Intermèdes
DEUXIÈME PARTIE
LA GLOIRE UNIQUE
Un grand péril, pour l’artiste, est de s’adorer lui-même. Depuis la Renaissance, depuis le temps où Pétrarque acceptait de se voir couronné au Capitole les épaules drapées du manteau royal de Robert de Naples, l’homme de pensée tendit à se croire un demi-dieu. Ronsard, au bas d’un acte de baptême que nous avons, signait : « Pierre de Ronsard, premier poète du Roi. » Il déclarait aux poètes, ses contemporains :
Si le XVIIe siècle rabattit, en apparence, de cette infatuation, les écrivains d’alors méritaient pourtant la rude apostrophe de Bossuet :
« On en voit qui passent leur vie à tourner un vers, à arrondir une période, en un mot, à rendre agréables des choses non seulement inutiles, mais encore dangereuses, comme à chanter leurs amours et à remplir l’univers des folies de leur jeunesse égarée.
« Aveugles admirateurs de leurs ouvrages, ils ne peuvent souffrir ceux des autres… S’ils remportent ou qu’ils s’imaginent remporter l’applaudissement du public…, ils apprennent à mettre leur félicité dans les voix confuses, dans un bruit qui se fait dans l’air, et prennent rang parmi ceux à qui le prophète adresse ce reproche : « Vous qui vous réjouissez dans le néant. » Que si quelque critique vient à leurs oreilles, avec un dédain apparent ou une douleur véritable, ils se font justice à eux-mêmes ; de peur de les affliger, il faut bien qu’une troupe d’amis flatteurs prononcent pour eux et les assurent du public. Attentifs à son jugement, où le goût, c’est-à-dire ordinairement la fantaisie et l’humeur, ont plus de part que la raison, ils ne songent pas à ce sévère jugement, où la vérité condamnera l’inutilité de leur vie, la vanité de leurs travaux, la bassesse de leurs flatteries… O tromperie ! O aveuglement ! O vain triomphe de l’orgueil[103] ! »
[103] Traité de la concupiscence, chapitre VIII.
Les romantiques dilatèrent jusqu’à l’extravagance l’outrecuidante fiction de l’artiste privilégié par cela seul qu’il est artiste, exempt des règles de toute commune sagesse, ayant aussi bien le droit de ne point payer ses dettes que de prendre sa femme à son voisin. J’ai entendu quelquefois, dans des bouches où il étonnait, ce lieu commun ridicule : « Un artiste est toujours sûr d’être sauvé. » Cela ressemble au mot impudent qu’on prête à la maréchale de la Melleraye : « Dieu y regardera à deux fois avant de damner des gens comme nous. »
En fait, le don qu’un homme a reçu d’exceller dans un art, c’est une monnaie qui passe entre ses mains, un talent à faire valoir, non pour lui, mais pour Dieu.
« Si je me glorifie moi-même, ma gloire n’est rien. » (Jean, VIII, 54.) Ainsi se considérait l’Homme-Dieu, le Saint des Saints. Que devraient penser de leur gloire d’impurs et fragiles ratureurs de papier ? Le disciple n’est jamais au-dessus du Maître. Mais nous n’avons pas ouï dire que les Évangélistes aient tiré vanité d’avoir transcrit les paroles et les miracles du Seigneur. Se chercher soi-même est, pour le commun des gens, la grande misère. Pour le seul artiste sera-ce un principe de joie et une force ? L’art profane, et surtout l’art moderne, dépérit justement de cette infirmité : l’hypertrophie du Moi, l’outrance du lyrisme personnel, la torture de vouloir être original.
Être original, mais c’est être fidèle à ses origines ! Seul est original, celui qui, épurant son âme des appétits inférieurs, en fait un net miroir du rayon d’En Haut, de la Trinité divine, dont elle est l’image. C’est pourquoi les Saints obtiennent le privilège d’être vraiment originaux, dans leur style comme dans leurs actes. De frustes pêcheurs, des bergères illettrées ont dit ou écrit des choses incomparables, parce qu’ils les recevaient du « Père des pauvres », de l’Esprit d’intelligence.
Vous donc, jeune écrivain, sérieusement chrétien, qui, vous mettant au travail, faites le signe de la croix et appelez à votre aide cet Esprit de vérité, préservez votre art de se tourner en fétiche ou en instrument d’ambition ; ne vous laissez point étourdir par le subtil Démon des vanités chatouilleuses. Gardez-vous d’attifer votre gloire comme une poupée de cire qu’on habille d’étoffes rutilantes pour l’exposer dans une vitrine. Élaborez votre œuvre de votre mieux, mais en sachant qu’elle est infime.
Ne vous admirez pas vous-même. Entre ce qu’on veut faire et ce qu’on fait, la disproportion reste humiliante. Les plus beaux chefs-d’œuvre, confrontés avec la beauté absolue, nous paraîtraient de chétifs avortements.
N’écrivez pas non plus avec l’arrière-dessein d’éclipser les autres ou de vous faire admirer. Qu’importe qu’on murmure autour de vous les syllabes de votre nom ? Demain, peut-être, dans votre éternité, vous n’entendrez plus cette rumeur moutonnière, vous la mépriserez. Quand vous seriez fameux comme Victor Hugo, il y aura toujours plus d’hommes ignorants de vous que vous n’aurez d’admirateurs. Si une génération vous encense, celle d’ensuite vous oubliera. Et combien de sots parmi ceux qui vous loueront ! Combien vous dénigreront sans savoir pourquoi ! « Le bruit du monde, disait à Dante, Oderisi, n’est qu’un souffle de vent qui vient tantôt d’ici, tantôt de là, et change de nom en changeant de côté. »
Le moyen âge seul a bien compris l’enfantillage des gloires qui sont des glorioles. A Sens, dans la cour du vieux palais synodal, contre la muraille, est sculptée la figure d’un moine tenant entre ses mains jointes un compas. Les érudits prétendent que cette statuette est l’emblème de la géométrie. La légende veut y reconnaître Guillaume de Sens, l’architecte de la cathédrale, et la légende me semble symboliquement vraie. Ce Guillaume n’a pas même inscrit son nom sur une pierre de l’église avec la pointe de son compas ; il n’exige point qu’on dise : c’est son œuvre. Mais il joint ses mains en oraison, comme pour signifier au passant : « Prie avec moi et pour moi que tu n’as jamais connu. » Telle est la réclame que devrait admettre un auteur chrétien. Telle est l’humilité d’où surgissent les grandes œuvres.
Aimez la gloire ; convoitez-la éperdument, puisque nous sommes nés pour elle, « pour un poids de gloire incommensurable », mais cherchez-la où elle repose, dans la splendeur du Christ, visible dès ici-bas ; et alors, sur tout ce que vous créerez, quelque chose de sa glorieuse présence descendra. Quels transports de l’art profane ont pu valoir l’inspiration d’un psaume, d’un hymne liturgique, d’un vaisseau de cathédrale ?
Notre pensée, par elle-même n’est qu’une scorie grise, un charbon fumeux. Jetons-la dans l’indéfectible fournaise avec l’espoir qu’elle y devienne blanche et translucide comme la braise qui toucha les lèvres d’Isaïe.