L’artiste en quête d’atrocités risque de se perdre hors nature ; son imagination l’emmène comme un somnambule courant sur la gouttière d’un toit. Le Puits et le pendule, les Diaboliques, la torture par l’espérance[66] sont des chefs-d’œuvre d’exception, tels que des plantes magiques dont les fleurs éblouissantes auraient bu les vapeurs d’un sol saturé de poisons. Sans doute le satanisme emerge-t-il palpablement des perversités extrêmes. Mais les fumées du puits de l’abîme ont des principes mortels pour ceux-là qui ne veulent plus rien respirer d’autre. Un art surnaturaliste ne peut rester humain et naturel que s’il est nourri, comme au moyen âge, par une foi ingénue. Dante vivait, en familier avec les trois mondes suprasensibles ; aussi transposait-il sans effort ni déformation les accidents terrestres en réalités transcendantes ; et son Paradis faisait équilibre à son Enfer. Baudelaire, Edgar Poë, Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam, Huysmans ont restitué dans l’art la présence d’un Surhumain malfaisant ; ils n’ont su rouvrir le Jardin des Béatitudes. Il s’ensuit que leur satanisme est souvent outré, maléfique, et, même sincère, ressemble à de la littérature.
[66] V. aussi dans les Amants de Tolède (Nouveaux Contes cruels) l’étrange invention de cruauté sadique attribuée à Torquemada.
Chez Villiers, magnifique écrivain pourtant, la fréquente absence de naturel se réfléchit dans ses façons d’écrire. Il appartint à l’espèce des hommes de lettres qui ont deux styles : l’un, quand ils parlent ou écrivent spontanément ; l’autre, quand ils font une œuvre.
Sans aller, comme certains esthètes, jusqu’à se convaincre que, pour avoir un style, on doit énoncer les choses en des termes dont personne n’userait, il composait à ses idées un vêtement de songe. Il aurait pu obéir aux appels faciles de l’improvisation ; il produisait, au contraire, avec une difficulté voulue. Lorsqu’il travaillait,
il se couchait — fût-ce au milieu du jour — rapprochait du lit son pupitre, et là rêvait les phrases, les regardait se former mot à mot, prendre leur âme en même temps que leur corps. Mais ce choix du vocable ne s’accomplissait pas aisément, car sa probité d’artiste se laissait combattre par des scrupules étrangers[67].
[67] Gustave Guiches, cité par Rougemont (Villiers de l’Isle-Adam, p. 110).
Il pesait les mots, disait-il, « dans des balances en toile d’araignée ». Ce n’était point à la manière d’un rhéteur, d’un parnassien choyant une épithète pour elle-même. Il se tourmentait d’enclore dans une période toute la puissance de synthèse visionnaire qu’elle pouvait susciter. Moins simple que Flaubert, il ne visait pas, comme lui, à la seule netteté plastique ; il voulait pénétrer au delà des formes. « Va oultre », lui enseignait une des deux devises de sa race. Il cherchait à voir et à révéler l’intime des êtres, à faire sentir le mystère dont ils sont pleins. Voici, par exemple, l’évocation nocturne d’un coin de Jérusalem, dans le palais de Salomon :
Au-dessus d’eux, à hauteur des feuillages extérieurs, la mystérieuse Salle des Enchantements, œuvre des Chaldéens, la Salle où mille statues de jaspe font brûler une forêt de torches d’aloès, la haute Salle des festins, aux colonnades mystiques, exposée à tous les vents de l’espace, prolonge, au milieu du ciel, le vertige de ses profondeurs triangulaires : les deux côtés de l’angle initial s’ouvrent, en face du Moria, sur la ville ensevelie dans l’ombre du Temple, tiare lumineuse de Sion[68].
[68] L’Annonciateur (Contes cruels, p. 323).
Qu’on ne demande pas à de telles phrases le relief architectural d’un lieu bien défini ; Villiers nous apporte moins et plus ; il entre-bâille, dans le brouillard d’un rêve, la salle inimaginable où brûle, aux mains de mille statues, « la forêt des torches » ; et, dominant Sion, la forme mystique de leur flamboiement lui apparaît semblable à « une tiare lumineuse ». Or, pouvait-il configurer cette hyperbole de splendeur et ne pas imposer à l’expression quelques violences anormales ? Des trouvailles de ce genre : « prolonge le vertige de ses profondeurs triangulaires » correspondent à une complication décadente de style, telle qu’en poursuivent, aujourd’hui encore, des symbolistes attardés. On dirait que pour ces chercheurs de quintessence les rapports habituels des mots rendent un son usé de vieil orgue. Villiers, après Baudelaire et Poë, semblait trop souvent écrire dans cet état d’hyperacuité lucide que détermine l’opium, au début de l’ivresse[69]. Le simple et le réel lui devenaient alors inexistants et l’on s’explique des paysages, comme celui-ci, où lui-même reconnaît une sorte de simulation imaginaire :
C’était le crépuscule d’une journée d’éclipse. A l’Occident, des rais d’une aurore boréale allongeaient sur tout le ciel les branches de leur sinistre éventail. L’horizon donnait la sensation d’un décor… Du sud au nord-ouest se roulaient de monstrueux nuages pareils à des monceaux de ouate violette, bordés d’or. Les cieux paraissaient artificiels[70].
[69] Tout le monde sait que Poë et d’autres entretenaient avec des liqueurs fortes leur exaltation quotidienne. Villiers fut-il exempt de ces habitudes ? Ceux qui l’ont connu l’affirment, quoiqu’il passât au café la plupart de ses nuits.
[70] L’Ève future, pp. 313, 314.
De même, quand il essaie d’illuminer l’intérieur des âmes, il s’évertue à être profond, profond jusqu’au vertige, mais ne l’est point sans des obscurités inquiétantes :
Lorsque le front seul contient l’existence d’un homme, cet homme n’est éclairé qu’au-dessus de la tête ; alors, son ombre jalouse, renversée toute droite au-dessous de lui, l’attire par les pieds, pour l’entraîner dans l’Invisible. En sorte que l’abaissement lascif de ses passions n’est strictement que le revers de la hauteur glacée de ces esprits[71].
[71] L’Annonciateur (Contes cruels, p. 333).
Dans un poème légendaire, la surtension descriptive, les nuages du sentiment appartiennent, en un certain sens, à l’irréalité du sujet. Mais au théâtre, il est plus difficile d’accepter des hommes et des femmes vêtus comme nous et déclamant des proses lyriques qu’à leur place jamais des humains vraisemblables n’auraient l’idée de concevoir. Les deux dernières parties d’Axel (le monde occulte et le monde passionnel) résistent, par là, aux conditions normales du verbe scénique ; Axel, maître Janus, Sara, discourent comme des livres ; ou plutôt c’est, en eux, Villiers dont le lyrisme métaphysique dialogue avec lui-même.
En 1870, il put faire jouer un petit drame à deux personnages, la Révolte[72], impeccablement écrit, d’une perfection de langage même trop stricte pour sembler vraie. Le sujet met aux prises un banquier et sa femme, lui, sec et positif, elle, affamée de tendresse sentimentale et de poésie. Or, les moindres paroles de ce bourgeois sont ornées de la distinction concise, tranchante propre à Villiers ; l’ironie de l’auteur perce partout, notamment en cette tirade[73] où Félix déclare :
Je n’aime pas les montagnes trop hautes, ni dans les personnes, ni dans la nature. Si l’on veut être sublime… qu’on le soit du moins avec discrétion.
[72] Lemerre, éd.
[73] Pages 26-27.
Après quelques représentations orageuses, la Révolte tomba et n’a jamais été reprise. Une des causes de son échec fut l’écriture continuellement « artiste » de scènes où la médiocratie moderne ne pouvait reconnaître le timbre de sa voix vulgaire.
Villiers de l’Isle-Adam suscite peut-être l’impression de l’artificiel, parce qu’il demeure aristocrate, alors que le naturel, en son temps, eût été de sentir et de parler comme un bourgeois. Mais son art est vraiment factice, toutes les fois qu’il se trahit, soucieux de se faire valoir avant de faire valoir les choses mêmes qu’il veut rendre. Car, en somme, c’est ici la ligne de partage entre le naturel et l’artificiel : quand un sentiment spontané, une juste interprétation de l’humain ou du divin prédomine sur les procédés esthétiques et le mirage verbal, l’écrivain est proche du naturel, de la bonhomie, et il a les plus hautes chances de s’y maintenir, s’il se soumet et s’efface devant les réalités. Seulement, les réalités, il faut y croire, et l’idéaliste Villiers, trop souvent, incline à les tourner en un jeu. C’est alors que la bonhomie lui manque avec la simplicité.
Cependant l’artificiel, pour achever de se définir, a besoin d’être mis en contraste avec ce qui ne l’est pas. Villiers, dans ses plus franches inspirations, atteignit cet état de foi intuitive où la sincérité du cœur et de l’intelligence donne l’irrésistible accent du vrai.
Il échappe d’abord à l’artificiel par le désir de s’en évader. Un admirable élan lyrique, dans l’Ève future, énonce douloureusement cette angoisse de l’Illusion qui se voudrait existante et réelle, tandis qu’elle n’est qu’une apparence, un songe et un écho. Hadaly regarde le parc illuminé par la lune :
Nuit, dit-elle, avec une simplicité d’accent presque familière, c’est moi, la fille auguste des vivants, la fleur de Science et de Génie résultée d’une souffrance de six mille années. Reconnaissez dans mes yeux voilés votre insensible lumière, étoiles qui périrez demain ; et vous, âmes des vierges mortes avant le baiser nuptial, vous qui flottez, interdites, autour de ma présence, rassurez-vous ! Je suis l’être obscur dont la disparition ne vaut pas un souvenir de deuil… O parc enchanté ! Grands arbres qui sacrez mon humble front des reflets de vos ombrages ! Herbes charmantes où des étincelles de rosée s’allument et qui êtes plus que moi ! Et vous, cieux d’Espérance, — hélas ! si je pouvais vivre ! Si je possédais la vie ! Oh ! que c’est beau de vivre ! Heureux ceux qui palpitent ! O Lumière, te voir ! Murmures d’extase, vous entendre ! Amour, s’abîmer en tes joies ! Oh ! respirer seulement une fois, pendant leur sommeil, ces jeunes roses si belles ! Sentir seulement passer le vent de la nuit dans mes cheveux ! Pouvoir, seulement, mourir ![74]
[74] Pages 343-343.
En attestant par la voix d’Hadaly que la science ne peut contrefaire la vie, œuvre transcendante, Villiers énonçait donc implicitement :
La vie, hors de ma pensée, existe et j’y crois. Ève, c’est la vie.
Dans ce roman bizarre où il déploie une ingéniosité prodigieuse à transmuer en poésie une fiction scientifique, s’est délivrée sa nostalgie de la femme idéale ayant une âme parfaite comme son corps, de l’Ève pétrie par les mains divines ; il ne rêve pas un paradis futuriste, il se ressouvient de l’Éden perdu. La soif d’absolu dont il brûlait ne pouvait se calmer qu’en buvant dans les yeux de la créature désirable la lumière de l’Essence incréée. Il retrouvait l’appétit platonicien et chrétien de la Beauté pure, de l’Être. Celte et gentilhomme, ataviquement initié au culte de la femme, il a fait entreluire, en beaucoup de ses contes, des figures d’héroïnes délicates et sublimes, qu’à force de sincérité il rend vraisemblables :
Je sentais, dit l’ami de Mlle d’Aubelleyne, que c’était seulement la transparence de son âme qui me séduisait en cette jeune femme, et que toute passionnelle pensée, à sa vue, me serait toujours d’un idéal mille fois moins attrayant que le simple et fraternel partage de sa tristesse et de sa foi.
Ruth Moore[75], Frédérique[76], Paule de Luçanges[77] portent le commun signe d’une distinction mystique, éthérée et grave, qui évapore en partie la substance charnelle de leur réalité et les laisse pourtant vraies, au moins d’une vérité de songe, exemplaires de la Femme presque restituée à sa candeur et à sa perfection primordiales.
[75] Dans son drame, Le Nouveau Monde.
[76] L’amour sublime. (Nouveaux Contes cruels.)
[77] La Maison du bonheur (Histoires insolites).
D’autre part, quand Villiers a voulu rendre la bassesse ou la perversité féminine, s’il n’a pas éludé quelques lieux-communs romantiques (sa Mistress Andrews du Nouveau Monde), il a buriné avec une force incisive, et sans lourdeur, ces modèles effrayants de sottise égoïste ou de professionnelle dépravation, Miss Alicia Clary, la cabotine pour qui sa voix et sa beauté ne sont qu’un gagne-pain, et Miss Evelyn Habal, la danseuse qui mène, par une lente déchéance, son amant jusqu’au suicide. Il serait difficile d’exposer plus pertinemment le mécanisme d’une passion dégradante qu’en cette aventure d’Anderson avec Miss Evelyn Habal, et Villiers atteint une des causes les plus secrètes du prestige meurtrier que détiennent de pareilles femmes :
Leur action fatale et morbide sur leur victime est en raison directe de la quantité d’artificiel dont elles font valoir — dont elles repoussent plutôt — le peu de séductions naturelles qu’elles possèdent[78].
[78] L’Ève future, p. 191.
Évidemment, son optique d’idéaliste l’induisait trop à distribuer les humains en deux catégories : ceux que tourmente un idéal et ceux qui végètent dans le terre-à-terre des calculs et des convoitises. Il n’en eut pas moins, sur la vie quotidienne, des intuitions d’une certitude prophétique. A ses yeux, par exemple, émanciper les appétits de la plèbe, c’était déplacer le faix des souffrances et l’accroître au lieu de l’alléger :
La victime, une fois ses liens desserrés, n’a guère d’autre idéal que d’en étreindre le col de son libérateur, car la place des misérables ne saurait demeurer vacante en ce monde, et l’on ne peut en racheter un seul qu’en se substituant à lui[79].
[79] Tribulat Bonhomet, p. 161.
Il éprouvait, devant la bassesse des masses, un dédain compatissant qu’il a transcrit en plus d’un pathétique symbole : tel le mendiant centenaire assis contre la grille du parvis Notre-Dame et clamant :
Prenez pitié d’un pauvre aveugle, s’il vous plaît[80].
[80] Vox populi. (Les Contes cruels.)
La voix de ce pauvre, voix vraie, intime voix du Peuple lamentable, persiste à travers les tumultes des événements, toujours la même, et perpétue
la prière occulte de la Foule
qui ne voit pas sa misère et ne se sait point aveugle. Tel aussi le messager triomphal envoyé des Thermopyles à Sparte par Léonidas et les Trois Cents. Il porte l’annonce de la victoire, mais on le prend pour un fuyard, et, du haut des murs, les citoyens le lapident, crachent sur lui. Il tombe, une nuée de corbeaux le déchire encore vivant ; il meurt,
l’âme éperdue de cette seule gloire que jalousent les dieux et fermant pieusement les paupières pour que l’aspect de la réalité ne troublât d’aucune vaine tristesse la conception sublime qu’il gardait de la Patrie…[81]
[81] Impatience de la foule (Contes cruels.)
Comme Vigny, mais sans y mettre sa glaciale désespérance, Villiers comprenait la majesté des agonies silencieuses et de la résignation dans la mort. Son duc de Portland, lépreux et moribond, étendu, à minuit, sur la grève où sa fiancée s’agenouille près de lui, ne profère avant d’expirer que ces trois mots :
« — Au revoir, Hélena ! »[82]
[82] Duke of Portland (Contes cruels).
Au sens des grandeurs aristocratiques Villiers ajouta celui des sublimités populaires, témoin la parole de Ruth dans son drame, le Nouveau-Monde :
Mon Dieu, bénissez ce pain qui va devenir du sang pour couler au nom de la Liberté[83].
[83] Le Nouveau Monde, acte IV, p. 132.
Sans rester captif des élégances artificielles, il sut mettre au théâtre, selon leur vérité triviale de sentiment et d’élocution, des types plébéiens comme le forçat Pagnol et le sinistre Père Mathieu[84]. Dans le mode comique, quelle satire exactement réaliste du petit bourgeois, l’ineffable scène du Socle de la Statue[85], le dialogue de l’épicier Gambade et de son épouse, le soir où est élu député leur fils Pantaléon !
[84] Personnages de l’Évasion, drame en 1 acte (Stock. éd.).
[85] Le socle de la Statue, nouvelle insérée dans un recueil posthume. Chez les passants (Comptoir d’édition, 1890).
D’autre part, le dernier des l’Isle-Adam, pour servir des causes qu’il jugeait sacrées, déploya, en plus d’une rencontre, une éloquence de haute allure, invinciblement démonstrative. L’entretien du Duc et du Chevalier[86], après la mort du Comte de Chambord, indique, sur l’avenir possible de la monarchie, des vues essentielles.
[86] Propos d’au-delà (Ajoutés aux Nouveaux Contes cruels.)
Dans un ordre de conceptions plus stable, le premier acte d’Axel, taillé au cœur des liturgies monastiques, en développe non seulement les magnificences tangibles, mais l’intime ascétisme. Le conflit muet de Sara, la novice, et des forces traditionnelles qui s’évertuent à la retenir, l’abbesse et l’archidiacre dressés comme des images de vitrail, et si vivants dans la roideur oppressive de leur dogmatisme, la jubilation nocturne de Noël, le Non terrible qui, tombant des lèvres de Sara, à l’instant de proférer ses vœux, change en ténèbres d’horreur l’allégresse de l’office, le geste de la rebelle, quand elle contraint, la hache en main, l’archidiacre à descendre dans le caveau de l’in pace où il voulait la faire pâtir, cet ensemble, d’une puissance barbare et d’une angoissante solennité, forme un des plus beaux poèmes catholiques qu’on ait jamais rêvés.
Enfin, à n’envisager, chez Villiers de l’Isle-Adam, que l’ironiste et le lyrique intime, dans son ironie même les vérités surabondent. Les bassesses des temps modernes, le mercantilisme, le scientisme, l’avilissement des intelligences, l’idolâtrie du Progrès resteront marqués, par ses mots incisifs, d’une cicatrice de plus en plus nette et mordante, à mesure que l’expérience des générations aura mieux accusé la justesse de ses traits. Sa revanche sur les sottises et les iniquités dont il souffrit leur survivra.
Son lyrisme, plus abstrait que sentimental, délie des nuances inédites dans les clairs-obscurs mal explorés de la vie intérieure. L’invisible, dans ses phrases, donne plus au visible qu’il n’en reçoit. Sa vision atteste, au delà des phénomènes, des régions irrévélées. Le plus saisissant, peut-être, de ses contes, l’Intersigne[87] nous met de plain-pied avec des mondes inconnus et proches dont nous sépare seulement la geôle obscure de nos sens. Là, le surnaturel s’insère, sans violence factice, parmi des conjonctures tragiquement simples et normales. A une époque négatrice du mystère, Villiers aura été l’un des hommes par qui le mystère a dit d’une voix inéludable : J’existe. Et sa prose, avec des sonorités neuves, nous chante l’antique mélodie des siècles où le cœur des hommes montait de ce qu’ils voyaient à ce qu’ils ne voyaient pas. Ses métaphores font souvent entreluire des horizons immenses, comme l’arche prismatique d’un arc-en-ciel illumine, dans un soir humide, des avenues indéfinies de nuées.
[87] Dans les Contes cruels.
Tout cela n’est point de l’artificiel, mais de la profonde réalité.
J’achève ces réflexions, ma fenêtre ouverte en face du jardin même dont les arbres, il y a trente ans, purent consoler ses yeux de moribond. Derrière ces marronniers plus touffus qu’alors le soleil décline ainsi qu’une strophe expire aux lèvres lasses d’un poète, et demain, revivra, aussi jeune qu’hier. Quelques mois avant la mort de Villiers, un autre mourant, et aussi glorieux, Barbey d’Aurevilly, regardait, le jour de Pâques, ces mêmes arbres, une dernière fois. Pourquoi Barbey d’Aurevilly, moins affiné, moins artiste, nous semble-t-il plus sain et fort que Villiers de l’Isle-Adam ? Une dédicace de son Chevalier Destouches à Victor-Émile Michelet abrège le secret de sa supériorité :
« En agissant, dit-il des héros de son roman, ils firent nos livres. Nous n’avons su que les écrire. » D’Aurevilly considérait que l’action est la fin suprême. L’Axel de Villiers déclarait au contraire : « J’ai trop pensé pour daigner agir. » Or, on a vu quelles suites impliqua cette erreur d’isoler la pensée de l’acte. L’art, issu du réel, doit tendre, de toute son énergique certitude, au réel, afin d’accroître, dans ce qui mérite de durer, la permanence de l’Être.