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L'Afrique centrale française : $b Récit du voyage de la mission

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L’Afrique Centrale
Française

Aug. Chevalier. L’Afrique Centrale française.

PRIEUR & DUBOIS

MOHAMMED SENOUSSI

Sultan du Dar Kouti

Mission Chari-Lac Tchad
1902-1904


L’Afrique Centrale
Française

RÉCIT DU VOYAGE DE LA MISSION

PAR

Auguste CHEVALIER
DOCTEUR ÈS-SCIENCES
CHEVALIER DE LA LÉGION D’HONNEUR


APPENDICE PAR

MM. PELLEGRIN, GERMAIN, COURTET, PETIT
BOUVIER, LESNES, DU BUYSSON, SURCOUF

PARIS
Augustin CHALLAMEL, Éditeur
17, RUE JACOB, 17
Librairie Maritime et Coloniale


1907


INTRODUCTION


Lorsque, au commencement de 1901, je préparais une expédition scientifique pour aller au cœur de l’Afrique après d’illustres devanciers tels que Barth, Nachtigal, Schweinfurth, glaner des documents et recueillir des observations relatives à la géographie et aux sciences naturelles, j’étais déjà un Africain.

Trois années plus tôt, simple étudiant au Muséum d’Histoire Naturelle de Paris, préparant mon doctorat es-sciences, des circonstances tout à fait imprévues et aussi une passion profonde pour la recherche et l’étude des plantes nouvelles que les années n’ont point ralentie, m’avaient amené au centre du Soudan français.

En 1898, le général de Trentinian qui, à ses fonctions de Commandant des troupes de l’Afrique Occidentale, joignait celle de Lieutenant gouverneur du Soudan français, avait voulu faire succéder à la période de conquête et d’occupation militaire stérile, une ère de paix féconde. Avant d’attirer les commerçants dans l’immense bassin du Niger français et de substituer l’administration civile à l’administration militaire provisoire, de Trentinian avait tenu à faire inventorier par des spécialistes les ressources naturelles de la colonie, déterminer la nature du sol et même faire connaître en France, par des écrivains et des artistes, les beautés et les richesses du pays afin d’y attirer des hommes et des capitaux.

J’eus le bonheur de faire partie de cette mission, chargé surtout du recensement de la flore, de l’inventaire des produits de l’agriculture et des forêts. Parti sans enthousiasme et après avoir obtenu la promesse formelle du général que je ne resterais pas plus de 3 ou 4 mois au Soudan, je sollicitai dès que je fus sur les lieux la faveur de voir prolonger ma mission et de poursuivre dans toute l’étendue de nos possessions de l’Afrique Occidentale des recherches qui m’avaient enthousiasmé dès le jour de mon débarquement. Non seulement l’étude de la flore africaine allait me passionner désormais, mais tout ce qui pouvait jeter quelque lumière dans mon esprit sur la vie des peuples primitifs que je voyais pour la première fois, sur leur histoire, sur leur organisation sociale, tout ce qui pouvait m’éclairer sur les productions naturelles de ces pays si différents des nôtres, sur les quelques rares problèmes géographiques qui restaient encore à résoudre, en un mot tout ce qui pouvait aider à soulever quelque coin du voile des ténèbres de l’Afrique fut désormais l’unique ambition de ma vie. Sur un itinéraire de plus de 8000 kilomètres, je parcourus pendant 17 mois, de Novembre 1898 à Mars 1900, les régions très diverses de notre empire Sénégal-Soudan.

L’année 1899, que je passai tout entière au Soudan à travers la brousse, m’arrêtant seulement dans les rares postes éparpillés sur les routes de caravanes, ou dans les camps de tirailleurs où je trouvais toujours l’hospitalité la plus cordiale et l’aide la plus dévouée, restera dans mes souvenirs l’époque la plus heureuse de ma vie.

J’ai eu pendant cette période la bonne fortune de faire l’apprentissage de la vie coloniale à la première école d’exploration du monde, parmi ces corps d’élite de l’Artillerie et de l’Infanterie de marine qui ont formé plus tard les troupes coloniales.

Le Soudan était alors leur principal champ d’action. Il était la pépinière où se sont formés la plupart des hommes de volonté auxquels la France doit son Empire colonial. En vivant pendant des mois au milieu d’eux j’ai appris à vouloir et à savoir aller de l’avant, et cela a été tout le secret de la réussite de la mission que j’ai dirigée plus tard. Les documents scientifiques que j’ai recueillis au cours de cette longue chevauchée ne firent qu’exalter ma passion pour les études africaines.

En novembre 1899, je rentrais du Sénégal en suivant la pénible route d’étapes, aujourd’hui remplacée par le chemin de fer du Niger à Kayes. Je voyageais en compagnie de quelques officiers qui revenaient en France au terme de leur séjour colonial. A Billy sur le Haut-Sénégal une cruelle nouvelle nous fut annoncée. Un laconique télégramme Havas apprenait le massacre récent de la mission Bretonnet dans le Moyen-Chari. La plupart de mes compagnons avaient des camarades dans cette expédition. Le premier moment de tristesse passé, tous décidèrent que dès leur retour en France, ils feraient des démarches pour se faire envoyer en Afrique centrale venger leurs amis. Aussi bien le vieux Soudan militaire venait d’être disloqué. Ils rentraient la mort dans l’âme croyant n’avoir plus rien à faire.

« Vous viendrez avec nous au Tchad, me dit l’un d’eux ? — Pourquoi pas, lui répondis-je. » Et dès cet instant toutes mes pensées se concentrèrent vers ce projet qu’à la vérité je croyais encore devoir être d’une lointaine exécution.

Mon séjour en Afrique se prolongea encore de quelques mois par un voyage à travers les régions les moins connues du Sénégal en vue de réunir des collections pour l’Exposition Universelle de 1900.

De retour en France je me mis aussitôt à l’étude rapide des matériaux que j’avais rapportés, de manière à avoir ma liberté d’action le plus tôt possible. Les recherches dans la brousse étaient devenues pour moi d’un attrait irrésistible. La vie calme au fond d’un laboratoire devant un microscope que j’avais rêvée autrefois me pesait désormais. Je suivais avec anxiété les événements qui s’accomplissaient au centre de l’Afrique, ils se succédèrent avec rapidité. Nous apprîmes successivement la concentration au sud du Tchad des trois missions, Gentil, Foureau, Joalland-Meynier après de tragiques aventures ; la bataille de Koussri qui anéantissait l’empire de Rabah et plaçait sous la domination française le bassin du Tchad. Puis Foureau rentra en France après avoir accompli le très long et pénible voyage qui reliait Alger au Congo par Zinder et le Tchad. Enfin le 25 février 1901, Gentil lui-même était de retour. Je songeai d’abord à me faire présenter par un ami, mais à quoi bon. Il serait toujours temps de le faire intervenir. J’écrivis donc à Gentil sans me recommander de personne en lui disant que j’étais prêt à continuer, sous ses ordres, la besogne que j’avais commencée au Soudan avec le général de Trentinian, et en réponse je reçus la lettre suivante :

Paris, le 26 mars 1901.

Monsieur,

Je pense comme vous qu’à l’œuvre de conquête et d’organisation d’un pays doit succéder l’étude des ressources naturelles du pays, base d’une exploitation rationnelle.

J’ai déjà demandé au Ministre l’envoi d’un spécialiste chargé de se rendre compte sur place de produits divers qui pourront faire l’objet d’un commerce rémunérateur, en particulier les gommes et les caoutchoucs. Je serais donc très heureux de m’entretenir avec vous sur ce point et sur votre envoi dans le territoire militaire du Tchad.

Veuillez, etc....

C’était tout ce que je désirais et dès lors j’eus l’espoir que l’œuvre dont j’avais conçu le projet depuis plus d’une année allait s’accomplir.

Cependant plus d’une année devait encore s’écouler avant qu’elle pût être mise à exécution. Désireux de m’entourer de quelques collaborateurs pour embrasser un champ d’études plus vaste, la principale difficulté était de trouver la somme relativement élevée permettant d’équiper la mission et d’assurer sa marche pendant deux années.

Durant ce laps de temps, je fis, en normand obstiné, appel à l’appui de tous ceux qui pouvaient me soutenir. Je dois dire que ce ne fut point en vain. Je n’oublierai jamais les précieux encouragements que je reçus des plus hautes personnalités du monde scientifique et colonial pour lesquels j’étais alors un inconnu et qui ont bien voulu m’honorer par la suite de leur amitié.

En même temps que M. E. Gentil, M. Binger, directeur de l’Afrique au Ministère des Colonies, nous avait assuré de tout son bienveillant concours. Il en fut de même de M. Guy, chef du bureau des Missions au Ministère des Colonies. A l’Instruction publique le même accueil bienveillant nous fut fait de la part de M. Liard, alors directeur de l’Enseignement supérieur et M. de Saint-Arroman, chef du bureau des Missions. De leur côté M. Edmond Perrier, directeur du Muséum et M. le Dr Hamy, professeur au même Établissement et membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, voulurent bien nous assurer de leur haut patronage.

La plupart de nos compatriotes dont le nom est lié à la pénétration africaine : Savorgnan de Brazza, F. Foureau, C. Maistre et quantité d’autres explorateurs nous guidèrent aussi de leurs conseils avec une sollicitude que je n’oublierai point.

A l’étranger, G. Schweinfurth, le vénérable doyen des explorateurs africains, qui avait parcouru 38 ans plus tôt la région du Bahr el Ghazal, confinant au Dar Banda où je devais me rendre, eut l’extrême amabilité de m’inviter à aller passer plusieurs jours à Berlin pour me montrer les riches collections qu’il avait rapportées de son voyage au cœur de l’Afrique et me donner des indications qui m’ont été par la suite de la plus grande utilité.

Tant de précieux appuis devaient enfin permettre de constituer la mission au commencement de 1902, successivement la Commission et le Bureau des Missions du Ministère de l’Instruction publique, le Bureau du Ministère des Colonies, l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, le Muséum d’Histoire naturelle accueillirent favorablement la demande de mission que je leur avais adressée. La Société de Géographie de son côté nous appuya de toute son autorité.

Enfin le 12 avril 1902, M. George Leygues, ministre de l’Instruction publique, signait l’arrêté constituant la mission scientifique Chari-Lac-Tchad et quelques semaines plus tard, M. Doumergue, ministre des Colonies, donnait aussi son approbation à la mission et en acceptait la surveillance.

Le programme que nous avions à remplir était très vaste : Nous devions étudier les productions agricoles et forestières de l’Afrique centrale, la faune, la flore, la constitution géologique, puis l’état social des indigènes que des traités ont placés sous le protectorat de la France, enfin explorer des contrées nouvelles comprises dans la sphère d’influence française au bassin du Tchad. Le Ministère des Colonies nous chargeait spécialement d’étudier tous les problèmes intéressant l’agriculture et le commerce de notre nouvelle colonie. Sur ce sujet, les instructions suivantes me furent remises avant mon départ :

En ce qui concerne les études d’ordre économique qui font partie de votre programme et qui intéressent plus particulièrement mon Département, vous aurez en premier lieu à vous préoccuper de la création d’un jardin d’essais sur l’emplacement où cet établissement vous paraîtra devoir rendre le plus de services. Je vous signale en particulier, les points de Fort-de-Possel, de Fort-Sibut et de Fort-Crampel, comme répondant le mieux d’après l’avis de M. Gentil aux conditions exigées par cette création.

Vous aurez également à examiner les cultures principales auxquelles le nouveau jardin d’essais devra dès l’abord apporter tous ses soins. La culture des diverses plantes à caoutchouc que produit la région, l’acclimatement des légumes et des fruits d’Europe, la culture des fruits tropicaux présentent à ce point de vue une importance primordiale.

Vos recherches devront ensuite porter sur l’étude générale des plantes à caoutchouc et s’étendre aux essences d’arbres divers produits dans la région comprise entre Fort-de-Possel, Fort-Crampel et Bahr-Sara. Il est important que vous vous rendiez compte des procédés à employer pour l’exploitation et la coagulation du latex. Il y aura lieu de remettre un certain nombre de plants aux indigènes (chefs) et de leur enseigner la façon la plus pratique de récolter le caoutchouc. Quelques essais ont été faits dans ce sens par l’administration locale, ils ont été suivis d’un certain succès, mais j’ai pensé que des procédés plus scientifiques et plus spéciaux à la culture et à la récolte du caoutchouc pourraient être indiqués avec fruit aux indigènes de la région. Il vous appartiendra de procéder à cette nouvelle tentative.

En troisième lieu il importe de déterminer la composition du sol au point de vue minier et minéralogique :

a) de la région montagneuse comprise entre le Haut-Chari ou Bamingui et le pays de Senoussi ainsi que les massifs des M’Bras ;

b) de la région montagneuse des Niellims ;

c) de la région comprise entre les Monts de Gamkoul et les monts de Guéré à la frontière du Ouadaï.

En dehors de ces points spéciaux vous devrez vous attacher d’une manière générale à reconnaître toutes les ressources économiques de la région du Chari et du Tchad. C’est en vue du développement commercial et industriel de nos nouvelles possessions que M. le commissaire du Gouvernement au Chari a insisté sur l’importance de la mission que vous allez accomplir, c’est dans le même but que le Département a pris sa part des dépenses qui doivent vous incomber.

Les crédits, grâce auxquels la marche de la mission fut assurée et qui ont permis au retour de l’expédition d’entreprendre les premiers travaux et les premières publications, avaient des provenances différentes :

1o Chapitre des Missions scientifiques du Ministère de l’Instruction publique ;

2o Chapitre des Missions du Ministère des Colonies ;

3o Budget local du Congo français ;

4o Subvention du Muséum d’Histoire Naturelle, prélevée sur les fonds destinés aux voyageurs naturalistes ;

5o Subvention de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres (Fondation Benoit-Garnier) ;

6o Concours du Ministère de la Guerre prenant à sa charge à notre retour la solde des officiers attachés à la mission pendant l’élaboration des rapports qu’ils ont fournis.

La Société de Géographie de Paris nous a, d’un autre côté, apporté son généreux concours. Le 30 mars 1905 elle nous décernait le prix Jean Duchesne-Fournet[1] composé d’une somme de 6.000 francs utilisée pour la présente publication.

En possession des fonds qui devaient assurer la marche de la mission, il me restait à y attacher des collaborateurs pour coopérer à la réalisation du programme que j’avais offert de remplir au Gouvernement, au Muséum d’Histoire Naturelle et à l’Institut.

A la vérité, ces collaborateurs étaient trouvés depuis longtemps ; je les avais rencontrés soit sur les routes d’Afrique, soit au Laboratoire Colonial du Muséum créé depuis peu par M. Edmond Perrier et à l’installation duquel j’avais coopéré dès le début.

Le second de la mission, M. Henri Courtet, officier d’administration de 1re classe d’artillerie coloniale, joignait à ses connaissances techniques une expérience des contrées tropicales de près de quinze années passées dans presque toutes nos colonies. Partout où il avait séjourné, il s’était intéressé aux problèmes économiques et avait acquis sur ces questions un jugement d’une sûreté et d’une précision remarquables. Comme dessinateur et comme topographe il devait rendre en outre de très grands services à la mission.

Je demandai ensuite la collaboration du Dr J. Decorse, aide-major de 1re classe de l’armée coloniale, correspondant du Muséum, qui devait plus spécialement réunir des collections et des documents relatifs à la faune, à l’anthropologie et à l’ethnographie. Decorse venait de séjourner près de trois années consécutives à Madagascar, principalement dans la partie si intéressante du Sud de l’île où il avait recueilli de très belles collections entomologiques. Il en était revenu avec une ardente vocation d’explorateur.

Il nous fallait encore la collaboration d’un praticien expérimenté très au courant des cultures tropicales et ayant déjà donné des preuves de son zèle en introduisant ailleurs des plantes utiles. Nous avions vu à l’œuvre au Soudan Vincent Martret qui remplissait ces conditions. Il était en congé en France au moment où la mission s’organisait ; je lui proposai de le prendre comme chef de culture et il accepta avec enthousiasme. Le travail qu’il a fourni pendant la mission a été considérable et il a malheureusement payé de sa vie, dès son retour en France, les efforts qu’il avait dépensés pour l’accomplissement de la tâche qui lui avait été confiée.

Le 18 juillet 1902, la mission arrivait à Brazzaville. Son séjour en cette région fut consacré à l’étude des plantes fournissant le caoutchouc du Congo français. Le résultat le plus important consigné dans trois notes publiées aux Comptes-rendus de l’Académie des sciences fut la découverte de deux espèces de Landolphia nains fournissant par leurs racines le caoutchouc des herbes jusqu’alors inexploité. A son retour à Brazzaville, un an et demi après, la mission eut la satisfaction de constater qu’une usine s’était installée pour l’exploitation de cette richesse nouvelle.

Au cours de la montée du vapeur se rendant dans le Haut-Oubangui, les divers arrêts furent consacrés à l’étude de la flore et de la faune de la grande forêt vierge de l’Afrique équatoriale. Dans l’Afrique intérieure, cette forêt est plus étroite qu’on ne l’avait pensé : au Sud elle commence vers le deuxième degré de latitude sud et au Nord elle s’arrête par 3° 45′ près du confluent de l’Oubangui et de la Lobaï. Sous un dôme imposant croissent en grand nombre des richesses végétales inexploitées : grandes lianes à caoutchouc du genre Landolphia et surtout le Kickxia ou Funtumia elastica, l’arbre à caoutchouc africain par excellence, des caféiers sauvages, des copaliers, des kolatiers, des arbres à teintures, etc...

Le 2 septembre, en plein hivernage, nous parvenions à Fort-de-Possel à l’entrée du territoire du Tchad et presque aussitôt Martret installait un Jardin d’essais à Fort-Sibut. Ce Jardin a ensemencé ou multiplié environ 460 espèces de plantes utiles, la plupart offertes gracieusement par la maison Vilmorin-Andrieux, le Muséum, le Jardin Colonial de Nogent, etc... Si les essais n’ont pas tous réussi, en revanche on peut considérer comme acclimatés le Mandarinier, le Bananier de Chine, le Papayer à gros fruits du Mexique, diverses variétés améliorées de Manguiers, un certain nombre de plantes ornementales, le Céara, pour ne citer que ceux-là.

Aussitôt les pluies terminées, commencèrent nos voyages à travers les territoires du Tchad. Ils se sont déroulés pendant quinze mois. Environ 500 lieues des sentiers parcourus étaient pour la première fois foulés par des blancs.

Les études les plus intéressantes furent faites dans les trois contrées suivantes :

1o Les Etats du Sultan Senoussi où je séjournai en compagnie de Courtet afin de rayonner dans la région du Dar Fertit à la limite des trois bassins du Chari, de l’Oubangui et du Nil, dans les marais du Mamoum considérés à tort par les caravaniers Arabes comme un grand lac comparable au Tchad, enfin dans une partie du Dar Rounga et du Dar Kouti où Crampel fut assassiné en 1891 sur les bords du Djangara.

2o La région du lac Iro, que nous fûmes les premiers à approcher et à contourner, ce qui nous permit de constater que le Bahr Salamat ne s’y jette pas comme l’avait affirmé Nachtigal, mais passe quelques kilomètres plus au sud.

Dans cette région après être entrés en rapport avec la peuplade lacustre des Goullas je découvris une nation Sara orientale différente des Saras de l’ouest que Casimir Maistre avait le premier signalés. Courtet retourne à Fort Archambault et je poursuis un itinéraire en zig-zags à travers le sud du Dékakiré dans un pays couvert de pics granitiques sur lesquels vit une peuplade de troglodytes (Noubas) qui m’amena dans la capitale de l’Alifa Korbol, chez lequel se trouvait en expédition Gouarang, le sultan du Baguirmi qui m’invita, comme l’avait fait précédemment Senoussi, à parcourir ses Etats.

3o Je continuai mon chemin vers le Dar-el-Hadjer (pays des rochers) ou pays des Koukas situé à l’est du Tchad.

Grâce à l’appui du sultan Gaourang, à celui de Bayour, l’ancien chef de guerre du sultan Acyl, ex-prétendant au trône du Ouadaï et à l’aide des moyens fournis amicalement par le capitaine Jacquin, commandant la batterie du Tchad, et le lieutenant Lebas, chef du poste de spahis de la frontière du Ouadaï, je pus étudier la région peu connue située entre le lac Fittri et le sillon du Bahr-el-Ghazal. Dans cette région, la présence de nombreuses pierres polies révéla que l’homme néolithique avait vécu près des pics rocheux à l’époque où le Chari, au lieu de se jeter dans le Tchad actuel, s’en allait par le Bahr-el-Ghazal au cœur du Sahara et peut-être à la Méditerranée. Les dépôts lacustres remontant probablement au tertiaire, ont en certains endroits plus de 50 mètres d’épaisseur. D’autre part des blocs de « Sedd » contenant des débris fossiles de roseaux et d’épais dépôts de coquilles lacustres trouvés à l’est du Kanem, en pleine zone désertique, confirment l’hypothèse émise par Nachtigal sur la grande extension ancienne du lac Tchad. Le grand lac était le point terminus de notre expédition, je dus revenir en hâte vers le sud en remontant tout le cours du Chari, et à Fort-Lamy je retrouvai Decorse.

A Fort-Sibut je retrouvai Martret, il avait transformé en un vaste jardin la brousse inculte.

Courtet nous attendait déjà sur l’Oubangui avec la majeure partie des collections. Enfin peu de temps après mon arrivée à Brazzaville avec Courtet et Martret arrivait aussi Decorse et la mission se retrouvait au complet.

Elle rentrait en France le 21 février 1904.

Cette introduction est encore incomplète car il me reste à parler d’un autre collaborateur M. Sion, agrégé de Géographie. M. Sion a bien voulu me prêter son concours dévoué et désintéressé pour la coordination des divers éléments de ce livre et la rédaction de certaines parties ; je lui adresse à ce sujet mes sincères remerciements.

Mission Chari-Lac Tchad (1902-1904) L’AFRIQUE CENTRALE FRANÇAISE

Croquis des Itinéraires suivis par la Mission
ENTRE L’OUBANGUI ET LE LAC TCHAD

[1]La donation faite à la Société de Géographie par M. Duchesne-Fournet et ses deux enfants date du 29 juin 1904. Elle alimente un prix de 6.000 fr. décerné tous les deux ans à un explorateur français ayant le plus contribué soit à notre expansion coloniale ou au développement de l’influence française, soit à la mise en valeur du domaine colonial au point de vue économique ou au point de vue du développement de nos relations commerciales. Il y aurait lieu alors d’utiliser ces fonds soit par une bourse de voyage, soit pour la publication des résultats d’une exploration répondant aux conditions ci-dessus énumérées.


L’AFRIQUE CENTRALE FRANÇAISE


CHAPITRE I

LA ROUTE DE L’AFRIQUE CENTRALE

I. De Bordeaux à Brazzaville. — II. Etudes botaniques autour de Brazzaville. Le caoutchouc des herbes — III. De Brazzaville à Bangui.


I. — DE BORDEAUX A BRAZZAVILLE

A l’encontre de la plupart des explorateurs je n’allongerai point cette relation du récit détaillé de notre traversée et de la description des points de la côte où notre paquebot fit escale.

J’ai visité plus tard une partie de ces escales, j’ai appris à me défier des impressions notées en passant sur ces villes dont plusieurs ont un passé séculaire et dont les autres comme Conakry, Grand-Bassam, Cotonou, Libreville, Loango, bien que plus récentes, sont cependant très connues par suite de l’importance qu’elles ont acquise dans ces dernières années.

Courtet et Decorse s’embarquèrent à Bordeaux sur la Ville de Maceio, le 15 juin 1902. J’étais parti le mois précédent emmenant avec moi Martret et nous nous étions arrêtés au Sénégal pour recueillir dans les principaux jardins les plantes utiles que nous voulions transporter au centre de l’Afrique pour les y acclimater. Je n’oublierai point ni l’extrême bienveillance avec laquelle M. le Gouverneur-Général Roume facilita nos recherches ni les encouragements que nous reçûmes de la part de tous les fonctionnaires qui le secondèrent dans la réorganisation de l’Afrique Occidentale Française qui venait d’être constituée sur de nouvelles bases.

Le 21 juin la Ville de Macéio passait en rade de Dakar. Nous nous rejoignîmes à bord tous les quatre. J’emmenais pour tout personnel indigène deux Sénégalais : l’un, Moussa Ndiaye, comme préparateur, l’autre comme cuisinier. Nous emportions deux tonnes de bagages. Plus de la moitié de nos caisses renfermaient exclusivement du matériel scientifique, des récipients pour les collections, un énorme stock de papier destiné à sécher les plantes, de la papeterie.

Une de nos caisses était entièrement remplie de livres les plus importants, relatifs aux régions que nous allions visiter : Schweinfurth, Au cœur de l’Afrique ; Barth (l’édition allemande et la traduction française) ; C. Maistre, A travers l’Afrique centrale ; Gentil, La Chute de l’empire de Rabah ; Foureau, D’Alger au Congo par le Tchad ; Bentham, Flora nigritana ; Oliver et Thyselton-Dyer, Flora of tropical Africa (les 6 volumes alors publiés), etc. Deux ans plus tard j’ai eu la joie de les rapporter presque tous intacts. Ils furent pendant toute notre chevauchée d’agréables compagnons, auxquels je sais gré de m’avoir délivré l’esprit des préoccupations irritantes qui conduisent parfois à la « Soudanite ». Plus d’une fois, le corps brisé et les nerfs tendus, j’ai retrouvé le calme en faisant, aidé de ces livres, la détermination d’une plante. Le naturaliste a ainsi, dans la brousse, des moyens de se reposer l’âme qui ne sont pas à la portée des autres mortels.

Sur le paquebot qui nous emportait voyageaient aussi une quinzaine d’officiers allant relever des camarades au territoire militaire du Tchad. Tous se rendaient en Afrique centrale pour la première fois, à l’exception du Dr Allain dont la courageuse intrépidité à l’attaque de Kouno comme à la bataille de Koussri n’est ignorée que de lui. Le Dr Allain évite toute allusion à ces événements, où il a joué un si noble rôle, mais quand on le questionne sur la vie de brousse, il ne s’arrête plus ; il parle du Chari avec l’enthousiasme d’un apôtre, il l’aime passionnément et ses avis nous furent particulièrement précieux.

Le 14 juillet de grand matin nous entrions dans le fleuve Congo. On n’en découvre point d’abord les rives tant l’embouchure est large. A Banane tout près de la mer il mesure 28 kilomètres de large et on a calculé que son débit était de 50.000 à 70.000 mètres cubes à la seconde, soit 140 fois plus important que celui du Rhône.

Peu à peu, au fur et à mesure que nous remontons, la terre ferme se précise : on aperçoit d’abord la ligne sombre des palétuviers, un peu plus loin de véritables berges apparaissent, et la grande savane sans fin avec de hautes graminées, et çà et là un palmier de Guinée Hyphæne guineensis étale son uniformité.

Enfin des reliefs font leur apparition, des croupes arrondies et toutes dénudées ou semées de rares baobabs surgissent à l’horizon. Ces mamelons, élevés parfois d’une centaine de mètres sur le pays environnant, sont coupés de ravins profonds dont la présence est révélée par des lignes verdoyantes descendant le long des thalwegs. Nous passons sans nous arrêter devant Boma, poste de l’Etat indépendant du Congo. Ses larges avenues, ses promenades plantées d’arbres, donnent l’impression d’une ville européenne. Le paquebot continue à s’enfoncer dans l’intérieur, le pays prend un aspect très montagneux, extrêmement pittoresque. Quelques bancs de rochers commencent à encombrer le lit du fleuve. Enfin de véritables rapides arrêtent la navigation. Nous sommes à Matadi et nous y débarquons le 15 juillet au matin. La seule raison d’être de cette ville est sa position au point terminus de la navigation et à la tête de ligne du chemin de fer. Construite en toute hâte, au milieu des rochers, dans des conditions aussi peu hygiéniques que possible, elle laisse la plus détestable impression à tous les Français qui sont obligés d’y séjourner, malgré l’obligeance des fonctionnaires du chemin de fer belge.

« Ce chemin de fer est l’œuvre maîtresse du Congo indépendant, celle qui a demandé le plus de volonté, de ténacité, où fut dépensé le maximum d’efforts personnels. C’est grâce à elle que l’État a pu se développer au lieu de crever des richesses accumulées impossibles à exporter. On peut affirmer qu’en dotant l’État de ce merveilleux moyen de transport, le colonel Thys fut un des fondateurs de la colonie. Il n’est que juste de lui rendre cet hommage, car c’est à sa patience inlassable, à son énergie et à sa foi prévoyante que l’on doit la réussite de l’entreprise[2]. » La voie ferrée, qui se continue pendant 400 kilomètres à travers une véritable Suisse africaine, a exigé un grand nombre de travaux d’art et a coûté environ 70 millions. Elle est entièrement l’œuvre du colonel Thys qui en présenta le projet dès 1887. Les premiers travaux de terrassement furent commencés en mars 1890, mais ce n’est que 8 ans plus tard, en mars 1898, que la locomotive arriva au Stanley-Pool. Actuellement la Compagnie fait plus de un million de recettes par mois. Non seulement elle draine tous les produits de l’intérieur du Congo belge, mais elle est aussi l’unique voie d’accès actuellement pratiquable pour accéder dans le moyen Congo, dans la Sangha, dans l’Oubangui et dans les territoires du Tchad.

Autrefois les Français, pour se rendre à Brazzaville, étaient obligés de s’arrêter à Loango où le transbordement et le débarquement des bagages étaient souvent très pénibles. Les charges étaient alors prises par des porteurs loangos et transportées en suivant des sentiers de brousse coupant la grande forêt du Mayombe, jusqu’au poste créé par de Brazza au bord du Stanley-Pool et qui est devenu la capitale du Congo français. Ce voyage durait environ un mois ; il était très pénible pour les Européens et surtout pour les porteurs indigènes dont un grand nombre mouraient à la tâche. Aujourd’hui on accède à Brazzaville par la voie du Congo belge ; la traversée de Loango à Matadi dure trois jours et le voyage en chemin de fer de Matadi à Kinshassa deux jours. On se rend ensuite sur la rive française du Pool en moins d’une heure. La construction de la voie ferrée belge a donc permis de réaliser, même pour nous Français, de grandes économies, de temps, d’argent et surtout de vies humaines. La construction en territoire français d’un railway joignant la côte du Gabon au Congo navigable, soit par l’Ogôoué et l’Alima, soit par le Kouilou-Niari, eût été sans doute moins pénible et moins coûteuse, mais malheureusement nos financiers et nos hommes d’État n’écoutèrent point le cri d’alarme jeté par de Brazza dès 1886, ou bien ils ne surent s’entendre. Si cette voie avait été construite avant la réussite de l’œuvre du colonel Thys, c’est en traversant nos possessions que les richesses de l’Afrique centrale déboucheraient aujourd’hui à la mer, et depuis longtemps notre Congo serait sorti du marasme économique où il est malheureusement encore plongé.

Le 17 août au matin, la mission Chari-Tchad au complet montait en wagon. Le voyage que l’on effectue ainsi est délicieux même pour les touristes les plus exigeants. Le train marche assez lentement pour qu’on puisse admirer les paysages qui sont parmi les plus beaux que je connaisse en Afrique : il franchit des torrents mugissants ; suspendu parfois en corniche il côtoie des précipices ; il contourne des montagnes dénudées en cette saison ou crevassées par des ravins remplis d’arbres enlacés de lianes. Parfois les quartzites blanchâtres miroitent au soleil ; parfois aussi à proximité des rivières la voie passe entre des dômes de verdure et des avalanches de plantes volubiles fleuries dégringolent en longs festons du haut des arbres et pendent jusqu’au ras du sol. Mais, en général, quel pays pauvre ! Presque partout des pierres, des rochers, un sol ingrat. En cette saison sèche, les herbes sont brûlées ; les chèvres même trouveraient difficilement à vivre. Presque pas d’habitants ; les villages indigènes sont excessivement rares.

En contemplant ces montagnes que les ingénieurs ont dû en mainte place attaquer à la mine, on comprend que cette œuvre a été un travail d’Hercule. Les nombreuses tombes d’Européens disséminées çà et là le long de la voie attestent encore les sacrifices qu’il a fallu faire. Les cadavres des indigènes morts à la tâche n’ont pas laissé de traces, mais c’est par milliers que des existences ont été sacrifiées. Nos sujets de l’Afrique occidentale ont joué un grand rôle comme surveillants, contre-maîtres, ouvriers d’art ou simples manœuvres. Beaucoup d’engagés à Dakar ont perdu la vie à cette besogne, c’est grâce à l’endurance au travail des autres, qu’enfin la construction a pu être achevée. « Sans les Sénégalais le chemin de fer du Congo belge n’aurait jamais été construit ! » ai-je entendu répéter bien des fois par d’anciens chefs de chantiers, meilleurs juges que personne.

Un coup de sifflet prolongé : nous arrivons à Toumba (kilomètre 187). On doit passer la nuit dans ce misérable campement, sorte de caravansérail où les voyageurs s’entassent dans d’affreuses cases en planches décorées du nom d’hôtels. Dans la soirée nous avons le temps de faire une excursion dans la brousse. Je suis un peu surpris de retrouver là vers 4° S. des paysages, des aspects de végétation presque identiques à ceux du Soudan. Parmi les arbustes rabougris qui caractérisent la flore de la brousse, beaucoup sont les mêmes dans l’une et l’autre région : Gardenia Thunbergia, Sarcocephalus esculentus, Crossopteryx febrifuga, Anona senegalensis. Dans un pli de terrain nous rencontrons l’épaisse et haute végétation des galeries avec des arbres de plus de 40 mètres tout enlacés de lianes.

Parmi ces lianes notons l’existence du Landolphia Klainii Pierre portant à cette époque de gros fruits ronds, quelques-uns de la grosseur d’une tête d’enfant. Certaines de ces lianes ont été entaillées et exploitées avec tant d’acharnement que les branches sont mortes. L’écorce se détache sous la pression des doigts et en la brisant on constate qu’elle renferme une grande quantité de caoutchouc qui s’étire en longs fils élastiques. Généralement de nouvelles repousses sont nées sur les souches mutilées, mais il est impossible de fixer l’époque à laquelle ces nouvelles tiges seront en état d’être exploitées. — Pendant que Courtet recueille des fruits pour les dessiner, je suis amené à constater le procédé curieux par lequel cette plante effectue sa dissémination.

A maturité, le fruit de cette liane, comme celui de tous les Eulandolphia, est constitué par un exocarpe formé de sclérites très résistantes serrées les unes contre les autres et enveloppant hermétiquement les parties parenchymateuses internes et les graines au nombre de 20 à 70. Cette carapace indéhiscente est seulement interrompue dans la partie qui correspond à l’insertion du pédoncule et délimite une aire circulaire de 1 centimètre de diamètre environ. Lorsque le fruit, arrivé à maturité dans la saison sèche (ordinairement dans le courant de juillet au Bas-Congo), se détache par suite de son propre poids et tombe sur le sol de la forêt, la petite zone circulaire est vite attaquée par les insectes. Les larves des termites (ou fourmis blanches), qui n’ont pu attaquer le sclérenchyme trop résistant, pénètrent à l’intérieur du fruit par l’ouverture. Elles dévorent toutes les parties parenchymateuses et notamment la pulpe acidulée qui entoure chaque graine. En même temps elles transportent de la terre humide à l’intérieur du fruit. Les graines qui n’ont pas été attaquées à cause de leur albumen corné qui protège l’embryon se trouvent ainsi environnées d’une espèce de boue dans laquelle elles germent en quelques jours. Les jeunes plantes enfermées dans une chambre close s’étiolent et leur tigelle s’allongeant démesurément se recourbe plusieurs fois sur elle-même à l’intérieur de la cavité. Parfois l’extrémité d’une jeune tige parvient à sortir par l’ouverture correspondant à l’insertion du pédoncule, mais le plus souvent les plantules demeurent enfermées dans la cavité exocarpique jusqu’à ce que les agents atmosphériques ou les animaux aient brisé la carapace scléreuse. Alors seulement les racines pénètrent en terre, les tigelles se redressent et développent des feuilles et les termites vont chercher abri ailleurs. Chaque buisson de Landolphia Klainii est ainsi environné de nombreuses plantes jeunes groupées par paquets, chacun de ces paquets correspondant à un fruit dont les graines ont germé sur place. La plupart de ces plantes meurent étouffées sous l’ombrage épais de la forêt. Seuls les pieds les plus robustes allongent démesurément leurs entre-nœuds, accrochent leurs premières vrilles et c’est seulement quand elles sont parvenues à s’étaler à la grande lumière sur l’extrémité des rameaux des arbres-supports qu’elles se développent normalement.

Nous reprenons le train le lendemain matin. Nous revoyons des paysages analogues à ceux de la veille, mais les terres cultivables et les galeries forestières se font plus fréquentes. En quelques gares des sacs d’arachides récoltées à proximité de la ligne sont entassés pour être chargés sur un prochain train descendant vers Matadi. Puis nous passons devant la mission de Kisentou créée par les Jésuites. De très vastes cultures s’étendent aux environs. Enfin le pays cesse d’être accidenté, de grandes plaines sablonneuses semées de beaux arbres dès que le sol renferme de l’humidité annoncent l’approche du Pool.

A 3 heures nous stoppons en gare de Kinshassa. C’est là que nous devons descendre du train qui atteint lui-même son point terminus, Léopoldville, situé à 12 kilomètres plus loin. A Kinshassa passent tout le ravitaillement et toutes les marchandises destinées au Congo français et au Tchad, ainsi que tous les produits d’exportation qui en proviennent. C’est dire que le mouvement commercial est assez développé. Il eût donc été naturel de construire une petite voie Decauville joignant la gare à l’embarcadère sur le Pool. Rien de semblable n’existait ni en 1902 ni à notre retour en 1904 : à la descente du train tout voyageur devait aussitôt engager des manœuvres pour faire porter ses bagages à bord d’un vapeur appartenant à l’administration ou loué par des particuliers. Le gouvernement de l’Etat indépendant a entretenu longtemps à Kinshassa un important corps de troupes indigènes, dont une belle plantation de caféiers de Libéria, déjà en plein rapport en 1902, rappelle le séjour. Une usine pour la préparation du café fonctionnait aussi à la même époque et on y traitait le café récolté dans tous les districts de l’intérieur.

Le 17 juillet 1902, nous débarquions à Brazzaville après avoir traversé le Pool. D’abord simple camp de brousse fondé par de Brazza en 1880 et laissé à la garde du sergent sénégalais Malamine jusqu’en 1882, Brazzaville, grâce à sa situation sur le Stanley-Pool, juste en amont du point où le Congo cesse d’être navigable, a acquis une importance de tout premier ordre. Pourtant la capitale du Congo français nous réservait une vive déception. Qu’on imagine une vaste étendue de brousse montueuse, mal défrichée, occupée çà et là par des maisons dont la plupart, d’aspect minable, sont reliées entre elles par des sentiers grimpants, les uns encombrés de hautes herbes sur les bords, les autres transformés en profonds ravins. Le sol est très sablonneux et le ruissellement entraîne peu à peu vers le bas le sol des plateaux. A la suite d’une pluie abondante on voit apparaître de larges et profonds fossés à travers la ville. Une seule installation paraît conçue avec esprit de suite et porte l’empreinte d’une volonté intelligente. C’est la mission catholique établie assez loin du fleuve, sur le plateau qui domine la ville. Elle est entièrement l’œuvre de Mgr Augouard dont l’activité n’a pas eu de cesse depuis le jour de son arrivée (1884). De grands bâtiments bien aménagés, de vastes champs cultivés en bananiers, en manioc et en patates, pour les indigènes, un vaste potager européen, de magnifiques vergers remplis de manguiers, d’avocatiers et d’orangers, des plates-bandes d’ananas le long de toutes les allées, des bordures de vétiver ou d’andropogon citronnelle au bord des sentiers, un beau troupeau de bovins et un grand nombre de moutons dont l’acclimatation a été très laborieuse, tels sont les principaux résultats matériels obtenus par l’effort des missionnaires et des indigènes dont ils se sont entourés. Le reste du chef-lieu présentait, en 1902, l’aspect d’un camp abandonné, comme si quelque épidémie avait forcé les habitants à fuir au loin. Nous logions près du Pool, dans une malheureuse masure sans portes, au toit délabré, l’herbe poussait jusqu’à l’entrée, les chauves-souris avaient élu domicile à l’intérieur.

Quel contraste avec la ville belge de Léopoldville dont on aperçoit la silhouette blanche de l’autre côté du Pool ! J’ai visité ce centre en décembre 1903 à mon retour. On y sent une organisation, on y voit de larges boulevards, des squares, des maisons en pierre comme en Europe. C’est une installation durable, sans cette apparence de provisoire ou d’abandonné de Brazzaville. Léopoldville n’est qu’un ensemble d’ateliers et de chantiers où du matin au soir Européens et noirs travaillent à des besognes précises, conçues, étudiées et surveillées par des hommes compétents. « On y sent ce qui fait la force de nos voisins, une discipline énergique complétant un remarquable esprit de suite. »

II. — ÉTUDES BOTANIQUES AUTOUR DE BRAZZAVILLE.
LE CAOUTCHOUC DES HERBES

Nous aurions voulu quitter au plus tôt Brazzaville, alors foyer de fièvre et nid de discorde entre Européens désœuvrés (c’est là que dut naître autrefois la « congolite »). Malheureusement le vapeur Albert Dolisie qui devait nous transporter jusqu’à Bangui n’était point revenu de la Sangha où il avait transporté M. Albert Grodet, commissaire général du Congo. Du reste la plus grande partie de notre matériel, que nous avions laissé à Matadi, ne nous était pas encore parvenu.

Je résolus d’employer cette période d’arrêt à des recherches d’histoire naturelle et elles furent extrêmement fructueuses, car peu de régions africaines présentent une flore et une faune plus riches que les environs du Pool. Le relief est formé de plateaux sablonneux faiblement ondulés, recouverts d’une brousse peu compacte qui est soumise chaque année aux incendies des herbes.

Le caoutchouc, qui est aujourd’hui la plus grande richesse forestière du Congo, n’était guère exploité autour de Brazzaville. L’arbre à caoutchouc, Funtumia elastica, ou Iré n’existe que beaucoup plus au Nord dans la grande forêt équatoriale. Quant aux lianes donnant du caoutchouc de valeur (Landolphia owariensis et L. Klainii) on ne les rencontre que dans quelques rares plis de terrain et en très petite quantité. Les incendies dévastateurs les ont fait disparaître des plateaux ou en ont amené au moins la transformation.

Depuis quelques années, plusieurs explorateurs avaient parlé du caoutchouc des racines, nommé encore caoutchouc des herbes, parce que la plante qui le fournissait était, disait-on, une herbe vivant au milieu des prairies de l’Angola et de l’Afrique centrale. Aucun observateur n’avait encore précisé la véritable origine botanique de ce caoutchouc, ni fait connaître le mode de vie et de végétation de cette plante vaguement signalée autour de Brazzaville. Un jeune et actif agent de culture, M. Luc, me montra un jour la plante que l’on considérait comme donnant le caoutchouc des racines. C’était le Carpodinus lanceolatus décrit quelques années plus tôt par le botaniste allemand K. Schumann. La plante avait des tiges grêles, presque herbacées, très pauvres en latex. Mais quand on brisait la racine il s’en écoulait un peu de lait. Nous recueillîmes une petite quantité de ce latex et nous pûmes nous assurer qu’il ne donnait aucune trace de caoutchouc, mais laissait déposer une résine sans valeur. Il fallait donc chercher autre chose.

Sur les plateaux déboisés de l’Afrique intérieure, brûlés périodiquement par les feux de brousse, on rencontre des Landolphiées présentant comme le Carpodinus lanceolatus un mode de vie très différent de celui des lianes de forêts. Leur système souterrain acquiert un très grand développement ; ces plantes, et notamment le Carpodinus lanceolatus, ont des rhizomes vivaces enfoncés profondément en terre. Au contraire leur tige aérienne, brûlée périodiquement, qui est devenue annuelle ou bisannuelle, reste naine, souvent herbacée et dépourvue de vrilles, n’ayant pas besoin de s’accrocher aux arbres. A la fin de la saison sèche, elles portent souvent à l’extrémité d’une tige très grêle un ou deux gros fruits qui à maturité font courber la tige pour venir toucher le sol. Au moment des incendies la cendre des herbes et les débris végétaux les recouvrent et les protègent contre le feu. Les graines ainsi enterrées se trouvent dans d’excellentes conditions pour germer lorsqu’arrivent les premières pluies. Et quand bien même la chaleur aurait détruit l’embryon, l’espèce ne serait pas pour cela menacée de disparaître, car bientôt des jeunes pousses groupées en faisceaux, après avoir pris naissance sur les rhizomes souterrains, viennent s’épanouir au-dessus du sol et continuent à s’allonger jusqu’au jour où elles ont le sort des premières. Ce phénomène se répétant chaque année a marqué d’une profonde empreinte la végétation des plateaux. Les seules espèces végétales qui se soient multipliées sont celles qui ont de longs et puissants rhizomes comme les Aframomum, plusieurs graminées de la tribu des Andropogonées, une salsepareille (Smilax Kraussiana), enfin la vulgaire fougère Grand-Aigle (Pteris aquilina L.) de nos landes d’Europe, extrêmement abondante en Afrique au S. de l’Équateur.

Si le Carpodinus lanceolatus ne donnait pas de caoutchouc il n’en était pas de même de deux autres Landolphiées qui n’avaient point encore attiré l’attention parce qu’elles étaient plus clairsemées. L’une est le Landolphia Tholloni décrit par A. Dewèvre en 1895 et dédié au voyageur Thollon, l’un des compagnons de Jacques de Brazza (frère cadet du grand explorateur)[3]. Le Landolphia Tholloni est un petit arbuste très rameux, haut de 0m,15 à 0m,30, ayant la taille et le port de l’Avielle myrtille des bois d’Europe. Le fruit presque sphérique à maturité, ayant 0m,05 de diamètre, renferme quelques graines entourées d’une pulpe comestible.

Les rameaux aériens ne mesurent que 1 ou 2 millimètres de diamètre et sont dépourvus de caoutchouc ; au contraire les parties souterraines âgées en contiennent en abondance. Elles se composent de longs rhizomes, enfoncés obliquement jusqu’à 0m,40 ou 0m,60 de profondeur et émettant des ramifications qui courent horizontalement et à une plus faible profondeur en produisant dans le sol sablonneux de distance en distance des paquets de tiges dressées. Ces rhizomes mesurent de 6 à 10 mètres de long et ont un diamètre moyen compris entre 4 et 10 millimètres. Lorsqu’ils sont secs ils contiennent jusqu’à 4 à 5 p. 100 de caoutchouc de toute première qualité. On peut le recueillir en broyant l’écorce qu’on pulvérise et qu’on débarrasse, dans un courant d’eau, des matières autres que le caoutchouc. L’abondance de cette plante dans la région de Brazzaville, et aussi probablement dans presque tout le pays batéké est telle que les rhizomes forment en certains endroits un lacis inextricable dans le sol. Nous avons recueilli jusqu’à 4 kilogrammes de racines fraîches sur une surface de 6 mètres carrés, bien qu’une partie des racines brisées fussent restées en terre.

Une autre Landolphiée de la région produisant aussi du caoutchouc dans ses racines est le Landolphia humilis K. Schum. ; simple forme dérivée par mutation du Landolphia owariensis Pal. Beauv. Tandis que le Landolphia Tholloni est constamment dépourvu de vrilles et a perdu la faculté de devenir une liane, puisque la tige aérienne se dessèche tous les ans, même si le feu de brousse ne l’atteint pas, le Landolphia humilis est moins profondément adapté. Il peut aussi, comme son congénère, fleurir presque au ras du sol et même donner des fruits, mais si plusieurs années de suite, l’incendie annuel cesse de se produire, certaines pousses de la plante s’élèvent plus haut et au dessous de l’inflorescence terminale naîtront des rameaux portant des vrilles qui s’accrocheront aux herbes. Si des arbustes se trouvent à portée, la plante s’élèvera encore davantage de manière à former une plante sarmenteuse. A la fin de la saison sèche, loin de se dessécher la pousse du Landolphia humilis épargnée par le feu continuera à s’allonger et si elle n’est pas atteinte par l’incendie pendant plusieurs années de suite, elle deviendra une véritable liane qu’aucun caractère botanique important ne distinguera plus du Landolphia owariensis[4]. Les rhizomes desséchés du Landolphia humilis ne contiennent que 2 à 3 p. 100 de caoutchouc et c’est la raison pour laquelle on ne les a pas encore exploités. On commence à tirer parti de l’autre espèce.

Pendant notre séjour à Brazzaville nous avons envoyé des notes à l’Académie des Sciences pour faire connaître le résultat de nos investigations, nous avons en outre adressé à plusieurs laboratoires scientifiques des échantillons de racines destinés à l’étude chimique pour déterminer la richesse caoutchoutifère de ces racines. Le résultat de toutes ces recherches fut d’attirer l’attention du commerce sur le caoutchouc des herbes, et, à notre retour, le 25 décembre 1903, nous eûmes la satisfaction d’apprendre qu’une usine s’était installée à Brazzaville pour exploiter les rhizomes du Landolphia Tholloni dont personne n’avait encore tiré parti au Congo français.

Le Commissaire-Général rentra à Brazzaville à la fin de juillet. M. Grodet s’était imposé un très pénible voyage pour aller enquêter lui-même sur les troubles survenus quelques mois plus tôt dans la région d’Ouesso. Malgré ses fatigues et la hâte qu’il avait de rentrer à Libreville, il m’accorda de longues audiences, et il donna aussitôt les ordres nécessaires pour que le vapeur de l’administration pût transporter au plus tôt vers Bangui le personnel et le matériel de la mission, ainsi que tous les militaires de la relève du Tchad. Nous allions parcourir ainsi les 1400 kilomètres qui, par le fleuve Congo et son affluent l’Oubangui, séparent Brazzaville du poste de Bangui.

III. — DE BRAZZAVILLE A BANGUI

5 août, sur la Dolisie. — Nous avons quitté Brazzaville le 3 août à 9 heures du matin sur l’Albert Dolisie[5], vapeur appartenant au Service administratif du Chari, qui l’a fait construire pour effectuer le transport de son matériel et de ses troupes jusqu’à Bangui. Assez confortablement installé pour recevoir quelques passagers blancs, il est manifestement insuffisant dans le cas présent où nous allons être une trentaine d’Européens à bord, littéralement empilés les uns sur les autres. MM. Castaing, chef du service administratif du Chari, Bouteiller, agent général de plusieurs sociétés concessionnaires, et correspondant du Temps, Luc, directeur du jardin d’essai de Brazzaville, dont nous avons mis chaque jour l’obligeance à contribution, le lieutenant Delaunay, un vieil ami du Soudan retrouvé ici, sont à l’embarcadère, ainsi d’ailleurs que la plupart des fonctionnaires et commerçants de la localité et nous serrent une dernière fois la main.

Après avoir dépassé la pointe de l’île de Mafou nous sortons du Stanley-Pool, immense nappe d’eau où le Congo s’élargit avant la barrière des Stanley-Falls. Le Pool mesure en certains endroits 28 kilomètres de largeur et lorsqu’on le voit, par un ciel pur, encadré de toutes les hauteurs qui l’environnent il a un aspect véritablement grandiose. Au loin, on perçoit le bruit formidable des chutes.

A la sortie du lac, notre bateau remonte pendant trois jours, la région que les Belges ont nommée depuis longtemps Le Couloir. Le fleuve, resserré entre des collines escarpées, mesure seulement 1.000 à 1.500 mètres de large. C’est un chenal allant du N. au S., qui a mis en communication la mer intérieure avec la région.

6 août, dans la région des îles du Congo après la Léfini. — Le fleuve, large de 8 à 15 kilomètres, est rempli d’îles basses, inhabitées, couvertes d’une végétation arborescente. De grands arbres émergent seuls çà et là des fourrés inextricables de Palmiers, d’arbustes, de roseaux[6]. Les rives sont bordées d’une Urticacée, dont les racines adventives s’enfoncent dans l’eau et la vase et dont la partie aérienne, haute de 3 à 4 mètres, présente des rameaux s’étalant et se ramifiant de toutes parts. Comme c’est l’aspect habituel des rideaux de Palétuviers qu’on rencontre à l’embouchure des fleuves africains, la plupart des voyageurs ont pris cet arbuste pour un palétuvier. Il entoure presque complètement les îles, excluant tout autre végétal si ce n’est un Calamus ou rotang très épineux, dont la base, qui baigne également dans l’eau, forme des fourrés impénétrables.

Dans la traversée de cette immense nappe qui s’élargit en certains endroits jusqu’à 30 kilomètres d’une rive à l’autre, on jouit de ce grand calme de la nature africaine qui avait tant frappé Stanley. Le ciel, d’un gris de plomb, se confond à l’horizon avec l’eau boueuse aux reflets d’un vert sombre ; un étroit liseré violet en masque la limite au loin. Pas une ride n’agite, le soir, cette nappe infinie ; pas un bruit ne s’élève ni du fleuve ni de la rive que nous côtoyons. Seul le Dolisie, qui file librement dans cette mer intérieure, trouble la sérénité de la soirée. La vie animale est très rare, contraste frappant avec le fourmillement des êtres qui s’agitent le long des fleuves soudanais, tels que le Sénégal et le Niger. Pas un poisson ne révèle sa présence par un saut à la surface ; point de bandes d’oiseaux de rivage sur les sables découverts. Les troupeaux d’antilopes venant boire au fleuve, si communs dans le moyen Niger, sont inconnus ici. A peine si, deux ou trois fois par jour, on aperçoit un groupe d’hippopotames hors d’atteinte. Il semble que dans ces contrées toute la richesse de la nature se soit concentrée dans la végétation.

A 6 h. et demie le bateau mouille dans une île pour faire du bois. Les laptots sont débarqués et toute la nuit en entend résonner leurs cognées dans la forêt. De temps en temps un arbre s’abat avec des craquements formidables. Le chant des cigales, des grillons, des coassements de grenouilles, tous les bruits de la forêt et du fleuve qui ont succédé, dès la nuit close, au silence de la journée, sont couverts par le fracas de ces chutes et jusqu’à l’aurore toute l’île est en émoi.

7 août, Likouba ou Likounda, après le confluent de l’Alima. — La région que traverse le fleuve est encore une grande plaine basse sans aucune ondulation, mais le sol, au lieu d’être à fleur d’eau, émerge de quelques mètres au-dessus du niveau. Il en résulte une végétation toute différente : la forêt offre de larges éclaircies, et les grandes prairies d’Andropogon[7] complètement dépourvues d’arbres et d’arbustes, viennent finir à la rive. Ces éclaircies au milieu des bois et des marais sont toujours favorables à la culture. Aussi le village de Likouba contraste-t-il agréablement avec les misérables groupes de huttes que nous avons aperçus de très loin en très loin depuis notre départ de Brazzaville, sur la rive française. Des cases spacieuses d’indigènes, déjà peu vêtus, de belles plantations vivrières bordent le rivage. Les Bananiers et les Elæis ombragent ces cultures. C’est la première fois que le Palmier à huile se présente en si grande quantité dans l’intérieur du Congo, mais ici, contrairement à ce qui existe à la Guinée, au Dahomey et au Bas-Niger, il est surtout exploité pour le vin de palme et non pour l’huile. Ce dernier produit se vendait depuis le confluent de la Léfini 0 fr. 75 le litre. Il valait à Brazzaville 1 franc.

7 août, entre Bonga et Loukoléla, après le confluent de la Sangha. — A mesure que nous remontons, le pays devient plus varié : forêts, prairies, bois inondés, bancs de sable, alternent.

Vers 1 h. et demie nous avons fait du bois à Likouala-Mossaka où est installée une petite factorerie française. De grands Rôniers marquent l’emplacement du village ; au Congo nous avons toujours vu ce palmier à proximité des habitations ou sur l’emplacement des groupements détruits. C’est le caoutchouc qui forme l’article principal du commerce de cette factorerie. La liane à gros fruits (Landolphia Klainii) croît d’ailleurs à proximité du village et ses fruits pyriformes d’un beau jaune, atteignant la grosseur de la tête d’un enfant, sont arrivés à parfaite maturité.

Depuis le confluent de l’Alima nous rencontrons de véritables forêts de Copaliers, surtout dans les îles et sur la rive belge. Leurs troncs d’un blanc cendré, ne se ramifiant qu’à une grande hauteur, leur donnent l’aspect de nos hêtres, mais les rameaux s’étalent en parasol au lieu de dessiner un dôme arrondi. Les bois qu’ils forment ressemblent, vus du fleuve, à de grandes futaies de France. Ces arbres donnent le Copal dont on retrouve les concrétions après l’inondation, le long du fleuve, jusqu’aux Stanley-Falls. La gomme copal découle des arbres en grosses larmes qui jonchent la terre ; le sol contient parfois aussi des blocs de cette résine, déposés au cours des siècles à mesure que les arbres disparaissaient et que la forêt se reconstituait d’elle-même. Le Copalier du Haut-Congo appartient au Copaiba Mopane Otto Kuntze, plante voisine du Trachylobium hornemannianum qui fournit le copal de la Zambésie et de Madagascar. Sur les rives du fleuve le Copaiba est presque toujours mélangé au Berlinia, autre Légumineuse arborescente dont les belles fleurs blanches, très parfumées le soir, avaient frappé d’admiration Schweinfurth.

En approchant de l’équateur, la végétation devient plus épaisse, les lianes montent à la cîme des plus hauts arbres ; parvenues aux sommets, elles s’étalent sur les branches ou retombent en longues guirlandes aux tons d’émeraude les plus divers, aux fleurs d’une variété de coloris infinie. Un Combretum, aux longs épis de fruits roses ou mordorés, se mêle en ce moment aux grandes fleurs des Berlinia. Le fleuve est tout bordé d’un arbuste qu’on distingue mal à distance, mais qui ressemble à s’y méprendre à des touffes de lilas couvertes de gerbes de fleurs blanches. Bientôt va commencer la luxuriante végétation équatoriale. Dans les forêts impénétrables, constituées par d’innombrables essences, les troncs séculaires pourrissent sur place, étouffés par les jeunes arbres de plus belle venue ou par les avalanches d’épiphytes : Fougères, Orchidées, lianes, Ficus descendant au ras du sol après avoir enlacé l’écorce. Par endroits la forêt finit brusquement et de hautes herbes, dont les chaumes s’élèvent à plus de 3 mètres de hauteur (Andropogon, Vossia, riz sauvage) forment des prairies ininterrompues où viennent pâturer les hippopotames. A la hauteur du confluent de la Sangha nous en rencontrons de nombreux troupeaux, après surtout qu’une légère pluie, survenue dans l’après-midi, eut rafraîchi l’atmosphère.

8 août, avant d’entrer dans l’Oubangui. — La forêt s’étend partout et recouvre même les îles innombrables qui remplissent le fleuve, large par endroits de 20 kilomètres. Le matin à 8 heures nous nous arrêtons un moment au village mangala de Kassa, situé en aval de Liranga. Il est abandonné depuis les troubles de la Sangha et beaucoup d’autres sont, paraît-il, dans le même cas. Les habitants, craignant notre intervention et nos répressions, ont fui dans la forêt où ils sont hors d’atteinte. Rien ne peut traduire l’impression lamentable que l’on ressent, à la vue des paillotes éventrées par les orages, des arbres fruitiers que les gens du bateau dépouillent sans raison avant la maturité, des champs de manioc négligés, où viennent se repaître les singes et les phacochères. Et pourtant tout cela représentait un effort considérable pour ces peuples que l’on dit apathiques. Il avait fallu conquérir sur la forêt ces quelques hectares de terres cultivées, lutter longtemps contre elle pour l’empêcher de reprendre sa place et maintenant elle va redevenir, pour des siècles sans doute, maîtresse du sol. Déjà les graines d’arbres ont germé dans les champs et les hautes herbes poussent sur les sentiers abandonnés.

Ce village avait eu des cultures variées dont on retrouvait encore les traces. Outre le manioc doux et le manioc amer, formant la base de l’alimentation, on rencontre quelques belles plantations de grands bananiers, deux espèces de patates, deux espèces de tabac et le chanvre que l’on fume aussi, une tomate très amère employée pour assaisonner les mets indigènes ; le piment enragé (Capsicum frutescens) croissant jusque sous la forêt et complètement naturalisé, le Tephrosia Vogelii cultivé par les pêcheurs[8].

Comme arbres fruitiers on ne rencontre que le papayer dont les graines se ressèment d’elles-mêmes autour des habitations et le citronnier à petits fruits qui atteint ici les proportions d’un arbre.

Mais au milieu de toutes ces plantes alimentaires, ce que nous ne nous attendions guère à rencontrer et que nous avons pourtant vu en fruits, c’est une forte touffe de bananiers de Chine (Musa sinensis). Ce bananier, originaire d’Extrême-Orient, est, depuis quelques années surtout, cultivé dans presque toutes les colonies. C’est lui qui fournit « la banane des Canaries », la seule vendue sur les marchés de Paris et de Hambourg. Sa taille naine, ses feuilles petites, mais larges, d’un vert-glauque le font facilement reconnaître. Un rejeton mis en terre peut porter des fruits mûrs six mois plus tard. Ces fruits viennent par régimes très fournis portant jusqu’à 200 bananes qui mûrissent successivement et restent adhérentes à leur pédoncule. C’est un avantage incontestable, car les fruits de toutes les autres variétés, s’ils ont parfois plus de saveur, mûrissent souvent en une nuit après que le régime a été cueilli et se détachent aussitôt de leur pédoncule. Il paraît que c’est Mgr Le Roy qui a apporté le premier bananier de Chine au Congo français, et qui l’a fait cultiver au jardin de la mission de Libreville. Les Européens l’ont vite répandu dans tous les postes, et, à Brazzaville, en particulier, il en existe en plusieurs endroits de la ville. J’étais cependant loin de penser qu’il eût dépassé ce point et surtout qu’il fût entré dans la culture indigène.

La forêt environnant le village est insondable ; sous la voûte des arbres et des lianes, on parvient à s’enfoncer de quelques centaines de mètres, mais bientôt le chemin est barré par des branches enlacées formant des obstacles infranchissables. Le botaniste maudit ces obstacles ainsi que la hauteur des arbres où les fleurs s’épanouissent hors de toute atteinte. Les géants de la forêt dans cette région sont des Légumineuses et principalement des Cæsalpiniées.

Le Copalier à lui seul forme des futaies ininterrompues, le Fromager (Eriodendron) est aussi assez fréquent, mais il n’atteint pas les proportions de celui qui vit au Soudan nigérien. Ses feuilles sont actuellement tombées, ses capsules, d’à peine 5 centimètres de longueur, ne sont pas encore mûres. C’est très probablement une espèce nouvelle. Les Elæis assez communs, leurs panaches dégarnis de feuilles, indiquent qu’ils sont utilisés pour retirer du vin de palme ; l’huile produite par les fruits est également d’un usage courant dans le pays.

8 août (9 heures soir), Djoundou, à l’entrée de l’Oubangui. — Nous avons pénétré sans transition dans la seconde grande artère fluviale du Congo, l’Oubangui, qui a, comme le fleuve où il se jette, plusieurs kilomètres de largeur. Il est comme lui semé d’îles basses, toutes boisées, et environné de forêts de Copaliers. A cette époque de l’année, ses eaux toutes jaunes sont très boueuses. Il draîne en effet une région où la saison des pluies bat son plein.

A 8 heures du soir nous nous sommes arrêtés au village de Djoundou. Un sénégalais avec quelques miliciens bangalas garde seul le petit poste. L’Européen, chef de milice, est décédé quelques mois plus tôt et sa tombe modeste se dresse sur les bords escarpés du fleuve. Les croix funéraires sont généralement les premiers monuments qui frappent la vue, quelle que soit la région où on pénètre en Afrique, partout où l’Européen est déjà passé. Deux morceaux de bois, inhabilement cloués, à inscription effacée, marquent partout les traces de la pénétration de la race blanche, et le long de la ligne du chemin de fer belge, par exemple, ils indiquent, mieux que les maisons européennes, les points où ont dû se déployer les plus grands efforts. La mort d’un Européen installé dans le fond de la brousse, et même l’abandon du poste qu’il a fondé laissent heureusement quelque chose de plus durable. Longtemps après qu’il a disparu les arbres fruitiers qu’il a plantés persistent au milieu de la nature sauvage et attestent que son séjour a été bon à quelque chose. A Djoundou, les cases croûlantes, derniers restes du poste, sont environnées des vestiges d’un jardin potager, dans lequel se trouvent de beaux Manguiers, ainsi que des Citronniers et des Papayers déjà chargés de fruits. Nous en faisons le tour à la lueur d’une torche. Les quelques rares habitants qui n’ont pas abandonné le village sont misérables. N’ayant pour tout vêtement qu’un lambeau d’étoffe autour des reins, ils vivent de racines de manioc et de poisson fumé assaisonné avec l’huile d’Elæis. A cette heure de la nuit ils sont réunis par groupes de 4 ou 5 autour d’un flambeau brûlant des morceaux de la gomme copal de la forêt. Quelques-uns fument du tabac dans des cornes d’antilope en guise de pipe.

9 août (10 heures matin), Bokola, à proximité de l’Équateur. — La forêt épaisse et sans clairières environne toujours le fleuve ; les troncs blancs des Copaliers et la couronne de palmes des Elæis tranchent seuls sur la masse vert sombre uniforme. La forêt équatoriale couvre les plus petits îlots et sur les berges les guirlandes de lianes pendent jusqu’au ras de l’onde. De nouvelles espèces sont apparues. Les Cæsalpiniées dominent dans les bois comme arbres[9] ; ce sont au contraire les Landolphiées et les Combrétacées qui fournissent les lianes les plus fréquentes. Un nouveau Landolphia, à grandes fleurs blanches analogues à celles du L. florida, forme maintenant de véritables corbeilles de roses tout le long de l’Oubangui.

9 août (9 heures soir), Youmba. — Nous avons dépassé l’Equateur et le village où nous nous arrêtons dans la soirée est environ par 0° 30′ N. Une factorerie européenne, dépendance d’une des concessions du Congo, est établie sur le fleuve. Son approvisionnement en objets de traite est à peu près nul et comme produits du pays elle n’a réussi à drainer en plusieurs mois que quelques centaines de kilogrammes de caoutchouc et encore moins d’ivoire.

La plupart des habitants, effrayés par les répressions de la Sangha, se sont réfugiés dans la forêt. Ceux qui restent permettent de se faire une idée favorable de ces indigènes. Bien que très différents des Bangalas vus précédemment, ils feraient partie de la même peuplade ; tous ces groupements sont d’ailleurs sans aucune cohésion. Les hommes sont forts et d’une taille supérieure à la moyenne. Le corps cuivré est couvert de tatouages variés ; un lambeau d’étoffe européenne constitue, en général, le seul vêtement. Quelques femmes portent autour du cou des colliers massifs de cuivre ; pas de verroterie. La monnaie du pays est la barrette de cuivre ; on accepte aussi les bouteilles vides et les boîtes en fer blanc ayant contenu des conserves. Les cases couvertes en paille sont spacieuses, propres ; les indigènes ont des escabeaux, qui, chez les plus riches, sont ornés de clous en cuivre jaune. Comme animaux domestiques, ils possèdent des chiens, des cabris, des chats, des poules. Leurs cultures sont fort bien entretenues. Le manioc est peu répandu ; en revanche les bananiers sont représentés par plusieurs espèces et les papayers abondent. En fait de légumes on trouve des colocases, du piment, des tomates indigènes, des gourdes (Lagenaria), des courges et des ignames à tubercules amers. Nous avons remarqué surtout une variété d’aubergine violette absolument semblable à celle que donnent les graines de la maison Vilmorin semées au Congo. Cette plante provient certainement de cultures européennes. N’est-il pas intéressant de constater que ce peuple est capable de progrès puisqu’il a déjà pris au blanc deux plantes de culture, la banane de Chine et l’aubergine violette ? On remarque encore du tabac, du chanvre et du ricin.

Sur les confins du village, à proximité de cases abritées par de grands arbres, j’ai rencontré un petit monticule de terre recouvert de tessons de poterie, de vases encore entiers, d’ossements d’éléphants et d’hippopotames. C’était sans doute une tombe. Mais ce qui m’a intéressé davantage, c’est de rencontrer, plantés sur ce tertre, deux arbres fétiches. L’un était une grande Euphorbe cactiforme qui ne paraît pas exister dans le pays à l’état spontané, l’autre était un jeune Kolatier couvert de fleurs. Il semble être là à sa limite méridionale, car nous ne l’avons pas rencontré plus bas. Ce Kolatier a été découvert au Gabon par M. Ballay, alors compagnon de P. Savorgnan de Brazza. Ses noix roses sont constituées par 4 à 6 cotylédons enveloppés dans une pulpe blanchâtre qui entoure le tégument. La saveur est moins amère que celle du Kola de la Guinée.

De nombreux Elæis entourent le village : ils sont exploités pour le vin de palme et les indigènes vont attacher leurs vases au haut en s’aidant d’un cercle comme les Diolas de la Casamance. Certains de ces Elæis contiennent à l’extrémité de chaque feuille un nid de tisserins. Les oiseaux, pour recueillir les fibres nécessaires à leurs nids, ont littéralement dépouillé de leurs pennes les feuilles voisines, dont les rachis des feuilles pendent complètement nus, ne portant qu’un nid vers l’extrémité.

10 août (de 10 heures à midi). Village d’Impfondo, par 1° 30′ N. — Depuis que nous sommes entrés dans l’hémisphère N. le climat et l’aspect général de la végétation ont subitement changé avec l’époque de l’hivernage. Les steppes arides et brûlés de la région de Brazzaville et du couloir, la forêt sans fleurs plus au N. nous avaient donné l’impression d’une nature endormie, à son stade de repos. Ici au contraire tout indique une végétation en pleine activité : la terre fraîche couverte des champignons les plus variés, les arbres de la forêt parés de fleurs, les troncs tapissés de fougères et de mousses fructifiées. Sur les bancs de sable même et dans les rues des villages une foule de petites plantes herbacées à croissance éphémère se sont développées à la faveur des pluies. De l’autre côté de l’Équateur, c’était la vie ralentie, ici au contraire c’est la vie en plein épanouissement.

Pour la première fois, nous avons abordé tantôt à un village bondjo, Impfondo. Les Bondjos ont une piètre réputation ; leurs habitudes anthropophagiques ont été décrites par la plupart des voyageurs qui ont suivi l’Oubangui. Du temps de Maistre, en 1892, on trouvait encore des crânes humains devant chaque case et la plus belle parure d’une femme était un collier d’incisives humaines. Cela nous fut l’occasion de constater la rapidité avec laquelle changent actuellement les habitudes de ces noirs. Le collier de perles bayakas a supplanté, là comme ailleurs, les vieux ornements qu’on ne trouvera bientôt plus, ainsi que les armes (sagaies, flèches empoisonnées) que dans nos musées ethnographiques. Déjà en diverses régions de l’Afrique, à Saint Louis par exemple et à Tombouctou, on fabrique des armes, certains bijoux, uniquement comme objets de curiosité à l’usage des blancs qui veulent emporter un souvenir d’Afrique.

Fig. 1. — Pipe des fumeurs de chanvre de l’Oubangui.

Ce n’est pas à dire que l’anthropophagie ait disparu sur les bords de l’Oubangui, mais elle s’y cache probablement davantage : c’est le commencement de la civilisation. Les Bondjos constituent d’ailleurs une des races les plus élevées de l’Afrique tropicale. Ce sont des individus robustes dont le corps couvert de tatouages très variés ne manque pas d’élégance. La peau est d’un noir fauve, parfois même cuivrée. Les cheveux sont courts ou même rasés sur diverses parties de la tête. Les hommes sont d’habiles pagayeurs, des pêcheurs et chasseurs passionnés. Vêtus d’une simple bande d’étoffe ou d’un pagne formé par un ceinturon de cordelettes pendantes, ils passent leurs journées sur le fleuve ou accroupis devant leurs cases. Les femmes tressent des nattes, font les filets, et préparent les aliments avec l’huile de palme et aussi, paraît-il, avec la graisse humaine. Il y a en outre des forgerons qui savent travailler le fer et le cuivre, des tourneurs qui font sécher leurs poteries au soleil.

Les bananiers sont entretenus avec grand soin. Il en existe deux variétés : l’une à tronc vert et l’autre à tronc rosé, aux jeunes feuilles maculées de pourpre. Chez toutes les deux ce tronc s’élève jusqu’à 4 mètres et produit un gros fruit allongé qui peut atteindre 0m,40. Comme arbres fruitiers on trouve encore des papayers, des citronniers, ainsi qu’un arbre appelé dans le pays le Nsafou. L’Elæis fournit en abondance le vin de palme et l’huile. Le Copalier donne la gomme résine employée par les Bondjos pour l’éclairage, concurremment avec l’huile de palme. Dans un vieux tesson de poterie on place une corde usée et quelques gouttes d’huile d’Elæis ; c’est à la lueur de ce lumignon que les Bondjos veillent jusqu’à une heure avancée.

Chaque village est composé d’un certain nombre de groupes de cases disséminées dans la forêt et réunies par des sentiers qui serpentent à l’ombre épaisse des grands arbres, ou sous des voûtes inextricables de lianes. Les habitations, construites en branches légères ou en rachis de palmiers, avec un toit élevé et couvert en feuilles de bananier, sont spacieuses et propres.

11 août (au matin), vers 3° N. — Le cours de l’Oubangui devient plus régulier, s’encombre moins d’îles, et en beaucoup d’endroits, se resserre jusqu’à 800 mètres à peine. Les parties basses alternent encore avec les rives escarpées, surélevées de 3 à 8 mètres au-dessus du niveau actuel, bien que nous soyons à la période des hautes eaux. Ces berges sont taillées presque à pic dans des argiles compactes, jaunes ou rouges (variétés de latérites)[10]. Les rives sont aussi plus peuplées ; les villages dominent les falaises, et les engins pour prendre le poisson (nasses et barrages partiels) décèlent, tout le long du fleuve, la présence d’habitants. Il est rare que nous les apercevions, car en voyant arriver la Dolisie, les hommes valides s’enfuient dans la forêt insondable pour nous.

Les Copaliers, les Elæis, les lianes, les gerbes énormes d’Orchidées épiphytes donnent à ces bois un aspect grandiose. Il semble aussi que la vie animale soit plus répandue. Depuis quelques jours Decorse capture des insectes aux couleurs des plus chatoyantes, parmi lesquels prédominent les teintes vives comme le bleu, le rouge, le jaune. De nombreux petits oiseaux, passereaux et martins-pêcheurs, voltigent le long du fleuve.

11 août, Poste du Baniembé, Bétou ou village de Mongimbo. — Une factorerie française s’est installée dans le village Bondjo, il y a quelques années, en plein pays anthropophage. Les opérations doivent être bien minimes ; cependant sur la porte de l’unique habitation nous voyons cette inscription « BUREAU DU DIRECTEUR ». Cela me rappelle le « défense d’entrer » du jardin de Koulikoro.

12 août, Isasa, vers 3° 30′ N. — Hier soir vers 4 heures, après avoir été éprouvé par une violente tornade, le Dolisie a fait escale à Isasa, petit village bondjo, prospère avant l’arrivée des concessionnaires, aujourd’hui anéanti. Nous avons assisté à une scène écœurante dont les acteurs étaient non les indigènes, mais les militaires européens qui voyageaient avec nous. Etant donné l’indifférence avec laquelle les officiers l’ont laissée accomplir, je suis porté à croire qu’elle doit être fréquente et maintenant je suis bien fixé sur la nature et l’origine des troubles qui se sont produits en février dernier dans la Sangha, et en juillet dernier ici même. L’Européen, principalement le concessionnaire, et le milicien sénégalais, quand il est livré à lui-même, font partout subir à l’indigène les vexations les plus cruelles, lui imposent les corvées les plus injustes, très souvent ils se livrent au pillage le plus effréné. Ma conviction est parfaitement établie depuis les 10 jours que je suis sur le Dolisie, entendant partout les imprécations des chefs de factoreries que nous visitons. Ce qu’ils disent peut se réduire à ceci : « L’indigène est une brute qui ne veut pas travailler pour nous, dont il n’y a rien à faire. Puisqu’il trouble constamment notre quiétude, qu’il ne se fait pas faute de récolter le caoutchouc dans la forêt qu’on nous a concédée, il faudrait le supprimer. Peut-être qu’ensuite, en amenant comme par ailleurs, des noirs d’autres régions on pourrait commencer l’exploitation de ce pays. » C’est absurde et odieux, et cependant une partie des officiers qui voyagent avec nous — particulièrement les plus haut gradés — approuvent ce raisonnement. Dès que notre bateau arrive devant un village, les indigènes, à la vue de tant de blancs, fuient épouvantés dans la brousse et ne reviennent que lorsque nous nous sommes éloignés.

Isasa à notre arrivée était déjà presque détruit : la plupart des cases étaient éventrées et brûlées, les cultures abandonnées. D’après quelques laptots les habitants s’étaient retirés dans la forêt depuis la répression de Mongimbo et redoutant une attaque semblable, ils s’étaient mis à l’abri en lieu sûr ; d’après d’autres, le chef de la factorerie du Baniembé était venu lui-même avec ses hommes armés, avait saccagé le village, tué deux indigènes et c’est à la suite de ces faits que le village avait été en partie évacué. Quoiqu’il en soit, il restait encore occupé ; à notre arrivée, nous avions vu deux indigènes fuir dans le bois, un feu se consumait dans l’intérieur d’une case ; au milieu d’une autre il restait une charge de manioc frais, enfin on rencontrait partout des ustensiles divers, des fétiches, des poteries, du bois rouge pour le tatouage, etc.

Pendant que je me livrais à cet inventaire, dans un coin du village plus à l’écart, j’ai aperçu, attiré par la fumée, des flammes qui s’élevaient des quelques cases d’où nous avions vu fuir les habitants précédemment. Bientôt toutes les habitations qui subsistaient encore devinrent la proie des flammes. Les noirs qui nous suivaient au Chari comme domestiques se livrèrent alors à leur maraude habituelle. Une heure plus tard, il ne restait que des monceaux de bois fumants, et des bananiers au feuillage grillé, condamnés à disparaître de tout ce village d’Isasa. Il était de toute évidence que le feu avait été allumé par des passagers du Dolisie ; le chef du détachement ne chercha même pas à éclaircir le fait.

Des actes semblables se produisent fréquemment sur les rives du Congo et de l’Oubangui. Ils expliquent l’abandon par l’indigène de ces riches et admirables vallées où la pêche le nourrissait aisément. Bientôt, si cette « politique » persiste, si l’incendie et la dévastation des villages ne s’arrêtent pas, si l’on réquisitionne toujours arbitrairement des pagayeurs et des coupeurs de bois tout le long de ces fleuves, si les concessionnaires ont toujours la liberté d’imposer telle où telle corvée qu’il leur plaira aux habitants et de mettre l’embargo sur tout ce que ces derniers possèdent[11], le Congo, l’Oubangui, la Sangha verront leurs rives complètement désertées et la quantité de produits que l’on tire de ces riches contrées, déjà très minime, décroîtra jusqu’à devenir nulle.

L’un des prétextes de l’intervention européenne dans la vie des noirs, fut d’empêcher les guerres de village à village, l’esclavage, l’anthropophagie. Mais pour accomplir cette œuvre, qui serait vraiment belle et humaine, il faudrait procéder avec méthode, avec justice, avec le calme qui convient à une race supérieure. Ce serait encore par la pénétration lente mais sûre de nos habitudes que l’on transformerait ces pays, qu’on amènerait l’indigène à les faire produire, que les peuples « civilisés, » pourraient en tirer parti. Le noir à notre contact, éprouve des désirs de luxe et de bien-être qu’il ignore aujourd’hui, tant son existence est simple et facile. La forêt lui donne du bois pour se chauffer, du copal pour s’éclairer, l’Elæis lui fournit l’huile pour préparer ses aliments et le vin de palme pour se désaltérer ; le poisson est abondant dans les rivières, la chasse peut lui procurer de la viande s’il en désire et s’il veut faire un petit effort (ce qui n’arrive guère dans l’état actuel de sa civilisation), il trouvera dans l’écorce des arbres de quoi se vêtir. Il ne tire même pas parti de certains produits de la forêt, produits que d’autres races recherchent avec avidité et font venir de grandes distances, comme le café et le kola. Lorsque tout cela ne lui suffira plus, quand la femme bondjo mettra sa coquetterie à avoir non plus des morceaux de verroterie et quelques anneaux de cuivre, mais des bijoux plus coûteux, lorsque enfin les étoffes de nos manufactures, les produits alimentaires, sucre, sel, conserves, trouveront des demandeurs, ce jour-là, l’Afrique noire travaillera sans contrainte, elle produira, et au lieu de rester en dehors du monde comme elle l’a fait jusqu’à ce jour, elle parviendra à la civilisation générale.

L’espoir d’accroître immédiatement la production de ces vastes forêts en les morcelant en immenses concessions était absurde. On ne transforme pas un pays du jour au lendemain, et le bon vouloir d’une société ne suffit pas, pas plus que la force brutale n’y suffirait, pour faire produire et consommer un peuple d’une civilisation rudimentaire. Il faut du temps, des capitaux employés sur place et des hommes d’élite sérieusement rémunérés.

Il serait d’ailleurs profondément injuste de refuser aux races de l’Oubangui une certaine intelligence et de leur attribuer une inaptitude absolue au travail. Le peuple bondjo ne vit pas seulement de la forêt, il a ses lougans, ses animaux domestiques : moutons, chèvres, porcs, chiens, chats, poules, canards. J’ai profité de l’abandon du village d’Isasa pour faire un inventaire aussi complet que possible des plantes cultivées ou naturalisées. Si le degré de civilisation se mesurait au nombre des conquêtes végétales, les Bondjos seraient parmi les peuples les plus élevés d’Afrique. La culture entretient en effet trente espèces au moins de plantes utiles étrangères au pays. Le manioc doux et le manioc amer occupent de vastes champs et forment le fond de l’alimentation. On rencontre en outre le bananier à gros fruits (bananes cochon) et le bananier à fruits sucrés, l’un et l’autre présentant plusieurs variétés ; trois espèces de patates, un Dioscorea à tubercules[12], un Colocasia à tubercules et feuilles comestibles ; deux espèces de pourpier ; une amarante dont on mange les feuilles, le gombo (Ibiscus esculentus), deux espèces de piment, deux espèces de tomates-aubergines, plusieurs variétés de courges (Cucurbita) et de calebasses (Lagenaria). On cultive encore le tabac, le chanvre (pour fumer), le Tephrosia (pour capturer le poisson). Comme céréales, les Bondjos possèdent le maïs[13] et le sorgho[14]. Parmi les arbres fruitiers observés, le papayer, très abondant, donne des fruits ovoïdes de la grosseur du poing, plissés à la base. Leur chair est succulente et très fine quand elle est bien mûre. Il se trouve aussi quelques citronniers à petits fruits ; enfin le Nsafo ou Nsafou (en bas Congo), Térébinthacée dont le fruit rappelle par son parfum et sa saveur la mangue. Enfin on rencontre parfois à proximité des cases quelques plantes ornementales, introduites sans doute comme fétiches. De ce nombre sont trois ou quatre espèces d’Euphorbes cactiformes, quelques Amaryllidées et Liliacées ornementales, un beau Dracæna à larges feuilles, enfin le Kolatier dont on n’utilise pas les fruits. Toutes ces plantes, à l’exception du manioc, des patates et des bananiers, sont malheureusement cultivées en très petite quantité et on n’en rencontre que quelques pieds dans chaque village.

Courtet, en explorant le village, a retrouvé la forge et une grande pierre qui servait à aiguiser les armes. Ces dernières sont forgées avec une habileté extrême qui étonne même les connaisseurs. Les flammes ont consumé des meubles en bois, grossièrement sculptés : sièges, petits bancs, petites pirogues longues de quelques décimètres dont s’amusaient les enfants, des boucliers assez finement travaillés, des statuettes grossières, tous objets qu’il eût été intéressant de rapporter, mais nous sommes trop loin de l’époque de notre retour pour nous embarrasser de collections ethnographiques.

13 août (10 heures du matin), environs du confluent de la Lobaï. — Le Dolisie longe la rive française par un temps superbe rafraîchi par la tornade d’hier. Les berges, qui étaient presque constamment escarpées depuis 2° N. et qui dominaient le niveau de l’eau de près de 8 mètres à Mongimbo, se sont abaissées à mesure que nous approchions du confluent de la Lobaï. La forêt qui nous environne est toujours aussi épaisse et, par cette belle matinée, les teintes les plus variées se détachent parmi le fouillis des arbres et des lianes. On y distingue tous les verts : la couleur vert sombre domine, mais les tons clairs, depuis le vert d’eau, le vert bleu, le vert d’herbe, le vert jaune, le vert rose des jeunes pousses de certains arbres, le vert violacé de quelques autres, apportent une infinie variété de tonalités. Des multitudes de papillons tourbillonnent jusqu’à la cîme des arbres. J’observe pour la première fois l’abondance d’un lichen, l’Usnea barbata, qui, d’une taille de quelques centimètres sur les chênes de France, enchevêtre ici toutes les branches de ses longs filaments glauques qui ont jusqu’à 1 mètre de longueur.

Une demi-heure avant d’arriver à la Lobaï, la rive se relève de nouveau et sur l’escarpement est bâti un village, dont les fromagers, les palmiers (Elæis) et les bananiers se détachent sur le fond ensoleillé de la forêt.

[2]Frantz d’Herlye, Lettres sur le Congo (La Nouvelle Revue, 1904), p. 375.

[3]Tous les trois morts au Congo en plein travail, après y avoir fait de fructueuses découvertes d’histoire naturelle.

[4]Plus tard nous avons rencontré dans le pays de Senoussi d’autres Landolphiées qui présentent les mêmes propriétés.

[5]Le vapeur Albert Dolisie a 14 mètres de long, jauge 20 tonnes. En service depuis 1898 il effectue chaque mois le trajet de Brazzaville à Bangui, soit 1400 kilomètres, en 12 jours à la remontée, 8 à la descente. Comme tous les vapeurs du Congo, il est obligé de venir à la rive tous les soirs pour que l’on coupe le bois nécessaire au chauffage.

[6]Les arbres atteints par l’inondation montrent souvent, quand l’eau s’est retirée, des parties couvertes de grosses éponges siliceuses.

[7]Remarqué une grande prairie d’herbes courtes ne dépassant pas 0m,80 de haut. Le fond est formé par des Andropogon, des Pennisetum, et dans les parties plus humides on trouve un riz à grosse paille très tendre. Il semble possible de constituer ici une plantation.

[8]Les feuilles de cette plante narcotique, projetées dans l’eau, stupéfient le poisson qu’il est ensuite très facile de capturer.

[9]A noter aussi plusieurs espèces de Ficus et de nombreuses Zingibéracées.

[10]Au village de Kassa, en aval de Liranga, j’avais déjà observé des latérites sous forme de blocs de grès ferrugineux excavés.

[11]Cela même sur les animaux domestiques, sous prétexte que ce sont des produits du sol.

[12]Mossanga en bondjo.

[13]Ndo en bondjo.

[14]Ndi en bondjo.


CHAPITRE II

LE HAUT-OUBANGUI

I. De Bangui à Fort-Sibut. — II. De Fort-Sibut à la Haute-Kémo et à la Haute-Ombella


I. — DE BANGUI A FORT-SIBUT

Avant de parler de nos études poursuivies pendant plusieurs mois (du 15 août au 15 novembre 1902) dans la région de l’Oubangui, où travailla Martret, nous croyons utile de présenter un court historique de l’exploration de ces régions.

La découverte de l’Oubangui est de date relativement récente. La partie haute du cours (Ouellé) et de plusieurs des affluents avait été observée autrefois par l’Allemand G. Schweinfurth, par le Russe Junker (1880-1883), par le Grec Potagos, mais ces voyageurs venus par le bassin du Nil n’avaient pu savoir ce que devenaient plus loin les rivières rencontrées.

En 1884 Grenffell découvrit l’Oubangui supérieur jusqu’à Zongo et trois ans plus tard Van Gèle remonta jusqu’au confluent du Mbomou. Ils relevaient le cours du fleuve mais les rives demeuraient totalement inconnues. C’est seulement à partir de 1890 que commence la pénétration méthodique dans le pays qui nous occupe. Pendant près de 5 années, Belges et Français luttèrent de vitesse. Le partage de ces pays n’avait pas été fait en termes suffisamment précis par le protocole du 29 avril 1887 qui nous attribuait la possession de tous les territoires de la rive droite de l’Oubangui, si toutefois ces territoires étaient situés au N. du 4e parallèle. Les premiers, les Belges établirent un poste à Zongo, sur le Haut-Oubangui près du 4e parallèle. En 1890 Ponel franchit les rapides de Bangui où il fonda un poste, remonta l’Oubangui jusqu’au 5e parallèle et releva le cours de cette grande rivière jusqu’au Kouango. Au retour de sa mission dans la Haute-Sangha, Gaillard, auquel étaient adjoints Husson, Blom, de Poumayrac et de Masredon est envoyé sur l’Oubangui, dont il remonta le cours en amont du Kouango jusque chez les Yakomas ; il fonda les postes de Mobaye et des Abiras. Peu de temps plus tard, M. Liotard, alors pharmacien de la marine, vint continuer la pénétration. Son second de Poumayrac fut traîtreusement assassiné par les Boubous au début de 1892. La même année, le duc d’Uzès, en compagnie du lieutenant Julien et de Jean Hesse, tenta de pénétrer plus loin, mais il fut obligé de revenir en arrière et vint mourir à la côte.

Cependant les Belges, interprétant à leur profit la convention de 1887, prétendent avoir le droit d’occuper tous les pays situés au N. de l’Ouellé et même du Mbomou. Ils envoyèrent vers le N. plusieurs missions : 1o celle de Nilis et de la Kéthulle qui, partis de Rafaï, suivirent la vallée du Chinko, affluent du Mbomou, franchirent la ligne de faîte du Nil près des mines de Hofrat-en-Nahas et s’arrêtèrent à Katuaka sur l’Ada, affluent du Bahr-el-Ghazal (juin 1893) ; 2o celle du lieutenant Donckier de Donceel qui occupa Leffi, village situé entre Katuaka et Dem-Ziber ; 3o celle du lieutenant Hanolet qui pénétra jusqu’à Mbélé, dans le pays de Senoussi. Liotard, ne disposant que d’un personnel très insuffisant, était impuissant à empêcher les empiètements des agents de l’Etat indépendant dans les territoires qui nous étaient reconnus par la convention de 1887.

En 1893, le gouvernement décida de renforcer notre action dans l’Oubangui et projeta d’y envoyer une expédition confiée au lieutenant-colonel Monteil. L’expédition devait être assez forte ; mais le départ de son chef était sans cesse ajourné parce que l’on espérait résoudre le conflit par des négociations en Europe. Ce fut son second, le commandant Decazes, parti en avant-garde, qui eut, à la fin de 1893 et au commencement de 1894, la tâche délicate et pénible de soutenir nos droits en face des agents de l’Etat indépendant. Il était accompagné des lieutenants Vermot et François ; à Brazzaville le Dr Viancin et Comte se joignirent à la mission. Decazes arrive à Mobaye où il se rencontre avec Liotard. François reconnaît le cours inférieur de la rivière Kotto, Vermot relève une partie du cours du Chinko, Bobichon explore les territoires situés entre la Kotto et la rivière Bangui, tandis qu’en mars 1894, Julien remonte la Kotto jusqu’à Magba.

Après l’arrangement du 14 août 1894, les Belges durent évacuer les postes qu’ils avaient fondés sur la rive droite du Mbomou. A la fin de 1894, Liotard revint dans le Haut-Oubangui en qualité de commissaire du Gouvernement. Avec ses collaborateurs Bobichon, Dr Cureau, capitaine Hossinger, lieutenants Chapuis et Mahieu, enfin l’interprète Grech, il occupa les quatre sultanats de Bangassou, Rafaï, Zémio et Tamboura, ce dernier situé dans le bassin du Nil, ainsi que l’ancienne zériba de Ziber-Pacha, complètement anéantie par les Derviches quand Grech alla en prendre possession en avril 1897. Le Haut-Oubangui était déjà occupé et des postes français étaient fondés dans le bassin du Nil lorsque la mission Marchand arriva dans cette contrée, vers le milieu de 1897. Les événements survenus par la suite sont connus de tous les coloniaux.

Rappelons seulement comme ayant contribué à la connaissance géographique de ces régions les faits suivants : pendant l’année 1897 le lieutenant de vaisseau Henri Dyé, commandant de la flottille de la mission Marchand, fit de nombreuses observations astronomiques qui permirent de rattacher à des bases précises les itinéraires publiés ensuite dans les cartes de la mission Marchand. A la même époque, Bruel, installé à Mobaye, commençait ses observations sur la météorologie du centre de l’Afrique. La mission de A. Bonnel de Mézières (1898-1900) rapporta surtout d’intéressants résultats commerciaux. Cependant le beau voyage de Charles Pierre, membre de cette mission, qui effectua seul un itinéraire de 750 kilomètres à travers des contrées nouvelles et parvint à relier le Haut-Oubangui à Ndellé, est à retenir. Plus récemment le lieutenant Bos et l’administrateur Superville remontaient la Kotto jusque près de ses sources. Superville installait plusieurs comptoirs commerciaux le long de la Kotto jusqu’au contact du pays de Senoussi. Enfin la compagnie des Sultanats de l’Oubangui qui a repris, en les étendant, les opérations de la mission Bonnel de Mézières, a créé des factoreries chez Bangassou, Rafaï et Zémio pour l’achat du caoutchouc et de l’ivoire.

Ce n’est pas seulement les contrées du Nil que les expéditions françaises avaient cherché à atteindre aussitôt après la création du poste de Bangui, le lac Tchad était aussi leur objectif. Pour parvenir à son bassin, en venant du Congo, il fallait traverser une zone de 150 ou 200 kilomètres de brousse, arrosée par les affluents les plus septentrionaux de l’Oubangui. Paul Crampel fut le premier à s’y aventurer, dans le courant de l’année 1890. Nous verrons dans un chapitre suivant comment il périt après avoir atteint les affluents orientaux du Chari. J. Dybowski, envoyé par le Comité de l’Afrique française en 1891 pour renforcer la mission Crampel, apprit le désastre en cours de route. Il n’en continua pas moins le voyage, et de septembre à décembre 1891 il séjourna dans le Haut-Oubangui, principalement dans la partie arrosée par la rivière Kémo ; après avoir dépassé la ligne de partage des eaux de l’Oubangui et du Chari, il dut rentrer malade en France, rapportant avec lui de magnifiques collections qui furent les premiers documents scientifiques importants de ces régions parvenus en Europe. Casimir Maistre arriva l’année suivante. Il poursuivait toujours le même but politique « la conquête du Tchad ». Il séjourna aussi quelques mois avec ses compagnons Clozel, de Béhagle, Bonnel de Mézières et Briquez au N. de l’Oubangui dans la partie arrosée par les rivières Ombella, Kémo et Tomi ; finalement il pénétra dans le bassin du Chari et revint par la Bénoué et le Niger après avoir accompli un très long itinéraire à travers des contrées totalement inconnues. Quatre ans plus tard (1896), Gentil tentait à son tour, et cette fois avec plein succès, de se rendre de l’Oubangui au Tchad. Il séjourna presque une année entière à la Nana sur la limite des deux bassins. Mais en cet endroit la mission ayant trop de difficultés à vaincre (montage du vapeur le Léon Blot) pour se consacrer à l’exploration, reconnut cependant quelques rivières. En 1898, de Béhagle passa de la Haute-Kémo dans le bassin du Haut-Gribingui et visita le Kaga Mbré pendant que son compagnon Mercuri remontait la Haute-Tomi et allait ensuite à Ndellé chez Senoussi. Mais c’est surtout pendant la seconde mission Gentil, de 1899 à 1901, que l’exploration de la partie du bassin de l’Oubangui, dépendant du territoire du Tchad, fut poussée avec le plus d’activité sous la direction de l’administrateur Bruel. Dans cette région et dans le Haut-Chari 4.000 kilomètres furent levés à la boussole par les officiers de passage, par les fonctionnaires, notamment Rousset, ou agents en service dans la région. Bruel prit personnellement une large part à ces travaux, il fixa de nombreuses positions astronomiques, fit de consciencieuses observations météorologiques. Il a continué ces études pendant un nouveau séjour en 1903 et 1904 et il est incontestablement l’homme qui connaît le mieux la géographie et la météorologie de cette contrée. En 1901 et 1902, quelques officiers et fonctionnaires, placés sous les ordres du lieutenant-colonel Destenave, firent encore plusieurs reconnaissances, de sorte que la région comprise entre Bangui et Fort-Crampel (bassins de l’Ombella et de la Kémo et Tomi) que nous allions parcourir pour en étudier les productions, les habitants, la flore et la faune, commençait à être bien connue au point de vue géographique.

Bangui, 15 août. — L’Albert Dolisie arriva à Bangui dans la nuit du 14 août. Nous touchions le point extrême où les bateaux à vapeur peuvent remonter. Là, l’Oubangui a son cours barré par des rochers de quartzites ; il s’infléchit vers l’E., puis vers le N.-E. et sur une longueur d’environ 60 kilomètres une série de barrages entravent la navigation. Le poste est situé dans un cirque de collines abruptes par 4° 20′ N. Il est bien en dehors de la grande forêt qui s’arrête par 3° 45′ environ. Cependant une bordure forestière, qui a par places plus de 2 kilomètres de large, environne encore le fleuve. La colline qui se dresse au-dessus du poste est elle-même couverte de beaux arbres assez rapprochés les uns des autres pour former une épaisse futaie. La plupart des essences rencontrées là sont les mêmes que celles vues dans la forêt équatoriale. Parmi les arbres les plus intéressants j’ai noté la présence des Copaliers, de l’Iré (Funtumia elastica) ou arbre à caoutchouc, du Kolatier du Gabon (Cola Ballayi).

Nous espérions trouver à Bangui, poste aménagé depuis plus de 10 ans, un abri pour nous installer provisoirement et faire le groupement de tout notre matériel de mission avant de partir dans le haut (c’est ainsi qu’on désigne le voyage vers le Tchad). Mais pour recevoir les trente Européens qui débarquèrent le 15 août au matin sur la bande de sable déposée par le fleuve, il y avait seulement deux mauvaises cases où quatre personnes au plus pouvaient être à l’aise. Notre résolution fut vite prise d’aller monter nos tentes dans la forêt.

A 300 mètres en aval du débarcadère se dressait une haute futaie de fromagers et de copaliers formant un demi-abri contre les pluies, car l’hivernage battait son plein et nous ignorions le temps qu’il faudrait passer en cet endroit. Notre installation terminée, nous prîmes contact avec le pays et ses habitants. J’eus le grand plaisir de rencontrer là M. Charles Pierre qui était venu pour affaires de Rafaï à Bangui. On éprouve toujours un véritable bonheur à pouvoir causer avec quelqu’un qui aime la brousse. Personne ne connaît mieux que Pierre les sultanats du Haut-Oubangui. A cette époque il les avait déjà fréquemment parcourus ; et y avait tué une cinquantaine d’éléphants ; aussi lorsque j’appris, 18 mois plus tard, qu’il avait refait seul le voyage de Marchand, de l’Oubangui au Caire, je n’ai point été surpris.

Nous avions, à proximité de notre camp, un village de Mbouakas que je visitai fréquemment. Leur installation ressemblait beaucoup à celle des Bondjos, vus les jours précédents, mais ils étaient encore plus misérables. En cette saison ils vivaient presque exclusivement de chenilles[15] et de petits coléoptères, allant en récolter chaque jour de pleins paniers. Ils faisaient aussi une grande consommation de champignons, qu’ils mettaient à sécher sur la toiture des cases avant de les faire cuire. L’un de ces derniers, très apprécié des indigènes et nommé par eux le Toulou, est une Agaricinée ; le Bodé, très gros bolet jaune, est d’un usage fréquent ; c’est sans doute le « Tabouret du crapaud » des Niamniams, vu jadis par Schweinfurth. Il existerait enfin dans les bois une espèce vénéneuse que les indigènes se gardent de récolter. D’après le P. Beauchêne, ces Mbouakas sont très différents des Bondjos et se rattachent au contraire aux Bouzérous et aux Bouzéis de l’intérieur qui sont probablement des Mandjias. Au contraire les Bagas qui vivent plus en amont sont des Bondjos. Ils ne s’étendent pas au-delà des rapides de l’Éléphant ; leur langue est très variable d’un village à l’autre.

Quant au nom de Bondjo les indigènes ne l’emploient jamais pour désigner telle ou telle peuplade et les missionnaires ne sont pas éloignés de croire que cette appellation a été donnée par les premiers Européens venus dans le pays. Les indigènes les auraient accueillis par les cris de « Bounjou ! Bounjou ! » (Bonjour !) expression par laquelle les pagayeurs du fleuve saluaient les Blancs. Les premiers explorateurs crurent que ces cris désignaient le nom de la peuplade et l’appellation Bondjo ne tarda pas à être inscrite sur les cartes. Je n’ai point pu pour ma part approfondir la question et je rapporte simplement l’explication qui m’a été donnée. Les Bandas désignent ces Bondjos sous le nom de Karas. Enfin il existe en arrière de Bangui la peuplade des Dongués qui serait intermédiaire entre les Bondjos et les Banziris.

Une course botanique à quelques kilomètres du poste me conduisit dans un village très différent de ceux que nous avions observés précédemment. Il était installé en dehors de la bordure forestière avoisinant le fleuve, au milieu d’une brousse claire déjà peuplée d’une partie des essences du Soudan (Caillea dicrostachys, Bauhinia reticulata, Gardenia Thunbergia). Les habitants étaient des Ndrès (ou Ndris), ce sont des Bandas. De toutes les peuplades de cette grande famille c’est celle qui s’avance le plus vers la forêt. Au dire du P. Beauchêne la véritable appellation de cette tribu serait Nguélé[16]. Les Nguélés habitaient autrefois loin du fleuve et vivaient surtout de la culture du manioc, des patates et des Coleus à tubercules. Ils sont venus se fixer à proximité du poste de Bangui pour se soustraire aux incursions de leurs voisins.

Une partie des renseignements relatés ci-dessus me furent donnés à la mission de Saint-Paul des Rapides, fondée un peu en amont de Bangui, par Mgr Augouard il y a une dizaine d’années. Je recueillis là beaucoup de renseignements utiles sur la flore du pays. J’appris à connaître les deux espèces de caféier qui vivent incontestablement à l’état sauvage le long de l’Oubangui. Les indigènes n’en tirent aucun parti, n’ont pas même de nom indigène pour désigner cet arbuste. Quelquefois nous avons vu des enfants cueillir les petites baies rouges bien mûres des caféiers, en sucer la pulpe sucrée et rejeter ensuite les graines c’est-à-dire la seule partie que nous utilisons pour faire le café. Quelques botanistes ont émis l’hypothèse que les caféiers du Congo et de l’Afrique centrale pouvaient bien être simplement naturalisés et non spontanés. Que n’ont-ils vu comment vivent ces arbustes dans l’Oubangui et constaté l’indifférence des indigènes à leur égard ! Il n’y a pas plus de 6 ans que la mission a commencé à planter des caféiers pour sa consommation. Elle a donné la préférence à une variété qui a de grandes feuilles et s’élève jusqu’à 5 et 6 mètres comme le caféier de Liberia, mais donne un grain beaucoup plus petit. C’est une espèce que nous croyons nouvelle et que nous avons nommée Coffea silvatica (A. Chev.) Elle semble toutefois bien voisine du Coffea Staudtii (K. Schum.) du Cameroun et du Coffea Dewevrei (de Wild.) du Congo belge et peut-être faudra-t-il identifier plus tard ces trois espèces décrites avant d’être suffisamment connues. Il existe une belle plantation de ce caféier dans l’enceinte de la mission : des arbustes âgés seulement de 5 ans étaient déjà chargés de baies et nous avons compté jusqu’à 30 grains par verticille. Une deuxième espèce, plus petite, ressemble beaucoup au caféier d’Arabie, c’est le Coffea congensis qui vit exclusivement sur les berges inondées des fleuves à la saison des pluies.

Fig. 2. — Deux Eriodendron anfractuosum à Bangui.

Une partie des arbres de la bande forestière avaient leur tronc enlacé par un poivrier sauvage. Les rameaux parvenus sur les branches retombaient en longues guirlandes au feuillage d’un vert sombre sur lequel tranchaient les grappes formées de petites baies d’un rouge cerise. Les grains sont peu aromatiques et ne sauraient entrer dans la consommation européenne, bien qu’on en ait fait parfois usage en Afrique. Des spécimens de ce poivrier ont été rapportés en Europe et étudiés par Casimir de Candolle dans ses monographies de Pipéracées ; il les rapporte au Piper guineensis (Schum. et Thonn.) découvert autrefois à la Gold-Coast, et c’est aussi à cette espèce que doit être identifié le Poivre du Kissi provenant de la Haute-Guinée française. Dans les parties ombragées des hautes futaies avoisinant l’Oubangui, arbres et arbustes sont couverts de fougères grimpantes et d’orchidées épiphytes en aussi grande quantité que dans la forêt, parmi lesquelles on rencontre une vanille sauvage, non utilisable. Il est très rare que les fleurs produisent des gousses et ces dernières sont petites et très peu parfumées même après fermentation.

Un naturaliste pourrait s’occuper à Bangui pendant plusieurs mois : la flore et la faune sont extrêmement riches, car aux types de la forêt qui subsistent encore, sont venus s’ajouter les types de la zone guinéenne. C’est une région mixte qui tient à la fois de la forêt et de la grande brousse. Nous avions pourtant hâte de gagner les territoires du Nord où le véritable champ de nos recherches résidait. Comme les baleinières promises par l’administration se faisaient attendre, je crus préférable de louer à une compagnie commerciale un grand chaland en acier qui permettait d’emmener d’un seul coup tout le personnel et le matériel de la mission. Ce fut une détestable combinaison. Le boat massif et lourd n’était point étanche, de plus il était aussi mal conditionné que possible pour naviguer dans le cours torrentueux de l’Oubangui tout encombré de rapides. Notre voyage à la Kémo, qui prend ordinairement cinq jours, dura du 20 août (matin) au 30 août (soir) et demanda de très grands efforts à mes trois dévoués compagnons. Si l’on ajoute que deux jours sur trois l’eau tomba à torrents, que les villages de la rive française étaient presque déserts et complètement dépourvus de vivres frais, que la ration de nos pagayeurs vint à manquer, on comprendra quel mauvais souvenir cette étape a laissé dans notre mémoire.

Je transcris ici presque littéralement les notes de mon carnet de voyage.

20 août. — Nous partons le matin avec sept boys, vingt-deux pagayeurs et deux tonnes de bagages. Pour éviter les premiers rapides nous faisons filer les pagayeurs avec le chaland et nous allons embarquer à la mission installée au bord du bief supérieur. L’embarcation avance péniblement en côtoyant les rives boisées ; les branches penchées sur le fleuve nous incommodent et dès le premier jour emportent le toit en paille (chimbeck) que nous avons construit pour nous protéger du soleil. Le soir à 3 heures nous arrivons au village mbouaka de Mbata. Presque tout notre papier à herbier a été mouillé ; la plus grande partie de la nuit se passe à le sécher. Les épis de maïs[17] ont été récoltés depuis quelques jours seulement et les indigènes nous disent qu’il ne leur en reste presque plus.

La petite tomate-cerise est naturalisée en abondance sur les berges du fleuve à l’entrée du village et croît en compagnie des ricins également naturalisés, des amarantes, du pourpier, et du bentamaré (Cassia occidentalis). De nombreux colatiers existent dans le village. Aux environs quelques beaux palmiers rôniers profilent leurs panaches de feuilles en éventail. Ils sont très localisés et il est peu probable qu’ils vivent là dans leur patrie.

21 août. — Les berges de l’Oubangui que nous côtoyons sont couvertes de gros troncs moussus penchés sur l’eau et tordus. Ils affectent des formes étranges ; les troncs, dénudés à la base, laissent pendre, à partir d’une certaine hauteur, de grosses racines adventives ramifiées qui viennent plonger dans l’eau, entre lesquelles s’embusquent les oiseaux pêcheurs et parfois les crocodiles. Souvent, au bout des branches des arbres, les lianes aux troncs tordus pendent en longs festons qui dévalent de la cîme de leurs supports en formant une véritable draperie. Les Orchidées et les Aroïdées épiphytes, les longues chevelures des Usnea, les frondes plaquées des Platycerium décorent au contraire la partie du tronc et des branches cachées sous l’ombrage épais. Il est impossible de rendre l’exubérance et la beauté de cette végétation. C’est un coin de la puissante forêt vierge où la concurrence vitale atteint son maximum, où les plantes se disputent un coin au soleil : pour elles c’est toute la vie, car l’eau et l’humus ne font là jamais défaut. Parmi les arbres qui sont penchés sur le fleuve, les plus caractéristiques sont les suivants : un grand Parinarium assez semblable au P. excelsum, le Codarium nitidum, le Copalier, enfin l’Irvingia Smithii dont les gros fruits rouges flottent sur les eaux en grande quantité et sont mangés par les poissons.

Parfois les rives sont moins abruptes et les bords sont vaseux, ce qui a permis à une foule d’arbustes et de petites plantes herbacées de s’y établir et de s’y grouper par colonies : quelques-unes, comme les Ipomœa à coupes écarlates, ont des fleurs très belles. On trouve aussi le terrible Mimosa asperata, aux têtes de fleurs violacées, aux aiguillons si piquants. Le pied de cette plante baigne dans l’eau et le clapotement produit par le mouvement rythmé de nos pagayeurs suffit pour mettre les feuilles dans la position du sommeil. Par places aussi on observe des îlots de la graminée saccharifère du Niger, le Panicum Burgu. A 10 heures du matin, nous passons au village de Bongissa établi sur une falaise escarpée haute de 10 à 12 mètres. Le mil sauvage croit à la base des berges et baigne dans l’eau.

La rive belge apparaît constituée par de hauts coteaux dénudés couverts de grandes graminées en cette saison. Ils rappellent les mamelons qui se trouvent dans le couloir du Congo, comme eux ils sont privés d’arbres, et présentent seulement des lignes de végétation correspondant aux ravins qui descendent des hauteurs.

Le soir nous arrivons au village mbouaka de Mbongano. Les habitants se plaignent amèrement des déprédations commises par les miliciens sénégalais et yacomas placés près d’eux comme garde-pavillons. Un certain Samba-Bambara est la terreur du pays. Il est tous les jours en maraude. Il enlève par ici des poulets, du manioc, des bananes, par là des femmes. C’est cela qu’on appelle lever l’impôt ! Bien que je n’aie point une foi absolue dans ce qu’on me raconte, il ne me paraît pas non plus que ce soit impossible. J’estime beaucoup les Sénégalais et les Soudanais, mais je sais aussi ce qu’ils sont capables de faire quand on ne les tient plus. Et qui les tient dans les petits postes où ils sont seuls ? Je crois que ces postes confiés exclusivement à la garde d’indigènes ont été supprimés depuis et c’est une innovation heureuse au Congo. Les habitants sont dans le dénûment le plus complet. La plupart des enfants sont amaigris et réduits à l’état de squelettes. A notre départ ils viennent remuer la cendre des foyers installés par nos boys pour y ramasser les quelques grains de maïs tombés dans la braise. Mbongano, le soir, m’a fait faire le tour de son village. C’était à l’heure du repas ; j’ai assisté à la préparation des aliments composés de vivres de famine : racines de bananiers, sauterelles, escargots qu’on mangeait crus.

Ce Mbongano est un jeune et intelligent Mbouaka, élevé à la mission, et parlant français. Il est vêtu d’un pantalon à l’européenne et d’une veste en coutil bleu, ce qui lui donne un air de grand seigneur auprès de ses administrés qui portent seulement en avant un chiffon d’étoffe ou d’écorce retenu par une ficelle. Par ailleurs il a tous les attributs de sa race. Les incisives notamment sont arrachées. Plein d’égards et non quémandeur, il me guide avec une certaine dignité et il est la preuve que l’éducation peut avoir une influence au moins temporaire sur les noirs du centre de l’Afrique.

22 août. — Toujours la même végétation le long des rives, mais cette flore est loin d’être monotone, car de nouveaux types font leur apparition à mesure que nous montons vers le N. Un des végétaux les plus communs est un arbuste formant des touffes de 3 à 5 mètres de hauteur, penchées sur le fleuve. C’est une Sapotacée le Synsepalum dulcificum, connu aussi au Dahomey et au Gabon. Les loangos l’appellent Saka, les peuplades de l’Oubangui le nomment Bonga. Cet arbuste produit des fruits de la taille et de la forme d’une olive, d’un rouge sombre et un peu pruineux à la surface au moment de la maturité. La pulpe d’un rose clair ou blanchâtre, épaisse de 3 à 5 millimètres, recouvrant un gros noyau, est d’abord acide et un peu astringente. Elle produit ensuite dans la bouche une sensation sucrée et très agréable qui persiste longtemps, même si l’on absorbe une boisson acide. Les indigènes en sont très friands et les Européens eux-mêmes mangent volontiers ce fruit. Quand nous passons sous un de ces arbustes, nos bondjos laissent leurs rames et se précipitent à la nage pour en cueillir.

Nous avançons avec une extrême lenteur. A 9 heures du soir nous nous arrêtons dans la brousse sans avoir rencontré de village. Il faut camper sous bois auprès d’un gigantesque tronc d’arbre tombé et en voie de décomposition. Nos pagayeurs et nos boys n’ont pas mangé depuis 24 heures et nous n’y pouvons rien. Nous-mêmes sommes éreintés et, exception faite pour Courtet qui s’installe comme d’habitude, nous ne prenons pas la peine de monter nos tentes.

23 août. — Heureusement il n’est pas tombé d’eau dans la nuit. Dès 5 heures du matin, nous sommes sur le fleuve ; nous avançons ensuite par une belle matinée ensoleillée. A 11 heures, nous atteignons le village de Bafourou en avant des rapides de Longo. Presque pas de vivres pour nos indigènes !

Pour alléger le boat, nous faisons route à pied dans la forêt le long du sentier qui suit le fleuve. Decorse seul est resté dans l’embarcation avec les indigènes, payant lui-même de sa personne. Le sentier que nous suivons est presque inextricable : de gros troncs d’arbres sont parfois couchés en travers ; de grands roseaux, de hautes graminées occupent les moindres clairières. Parfois nous nous heurtons à un tronc d’arbre couvert de grosses larmes de gomme copal qui ont exsudé.

Nous avons laissé l’embarcation en arrière et à 2 heures nous passons les rapides de Longo ; l’eau se précipite à grand bruit dans les rochers. Mais bientôt l’orage qui menaçait éclate. Pendant une heure la pluie tombe à flots, puis se régularise, et 4 heures durant, elle achève de tout détremper, devenue subitement fine.

Il n’est pas possible de chercher à gagner le village voisin. Le boat n’a pu certainement franchir les rapides pendant l’orage. Depuis longtemps nous l’avons perdu de vue. Enfin nous nous décidons à retourner en arrière et nous marchons à présent à travers des marais et des flaques d’eau. Après une heure de marche nous trouvons le chaland en panne. Les hommes sont exténués. Decorse, resté avec eux, a dû faire des prodiges d’efforts ; deux fois le chaland a risqué d’être submergé.

Il est 5 heures ; l’eau tombe toujours et l’on ne peut songer à franchir les rapides. Nous décidons donc de retourner en arrière. Pendant que Decorse laisse l’embarcation descendre rapidement le cours du fleuve, Courtet, Martret et moi continuons à marcher sous la forêt détrempée. Malgré nos vestes imperméables, nous prenons un véritable bain ; de chaque branche que nous effleurons tombe une avalanche d’eau qui nous inonde. Martret dont la ceinture rouge a déteint est d’une couleur invraisemblable. Enfin à 6 heures nous atteignons de nouveau le village de Bafourou. La plupart de nos caisses non étanches sont en piteux état ! Pauvres collections ! Il faudra que je me décide à abandonner des spécimens d’arbres qui m’intéressaient beaucoup et que j’aurais pris grand plaisir à étudier plus tard. Decorse aussi a dû jeter la plupart des peaux qu’il avait eu tant de mal à préparer. J’ai dit plus haut que le naturaliste goûtait dans la grande brousse des jouissances inconnues au reste des mortels, mais quelles amères déceptions il éprouve aussi parfois et quelles cruelles angoisses lorsqu’il voit, sur le point d’être anéanti, le fruit de plusieurs mois d’efforts ! Tout son bonheur est là dans les quelques frêles échantillons inanimés, trésors que la science utilisera plus tard ! Celui qui n’a pas amassé des collections d’histoire naturelle au centre d’un pays vierge d’explorations, celui qui n’a pas eu ensuite ces collections à transporter sur les grands fleuves africains ne peut connaître les émotions qui nous ont tant de fois assaillis durant l’expédition Chari-Lac-Tchad.

Nous sommes enfin au poste du garde pavillon. Nous allumons un feu avec des troncs d’arbres pour nous sécher et surtout pour sécher nos objets les plus précieux. Les caisses zinguées contenant le papier buvard ont pris l’eau et il faut exposer chaque cahier au feu.

24 août. — Le lendemain matin nous nous mettons en route et cette fois nous parvenons à franchir les rapides, mais il y en a d’autres encore à passer ! En face de ceux de Longo, sur la rive belge, les coteaux herbeux viennent déjà mourir sur la rive qui n’est plus bordée que d’un étroit ruban d’arbres dépourvus de lianes. Quelques rares arbres au feuillage clairsemé et au long tronc dénudé couronnent les hauteurs.

Les collines sont coupées d’étroits et profonds ravins qui descendent suivant la plus grande pente et sont nus au fond du sillon ou au contraire très boisés. Le soir nous campons encore sous bois. Pas de vivres pour les hommes ! Nous leur distribuons quelques-unes des boîtes d’endaubage qui restent.

25 août. — La bordure forestière qui longe l’Oubangui devient de plus en plus étroite ; des Parkia et des Afzelia se montrent de temps en temps. On sait qu’ils caractérisent surtout la zone soudanienne. Au bord de l’eau croissent à profusion des Ficus nains et quelques grands palmiers grimpants, très épineux (Calamus ?).

A 10 heures du matin nous passons au village de Kaya ; là encore le fleuve est coupé de rapides formés de grès cimentés par une pâte ferrugineuse qui est une espèce de latérite. Nous rencontrons ensuite les rapides de l’En-Avant ! formés de quartzites relevés presque verticalement et que traversent des filons de diabase sur une largeur de 40 à 50 mètres. Entre ce barrage et celui de l’Eléphant se trouvent des conglomérats ferrugineux agglutinant de gros blocs de grès liés. Toute la surface des roches aux rapides est d’un rouge noirâtre, luisante et comme vernissée par suite de l’existence d’une couche superficielle de bioxyde noir de manganèse. Tous ces barrages sont creusés de marmites plus ou moins profondes produites par les remous de l’eau dans les rochers. A l’intérieur de certaines de ces marmites il s’est constitué des agglomérés de galets roulés et polis, cimentés par une pâte ferrugineuse. Parfois certains galets moulent presque exactement la cavité de la roche dans laquelle ils sont inclus. Ces galets ont dû être charriés par un fort courant, puis arrêtés par les marmites dans lesquelles ils se sont engouffrés ; enfin aux basses eaux, lorsque les rochers se trouvent entièrement à découvert après que l’eau, retenue dans les cavités, s’est peu à peu évaporée, un ciment vient chaque année agglutiner les particules de sable et fixer le galet dans la cavité où il a été apporté par le courant. C’est par un phénomène absolument semblable à celui qui s’accomplit encore de nos jours dans les rapides de l’Oubangui que se sont formés, à des périodes de pluies diluviennes alternant avec des périodes de sécheresse, les agglomérés ferrugineux qui entourent tous les massifs rocheux et tous les Kagas du Soudan occidental et du Soudan central.

Pendant que nous avancions, en suivant la berge, nous avons aperçu, retenu par des racines, un cadavre en putréfaction avancée. Quelques pagayeurs se sont jetés à la nage pour aller voir. Puis ils sont revenus les mains vides. Ils n’ont sans doute pas osé se tailler devant nous un morceau de viande dans ce cadavre à demi décomposé. D’ailleurs à moins d’être affamés ils ne mangent que les individus tués à la guerre ou ceux qui ont été emmenés comme prisonniers. Les Mbagas ne mangent que les hommes, les Sangos et les Yacomas mangent les hommes et les femmes. Le cadavre rencontré était celui d’un noir qui vraisemblablement avait été jeté dans le fleuve après sa mort, car l’Oubangui est le cimetière de tous les villages riverains.

Les chefs seuls sont enterrés à leur mort.

Rarement les hommes de ces villages, qui passent la moitié de leur vie sur des pirogues dans le fleuve, se noient accidentellement. Ce sont d’admirables nageurs qui arrivent presque toujours à regagner les rives, même s’ils chavirent dans les rapides, à moins qu’ils ne soient assommés contre les rochers. Beaucoup de Sénégalais et d’Européens, au contraire, ont trouvé la mort dans le Haut-Oubangui. Trois semaines avant notre arrivée à Fort-de-Possel, une grande pirogue portant une vingtaine de Sénégalais et deux sous-officiers européens, avait été surprise par une tornade au milieu du fleuve, à hauteur du poste. L’embarcation avait chaviré à une trentaine de mètres seulement de la rive belge et les deux infortunés sergents, ainsi que la plupart des Sénégalais avaient été noyés. Nous rappelons ce triste accident pour que tous ceux qui, ayant lu ces lignes, s’ils sont appelés à voyager dans ces parages, ne se départissent jamais de la plus grande prudence.

Bien que la bordure d’arbres qui longe le fleuve ne soit plus très large, elle s’avance encore assez loin dans l’inondation et comme nous côtoyons constamment la rive, nous faisons connaissance avec des habitants désagréables : les fourmis et les guêpes.

La grande forêt africaine est le paradis des fourmis. Sur le sol, le long des troncs d’arbres, sous les feuilles, dans les fleurs on en trouve. Elles appartiennent à d’innombrables espèces. Il en existe de presque microscopiques, d’autres ont jusqu’à 2 centimètres de longueur. L’une des plus désagréables et des plus abondantes est l’Œcophylla maragdina (Fabr.) Smith, grosse fourmi rousse qui construit son nid en agglutinant en boule les feuilles encore vertes des arbres sur lesquels elle vit. Au moindre frôlement les ouvrières quittent leur retraite, courent très affairées le long des rameaux et se répandent bientôt sur le corps de l’imprudent qui les a approchées ; elles s’abattent parfois en si grand nombre qu’elles sont fort désagréables, néanmoins leur morsure n’est pas très douloureuse. De plus leur corps écrasé dégage une odeur d’acide formique nauséeuse. Autrement incommode est une fourmi noire très petite, qui vit également sur les arbres et dont la morsure détermine un fort œdème qui dure plusieurs jours. Enfin sur presque tous les arbres, principalement à la fourche des branches, on observe des renflements noirâtres, ordinairement plus gros qu’une tête d’homme. Ces masses sont encore des nids d’une autre espèce de fourmi. Les termites, qui appartiennent à la même famille, sont aussi fort abondants mais ils ne mordent pas. Leur principal rôle est de transformer les matières végétales mortes, mais non encore décomposées. Chaque fois que notre boat vient toucher une branche penchée sur le fleuve, les fourmis rousses (Œcophylla) s’abattent sur nous et elles sont si nombreuses qu’elles finissent par impatienter.

Elles sont cependant beaucoup moins dangereuses qu’une espèce de guêpe qui vit par colonies de 10 à 15 individus, construisant un petit rayon en forme de disque, porté sur un pédoncule fixé soit à une branche d’arbre, soit à un obstacle quelconque.

En 1905, j’ai été victime d’un accident assez grave, causé par les piqûres simultanées d’un grand nombre de ces insectes. J’étais en Guinée française, à l’intérieur d’une case. Une guêpe étant venue voler autour de moi, je fis de la main le geste de la chasser. Aussitôt une quinzaine de ces bêtes s’abattirent sur mon visage et mes mains. La douleur que j’éprouvai parut d’abord imperceptible, mais je sentis bientôt une sudation abondante ; j’eus à peine le temps de m’étendre sur le lit perdant connaissance. Je m’éveillai quelques minutes plus tard, pris de vomissements, une urticaire générale très douloureuse et les mains toutes gonflées. Par des soins énergiques les douleurs disparurent en quelques heures, mais j’avais été intoxiqué d’une façon moins violente mais identique à ce qui arrive quand on est mordu par un serpent venimeux.

Nos pagayeurs bondjos redoutaient beaucoup ces guêpes. Dès que les perches dont ils se servaient pour pousser l’embarcation avaient atteint un nid, ils quittaient aussitôt leur poste et se précipitaient dans l’eau.

Enfin nous étions aussi parfois incommodés par la grosse mouche tsé tsé des bois (Glossina palpalis) qui a la réputation d’être la propagatrice de la maladie du sommeil.

Un autre groupe de petits animaux sollicite aussi l’attention du naturaliste quand il voyage comme nous le faisions. Presque chacun des rameaux qui venaient nous frôler, chaque feuille d’arbre qui tombait dans l’embarcation, portaient des cochenilles ou des pucerons fixés contre l’épiderme. Tantôt ils se réfugient sur les parties jeunes des plantes, tantôt ils se fixent à l’aisselle des nervures des feuilles. Quelques plantes de la forêt se sont adaptées à ces commensaux en produisant naturellement les unes de petites cryptes dans lesquelles les pucerons se dissimulent, les autres des touffes de petits poils qui les abritent aussi. Certaines cochenilles se cachent en sécrétant un produit cire ou gomme, qui finit par former autour d’elles une petite boule blanche et ces formations foisonnent spécialement sur certaines essences d’arbres. Le va et vient des fourmis le long des branches est souvent déterminé par la présence des pucerons. Elles vont très affairées recueillir les substances sucrées (miellée), sécrétées par ces petits animaux, d’autres visitent les glandes qui se trouvent sur les feuilles de certains arbres (surtout sur les légumineuses). Certaines espèces enfin s’aventurent dans les fleurs et vont concurremment aux abeilles y recueillir du nectar.

Si la vie animale dans la forêt et dans les galeries qui n’en sont qu’une réduction, paraît peu intense, ce n’est qu’une apparence : un nombre infini de petites espèces d’insectes grouille au milieu de la verdure et en vit. A leur tour de nombreuses espèces de petits oiseaux voltigent à la cîme des arbres et font de ces insectes leur pâture.

26 août. — Les gros animaux sont relativement rares à l’exception des singes. Chaque jour Decorse en tue quelques-uns et cet appoint de viande (niama) fait le bonheur des Bondjos.

Comme nos provisions de vivres sont terminées et que les pagayeurs meurent de faim, Decorse et Martret ont décidé d’aller à la chasse en longeant le fleuve. Ils débarquent au milieu du jour et nous devons les retrouver le soir aux rapides de l’Éléphant qui ne sont qu’à une faible distance.

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