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L’ART SURNATURALISTE ET L’ART NATURALISTE

Les doctrines sans les œuvres seraient peu de chose. L’imagination créatrice dépérit si on veut l’enchaîner à des vues théoriques comme un perroquet à son perchoir. En ouvrant ici une controverse sur l’art païen et l’art chrétien, nous ne visons point à poser une thèse comme le fit Chateaubriand dans son Génie, quitte à l’appuyer ultérieurement par des exemples, selon la méthode qu’il avouait dans la préface des Martyrs.

L’art monte du sensible à l’intelligible. L’intuition précède, chez l’inspiré, tout précepte poétique. Jamais des formules abstraites n’engendrèrent un beau poème ni un bon roman.

Mais est-ce à dire que les doctrines sont vaines, et qu’autour d’elles les discussions ne servent de rien ?

A son insu ou consciemment, l’artiste est gouverné par une métaphysique, une esthétique. Elles informent dans un sens défini la matière qu’il met en œuvre. Si elles sont fausses, il interprétera la vie, comme un aveugle marche à tâtons, devinant parfois la route, et, plus souvent, lui tournant le dos, incapable, s’il s’est égaré, de retrouver le point où il se trompa. Une déviation religieuse, une fallacieuse idée du beau peuvent, pour des siècles, perdre une littérature. L’importance est donc formidable de savoir d’où l’on vient, où l’on va. Nous avons, derrière nous, des expériences millénaires ; et, la nôtre s’y ajoutant, il nous semble licite de conclure :

« Tel arbre donna toujours tel fruit : jamais il n’en donnera d’autre. »

A regarder les choses de haut et largement, l’art ne suit que deux directions possibles : ou il est surnaturaliste ou il est naturaliste.

Même avant l’Incarnation du Verbe, tant que les hommes ont suivi la Révélation primitive, l’art, comme la foi, rapporta son principe et sa fin à la gloire du Seigneur invisible et transcendant, mais que toutes les créatures manifestent, étant à Lui et faites par Lui. Le cantique des trois jeunes hommes dans la fournaise appelle au grand hosanna, avec les anges et les esprits des justes, le soleil et la lune, la pluie et la rosée, le feu et la neige, les nuées et la foudre, les montagnes et les collines, tout ce qui germe sur la terre, sous la mer et les fleuves, les oiseaux du ciel et les bêtes des champs. Saint Paul, délimitant ce qu’étaient, jusqu’à la venue du Fils de Dieu, les lumières de la raison, nous expliquera mieux qu’un esthéticien l’essence d’un art surnaturaliste :

« L’invisible qui est en Dieu, dit-il au début de l’épître aux Romains, nous est intelligible et visible par les créatures de ce monde. » Et Dante, au premier chant du Paradis, enclora dans des termes scholastiques la même définition :

« Les choses, toutes tant qu’elles sont, tutte quante, ont un ordre entre elles ; et cet ordre est la forme qui fait l’univers ressemblant à Dieu. »

Qu’est-ce donc qu’un poète surnaturaliste ? Celui qui sent et conçoit ces vérités distinctes : le monde n’est pas Dieu, mais il se meut en Dieu ; l’Être éternel déborde infiniment le créé, et nous ne connaissons de Lui que son nom, c’est-à-dire les signes de sa puissance ; mais ce sont des signes déchiffrables et vivants, des hiéroglyphes tracés au front des étoiles comme dans l’effort moléculaire du plus infime des vibrions. Entre Dieu et nous, il existe un autre langage que celui des choses extérieures. Nous sommes ses images, sans être Lui, sans qu’il soit nous ; mais il est en notre âme, il nous parle, nous lui parlons ; et, venant de Lui, nous retournons à Lui. Job voulait écrire avec un stylet de fer sur une lame de plomb ou sculpter sur une pierre avec un couteau les paroles de son espérance : « Je sais que mon Rédempteur vit, et qu’au dernier jour je me lèverai de terre… Et je verrai dans ma chair mon Dieu. Je le verrai par mes yeux, moi et non un autre. »

Ainsi, la flamme illimitée de la vie divine nourrit, enveloppe, surinvestit les vivants, sans qu’ils cessent d’être eux-mêmes. Rappelons-nous la ronce ardente où flambait la Présence sacrée ; et la ronce ne se consumait point. La ronce, c’est la nature ; le brasier, c’est la surnature, l’Esprit d’amour et de vérité.

Le sentiment de cette limite, de cette dépendance et de cette souveraine pénétration fait, il me semble, le fond du surnaturalisme biblique, de celui des Psalmistes et des Prophètes, ou, pour mieux dire, de tout l’Ancien Testament.

Surnaturalisme tantôt glorieux, éperdu d’allégresse, ou d’une tendre ingénuité, tantôt farouche et anxieux dans le contact du Seigneur qui foudroie, au passage du souffle inconnu, mêlé aux agonies des visions nocturnes, pantelant sous la main qui trace le long du mur, en lettres de feu, des prophéties vengeresses.

Malgré tout ce qu’il a de durement hébraïque, le surnaturel de ces Livres Saints reste si juste d’accent, si mesuré que l’Église, pour introduire les Psaumes dans la perpétuité de ses liturgies, n’eut pas à les modifier ; et ces hymnes, le plus souvent jaillis des circonstances, liés à l’étroite vie d’un homme ou d’un peuple, dominent les espaces et les siècles des siècles, étant d’involontaires préfigurations. « Mon Dieu, mon Dieu ! criait David du plus bas abîme de sa détresse, regarde vers moi ; pourquoi m’as-tu délaissé ? » Et Jésus voudra exhaler la plainte suprême de son abandon avec les mots du même verset, imposant à sa douleur divine la forme liturgique où il la voyait prophétisée.

Jésus se défendit d’avoir apporté au monde quelque chose qui n’y fût pas déjà ; car lui-même y était, dès avant que les montagnes fussent créées. L’Incarnation n’en fut pas moins un agrandissement prodigieux, incompréhensible de la nature au-dessus d’elle-même ; par suite, l’art en a reçu des possibilités surnaturalistes qu’il n’épuisera jamais.

Ce que l’homme porte en soi de divin, les païens l’avaient entrevu, mais asservis aux apparences, et persuadés que « l’action la plus religieuse est d’exposer des formes pures[104] ». Le Christ, en disant à ceux qui l’aiment : « Soyez parfaits, comme l’est votre Père dans les cieux », fit descendre sur la figure humaine la révélation de l’éternelle beauté. Sa Passion retourne en splendeur les plaies et l’ignominie des supplices. Alors que, de la plante des pieds au sommet de la tête, tout est, dans son corps, navrures livides, sang caillé, enflure des coups, ce pendu, affreux sous sa coiffure d’épines, devient, pour les yeux qui comprennent, le plus beau des enfants des hommes. Auprès de lui, les Apollon, les Hermès, les Zeus ne paraissent que de froides bâtisses d’une chair périssable et morne. L’absolu de la souffrance est illuminé par la béatitude. Le dedans, l’ineffable transfigure les effrayantes laideurs. L’horrible de la mort est vaincu.

[104] Flaubert. — Tentation de Saint Antoine.

Regarder Jésus en croix, leçon, tout ensemble, de réalisme sévèrement fidèle, et de surnaturalisme ! N’ayons point peur de considérer en face, avec la fixité douloureuse d’un amour impuissant à tout saisir, les défigurations du visage, les crachats collés aux sourcils, les ordures pétries dans la barbe, et, sous la peau des membres lamentables, avec les bourreaux dont nous fûmes, dénombrons les saillies des os. Fermer les yeux devant le mystère de nos déchéances serait démentir la nécessité de la Rédemption. Les hommes ne demandent qu’à oublier ce qui les fait abjects. Il faut les contraindre au spectacle de leur opprobre, non pour les désespérer ; mais afin qu’ils se jettent dans les bras déchirés du Libérateur.

Aussi jugeons-nous difficile qu’un art idyllique, fardant toutes les hideurs sous une gracieuse idéalité, ait rien de fortement chrétien. Il y a des cas où le poète et, plus encore, le romancier doit écrire une page ou une phrase qui mettra peut-être en fuite dix mille lecteurs, si la vérité du sujet réclame de malplaisantes violences.

Cependant, me dira-t-on, certains artistes ne sont aptes à concevoir que les joies et les tendresses : pour un Fra Angelico, la crucifixion elle-même ressemble à une bienheureuse extase. Et, en effet, d’après l’exemplaire divin du Christ, la vie réelle peut être représentée dans trois états différents : ou la souffrance sans la gloire, ou la gloire sans la souffrance, ou la gloire par la souffrance.

Tel écrivain, tel poète surtout, sera prédestiné à ne chanter que l’état de gloire, et c’est, en apparence, un magnifique privilège, cette impossibilité à voir le laid, à sentir la douleur. Mais je ne puis oublier la parole illuminatrice de l’Imitation :

« Un cœur pur pénètre le ciel, la terre et l’enfer. »

Le ciel d’abord sans doute, et, si Dante est entré dans la forêt sauvage qui menait aux lieux d’horreur, Béatrice, d’en haut, lui envoyait un guide. Il avait dessiné des anges sur des tablettes avant d’apercevoir Ugolin faisant craquer sous ses dents atroces le crâne de son ennemi. Pourquoi, néanmoins, Dante reste-t-il le maître du chant catholique, celui à qui nous donnons l’épée comme lui-même la donnait au grand Homère ? C’est qu’il a embrassé dans son ampleur l’immensité de la vie. Le mal est nu devant ses yeux, parce qu’il voit le rapport de ce qui habite la nuit des gouffres avec l’empyrée des Bienheureux. Il faut être descendu jusqu’au fond des iniquités et des châtiments pour adorer les justices divines et comprendre d’où sort toute l’abomination de l’univers.

La grandeur de l’art catholique est justement d’atteindre avec certitude à l’universalité. Un païen peut sentir les analogies, les correspondances des phénomènes dans le monde tangible. Seul, le chrétien apporte de derrière l’horizon la clarté originelle où s’explique le mouvement de tout ce qui respire, soit vers Dieu, soit vers Satan. L’élargissement des choses terrestres, quand on les envisage ainsi, est inexprimable. L’âme du dernier des hommes détient en son mystère les splendeurs des trois Personnes divines. Les conjonctures de son passage sur le pont qui va d’une éternité à l’autre intéressent le ciel, la terre et les damnés. Autour d’elle, les anges et les démons soutiennent la bataille qui durera jusqu’à la fin des temps. Ses actes et ses pensées ont des répercussions énormes, peuvent sauver des multitudes de vivants ou les perdre, hâter la délivrance des morts lents à expier, accroître la félicité des saints et la gloire même de Dieu. L’infini converge dans la pauvre étincelle de notre vie, et qui saura l’y reconnaître, si ce n’est le voyant, le contemplatif, ou l’artiste ayant la foi ?

Pour le poète surnaturaliste, l’Enfer, le Purgatoire et le Ciel sont accessibles, parce que les apparences d’ici-bas s’y retrouvent élevées au-dessus, d’elles-mêmes à des modes inconnus.


En esquissant les perspectives inestimables de l’art surnaturaliste, nous laissons entendre, du même coup, ce qui manque au naturalisme.

Il lui manque, c’est très simple, d’être la vérité. Un mot du Symbole de Saint Athanase abrège merveilleusement l’ossature des deux doctrines. « Le Christ, y lisons-nous, — et cela sous-entend le genre humain, corps mystique du Christ, — est un, non par la conversion de la divinité en forme charnelle, mais par l’assomption de l’humanité à une forme divine. » Le paganisme fut un sanglot vers l’unité de l’être, une manière de joindre l’homme, ses instincts, sa raison, à un principe plus stable que lui. Seulement, sans nous arrêter aux fictions polythéistes, nous constatons que ni les initiés orphiques, ni les métaphysiciens n’arrivèrent à établir la transcendance de l’Amour créateur, le Verbe en qui et par qui toutes choses furent faites et respirent.

L’esprit ordonnateur du monde, pour la plupart, reste mêlé au monde, soumis à ses limites. Atè, la figure du Destin qui opprime les hommes, marche sur leurs têtes ; mais qu’est-elle, sinon une force aveugle appliquant une loi qu’elle n’a pas créée ?

Dans la conception naturaliste, c’est toujours l’humanité qui se fait dieu. Pour y parvenir, ou bien la personne humaine devra se perdre au sein du Tout, et cet appétit de se fondre avec l’univers équivaudrait à un monstrueux désir du néant, — que peut être la béatitude sans la conscience de notre moi ? — ou bien les forces du Tout se concentreront dans la personne humaine, seul réel exemplaire de la divinité.

A cette seconde position s’arrêta le paganisme gréco-latin, et, à sa suite, depuis plus de trois siècles, les païens modernes y sont revenus.

Si l’homme est l’unique dieu révélé, déifier ses instincts sera sa religion et sa vertu. Cependant, l’expérience avait appris aux anciens que la liberté des joies se paie en d’excessives douleurs. Aussi imposaient-ils une norme aux instincts ; ils voulaient que la tradition des ancêtres et la raison fussent les régulatrices de la vie normale. Mais, cette raison n’admettant au-dessus d’elle-même que les inaccessibles Destinées, ou s’adorera dans la chimère du sage impassible et supérieur aux dieux, ou n’enseignera qu’une sagesse de juste milieu, une prudente médiocrité.

Oui, la médiocrité, c’est fatalement l’idéal et la grande misère du naturalisme païen. Est-ce à dire que les hauteurs surnaturalistes lui aient été impraticables ? Je n’oublie certes pas tel fragment sublime de Parménide, ni Eschyle, ni les Bacchantes d’Euripide, ni les mythes de Platon, ni certains vers de Virgile où tremblait l’aube du jour attendu. Mais, dans l’ensemble, l’art païen n’exprimait que la vie du corps et la beauté rythmique des gestes, les modes élémentaires de la souffrance et de l’allégresse, des maximes de sens commun, l’héroïsme dirigé vers des fins restreintes, une humanité liée à la terre comme une statue l’est à son socle. Adonis mort ne ressuscitait que pour les ivresses d’un printemps. Comparé à la lumière suprasensible du Verbe, le soleil où s’agitaient les athlètes, sur le sable des palestres, n’était qu’un lumignon fumeux. Une nuit opaque rendait comme inexistante devant les yeux des vivants l’éternité réelle. Vus d’où les mystiques peuvent les voir, du Thabor de la foi transfigurante, les temps païens furent des temps sombres. Un vase d’ébène autour duquel sont dessinés en traits rouges des danseurs secouant des torches, telle serait, je crois, l’image de l’illusion antique. Reconnaissons que la structure du vase est exquise ; une saine et naïve justesse de coup d’œil conduisit la main qui l’orna ; mais ces figures se meuvent sur le noir, dans le noir, et quand elles nous ont offert l’essentiel de leurs lignes, elles n’ont plus rien à nous apprendre.

L’étrange, dans l’histoire de l’art naturaliste, n’est point que le paganisme s’en soit contenté, c’est qu’après la Révélation chrétienne, après tout le moyen âge et Dante, on soit retombé à lui. Par quel faux enivrement un Ronsard, chanoine, prêtre même, comme l’atteste un acte officiel[105], mit-il ou peu s’en faut[106], à la porte de la poésie le Christ, les saints, les mystères liturgiques, la vérité humaine de l’homme pécheur, l’énigme de son avenir sans terme, pour célébrer des galanteries éphémères et toutes sensuelles, des héros mythologiques ou les paysages dont l’agrément touchait ses yeux ?

[105] Le procès-verbal de son installation, en 1560, comme chanoine, au chapitre du Mans où nous lisons : « Accepimus nobilem et circumspectum virum Petrum de Ronsart, presbyterum. »

[106] On rencontre, à travers les huit volumes de son œuvre, quelques vers, quelques morceaux chrétiens, uniquement suscités par des circonstances accidentelles. Mis bout à bout, ils tiendraient peut-être en tout vingt pages. Quand il se défend contre les calomnies des huguenots, il professe sa foi catholique dont la sincérité ne peut être mise en doute. Il écrit, parce qu’on lui a demandé ces poèmes, une paraphrase sur le Te Deum, des hymnes à Saint Blaise, à Saint Roch, à Saint Gervais, etc. L’Hercule chrétien fut composé à la requête du cardinal de Châtillon pour « complaire » — Ronsard l’avoue en propres termes — à ce protecteur opulent qu’il appelle ailleurs son « Mecenas ». C’est, au reste, une similitude grossièrement poursuivie entre Hercule, dompteur des monstres, et Jésus, vainqueur de Satan. L’année même où il versifiait l’Hercule chrétien (1560), Ronsard faisait, dans une des Odes retranchées, cette déclaration très peu chrétienne :

Au moins, avant que trespasser,
Que je puisse à mon aise, un jour,
Jouer, sauter, rire et dancer
Avecque Bacchus et Amour.

Il n’est point superflu d’éclaircir les causes d’une telle déchéance d’inspiration, et d’autant qu’elles menaceront indéfiniment les renaissances de l’art chrétien.

Une tapisserie du dix-septième siècle, que j’ai souvent l’occasion de revoir dans une église, représente Moïse frappant le rocher avec la verge miraculeuse. Autour de lui, des gens épuisés de soif ; l’eau jaillit devant eux et décourt au creux du sol ; mais les uns, avant de boire, émerveillés, élèvent leurs mains ou les joignent et rendent grâces à Dieu d’où descend l’eau qui sauve ; un autre, accroupi, — et on devine qu’il se mettrait volontiers à plat ventre — offre sa cruche au jet, et se retourne, faisant signe à ses compagnons d’accourir, afin qu’ils se désaltèrent, comme des animaux, sans penser à rien qu’à la volupté de n’avoir plus soif. Les premiers sont des surnaturalistes ; le reste figurerait trop bien le naturalisme instinctif.

Idolâtrer la vie présente, se courber vers elle, s’en abreuver goulûment, cela n’exige aucun effort ; le poids de notre infirmité nous précipite à cet assouvissement ; il y a au fond de nous un paganisme indestructible ; toujours la chair convoitera contre l’esprit ; et, dès que les yeux sont enfoncés dans les jouissances ou les désirs inférieurs, ils ne réfléchissent plus les clartés célestes, ils les oublient s’ils ne les nient point.

La tension des siècles ascétiques avait courbaturé les volontés paresseuses ; par lassitude, par besoin de changer, elles s’émancipèrent ; l’effervescence païenne, chez les clercs comme chez les laïques, fut effrénée, et l’imagination des poètes se fit complice du commun débridement.

Mais, dans la poésie, d’autres motifs affadirent le goût des sublimités chrétiennes. Les rhétoriqueurs, vers la fin du moyen âge, à force de subtilités symboliques, de complications métriques et verbales, avaient rendu fastidieux le mysticisme imaginatif ; on délaissait au milieu « des voies périlleuses de ce monde » le « Traverseur » de Jean Bouchet, comme nous abandonnâmes, dans la futaie de leurs épineux symboles, Mallarmé et ceux qui lui ressemblaient.

Ajoutons que la poésie chrétienne ne léguait, en France, aucun haut chef-d’œuvre pouvant offrir un modèle imitable comme ceux des anciens. Pas une chanson de geste n’a valu l’Iliade, pas un mystère n’est comparable à Œdipe-Roi ; la farce de Pathelin reste une minime ébauche devant les comédies d’Aristophane. Le lyrisme de Villon, si pénétrant pour nous, devait sembler méprisable à des gens qui ne voulaient plus connaître le visage de la pénitence et de la mort.

Au moyen âge, la poésie, le roman, le théâtre même quand il ne fut plus dans l’église, avaient été trop souvent considérés comme des passe-temps, des jeux récréatifs auxquels on demandait surtout d’être sans danger pour les âmes. Cette erreur, qui est encore aujourd’hui celle de trop nombreux catholiques, élucide l’insuffisance d’improvisations populaires, d’une littérature d’amateurs dont on faisait bon marché.

Ronsard et ses disciples eurent de leur travail d’artistes une idée plus consciencieuse. Ils s’y donnaient tout entiers, aspiraient à la perfection patiente. Mais ils voyaient dans l’art une technique à s’assujettir, non une chose profonde, où le tout de la vie doit se réfléchir et se continuer. La forme plus que l’essence des êtres sollicitait leur conquête.

La poésie devint donc avec eux un aimable et prestigieux mensonge ; et leur époque les admira, parce qu’on ne prenait pas au sérieux la poésie ; des hommes graves, directeurs de collèges, se plaisaient à divertir leurs écoliers en leur faisant jouer des pièces taillées dans quelque mythe antique, belles parfois quand elles étaient d’heureuses traductions, mais étrangères au monde vrai où il faut vivre et vides forcément de tout esprit chrétien.

Ici, quelques-uns, peut-être, se récrieront :

— Alors, vous réprouvez donc l’antiquité profane et ce que nous devons de meilleur à la civilisation grecque ou latine ?

Je m’en garderais comme d’une ingratitude. Ne battons pas notre nourrice. Si le goût d’une forte simplicité, des justes rapports entre l’objet et l’expression résiste, chez nous, à toutes les perversions accidentelles, notre fidélité aux lettres classiques nous mérite, pour une part précieuse, cette noblesse d’esprit.

Mais l’antiquité n’aurait jamais dû être une idole. C’est une maîtresse d’école dont il faut avoir écouté la voix, en retenant son expérience là où elle concorde avec la discipline de l’église. Elle doit rester une humble servante ; on fit d’elle, dès la Renaissance, la déesse Raison. Et, malgré l’énergique redressement du dix-septième siècle, le pli païen persista dans l’art, il domina si bien les intelligences que Polyeucte et Athalie, magnifiques exceptions, n’eurent aucun succès. On crut Boileau quand il éconduisit doctoralement de l’épopée et du théâtre les sujets chrétiens comme n’étant point susceptibles d’« ornements égayés ». Il est inouï de voir le pieux Fénelon formant son élève avec des fables toutes païennes, avec Télémaque. Il prétendait faire au paganisme sa part ; le pouvait-il ?

Être chrétien dans sa vie, païen dans sa littérature, ce dédoublement est une chimère.

Lorsqu’un système est maître de l’imagination, il l’est bientôt du cœur, de l’entendement ; il envahit, il mène l’homme tout entier. A cette évidence les temps où régna Voltaire allaient apporter la plus désolante des illustrations. Et nous savons trop ce que fut la poésie d’alors : un jeu mondain, une acrobatie de périphrases, des tirades sur la tolérance, ou des couplets de petits soupers. D’une montagne de tragédies, d’odes, d’épitres philosophiques, il ne reste aujourd’hui qu’une pincée de cendre. Même un gueux mourant de faim comme le douloureux Gilbert en était réduit à se plaindre en vers avec les métaphores de bourgeois qui ont bien dîné :

Au banquet de la vie infortuné convive
J’apparais un jour et je meurs.

Jadis, l’épicurien Lucrèce avait, non sans mépris, assimilé la vie à des ripailles ; cette image, au dix-huitième siècle, passa dans les mœurs absolument ; l’élégante ou cynique partie de plaisir se prolongea jusqu’à ce que la populace culbutât la table, impatiente de s’y gorger. Alors bondit de la poitrine d’un homme un cri d’indignation, vrai et superbe. Chénier, à la veille de monter sur la charrette, écrivit ses Iambes où il en appelle à la Justice immuable contre « les bourreaux, barbouilleurs de lois ».

Il fallut le cataclysme pour dessiller quelques yeux. Je trouve dans une longue lettre de Chateaubriand à Fontanes, datée du 22 décembre 1800, cette phrase mémorable :

« Vous n’ignorez pas que ma folie est de voir partout Jésus-Christ. »

Mot d’une portée extraordinaire, épigraphe, radieuse comme un labarum, du renouveau surnaturaliste. Par malheur, Chateaubriand ne sut pas vivre toute sa foi. Sèchement voltairien dans sa manière de juger les hommes, dénué de solide théologie, il énonça un christianisme plus littéraire qu’intime, il aspergea d’eau lustrale la littérature plutôt qu’il n’y fit remonter la sève divine. Le merveilleux des Martyrs est glacé, faux à la manière d’une machine de théâtre. Malgré la scène terminale dont l’idée reste une splendeur, le principe païen prévaut dans ce livre composite.

Car c’est trop peu d’avoir une imagination chrétienne. Toutes les puissances de l’âme doivent être immergées dans le surnaturel. L’œuvre est une expiration des éléments vitaux que l’artiste aspira ; l’air de la vie moderne étant saturé de contagions hostiles, si le cœur et l’intelligence de l’écrivain ne sont sursaturés de vigueur chrétienne, ses poèmes, ses romans seront comme ces enfants dont le père est douteux ; leur forme accusera un métissage impur, la tare des éclectismes adultérins.

Envisagé de la sorte, quel a été le siècle d’où nous sortons ? Assurément, tous les écrivains, même les plus irréligieux, s’y préoccupèrent du catholicisme. Un Stendhal, un Mérimée furent conduits à exprimer des âmes catholiques et à les comprendre au moins dans les aspects superficiels de leurs réactions. Que serait le Faust de Gœthe sans le conflit, autour du salut de Faust et de Marguerite, des bons Anges et de l’Ennemi ?

Mais, chez le plus grand nombre, de multiples influences dévièrent, débilitèrent ou tuèrent l’essor catholique. En l’un — tel Lamartine — c’est une religiosité mysticisante où se dissout le dogme impérieux. En l’autre — tel Musset — la dissipation, les faux amours, l’ignorance théologique ruinent les velléités d’un retour à la foi. Ou bien c’est le jansénisme désespéré d’un Vigny, le panthéisme extravagant d’un Victor Hugo, avec ses déclamations sur le progrès et ses virulences anticléricales ; cet homme qui a reçu dans La fin de Satan, sur la damnation, sur le Déluge, sur la Passion de Jésus, des éblouissements de visionnaire inspiré, devait laisser son poème avorter en cette fiction puérile et grotesque : Satan pardonné, parce qu’une de ses plumes d’Archange lumineux, restée au seuil du Paradis, devient, en 1789, l’Ange liberté ! Plus tard Flaubert, obsédé par Saint Antoine, capable de sentir la légende d’un Julien l’Hospitalier, ne trouva jamais lui-même l’humilité de la prière ingénue ; et son âme demeura pareille à celle du solitaire dans la nuit de la tentation, « une citerne vide, avec des ronces tout autour, et, au fond, une grande tache noire ».

Presque tous les romantiques — et aussi les positivistes — du siècle dernier me rappellent une fantaisie d’un sculpteur symboliste, la figure d’un homme beau jusqu’au buste, cherchant à se mettre en marche vers des horizons de lumière que son front réfléchit ; mais le reste de son corps est fait d’une séquelle de monstres emmêlés ; il les traîne, il se traîne ; de sa suite hideuse qui donc le dégagera ?

N’induisons pourtant pas des misères du dix-neuvième siècle qu’il nous offre seulement l’exemple d’erreurs à éviter. Nous devons aux romantiques le sens de la couleur, de l’intimité spirituelle, de la richesse des analogies, de l’unité du monde que les poètes, depuis la Renaissance, avaient perdu. Si beaucoup se sont égarés, rôdant à l’aventure, dans l’indéfini du mystère, ils nous ont réappris l’audace d’en explorer les approches.

Nous devons aux positivistes le souci de confronter avec la sévère expérience nos vues et nos aspirations, le mépris de ce que Renan appelait « le gongorisme catholique », de l’enflure et de la creuse faconde, fléau dont tous nos écrivains et surtout nos orateurs sont encore loin d’être indemnes.

Mais, au-dessus des romantiques et des positivistes, saluons, de toute la vénération de notre amour, les grands apologistes, les romanciers et les poètes catholiques sans qui nous ne serions pas ce que nous sommes. Nommons-les ici, quand même ils sont dans la mémoire de tous, comme on lit les noms des morts tombés au champ d’honneur : de Maistre, Bonald, Lamennais avant son apostasie, Balzac, en dépit de ses confusions philosophiques, Blanc de Saint-Bonnet, Lacordaire, Barbey d’Aurevilly, Veuillot, Villiers de l’Isle-Adam, Hello, Huysmans, Verlaine, Léon Bloy. Ces grands aînés marchent devant nous, non pour nous imposer d’être leurs disciples, mais pour nous exciter à faire mieux qu’ils n’ont fait.

Pour nous qui voyons de loin déjà ces luminaires d’un autre siècle, la concordance de leurs mouvements espacés nous est un haut signe d’espoir. Ils eurent mission de réintégrer le Christ au centre de la pensée et du vouloir humain, et, dans cette œuvre essentielle, ils se sont continués, comme s’échelonnent des astres sur les routes éternelles. Entre Joseph de Maistre établissant la suprématie du dogme et Barbey d’Aurevilly déclarant dans la préface de l’Ensorcelée que l’art catholique, avec sa « grande largeur », ne craint pas de toucher aux passions lorsqu’il s’agit de faire trembler sur leurs suites, nous percevons cette commune certitude : dans tous les domaines, aussi bien dans celui de l’imagination que dans celui de l’intelligence, le catholicisme doit être souverain.

Il doit l’être avant tout, au fond de l’écrivain lui-même. Si nos aînés nous laissent des modèles imparfaits, ce n’est point seulement que tout génie reste « court par quelque endroit ». C’est qu’ils furent incomplètement des catholiques et des chrétiens. Supposez Balzac prenant la peine de s’assimiler une bonne philosophie scholastique ; il n’eût point confondu la nature et le surnaturel, comme il l’a fait dans le galimatias de Louis Lambert et de Seraphita. Supposez Verlaine s’évadant sans retour du cloaque où il avait expérimenté l’immondice des instincts ; il nous eût donné mieux que la dolence de ses faiblesses ; il se fût dépouillé d’un je ne sais quoi d’indécis et d’artificiel qui s’insère en ses plus suaves élévations.

Car, s’il est souverain dans l’être intérieur du poète, le catholicisme exclut de son œuvre les cabotinages littéraires, les sournoises habiletés comme les molles négligences. Toute poésie où une certaine forme de rythme et d’expression devient tyrannique, calculée, porte un germe de mort, n’est pas vraiment chrétienne. L’art chrétien, toujours difficile, est plein de pièges pour quiconque, guetté par le démon du factice, s’y engage sans la candeur d’une foi absolue. Et cette candeur même est plus aisée à perdre qu’à obtenir. Il serait odieux d’en faire une attitude. Vous vous rappelez ce héros d’un roman de Chesterton qui « voyait des anges agenouillés dans l’herbe, avant d’avoir vu l’herbe ». Il serait beau de voir le monde ainsi ; très peu d’entre nous — et très peu, c’est beaucoup dire — ont ce degré d’ingénuité. Contentons-nous donc d’être sincères, vrais devant les hommes comme devant nous-mêmes.

Le propre d’un écrivain catholique est d’aimer éperdument ce qui est vrai. Pour atteindre le supra-sensible, nous avons à refouler le brouillard, dense comme des ténèbres, d’un naturalisme athée. Il ne s’agit point de fermer les yeux en le traversant, mais d’élever en notre main la lampe ardente qui le percera. Projetons-en la flamme hardie sur tout ce qui peut être éclairé. Quand on tient ces deux vérités, la chute et la rédemption, il n’est aucun gouffre où l’on ne puisse envoyer une flamme de justice, un signal de compassion, un appel d’espérance.

Pour un artiste d’une foi vigoureuse, l’attitude en face de la nature est aisée à définir : il regarde, il sent la vie telle que sa vue de réaliste la lui fait voir et aimer ; et il l’interprète selon l’optique chrétienne qui ne déforme pas les objets, qui les rejoint entre eux et les explique en les illuminant.

Notre unanime désir est que cet ensemble d’idées aboutisse à susciter, dans la littérature prochaine, plus d’ardeur créatrice, plus de beauté. Durant la guerre et surtout au moment de la victoire, j’avais espéré des temps cornéliens, un épanouissement d’enthousiasme, d’allégresse, de force exubérante, des cris de clairons ailés dans un soleil de gloire, puis le chœur austère des héroïsmes pacifiques tendus vers la patrie et le monde à rénover. Ni l’esprit public, ni la multitude des livres surgis depuis quatre ans n’ont correspondu à cette illusion. Les Hymnes de Joachim Gasquet, symphonie délirante, splendide par intervalles, ne chantent que le péan du triomphe d’un jour.

Au lendemain du triomphe, le poids immense des deuils, l’énormité de la tâche à reprendre, les déceptions du présent et les anxiétés de l’avenir ont déterminé chez beaucoup une sorte d’affaissement sur eux-mêmes, une dissolution des forces viriles. Il est grand temps, pour les volontés en désarroi, de se reprendre. Aux écrivains catholiques plus qu’à personne, il incombe de sonner le ralliement des énergies. Je voudrais que leur voix, par-dessus la lourde rumeur des incertitudes, ressemblât à ces cloches de balises dont la vibration, large et douce comme celle d’un cor lointain, domine les chocs des vents et les hurlements de la mer.

Je voudrais que les plus puissantes et les plus pures d’entre elles fussent des cloches de cathédrale, des cloches de Te Deum, des cloches de Fête-Dieu, des cloches de deuil aussi, de pitié ou d’alarme, mais, plus encore, des cloches nuptiales, des cloches de résurrection. Les âmes ont besoin de savoir qu’elles ne vont pas mourir. D’où leur viendra, sinon du poète chrétien, en forme de libre cantique, le message de la paix, le message de l’éternité ? Nulle conception ne saurait être vaste et forte à l’égal du surnaturalisme catholique. Lorsque j’en cherche l’idéale figure, je me souviens d’un vieux mystique comparant l’amour parfait « à un anneau d’or qui serait plus ample que le ciel, la terre et toutes les choses créées ». Quand je m’en représente la réalité plus modeste, je pense à une parole de l’admirable Mistral dans une lettre à Lamartine : « Si humble et si petit que soit le grain de blé, lorsqu’il monte en épis sous la rosée du ciel, il peut encore faire honneur à la main qui l’a semé. »

Voilà le grand point : que le champ où nous voulons remplir notre journée de bons ouvriers soit étroit ou large, avare ou plantureux, ne disons jamais comme les hommes sans foi : Ce champ est à nous ; il y a nous et rien que nous ; ne cherchons pas notre gloire, mais rendons-la toute à la Main qui a tout donné.

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