Intermèdes
LE GRECO DE MAURICE BARRÈS
ET LE
GÉNIE MYSTIQUE DE L’ESPAGNE
L’Espagne offre à Maurice Barrès une somme de coïncidences avec sa complexion et son esprit que nul pays, sauf la Lorraine, ne lui réserverait.
Extérieurement, on imagine sans peine son profil parmi ceux des gentilshommes en noir qui, sur la toile de Greco, assistent à la sépulture du comte d’Orgaz. Chez lui, comme chez ces Tolédans, se discerne un fond « nerveux et triste », un ensemble d’indolence aristocratique et d’énergie disciplinée, une âme voluptueuse et pourtant sévère, de l’entêtement au point d’honneur et à certaines traditions, il faut ajouter ce que lui-même dit de leur peintre, un art maître de soi, « éliminant avec un magnifique sang-froid, tout ce qui n’est pas l’essentiel », d’une « intensité froide et lumineuse », capable de « rendre sensible la métaphysique qui enveloppe ses modèles », et surtout « ennobli de rêverie religieuse ».
La forme de sa pensée s’ajuste aux lignes de paysages taillés à reliefs concis, plus impérieux que suaves, où une lumière presque abstraite, d’un gris cendré, comme l’aimait Vélasquez, anime de ses vibrations rythmiques les plus ténus détails.
L’Espagne qui lui correspond le plus exactement me semble celle de Tolède, beaucoup plus que l’autre, dont il écouta « la chanson » avant d’écrire : Du sang, de la volupté et de la mort. Dans les impressions qu’il avait reçues de cette dernière, quelque chose persistait des images que nous en rapportèrent un Mérimée, un Gautier, un Hérédia. Sans doute, la Séville qu’a depuis magnifiée Louis Bertrand dans ses fresques du Rival de don Juan pouvait retenir quelques jours son admiration d’artiste ; aujourd’hui encore il aime « la plénitude sensuelle qui s’exhale des vigoureux chevaux d’Andalousie, d’une jeune Sévillane éclatante…, des énormes œillets parfumés de Cordoue ». Mais ce qu’il y a, dans l’Espagne populaire, d’exubérance, de jovialité, d’emportement, de faconde et de gesticulation le divertit sans le pénétrer[88]. Au rebours, il devait s’attacher à l’Espagne castillane et noble, recluse en ses villes de province, dans ses maisons armoriées, dans « la courtoisie de sa vieille civilisation », dans ses orgueils et sa foi. La singularité des âmes l’y attire et le mystère des races complexes que le principe catholique a domptées sous lui.
[88] Barrès me disait un jour qu’il aimait peu Goya, même le Goya jeune, éblouissant du Prado. C’est qu’il sent sous cet éclat charnel un fond de vulgarité.
C’est le mysticisme contemplatif de Greco qui fixa son attrait pour ce peintre étrange ; les chapitres ramassés comme des eaux-fortes où il fait saillir les caractères de Tolède aboutissent à une sorte d’essai sur la mystique espagnole, à une apologie succincte de la vie supra-sensible. Mais, bien que cet ordre de réflexions énonce le mouvement de son intelligence vers une spiritualité de plus en plus ferme, il n’y porte aucun dogmatisme et se contente de transcrire ce qu’il a ressenti dans une église, un couvent ou en face de quelques tableaux.
A ceux même qui ne connaissent ni Tolède ni l’Espagne, il impose la justesse de ses observations. Une des forces de M. Barrès est de savoir, en présence d’un objet ou d’un problème, découvrir d’un coup d’œil le point vif qu’il faut atteindre, reconnaître la position à prendre et s’y tenir obstinément. Quand d’aventure il décrit, des traits rapides lui suffisent pour configurer les linéaments des êtres et ce qu’il appelle « leur qualité morale ».
Je revenais d’un pèlerinage transpyrénéen lorsque je lus son livre ; je pus d’autant mieux saisir l’exactitude de ses notations sur le catholicisme espagnol ; autour d’elles mes souvenirs se brodaient. Là où il montre, dans la cathédrale de Tolède, des enfants de chœur « courant comme des estafettes », j’en revoyais deux, pendant une grand’messe, à Barcelone, qui, au sortir de la sacristie, s’en allaient par une nef, babillant, riant, et se faisant l’un à l’autre un simulacre de génuflexion gentille et preste, sans indécence ni vulgarité. De même, son simple mot sur « les trilles des sonnettes » à l’Élévation, me représentait un clergeon, les mains pendues à une corde, dans l’attente de l’instant où le prêtre s’agenouillerait devant l’Hostie, et alors un soudain carillon, dégringolant en tierces, de clochettes criardes dont la frénésie prolongée semblait vouloir rendre plus prodigieux le Mystère accompli sur l’autel.
Un des traits qui sautent aux yeux dans la dévotion espagnole est justement la familiarité avec les choses saintes, l’aisance où l’on est chez Dieu, comme chez soi. Les fidèles ignorent les allures compassées que nous infligea le rationalisme janséniste. D’autre part, il leur manque cet élément d’apologétique qui nous vient de la chaire, si indigente qu’elle soit ; les prêtres espagnols débitent, pour la plupart, leurs sermons avec une effrayante volubilité ; ils paraissent se piquer de ne jamais respirer entre les phrases. L’auditoire est mis hors d’état de suivre des idées, et il s’en passe, attentif seulement à la mimique, au rythme des périodes et au son des mots vénérables.
Tandis que, dans nos cathédrales, tout converge unitairement à la grande nef et au maître-autel, le coro qu’enferme un jubé et où s’isolent les chanoines ne laisse autour de la Capilla mayor qu’un espace restreint. Les fidèles s’éparpillent le long des chapelles ou s’en vont aux multiples autres églises ; jamais, sauf pour les grandes fêtes, on n’a l’impression d’une foule assemblée et ordonnée dans une ferveur compacte. Les retables dorés, les statues étagées au creux des niches et les baldaquins en style baroque ont l’air de ne s’étaler que pour flatter l’orgueil des sacristains et réjouir les yeux des pauvresses qui, assises sur leurs talons, dévident tout haut leur chapelet.
Ce faste, M. Barrès en élucide d’un mot l’origine, lorsqu’il évoque « le triomphe de l’Église militante » proclamé par ces « orchestres de fer, d’argent, de marbre et d’or ». Le catholicisme d’Espagne, en conflit permanent avec le génie sémitique, marqua sur lui sa victoire par une emphase qu’excitait l’appétit d’hidalgos pauvres pour les opulences les plus arrogantes.
Au fond, la même passion de vivre que révèle la sensualité de ce peuple se transmue en désir mystique. Tendu vers la certitude de la possession, il veut avoir, dès ici-bas, dans la bouche, le goût de ce qui ne peut pas mourir. C’est pourquoi le dogme de la Présence réelle seul assouvit sa foi. Maurice Barrès a très bien vu que le catholicisme espagnol est, avant tout, « eucharistique ». Et ce réalisme sacramentel fut l’aliment du réalisme dans l’art ; le plus laid des gueux semblait aux peintres avoir le droit de prendre place, tel qu’il était, sur une toile, aussi bien qu’il l’avait de s’agenouiller à la Table sainte.
De même, dans un pays où l’adoration de la femme se changeait volontiers en idolâtrie chevaleresque, ce sentiment épuré, surnaturalisé, élança les âmes au culte éperdu de la Vierge immaculée. Si la personne du Christ souffrant se présentait aux imaginations avec des plaies rouges et des opprobres tangibles, c’était moins un instinct de volupté cruelle qui se complaisait à ces violences qu’un besoin de sentir, de savourer la Rédemption dans la vue d’une chair divine humiliée et du précieux Sang répandu.
Il ne faudrait pas en conclure que la piété des Espagnols s’arrête grossièrement à des images. M. Barrès admire leur noblesse de contemplation ascétique, où il veut reconnaître pourtant des affinités juives et arabes.
Mais une énergie s’y ajoute que les sémites avaient peu connue, le libre amour conquérant Dieu par la plénitude de la foi, une sorte d’aimantation qui précipite vers les gloires célestes l’être spirituel et arrache les corps eux-mêmes à leur poids corruptible.
Chez les saints espagnols ce don d’extase — très différent des visions passives comme celles des Prophètes juifs — atteignit une puissance vraiment sans égale. L’exemple le plus extraordinaire que j’en connaisse se rencontre dans la vie de saint Jean de la Croix. Il s’entretenait un jour avec sainte Thérèse, séparé d’elle par une grille, lorsqu’il sentit soudain que la véhémence du désir de Dieu le soulevait au-dessus du sol ; il résistait à l’impulsion, pesait sur le siège où il était assis, mais, malgré lui, montait, et sainte Thérèse, à son tour, emportée par la même ardeur, perdait terre, s’élevait.
Un tel épisode explique comment les peintres de l’époque surent fixer, sans froideur ni contorsions, de semblables états surnaturels. Le Saint Herménigilde d’Herrera le Vieux bondit, un crucifix au poing, vers les espaces radieux d’où les Anges lui tendent les bras, et il n’a point d’autres ailes que l’espérance et la charité. Nul, mieux que Greco, n’a rendu cette ascension des formes allégées de la misère terrestre. Le Christ de sa Résurrection, mince, démesurément long, son étendard à la main, se délivre du sépulcre ; les gouffres du ciel l’aspirent hors de nos ténèbres ; il monte comme une pierre descend. Dans sa Pentecôte, analyse avec émotion Maurice Barrès, « les Apôtres et les saintes femmes s’élancent d’un seul et même mouvement, hors de leur condition naturelle, pour rejoindre l’Esprit-Saint qui plane lumineusement. Nous les voyons devant nous qui se spiritualisent. Un enchantement d’enthousiame les perce et les transfigure, les héroïse. »
Cette transposition des apparences au sein d’une lumière extatique développe dans la pensée de M. Barrès une curiosité dont les effets dépassent la mystique et l’art espagnols, parce qu’elle touche au plus intime de la vie spirituelle. L’idée de perfection qu’énoncent les figures de Greco ne repose point sur l’harmonie plastique ; souvent il étire les corps, projette sur les visages une clarté « spectrale ». Y a-t-il donc un déséquilibre supérieur à l’harmonie ? Ou bien ne faut-il pas une rupture d’équilibre pour constituer un équilibre plus parfait ? Tout élan vers l’Invisible suppose le dédain d’une santé moyenne, l’immolation des appétits inférieurs, et l’art lui-même, chez ceux qui s’y donnent absolument, devient un mode d’ascétisme dont Flaubert a condensé le symbole en cette phrase d’une de ses lettres : « De cet arbre au feuillage verdoyant je voulais faire une colonne toute nue pour y poser tout en haut je ne sais quelle flamme céleste. »
Maurice Barrès, en d’autres temps, semblait suivre un idéal analogue à celui de Gœthe, la mise en œuvre méthodique de toutes ses facultés d’homme, afin de porter son Moi au plus haut degré possible de puissance et de bonheur. Aujourd’hui, sans renoncer aux fins immédiates, il se prend à concevoir que la perfection dernière est le fruit du Sacrifice. Mais qui donc peut lui en offrir l’exemple ? Ce ne sera ni Greco ni aucun artiste de la plus mystique Espagne. Seuls, les Saints réconcilient avec une pleine aisance l’éternel et le transitoire : sainte Thérèse et saint Jean de la Croix n’ont-ils pas écrit, l’un son livre des Fondations, l’autre ses Maximes et avis spirituels, deux merveilles de sagesse pratique ? L’harmonie des forces que paraissait rompre le perpétuel holocauste de leur corps et de leur volonté était refaite en eux supérieurement par la Grâce.