L'Afrique centrale française : $b Récit du voyage de la mission
Après avoir franchi un fossé large d’une dizaine de mètres, où l’eau non courante atteint déjà 0m,30 de haut, nous arrivons sur un vaste emplacement déboisé, herbeux, couvert de Gynandropsis en fleurs et diverses autres plantes. Des poteaux disséminés çà et là et des murs circulaires de cases, hauts de 1 mètre, indiquent que nous nous trouvons encore sur l’emplacement d’un ancien village. C’est là en effet qu’a vécu une tribu importante et qu’est mort en défendant son pays le chef Soua qui commandait les Miliboas, les Ngnibas et les Balouas. Le chef qui lui succéda Kaha est mort, lui aussi, en défendant son village. Miliboa, le chef actuel, a groupé sous son commandement tous les survivants.
Miliboa et Nagué me conduisent à l’emplacement où sont enterrés les combattants. De grosses perches fourchues, hautes de 3 à 4 mètres, surmontées parfois d’un vase renversé, marquent la place où reposent les grands chefs. Il y en a ainsi une cinquantaine. Des piquets beaucoup plus modestes et très nombreux indiquent le chiffre des simples guerriers enterrés pêle-mêle sur un terrain de 300 mètres carrés. Le massacre se rapporterait à une razzia venant du Salamat qui remonterait à 5 ans environ. « Des Ouadaïens, me dit Miliboa, vinrent en grand nombre avec des chevaux et des fusils. Ils tuèrent presque tous les hommes de la contrée et emmenèrent tout ce qu’ils purent trouver de femmes et d’enfants. » De mémoire d’homme, des combats se sont livrés chaque année dans cette région. Les assaillants ont été tour à tour les Bouas de Korbol, les Salamats du Ouadaï, les gens de Rabah et souvent les villages voisins eux-mêmes. Cette année ce sont les hommes de Senoussi qui sont venus ravager le Dar Goulfé et le Dar Djengué. Comment le pays pourrait-il être prospère dans ces conditions ? Comment les indigènes pourraient-ils s’y constituer des ressources durables ? On se demande même comment après tant de razzias, tant de massacres, il peut encore rester des habitants. Ces gens acceptent leur sort sans trop de récriminations, souvent même ils l’ont provoqué. Par leur cohésion ils arriveraient à résister aux Arabes, mais les moindres incidents créent des haines profondes, et il n’est pas rare de voir un village servir volontairement l’envahisseur contre un autre village de sa tribu. C’est sur la dénonciation d’un village djingué, affirmant à Adem que les Koulfés de Tanako avaient de l’ivoire, que Allah-Djabou est venu les piller. C’est au bord d’une grande dépression longue de 5 à 6 kilomètres qu’est installée la première agglomération des Goulfés que nous avons vue, le village de Molo. Ce n’est qu’un amas de ruines accumulées par les hommes de Senoussi. Des paillottes brûlées, des cases éventrées, des monceaux d’amphores brisées, tels sont les résultats apparents de la guerre ; 3 ou 4 cases sont encore habitées mais les habitants sont aux champs. Tout le reste (sans doute plusieurs centaines si l’on juge par le nombre des cases abandonnées), est dispersé, tué ou emmené en captivité. Les paniers à pêche prêts à fonctionner sont là, délaissés ; les grandes jarres à eau encore en place à la porte des cases, montrent combien a été rapide et imprévue l’attaque et tout ce qu’elle a eu de barbare de la part de ces Arabes qui ne jurent que par Dieu. Joli Dieu en vérité que celui qui a promis son paradis à Senoussi et à tous ses semblables à condition qu’ils massacrent sans pitié les païens qui ne le révèrent point. Si encore le Baguirmien ou l’Arabe apportait sa religion aux païens qu’il subjugue ou razzie, ainsi que cela s’est fait et que cela se pratique encore dans d’autres contrées musulmanes, cet état fâcheux n’aurait en somme qu’une durée limitée, car la deuxième génération les Kirdis[188] seraient islamisés et élevés au niveau moral du conquérant. L’infidèle deviendrait le serviteur de Dieu et par conséquent ne serait plus l’esclave. Le Barguirmien pas plus que l’Arabe n’a jamais tenté cette conversion car il sait qu’il anéantirait ainsi le bien être de sa vie qui s’appuie sur l’exploitation du faible, du Kirdi, c’est-à-dire du païen.
Avec les ruines du village contraste singulièrement la grande plaine verdoyante que nous avons devant nous. Le Bourgou et les grands Polygonum qui couvrent des centaines d’hectares forment de vastes prairies hautes de plus de 2 mètres, ondulant mollement au gré du vent. Le sénégalais Moussa Tankara les prend pour des champs de maïs et de fonio. Ce ne sont que des herbes sauvages et les habitants ne doivent pas avoir grand chose à se mettre sous la dent. Encore 2 kilomètres de marche et nous arrivons à l’agglomération principale Moula (Goulfé) où résidait le chef Tanako, mort depuis quelques mois et remplacé par son frère presque aveugle.
Tous les villages placés sous l’autorité de Tanako ont été ravagés par Senoussi et il y aurait eu 70 hommes tués, 50 hommes et femmes disparus que l’on suppose captifs ; Senoussi aurait perdu 15 hommes. Il ne restait plus que deux coqs et une poule ayant échappé à la rapacité des bazinguers.
Après avoir demandé des renseignements sur le lac Iro, nous nous décidons à partir le lendemain matin avec le minimum de bagages, et de laisser là un sénégalais pour garder le reste de notre matériel et faire des récoltes d’échantillons botaniques.
25 juin. — De 8 heures du matin à midi nous avons marché dans un pays très marécageux. L’eau tombée la nuit dernière pendant un violent orage a détrempé le sol noirâtre et fangeux, vase mêlée d’argile, dans lequel nos chevaux enfoncent parfois jusqu’aux jarrets. Ce sol est en outre crevassé et les effondrements de la couche superficielle sont fréquents. Nous coupons de nombreuses mares.
La flore est peu variée, son caractère septentrional s’accentue, les Acacias et les Ziziphus prédominent. Nous rencontrons pour la première fois l’Acacia tortilis (en fleurs et en graines). L’Hyphæne est assez commun, mais en pieds nains.
Temba, chef de Goulfé réfugié en un point de brousse nommé Djogadia où nous nous arrêtons, habitait sur la route que nous avons suivie, à 8 kilomètres environ de Tanako. Il s’est enfui à l’arrivée des gens de Senoussi et a constitué là un village provisoire. 50 individus assistent au palabre, mais nous ne voyons que 2 femmes et peu d’enfants, tout a été tué ou emmené. Les Smous ont pris chez Temba 84 captifs et tué 13 individus ; ils ont perdu 2 hommes.
Les hommes de Temba se plaignent que les Djingués viennent constamment les razzier. Si des Goulfés s’écartent trop pour aller chercher du bois ou faire leurs champs on les tue, car on ne les fait pas captifs. Les Djingués habitent au S.-S.O. d’ici.
De Djogadia à Koudoumi (25 juin). — Marche de 5 heures E.-S.E., puis au S.-E. à travers un pays en grande partie couvert d’eau sur une profondeur de 0m,05 à 0m,10. Le sol est une vase noire dans laquelle les pieds des porteurs enfoncent, aussi la marche est fort lente. Les Crinum et les Acrospira sont nombreux et en fleurs, quelques graminées peu développées encore tapissent ces terrains inondés.
L’eau provient évidemment des pluies récentes et s’écoule lentement par infiltration. A la surface nul indice de ruissellement. Quand on quitte les terrains inondés on entre dans d’autres plaines également basses au sol dépourvu d’eau à la surface, mais sans consistance et souvent sans végétation. Il se présente sous forme de croûtes superficielles noirâtres séparées par des fissures profondes. On y remarque souvent en outre des trous, sortes d’entonnoirs où l’eau s’engouffre. Les grandes termitières presque toujours boisées sont les seuls points saillants de ces plaines. A proximité des villages les monticules sont défrichés et utilisés pour la culture. Ce sont quelquefois les seuls terrains que l’on puisse ensemencer en sorgho. A deux reprises différentes nous approchons des bords du Bahr Salamat réduit à des chapelets de mares.
Enfin vers 6 heures je suis rejoint par Mahmadou que j’avais envoyé en avant pour annoncer notre passage, qui arrive tout haletant me raconter qu’il a été très mal reçu à Koudoumi. Les habitants ont refusé, disait-il, de prendre son Moktoub et ont dit que si les blancs venaient dans leur village on les tuerait, menacé lui-même d’être enchaîné, il a réussi de s’échapper. Après avoir battu la brousse plusieurs heures pour dépister ses adversaires il a pu rejoindre le chemin par où nous devions passer et s’aperçut alors que les sabots de nos chevaux l’avaient foulé et accéléra son allure pour nous prévenir des menaces qui avaient été faites. Il était grand temps car nous étions à 4 kilomètres environ du village et Courtet était au moins à un kilomètre en avant. La nuit tombait et comme je ne pouvais forcer l’allure de mon cheval qui à chaque instant s’enfonçait dans les fondrières, j’envoie mon petit boy Kiki pour le prévenir. Courtet s’arrête aussitôt, mais il était trop tard car quelques hommes du convoi arrivaient aux approches du village avec Nagué. Ceux-ci effrayés par l’attitude hostile des gens s’enfuirent en abandonnant sur le sentier nos deux tables et nos deux pliants et nous rejoignent passablement affolés. Nous campons donc sur place à 2 kilomètres environ du village.
Pendant la préparation du dîner Courtet envoie son tirailleur sénégalais Omar en reconnaissance, celui-ci revint une heure environ après en disant qu’il avait pu s’approcher grâce aux buissons et s’embusquer à 50 mètres des premières cases. Il raconta ensuite que les gens tous ils étaient saouls et buvaient Pipi. La chose s’expliquait et d’après Courtet il était vraisemblable que Mahmadou avait bu avec eux et s’était ensuite querellé, mais comme Mahmadou resta d’un mutisme absolu nous ne fûmes jamais fixés d’une façon certaine à ce sujet.
Le lendemain matin, 26 juin, au petit jour, le camp était levé, Courtet et Omar partent en tête du convoi et en 20 minutes nous atteignons enfin Koudoumi que nous trouvons abandonné. Les cases étaient ouvertes, les provisions étalées, un chien qui déambulait tranquillement n’a même pas aboyé, et le Pipi cuisait dans les grandes marmites ; les habitants n’étaient évidemment pas loin, et conscients de ce qu’ils avaient fait la veille s’étaient éloignés par crainte de représailles.
Ce ne fut pas sans peine que nous réussîmes à empêcher nos deux rabbistes (Mahmadou et son camarade), nos boys et la bande de Koulfés qui nous suivaient et portaient nos bagages, de piller les cases, et il y eut pendant quelques secondes un véritable mouvement d’assaut, mais tout rentra aussitôt dans l’ordre et quand les habitants revinrent une heure environ après, leur plus grand étonnement fut de trouver leur village intact et leurs cases dans lesquelles rien n’avait été dérangé.
Les habitants de Koudoumi se disent Koudias ou Goudias. Ils parlent le même dialecte que les Koulfés. Les villages de cette tribu sont : Gouri ou Gourou, Koudoumi ou Goudoumi (quelquefois prononcé Kidimi), Rô, Dinguéré, Barédiaka ou Barédjaka (quelquefois Bardiaka). Tous ces villages ont été ravagés et presque anéantis par Allah Djabou, principal chef de l’expédition d’Adem[189].
Koudoumi comprenait deux villages, Koudoumi-Singa et Koudoumi-Koro. Après la razzia, ils ont été réunis en un seul qui est évidemment très pauvre. C’est par surprise que Allah Djabou s’est emparé de Koudoumi. Il envoya un courrier au chef Tamoura pour lui annoncer qu’il venait en ami, on lui fit donc bon accueil et on donna des vivres à ses hommes. Il partit ensuite chez les Koulfés qu’il razzia et revint à Koudoumi où l’on donna encore, avec la plus entière confiance, des vivres à ses hommes. Mais toutes ses dispositions étaient prises et quand le moment fut venu, il annonça aux habitants rassemblés comme pour un palabre qu’il allait tout prendre. Aussitôt les bazinguers se précipitent, le chef Tamoura est immédiatement décapité, les hommes qui n’ont pu s’enfuir massacrés, les femmes et les enfants faits captifs. Les deux villages ont eu 22 hommes tués et les bazinguers ont emmené 101 captifs. Les gens de Koudoumi, ainsi surpris, n’ont pu se défendre et Senoussi n’a perdu personne. Après le départ des bazinguers, Tamoura a été remplacé comme chef par son fils Taguira.
27 juin, Rô (Koudias)-Mali (Malé ou Mélé). — Nous quittons le campement à 6 heures du matin, ayant eu des porteurs dès le petit jour sans difficultés. Après une demi-heure de marche, nous arrivons à un village presque anéanti par les Smous : Grands Ficus, Cotonniers, hauts tas de cendres, tout annonce un village ancien. C’est en effet le véritable emplacement de Koudoumi-Koro. Quelques minutes plus tard, nous sommes au second groupement Koudoumi-Singa également anéanti. Comme dans le premier les cases sont ombragées par de très beaux Ficus Rokko. Après avoir coupé un petit marais nous arrivons à un village de 40 cases totalement anéanti. C’est le village de Rô qui appartenait à des Koudias. Pas une demeure n’a été épargnée par le feu. Ces malheureuses cases au toit consumé, avec les débris d’amphores, les ustensiles de ménage brisés, ont un aspect lugubre dans cette belle plaine que les pluies ont reverdie. Je constate qu’il ne reste pas un ossement humain sur le sol. D’ailleurs depuis que nous sommes entrés dans le pays des razzias on n’en trouve nulle part. Les survivants enterrent ceux des leurs tombés en défendant le village et leur élèvent même des monuments. Les abords du village sont ensemencés en mil par des Koudias des villages voisins. Ce mil a seulement 10 centimètres de haut.
Je puis examiner à loisir, en raison de leur abandon, l’architecture des cases, situées de plain pied avec le sol. Un mur circulaire en terre, haut de 1 mètre, épais de 20 à 30 centimètres, consolidé par des piquets cachés à l’intérieur du mur, limite une aire de 4 mètres de diamètre. Le sol de la case et celui qui avoisine la porte est formé par une terre battue polie à la surface, simulant l’asphalte des boulevards.
Pour obtenir ce macadam on emploie une sorte de latérite tendre rougeâtre, passant à l’argile. On en fabrique un mortier dont on enduit le fond de la case et à mesure qu’il se dessèche on le tasse et on le polit en le frottant avec un petit bloc de granite tenu à la main. Ce bloc prend bientôt lui-même une forme parfaitement régulière si l’on a eu soin de frotter toutes les faces de la pierre. Lorsque Courtet rencontra un de ces frottoirs, je crus un instant que nous nous trouvions en présence d’un objet précieux de l’époque néolithique.
La porte des cases est très étroite[190] et a la forme d’une grossière ogive. Aucune trace d’ornementation n’existe ni à l’intérieur, ni à l’extérieur des murs. En dedans du mur, face à la porte, se trouve toujours le grenier, sorte de niche de 0m,60 de haut, fermée en dessus, constituée par une paroi intérieure en arc de cercle venant s’appliquer sur un segment de ce mur. Deux petites ouvertures où l’on peut passer la main permettent d’y puiser. Sur le pourtour intérieur existe souvent un cordon de petites élévations portées sur un mur minuscule de 0m,10 à 0m,20 de haut, élévations concaves au sommet, destinées à recevoir les amphores et les calebasses dont le fond peut se maintenir ainsi en équilibre. Un toit conique ou campanuliforme couvre le tout et se termine au sommet par une pointe de 0m,30 à 0m,50 de haut. Comme dans tous les villages depuis Simmé, de gigantesques vases en terre hauts de près d’un mètre et d’une capacité de 150 litres environnent les cases ou plutôt jonchent le sol de leurs débris.
Au nouveau village de Rô situé à une demi-heure du premier nous avons surpris les habitants. Le premier affolement passé les femmes ont regagné leurs demeures quoique mal rassurées. En moins de 20 minutes nous trouvons sans aucune contrainte les porteurs qu’il nous faut pour continuer.
Le village où nous sommes est un simple campement de cultures où sont venus se réfugier les Rô que Adem n’a pas pu capturer. Je vois avec plaisir que ces habitants ont soustrait à la razzia la plus grande partie de leur récolte. Plusieurs greniers du village sont encore pleins de mil et une abondante provision de mil germé sèche dans la cour et doit servir à la fabrication de la bière. Le sorgho est mis à germer dans les cases sous des claies humides. Lorsque la plantule atteint 15 millimètres de long et que les radicelles se sont enchevêtrées de manière à former des masses compactes, on expose ces masses au soleil en les renversant de manière que la tigelle soit en dessous à l’abri de la lumière et continue de s’accroître encore quelque temps. Après le séchage on broie ces masses et on les met dans de l’eau qui est soumise à l’ébullition. La fermentation commence à la fin du premier jour et la bière peut être bue à la fin du deuxième jour.
De Rô à Mali, la distance est de 13 kilomètres environ. Toute la contrée n’est qu’un immense marais (Béda) déjà fortement inondé, à cette époque. Les chevaux avancent difficilement. Les indigènes, qui passent la moitié de leur vie à barboter dans ces marais, n’éprouvent aucune difficulté à maintenir nos caisses en équilibre sur leurs têtes, même quand ils mettent les pieds dans les trous produits par les pas d’éléphants. Une végétation herbeuse composée surtout de Crinum et d’Andropogon couvre les eaux de toutes parts, les bouquets d’arbres croissant sur les termitières accidentent ces marais étranges et en rendent la monotonie moins grande. On marche ainsi pendant 5 minutes dans l’eau puis 2 minutes sur la terre ferme et on recommence à marcher dans l’eau, parfois le cheval s’enlise jusqu’aux genoux et c’est miracle s’il ne tombe pas.
Pendant une certaine partie du chemin nous avons longé un barrage de pêche, sorte de mur en terre, haut de 0m,40 et allant d’une termitière à l’autre, des rigoles ménagées dans ce mur de distance en distance permettent au trop-plein de s’écouler, mais leur niveau n’est pas encore prêt d’être atteint.
Il n’est pas douteux que cet immense marais est la queue du lac Iro. D’ailleurs en arrivant à 1 kilomètre du village de culture de Mali j’aperçois vers l’E. une vaste trouée, sans aucun arbre, se prolongeant jusqu’à la limite de l’horizon. Dans cette trouée, au bout de laquelle est l’Iro, serpente le Bahr Salamat, au lit large de 12 à 18 mètres, aux berges de 3 à 4 mètres de haut et environné de faux lits à sec ou remplis de Bourgou ou de mil sauvage.
Dans le lit proprement dit il y a partout de l’eau sur une largeur de 8 à 10 mètres et une profondeur de 0m,30 avec un très faible courant d’ailleurs entravé par les tiges de Bourgou qui abondent.
Nous nous arrêtons dans un village de cultures à simples cases en paille et dépendant du village de Mali. Les habitants, nullement effrayés, nous invitent à établir notre camp sous un gros Karité qui se trouve à proximité. Les femmes continuent à vaquer à leurs occupations et quelques hommes vont à Mali annoncer notre arrivée. Puis les visites et les palabres commencent. Les hommes sont presque tous vêtus d’un grand manteau fait de bandes de coton indigène que leur apportent les Salamats en échange de leur mil. Beaucoup parlent arabe et leurs rapports avec les musulmans semblent fréquents. En passant à Rô nous avions déjà vu des traces fraîches laissées par des chevaux ou des ânes indiquant la présence d’étrangers, et constaté que plusieurs jeunes gens avaient les traits bien plus fins et la peau beaucoup plus claire que les noirs de la contrée. C’étaient certainement des métis d’arabes. Les hommes n’ont d’autre ornement qu’un petit collier en lanière de cuir tressée autour du cou.
Les femmes portent un petit soundou à la lèvre supérieure et une billette en bois à la lèvre inférieure[191]. Quelques-uns des soundous sont en ivoire d’hippopotame, les autres en bois (parfois très noir d’acacia) ornés ou non de clous en cuivre. Femmes et enfants portent parfois des colliers en perles.
La bière de mil est faite avec le grain pilé non germé comme cela se pratique chez les Bandas.
Les Malis parlent le même dialecte que les Koudias et les Koulfés.
28 juin, Mali, Goufé ou Koufé, Moufa. — Départ dès 6 heures, le chef nous accompagne.
Après une heure de marche à travers une brousse bien boisée à sol rougeâtre et sablonneux, parsemé de petits blocs et plaques de roche ferrugineuse, nous arrivons à un groupe de rocs granitiques dont le plus élevé domine la plaine de 20 mètres au plus. Ces rochers sont formés d’entassements de blocs ou de gigantesques monolithes taillés verticalement. Ils sont groupés sur un espace rectangulaire de 200 mètres de long et 500 mètres de large, leur surface est complètement nue et c’est dans les anfractuosités seulement que croissent quelques gros ficus.
Le village de Mali, presque anéanti par une razzia récente de Korbol, est situé à une centaine de mètres de ces rochers. Pour la première fois, depuis Ngara dans la plaine du Bangoran, je constate que le pourtour limitant l’ensemble des cases est formé de perches fichées en terre, très rapprochées les unes des autres et entre lesquelles se pressent quantité de lianes diverses et d’arbustes épineux. On entre par trois ouvertures encadrées de gros pieux si rapprochés que le cheval dessellé a grand peine à passer. C’est un procédé de fortification très primitif, mais il n’en constitue pas moins un moyen de défense contre une agression nocturne ou contre la pénétration d’un fauve. Les ouvertures sont en effet soigneusement entravées chaque soir par des monceaux de pieux et des branchages épineux.
De la plupart des cases il ne reste plus que les murs. Elles sont construites sur le type des Koudias, les abords de la case et l’intérieur sont recouverts d’un macadam poli qui persiste plusieurs années après la destruction de la case.
Le village est ombragé par quelques beaux arbres : Tamariniers, Ficus et surtout le Ficus Rokko très commun. J’observe aussi pour la première fois auprès de quelques cases l’Acacia arabica en fleurs, certainement planté sous cette latitude.
Un peu de mil est cultivé à l’intérieur même du village. Les plants ont 0m,15 de haut et sont l’objet de beaucoup moins de soins que chez les Kabas. Sur de hauts piquets plantés auprès des cases grimpent quelques tiges d’ignames.
En quittant le village, nous restons quelques instants dans un bosquet d’Acacias divers dont les pieds sont assez hauts et assez rapprochés pour donner l’illusion d’une forêt. C’est la limite extrême S. où l’on rencontre des bosquets assez importants de cette légumineuse. Ensuite pendant une heure la marche se poursuit dans une grande prairie non marécageuse, mais cependant entièrement privée d’arbres, les Andropogon qui la composent n’ont en ce moment que 0m,30 de haut. Quelques Crinum y mêlent leurs fleurs. Les Baguirmiens nomment Bala ce genre de plaine. De cet endroit (terre argilo-sablonneuse avec nombreuses concrétions siliceuses blanches) on aperçoit en arrière trois mamelons granitiques nommés Sakoura par les Goulfés.
Ensuite la plaine change d’aspect, devient argileuse, le sol est sillonné de profondes crevasses, de marécages, et nous atteignons ainsi le village de Goufé entièrement détruit par Korbol et dont quelques cases seulement ont été reconstruites. Les habitants ont fondé un nouveau village un peu plus loin, mais ce dernier ne paraît que provisoire. Un peu plus loin nous franchissons le Ba Moufa n’ayant en cet endroit qu’un lit herbeux, large d’une trentaine de mètres, sans berges accentuées et dans lequel il y a un peu d’eau. Nous atteignons ensuite le village de Moufa défendu par une enceinte épineuse et palissadée. Derrière le village le Ba Moufa a une largeur de 30 à 40 mètres avec des berges argileuses de 2 mètres ; son lit est formé d’un chapelet de mares. Le village, qui compte 100 cases, et a été ravagé aussi par Korbol. En 1901, le capitaine Paraire, résidant à Fort-Archambault, envoya Nagué, chef de Simmé, planter le pavillon français à Moufa et dès notre arrivée nous eûmes le plaisir de voir flotter les couleurs nationales sur le village.
Les Moufas constituent une peuplade n’ayant que ce seul village. Ils parlent le même dialecte que les Goulfés, les Koudias, les gens de Mali et ceux de Goufé. Leur chef se nomme Ouiya. A la fin de 1902 ou commencement de 1903, Korbol a razzié le village, tué 5 hommes et 2 femmes, et emmené 35 captifs. Nagué qui ne devait nous accompagner que jusque-là nous fit ses adieux pour retourner à Simmé.
29 juin, de Moufa à Souka. — Une très violente tornade s’est abattue cette nuit sur la contrée. Pendant plusieurs heures l’eau tombe à torrents, aussi lorsque nous nous mettons en route sommes-nous obligés de traverser d’innombrables flaques d’eau, et de patauger pendant une heure dans la boue, sur un sol sans consistance, marécageux, et parsemé de fondrières. La végétation est rare par places, ailleurs elle est épaisse et de nombreuses antilopes y pâturent tranquillement, sans s’inquiéter de notre passage. Enfin nous apercevons les hautes termitières boisées séparées les unes des autres par des flaques d’eau où baignent leurs pieds. Nulle part il n’y a peut-être autant de plantes réfugiées que sur ces monticules. Les arbres les plus élevés, Tamariniers, Anogeissus et Diospyros ont leurs rameaux tout enchevêtrés par les longues guirlandes de Cissus quadrangularis qui donne un cachet tout à fait étrange au paysage. Cette plante est bien là dans sa station préférée. Deux ou trois autres Ampélidées à tubercules vivent généralement près d’elle et notamment l’Ampelocissus à feuilles sinuées à 3 ou 5 lobes, rappelant la vigne de chez nous, mais fort différente d’elle au point de vue botanique et économique. Insensiblement nous nous élevons de 2 ou 3 mètres pour atteindre un plateau sans eau à végétation très épaisse et sur lequel la roche ferrugineuse affleure par endroits sous forme de grands plateaux dénudés. Les espèces du N. (Balanites, Acacia, Caillea, Combretum aculeatum) s’y mêlent aux essences du S. (Unona monopetala, Combretum, etc.). Ce n’est plus enfin l’aspect des plaines marécageuses que nous venons de traverser.
Un peu plus loin la végétation nous indique que divers endroits ont été cultivés, et nous atteignons bientôt la première agglomération de Souka se composant de 50 cases et défendue par une enceinte épineuse. A trois kilomètres au-delà nous arrivons à la seconde agglomération, beaucoup plus importante, se composant de 110 cases et également défendue par une enceinte épineuse ; le chef se nomme Laka.
Comme nous devons être là chez les Goullas je commence, aussitôt notre installation faite, à demander des renseignements, et on me répond à mon grand étonnement que les gens de Souka n’étaient pas des Goullas, que ces derniers habitaient plus loin, aux villages de Boungou et de Bou. Il devait en être ainsi sur tout le pourtour du lac. Aucun village ne voulut être Goulla, et pour chaque village les Goullas étaient toujours les gens des villages voisins.
Les habitants de Souka vivent en assez bonne intelligence avec les Arabes du Dar Salamat, ces derniers viennent seulement de temps à autre leur réclamer un tribut, leur apporter des bandes d’étoffes, des vêtements faits avec ces mêmes bandes et quelques autres articles qu’ils échangent contre des provisions et des esclaves. Il nous a semblé que les Arabes venant ainsi réclamer ce tribut n’étaient que de petits chefs agissant pour leur propre compte et se disant envoyés par l’Aguid du Salamat[192]. La superficie entourée par l’enceinte épineuse indique que cette agglomération était autrefois beaucoup plus importante, car aujourd’hui la moitié est seulement occupée par des cases et l’autre moitié est inoccupée ou cultivée en plantes accessoires. Le village et ses environs possède de beaux arbres parmi lesquels on remarque le Karité.
Comme je tiens particulièrement à éclaircir cette question des Goullas, je me décide à laisser Courtet à Souka pour étudier ce côté du lac Iro et à partir le lendemain matin pour les villages qui m’avaient été signalés. Ce voyage devait nécessairement m’entraîner à faire le tour du lac par le N.-E. quoiqu’il nous eût été signalé que les Salamats venaient de ravager le village de Kio situé à quelque distance de la rive E.
IV. — AUTOUR DU LAC
30 juin. — Après une marche d’environ 4 kilomètres vers le N.-E. j’arrive au petit village de Boungou qui n’est en réalité que la station des pirogues de pêche du village beaucoup plus important de Boun ou Bou, situé à 2 kilomètres environ plus au N. Boun comprend 120 cases, le chef se nomme Ngoué. Les habitants, comme d’ailleurs ceux de Souka, parlent le même dialecte que ceux de Mali et se disent originaires de la même tribu. Quand j’arrive je trouve les indigènes très occupés, ils font en effet boucaner en grandes lanières la viande d’un hippopotame qu’ils ont tué la veille et pour eux c’est une véritable fête. De grands échassiers se promènent dans le village sans s’inquiéter nullement de notre passage pendant que sous les arbres ombrageant les cases sont perchés de nombreux Charognards (Neophron monachus) qui, de temps à autre, viennent chercher, au milieu des poules qui picorent, et sans que celles-ci s’en inquiètent, les débris qui leur conviennent. J’ajouterai qu’en traversant les cultures, les pintades sauvages en troupes d’une vingtaine ne s’écartaient que lentement et en becquetant l’herbe, quand nous passions sur le sentier. A l’O. du village je visite un petit bois où gambadent des singes. De Boun à Tor Djoguil, village situé à 11 kilomètres environ E.-N.E., nous circulons sur un plateau de roche ferrugineuse où nous rencontrons le Daniella, et comme animaux de grands Cynocéphales, de grands Canards sauvages, des Aigrettes, des Grues couronnées et d’autres Échassiers ; l’hippopotame paraît très commun.
Nous déjeunons à Tor Djoguil, village de Goullas, où l’on parle le même dialecte qu’à Moufa, Souka et Bou. Le village se composant de 60 à 80 cases, entourées d’une enceinte épineuse nommée Ngara[193], est assez loin du lac et les habitants ne sont pas pêcheurs. Cette année est pour eux une année de famine, leurs récoltes ont manqué et ils ne vivent que de racines qu’ils vont recueillir dans la brousse. Les hommes portent comme vêtement deux peaux, l’une devant, l’autre derrière, ou un grand manteau nommé Koubou fait avec des bandes d’étoffes ; ils refusent toutes les perles. Les femmes portent le petit Soundou, mais n’ont aucun autre ornement.
Un forgeron a sa forge installée comme celles des Ndamms ; il cumule et exerce aussi la profession de tanneur. Autour d’un gros ficus, situé au milieu du village, on remarque des trophées de chasse composés de dépouilles d’hippopotames et d’antilopes. Le chef se nomme Timan et le village est soumis aux incursions des Arabes.
De Tor Djoguil on me signale dans une direction E. 35° N. le village de Tiéou habité aussi par des Goullas.
A 11 kilomètres environ de Tor Djoguil, cette fois sur la rive E. du lac, nous arrivons à Koubou Mérissé (25 cases) après avoir passé à quelque distance du village de Kio, détruit il y a quelques jours par les Salamats. A Koubou Mérissé je suis toujours chez les Goullas[194].
De Koubou Mérissé aux agglomérations de Kouré il y a environ 6 kilomètres. A peu de distance de Koubou Mérissé je me suis approché des bords du lac et du haut d’une grosse termitière j’ai pu voir le lac dans son ensemble. De ce point j’ai remarqué vers le N.-O. les mamelons de Karou et ceux de Bagolo vers le S.-O. A l’O.-S.O. j’aperçois vaguement un cul-de-sac, c’est le déversoir du lac, le Bassa.
Le groupement où j’arrive forme trois villages, d’abord Kouré, village annexe de 20 cases, chef Guibrin, ensuite Bada, village de 60 cases, chef Mbérégui et enfin Kouré, village principal, 60 cases, chef Altim.
Je campe à Kouré.
De Kouré j’envoie un courrier à Courtet l’informant que je le rejoindrais à Moula (Goulfé) où il pouvait retourner, et que de Tor Moural où je serais le lendemain vers midi je comptais aller chez les Saras.
1er juillet. — A peu de distance de Kouré j’atteins Bouni, village de 40 cases, chef Méla. Dans ce village je remarque un indigène tissant du coton. Quatre kilomètres environ plus loin j’arrive à Tor Moural, village de 50 cases, défendu par une enceinte épineuse, là je trouve deux Salamats, dont un marabout possesseur de deux ânes. Ce sont les gens dont nous avions remarqué les traces au village de Ro. Le marabout se nomme Ahmed.
La végétation proprement dite des bords du lac commence à 800 mètres environ de l’endroit où sont mouillées les pirogues. Pour atteindre ces pirogues on traverse d’abord une prairie d’Andropogon d’environ 300 mètres, ensuite on passe dans le Bourgou pendant une cinquantaine de mètres, on rencontre après sur 40 mètres environ des Cyperus et du Mil sauvage, puis une bande de 10 mètres de Mimosa asperata (à 420 mètres on descend brusquement une berge de 0m,40 de hauteur). Après le Mimosa, sur une centaine de mètres, on rencontre de nouveau du Bourgou et des Cyperus divers ; on traverse ensuite sur 150 mètres environ une prairie dense de Sesbania, hauts de 2 mètres, dans laquelle on remarque des débris d’Etheria. Enfin sur une cinquantaine de mètres on rencontre, dans un terrain déjà inondé, des Sesbania, des Cyperus et des Ipomea. Cent mètres environ plus loin sont des pirogues au nombre de six.
Au village j’ai pu parler avec le marabout Ahmed qui m’a affirmé que Mangara, le point extrême atteint par Nachtigal, existait toujours. C’est une ville importante qu’il donne comme située à 8 ou 10 jours du Iro. Quoique m’ayant donné de très bonne grâce tous les renseignements que je lui demandais sur la région, je considère néanmoins que Ahmed me voit d’un mauvais œil, et l’attitude des habitants me confirme cette supposition. Comme les Salamats vont souvent chercher du mil et des esclaves chez les Saras, il a dû leur dire de ne pas me conduire et il m’a été impossible de recruter des porteurs pour aller dans cette direction. Je quitte donc Tor Moural le 2 juillet pour me diriger sur Sourouba où j’espère être plus heureux. Dans l’intervalle, le courrier que j’avais envoyé m’avait rejoint et Courtet m’avisait qu’il se mettait en route pour Tor Moural. Comme je savais qu’il ne pouvait passer que par Sourouba j’étais certain de le rencontrer. En effet, après avoir franchi, non sans peine, le Bassa, Courtet faisait une pose à Sourouba au moment où mes premiers porteurs y arrivaient.
Sourouba est un village de 25 cases, chef Djoko. Il y a quelques années les Souroubas habitaient à proximité des mamelons Bagolo, ils furent attaqués et razziés par les Arabes, et de leur tribu il ne reste plus que deux villages, l’un Sourouba proprement dit et l’autre Dabo où nous devons nous rendre ce soir.
Les habitants du village jouissent, comme moyen d’accès au lac, d’un canal d’environ 500 mètres de longueur et 2 mètres de largeur, qui paraît avoir été creusé par la main de l’homme, et où sont amarrées leurs pirogues. La végétation que l’on rencontre en marchant vers le rivage est la suivante. En sortant de la partie assez boisée où l’on remarque Cailcédrat, Acacia, Anogeissus, Sclerocarya, on traverse une zone de 100 mètres environ, formée d’un sol dur, sablonneux à la surface, avec herbe fine parsemée de Crinum en fleurs, quelques rares bouquets d’arbres, Nauclea, Balanites, Combretum, limite des grandes termitières. Vient ensuite une zone de 50 mètres à sol sablonneux, humifère, avec petits galets et Nauclea, Bauhinia, Gardenia. Plus loin, sur 900 mètres environ, on traverse une grande prairie d’Andropogon à grosse paille raide, desséchée et en partie brûlée. Après cette prairie on entre dans une zone de 175 mètres environ où l’on rencontre les Cypéracées et plus loin des Malvacées sur 90 mètres. Sur 180 mètres après, le Bourgou est assez dense avec des Ipomea très robustes. Sur 50 mètres ensuite, le Bourgou disparaît pour faire place à des Cypéracées, Ipomea, Légumineuses, puis sur 100 mètres, le Bourgou réapparaît avec les plantes précédentes et sur le sol on voit des coquilles d’Unio. Enfin on se trouve en face d’une zone de 300 mètres environ formée d’un terrain vaseux noirâtre et inondé par quelques centimètres d’eau.
A 2 heures de l’après-midi, après avoir, sans trop de peine, recruté des porteurs pour nous conduire dans la direction de Biro, premier village Sara, nous quittons Sourouba et après une marche d’environ 8 kilomètres au S.-O. nous rencontrons le Bahr Salamat. La largeur totale de l’ancien lit est d’environ 180 mètres, les berges sont argileuses ou argilo-sablonneuses et ont de 4 à 5 mètres de hauteur. La berge de la rive droite est éboulée et le long de cette berge les alluvions se sont accumulées et encombrent une grande partie du lit. La berge de la rive gauche est à pic et le lit actuel se trouve de ce côté. Ce lit mesure environ 60 mètres de largeur et à cette époque de l’année il se compose d’un chapelet de mares sans profondeur ne communiquant même pas entre elles ; on remarque des coquilles d’Unio et d’Etheria. Sur la rive droite existait autrefois un village qui devait être important si on en juge par les nombreux débris de poterie qu’on rencontre sur cet emplacement. Comme végétation citons : Acacia, Balanites, Asparagus, Capparidées, Sesbania, Mimosa.
Trois kilomètres plus loin nous atteignons le village de Dabo, 17 cases, Mbari, chef. Dabo est le dernier village Goulla que nous devions rencontrer.
Le lac. — Le lac Iro mesure environ 18 kilomètres dans sa plus grande longueur et 9 kilomètres dans sa plus grande largeur, son grand axe est sensiblement orienté N.E.-S.O. Son altitude est de 380 mètres. Il s’est formé dans un bas-fond entouré d’une ceinture de roche ferrugineuse surélevée de quelques mètres et boisée. La roche apparaît à la surface sur presque tout le pourtour, sauf dans la partie où se trouve le déversoir. Le déversoir, nommé Bassa, est constitué par un cours d’eau de 30 à 40 mètres de largeur ayant des berges de 3 mètres de hauteur, il ne fonctionne qu’aux hautes eaux. Aux basses eaux sa profondeur est très variable. Dans certains endroits l’eau y est assez profonde pour les hippopotames et dans d’autres elle n’a que 0m,80 de profondeur. Le lit est tantôt à fond dur, tantôt à fond vaseux et au voisinage du lac il n’existe pas de gué proprement dit. Quelques arbres existent sur ses rives, rompant un peu la monotonie de la grande plaine qui au S.-O. du lac ne possède pas un buisson.
De Souka pour atteindre l’eau libre, on marche d’abord sur un parcours de 1.800 mètres dans la grande plaine herbeuse à pente insensible et l’on atteint la limite ordinaire de l’inondation aux hautes eaux ; là on descend une sorte de berge de 0m,70 à 0m,80 de hauteur. On circule ensuite pendant 1.100 mètres sur un terrain devenant de plus en plus humide, et à ce point le cheval ne peut plus avancer. De là pour atteindre les pirogues qui sont amarrées à 400 mètres plus loin et où il y a environ 15 centimètres d’eau, on marche dans la vase d’abord couverte d’un peu d’eau, la hauteur augmentant insensiblement au fur et à mesure qu’on s’approche. Les pirogues qui ont assez d’eau pour flotter vides n’en ont pas évidemment assez pour flotter quand elles sont chargées (généralement deux pêcheurs) et les pêcheurs les font encore glisser sur le fond vaseux pendant un assez long parcours avant qu’elles puissent flotter librement. Les pirogues ont de 6 à 8 mètres de longueur et sont construites en Cailcédrat. Quelques-unes sont en planches cousues et on les immerge quand on ne s’en sert pas.
Par une belle matinée le lac apparaît couronné d’un diadème blanc de vapeurs, disparaissant dès que le soleil monte un peu sur l’horizon. Cette brume commence parfois le soir un peu avant la tombée de la nuit.
Le lamantin n’est pas connu au lac Iro.
La Flore. — Les arbres dominants des parties boisées qui avoisinent le lac sont ceux du Sénégal et du Moyen-Niger, qui se retrouvent aussi pour la plupart sur le Nil moyen.
Le Cailcédrat est très abondant et forme de très beaux pieds, on rencontre le Tamarinier, l’Anogeissus, le Celtis integrifolius, le Balanites ægyptiaca, une Bignoniacée, des Ziziphus, le Kigelia pinnata, plusieurs espèces de Capparis, plusieurs espèces de Ficus dont quelques-uns très beaux dans les villages. Le Ficus rokko est très commun mais toujours planté.
Les arbustes et arbres épineux Acacia et surtout le terrible Acacia pennata, Caillea, Combretum spinosum, sont assez communs et forment souvent des fourrés impénétrables. Le Karité a été remarqué à Mali et à Souka. Le Parkia s’arrête à Simmé. Les Hyphæne sont assez répandus au N. du lac et on trouve quelques Rôniers. Remarqué particulièrement au S.-E, Prosopis dubia, Terminalia macroptera, Mimusops Chevalieri, Parkia, Unona monopetala, Cassia fistulosa (spontané !), Sclerocarya birrea, Diospyros mespiliformis, Combretum reticulatum, Combretum micranthum (Kinkélibah), Vitex, Terminalia avicennoïdes, Heudelotia tomentosa, Guiera, Ximenia, Boscia senegalensis, Gardenia, Detarium senegalense, une Tiliacée en petites touffes, Bignoniacée à fleurs roses, Kigelia pinnata, Bauhinia reticulata, Sterculia tomentosa, Asparagus divers, Crinum, quelques Aloe, Tacca, Cissus nombreux et Kaempferia rosea.
Les Goullas. — Les Goullas du lac Iro parlent tous le même dialecte qui est celui des Koulfés, des Koudias et des Malis. Ils ne portent aucun tatouage, si ce n’est chez quelques individus en haut du bras droit. Ils sont vêtus de peaux ou d’un vêtement fait avec des bandes d’étoffes du Ouadaï. Les peaux sont pendantes dont une en avant sinon deux, une autre est en arrière et s’attache à la ceinture de la première ; ce genre de vêtement n’a rien de commun avec celui des Kabas.
Le vêtement fait avec des bandes d’étoffes est tantôt le grand manteau à longues manches des Arabes, tantôt un tablier placé par devant et muni d’une ceinture, tantôt encore deux morceaux de pagne liés ensemble sur l’épaule gauche.
Les hommes n’ont ni bagues ni colliers et rarement des bracelets. Ils portent des fétiches de cordelettes passées autour du cou ou des bras avec, parfois, une ou deux perles ou un grisgris en cuir. C’est tout ce qu’ils ont pris aux Arabes. Non seulement ils ne sont pas tatoués au visage, mais ils n’ont pas les oreilles mutilées ou déformées, les dents sont fort rarement taillées. Les Goullas sont moins robustes que les Kabas, cependant ils ont le corps bien fait, les membres ne sont pas d’une gracilité disgracieuse comme chez les Goullas du Mamoun qui leur sont cependant apparentés ; la peau est fort noire. Cependant chez les enfants et les jeunes gens le teint est bronzé parfois même fortement. Les lèvres sont peu épaisses mais le nez est très écrasé. Les cheveux sont rasés ou portés assez longs. Jamais je n’ai vu de coupes de cheveux en dessins comme chez les Kabas. La barbe, souvent assez épaisse, est longue. La sagaie est presque la seule arme, on en emporte un faisceau de 2 à 6 quand on va dans la brousse, les fers en l’air, garantis par un étui en cuir. En dehors des villages limitrophes on ne possède point le couteau de jet. Quelques hommes portent au bras droit un bracelet avec un couteau droit enfermé dans une gaine en peau d’hippopotame.
Les femmes sont complètement nues, elles ne se couvrent même pas avec des feuilles d’arbres comme dans d’autres pays. Elles ont généralement les oreilles ornées d’une baguette de bois placée horizontalement. Enfin elles ont les deux lèvres percées. La lèvre inférieure est ornée par une billette de bois, la lèvre supérieure contient un petit soundou dont le diamètre ne dépasse jamais celui d’une pièce de 5 francs.
Tous les enfants portent à la taille des liens de cordelettes avec ou sans perles. Dans les familles riches ils ont en outre des colliers de verroterie, des bracelets de fer, de cuivre et d’étain venant du Ouadaï ; nous avons même remarqué un grelot.
Comme principale particularité ethnographique, il faut noter les villages fortifiés avec une enceinte (Nagara) simple ou double d’Acacia pennata, à porte étroite, garnie de piliers à l’entrée. On chemine parfois, pour pénétrer dans l’enceinte, dans un étroit passage à travers les touffes de cet acacia très épineux, touffes enlacées souvent de plantes grimpantes.
Le forgeron est en même temps tanneur. Pour le tannage on cultive quelques Acacia arabica dans chaque village.
Les hommes fument et chiquent le tabac. Les femmes fument une pipe de forme analogue à celle des Kabas mais à manche toujours court.
Les pêcheurs se servent surtout de nattes en roseaux liés par des cordelettes et ayant l’aspect de stores longs parfois d’une vingtaine de mètres. C’est avec ces nattes qu’on barre les Mindja ou qu’on installe dans l’Iro de grands pièges à poissons.
Une grande partie des hommes portent en bandoulière du côté gauche, quand ils voyagent, une petite sacoche en cuir où ils mettent leurs grigris et ce qui peut leur être utile.
Les principales cultures des Goullas sont le Maïs et le Mil. Ils cultivent aussi autour des cases d’autres produits secondaires comme les Courges, l’Igname, le Haricot. Le Pignon d’Inde est cultivé aussi dans les villages.
V. — CHEZ LES SARAS DE L’EST ET RETOUR CHEZ LES KOULFÉS
3 juillet. — Cette nuit nous avons essuyé une forte tornade. Les hommes viennent facilement pour nous guider et porter nos bagages chez les Saras. Les femmes et les enfants assistent curieux à nos préparatifs. Une de ces dames a surtout attiré mon attention par sa taille gigantesque, pour une grosse perle bleue elle se laisse mesurer, elle a 1m,85 de hauteur, et quoiqu’elle soit douée d’un certain embonpoint, elle paraît plutôt grêle étant donné sa taille.
Entre Dabo et le pied de l’ondulation où habitent les Saras, nous circulons dans un immense Firki au sol crevassé et rempli de fondrières. Dans ce Firki on ne trouve pas de Crinum, mais par contre les Acrospira abondent. A mi-chemin nous commençons à apercevoir la ligne bleuâtre du plateau habité par les Saras, et en nous retournant nous distinguons encore les sommets des mamelons rocheux de Bagolo.
Le Firki cesse enfin, nos chevaux marchent maintenant sur un terrain plus sûr, nous atteignons le pied du plateau et par un sentier en pente très douce nous arrivons au village de Biro chez les Saras Ngakés.
La dénomination de Saras Ngakés veut dire ici les Saras du chef Ngaké qui, lorsqu’il est mort a été remplacé par Mando, mort également victime de la dernière razzia.
Le village se compose aujourd’hui de 60 cases, il a été cruellement ravagé par Adem, lequel a opéré avec une cruauté et une sauvagerie qui sont un véritable défi à l’œuvre civilisatrice que nous voulons accomplir en Afrique centrale.
Adem, Ould Banda et Allah Djabou ne sont restés qu’un jour à Biro, quarante-huit hommes ont été placés sous un gros tas de paille, les bazinguers ont formé le cercle autour de ce bûcher improvisé et Adem a donné l’ordre d’y mettre le feu. Cinquante-cinq hommes ont été tués à coups de fusil. Le chef Mando a été attaché à un poteau avec de la paille et a été également brûlé vif. Quant aux femmes et aux enfants tués ou disparus on n’en connaît pas encore le nombre. Nous étions là au milieu d’une population véritablement affolée et ce ne fut pas sans peine que nous réussîmes à calmer l’émotion provoquée par notre arrivée et à décider les gens à nous accompagner jusqu’au village de Mangadéleb, le dernier du plateau.
Nous avons rencontré à Biro des Koudias que nous avions vus à Koudoumi et qui venaient acheter du mil, et une petite caravane d’Arabes Ouled Rachid venant aussi dans le même but et apportant en échange des fers de lance, des vêtements en bandes d’étoffe, des bandes d’étoffe, de la verroterie et quelques autres objets divers.
Les hommes sont robustes, mais de taille non exagérée, leur système pileux est assez développé et ils se tatouent le front et le bras droit. Ils portent les tabliers de peau en avant et en arrière, quelquefois, mais rarement en arrière seulement. Beaucoup ont un vêtement confectionné avec des bandes d’étoffe. La principale culture est celle du Sorgho et du Penicillaria.
4 juillet. — Le plateau sur lequel nous circulons est élevé de 30 à 60 mètres au-dessus du niveau de la plaine environnante, il est couvert de beaux arbres, parmi lesquels on remarque le Karité et le Parkia. Nous passons aux villages de Mata, 60 cases, Gouroukoro, 35 cases, pour arriver à Mangadéleb 30 cases, où nous devions changer de porteurs. Ces trois villages ont également été ravagés par les gens de Senoussi. Après Mangadéleb, par une pente toujours insensible, nous descendons dans un nouveau Firki dans lequel nous vîmes un troupeau de 5 girafes, dont 3 adultes et 2 poulains s’éloignant au petit trot.
Avant d’arriver chez les Saras Mbanga nous fîmes halte à la Mindja Mbanga qui, d’après les indigènes, aboutit d’un côté au Boungoul (Aouk) et de l’autre au Bahr Salamat par les marais des Goulfés. En cet endroit de la Mindja une grande mare, profonde de 1m,50 environ, garde de l’eau toute l’année et ce point est bien connu des caravaniers.
A 2 h. 1/2, nous arrivons au village de Gania, 20 cases, chef Gata. Quelques hommes se lèvent et s’avancent de quelques pas en levant la main, la paume tournée vers Courtet qui était en tête, les autres assis sur un tronc d’arbre ou accroupis auprès des cases ne se dérangent même pas et le convoi s’arrête auprès du puits où nous installons notre campement. Là, survint une difficulté, personne ne voulait comprendre ni l’arabe ni le kaba ; enfin après trois quarts d’heure de gestes et d’exclamations, les gens se décident à aller chercher un jeune homme, captif évadé du Ouadaï, qui parlait l’arabe, et avec lui arrivèrent plus de deux cents personnes des villages voisins.
Le grand chef des Saras Mbanga, Ko, avait tellement bu de bière de mil, que, craignant de compromettre son équilibre et en même temps sa dignité, il crut devoir marcher au moins la distance de 10 pas sur les genoux et les coudes avant d’arriver auprès de moi.
Les villages des Saras Mbangas ont également été ravagés par les gens de Senoussi, et ils nous ont déclaré 16 hommes tués, 40 personnes emmenées en captivité. Sept hommes et deux femmes se sont évadés et sont revenus. On nous a présenté une jeune femme parée de magnifiques soundous qui a marché cinq jours après s’être évadée pour rejoindre Gania.
Comme l’orage menace, nous demandons une case pour abriter notre matériel et les habitants ne font aucune difficulté pour nous la donner.
Les Saras Mbanga paraissent avoir moins souffert que les Goulfés et les Saras Ngaké, ils n’ont vraisemblablement été touchés que par des bandes volantes de bazinguers.
5 juillet. — De Gania à Ganga (15 kilomètres à vol d’oiseau) ce n’est plus le Firki, mais une plaine fertile, avec de beaux arbres, de belles cultures et de nombreux villages. Dans l’un d’eux une brasserie est installée en plein vent sous un hangar et dans les grandes marmites mijote doucement la bière. C’est d’abord le village d’Ogno, 30 cases ; Kourouma, 70 cases ; Bio, deux groupes, 35 et 50 cases ; Ganga, chef Ngabo, trois groupes, 30 cases, 44 cases et 11 cases. A Ganga nous sommes de nouveau sur le plateau jusqu’au delà de Taba, deux groupes, 16 et 20 cases.
Par suite d’un malentendu au sujet d’un village que Courtet croyait trouver au pied de l’ondulation, mais dont il n’existait plus que l’emplacement, il part de Taba et ne trouvant pas le village en question, se lance dans le grand Firki qui sépare les Saras des Goulfés. Toujours à la recherche du fameux village, il arrive finalement d’une seule traite chez les Goulfés, dans un des villages du chef Temba, nous faisant faire ainsi une étape de 44 kilomètres sans manger. Je suis sa piste et j’arrive à mon tour trois quarts d’heure plus tard.
6 juillet. — Un très fort orage avec pluie abondante a éclaté cette nuit, aussi est-ce avec de grandes difficultés que nous franchissons les 10 kilomètres de chemin qui séparent le village où nous avons couché du village de Moula (Koulfé) où nous arrivons à 8 h. 1/2.
Les Koulfés (ou Goulfés). — Le sénégalais Moussa Tankara que j’avais laissé à la garde des bagages a fait pendant notre tournée d’importantes récoltes de plantes. De plus, à son contact les indigènes se sont familiarisés, et à peine installés nous sommes entourés par un large cercle d’hommes, de femmes, d’enfants. A notre premier séjour les guerriers seulement au nombre de 200 étaient venus nous voir armés de leurs lances. Ils formaient un grand cercle à une distance respectable, et je n’avais pu en décider aucun à se rapprocher plus près pour l’examiner. Dès que je faisais un pas vers eux, les mains pleines de perles ils reculaient de deux. Hier la situation était bien changée. Les plus jeunes enfants même n’ont cessé d’assister aux moindres actes de notre installation, et ce matin, 7 juillet, quand il a fallu nous mettre en route, Courtet retournant à Fort-Archambault, moi-même me rendant à Korbol, nous avons eu plus de porteurs qu’il n’en fallait.
Au cours de mon passage chez les Koulfés j’ai pu recueillir quelques notes sur cette peuplade.
La plaine marécageuse qu’ils habitent s’étend sur une vingtaine de kilomètres de longueur. J’y ai compté une vingtaine d’agglomérations. Si l’on compte 25 cases en moyenne par agglomération (ce chiffre étant plutôt faible) on trouve 500 cases, soit environ 2.000 habitants. D’autres agglomérations nous ont certainement échappé et le nombre de 3.000 habitants pour tout le pays Koulfé doit se rapprocher de la vérité. L’expédition des Smoussous en a fait certainement disparaître ou fuir un millier.
Certains villages ont échappé à la razzia, dans d’autres les habitants se sont enfuis, mais leur village a été totalement incendié. Après la razzia beaucoup se sont réfugiés à Moula.
Les plantes cultivées par les Koulfés sont : le Maïs, très commun dans les marais, le Sorgho, le Penicillaria, le Catjang, le Voandzeia (Ouili), l’Arachide, le Tabac (on l’ensemence en ce moment sur l’emplacement des cases en recouvrant le terrain de branchages), le Cotonnier (employé seulement pour faire du fil), l’Hibiscus sabdariffa, le Gombo. On trouve naturalisés, le Pourpier, le Jute et les Gynandropsis qui forment parfois le fond de la végétation. Trois ou quatre espèces de Ficus sont plantés autour des cases, à l’ombre desquels on se repose pendant les heures chaudes de la journée. Une grande Euphorbe cactiforme vit sur quelques termitières et l’on se sert de cette plante pour narcotiser le poisson. Comme animaux domestiques, les chiens dont une grande variété ressemble de loin à notre lévrier. Quelques volailles là où les Smouss ne les ont point prises. On récolte un peu de miel sauvage, mais c’est surtout la pêche qui fournit à l’alimentation. On ne la pratique cependant qu’à la fin des pluies quand l’inondation se retire. On fait de grands barrages dans les plaines inondées, l’eau ne pouvant plus s’écouler vers la ligne de plus grande pente, s’évapore peu à peu. Le poisson reste captif et on le prend dans les flaques vaseuses où il s’est retiré. Pour cela on se sert d’un panier sans fond. On pêche aussi au filet dans le Bahr Salamat mais seulement à la fin des pluies quand l’eau est encore assez haute. La chasse à l’hippopotame semble être inconnue, du moins je n’ai vu nulle part de viande boucanée ni de débris ; par contre on voit dans les villages des débris de crocodiles.
On peut qualifier les Goulfés d’hommes amphibies, car ils passent la moitié de l’année dans l’eau ; d’août à décembre leur pays n’est qu’un vaste marécage dans lequel ils circulent avec aisance. La vase et les hautes herbes aquatiques leur importent peu. On comprend que les Arabes qui n’ont vu cette contrée que très rapidement les aient entourés de toutes sortes de légendes, les faisant vivre sur pilotis et circuler constamment sur des pirogues disséminées dans les roseaux. En réalité les Goulfés n’ont point d’habitations lacustres et s’ils circulent parfois en pirogue ce n’est que pour se livrer à la pêche.
Leurs villages sont construits sur des îlots émergeant seulement de quelques décimètres au-dessus des marais aux hautes eaux.
Leurs cases sont en terre, à toit conique, et ont une porte très étroite. On retrouve chez eux les grands vases des Kabas, et les grandes marmites à faire la bière. Dès les premières pluies ils plantent le Maïs qui forme la base de leur alimentation dans les parties les plus fertiles de la grande plaine alors presque asséchée. Le sol des plantations est noir, humide et mou. La semence y pourrit souvent avant de germer, les jeunes plantes restent longtemps avec des feuilles jaunâtres (chlorose) par suite de stagnation de l’eau, mais dès que la plante est assez robuste elle acquiert une vigueur très remarquable.
Pour réduire l’action de l’humidité au minimum, on creuse entre chaque bande de culture de profonds sillons faisant l’office de drains dans lesquels l’eau s’accumule. Le Maïs ainsi planté est récolté avant l’inondation.
En résumé, depuis le village de Balbédja, toutes les peuplades que nous avons rencontrées dans la plaine du Bahr Salamat, du Ba Moufa (Koulfés, Koudias, Malis, Goufés, Moufas) et au lac Iro, sont des Goullas et parlent un dialecte commun. Mais ne sont réellement dénommés Goullas que les gens habitant le pourtour du lac.
Mission scientifique et économique
CHARI-LAC TCHAD
dirigée par A. Chevalier
Itinéraires levés par Mr. Courtet
Fort Archambault-Lac Iro
[181]Le Voyage de Nachtigal au Ouadaï, p. 46 et 47 (édition du Comité de l’Afrique française).
[182]Du Congo au lac Tchad.
[183]Bô, village situé à 9 kilomètres environ O.-N.O. de Mara Kouio.
[184]Du Congo au lac Tchad, p. 161.
[185]Aux environs de Simmé et de Tolo-Kaba on rencontre quelques blocs de roche ferrugineuse et, en deux ou trois places, de véritables tables de cette roche, creusée de cuvettes où s’est amassée l’eau tombée dans la nuit. Je ne signalerais point ces gisements s’ils n’étaient exceptionnels dans une province où les plateaux sablonneux perméables alternent presque sans discontinuité avec les dépressions argileuses transformées en marais à la saison des pluies.
[186]Mali fonda il y a plusieurs siècles un important empire dans la boucle du Niger.
[187]Le chef de Balbidjia est Miliboa que nous avons entendu prononcer aussi Méléboua.
[188]Sauvages païens.
[189]Comme on l’a vu plus haut Adem, est le fils aîné de Senoussi.
[190]Chez les Goulfés quand nous avons demandé pourquoi l’entrée des cases était si petite il nous a été répondu que c’était pour se protéger contre les fauves assez abondants dans la région. La nuit cette ouverture est facilement et soigneusement close et les Goulfés ne sortent jamais de leur case.
[191]Ces ornements sont aussi très en honneur chez les Goulfés.
[192]Les gens de Souka nomment Dar Arab le pays situé à l’E.-N.E. du lac Iro et qui est traversé par le Bahr Salamat.
[193]Il y a lieu de faire remarquer ici la coïncidence qui existe entre le nom de l’enceinte épineuse Ngara et le nom du village de Ngara, situé dans la plaine du Bangoran, qui est aussi défendu par une enceinte épineuse.
[194]Goulla est une appellation arabe qui désigne toutes les peuplades vivant au bord de l’eau.
CHAPITRE XII
LE SUD DU BAGUIRMI
I. Le pays des Noubas ou Fagnias. — II. Le Dékakiré. — III. La région du Bahr el Erguig. — IV. Le climat de Tcheckna. — V. Les cours d’eau. — VI. Les marais entre Massénia et le Ba Laïri.
I. — LE PAYS DES NOUBAS OU FAGNIAS
8 et 9 juillet, Kendégué et Timmé. — A 12 kilomètres de Moula, en suivant un sentier orienté N.N.O., on atteint une Minia nommée Minia Lomé par les Koulfés. En certains endroits elle est large de 25 à 30 mètres, entre des berges profondes de 1 mètre à 1m,50, entaillées dans un terrain argilo-sablonneux. Son lit, occupé çà et là par de grandes mares, est rempli de bourgou et d’autres herbes aquatiques. Ce canal qui file vers le N.-O. irait vers le S.-E., au dire des indigènes, tomber dans le Bahr Salamat, vers Mali. Dans la région où je l’ai vu il serait relié par des firkis aux marais de Moula et de Balbédja. C’est vraisemblablement cette dépression qui a été signalée par le capitaine Paraire, à 16 kilomètres environ au S. de Kendégué[195] et qu’il nomme Rivière des hippopotames. Les poissons du lac Iro ou du Chari y affluent à l’hivernage, car il est coupé en divers endroits de barrages de pêche. Près de notre campement du 7 juillet, un fossé profond de 1 mètre, large de 5 à 8 mètres, qui met en rapport la Minia Lomé et le Bahr Salamat, s’en va dans la direction de Balbédja. Il est environné d’un firki, creusé de dépressions dans lesquelles se répandent les poissons à la saison des pluies, comme le montrent de petites levées en terre, destinées à l’arrêter.
Ces barrages, hauts de 0m,30, aux angles alternativement rentrants et sortants, aux créneaux évidés pour l’écoulement du trop plein, font penser à une grande muraille... de pygmées.
Quand à la Minia Lomé, elle a par places l’importance du Bahr Salamat. Les Noubas m’ont confirmé ses rapports avec cette artère dans la direction de Mali. Le Bahr Salamat, après avoir reçu le déversoir du lac Iro (Bassa petit bras), se diviserait en deux branches. L’une est le Ba Koulfé. C’est la plus importante, bien que l’eau n’y coule que très lentement à la saison des pluies[196]. La seconde serait la Minia Lomé qui se dirige vers le pays de Korbol. Quoique aussi large que le Ba Koulfé, le diverticule est moins profondément entaillé dans l’alluvion. Cependant il renferme des mares permanentes profondes et à quelques kilomètres au S. de Timmé les Noubas me signalent des fosses où s’ébattent en tous temps les hippopotames.
De la Minia Lomé à Kendégué on coupe un coteau bien boisé dont l’arène sablonneuse révèle le voisinage du granite. La végétation aussi décèle un changement de terrain ; elle a un aspect plus méridional. Les Acacias et autres arbustes épineux du Tchad manquent presque complètement ; au contraire, les Karités, Parkia, Ormosia, Afzelia africana, Daniella sont communs et sous leur frais ombrage vivent des liliacées en grand nombre, un charmant petit glaïeul, une Orchidée terrestre aux fleurs d’un jaune rutilant. Quelques rares lianes s’élèvent encore dans les arbres, mais c’est en vain que je cherche le Landolphia à caoutchouc. Décidément cette plante ne dépasse point 9° à l’E. du Chari ; et à l’O., elle s’arrête vers 9°,30, non loin de Goundi.
C’est au milieu d’un fouillis d’arbres que l’on voit surgir brusquement les rochers granitiques[197] sur lesquels les Noubas ou Fagnias vivent en troglodytes. Il serait difficile d’imaginer quelque chose de plus étrange que l’aspect de ces paillottes perchées au sommet des rochers ou sises comme des nids d’aigle au milieu des blocs éboulés qui tiennent en un équilibre invraisemblable. On les prendrait de loin pour des ruches d’abeilles, tant leur forme est gracile et tant leur emplacement est bizarre. Il semble en effet que des êtres ailés peuvent seuls y accéder. Pour visiter les moins escarpés, j’ai dû me faire hisser par deux indigènes le long d’un sentier (?) où il faut grimper d’un roc sur l’autre. Cette gymnastique semble toute naturelle et comme instinctive chez les Fagnias qui, par nécessité, sont devenus les hommes de la pierre comme les Goullas sont les hommes du marais. Toute la journée, on aperçoit des désœuvrés perchés comme des cigognes sur les blocs les plus inaccessibles, dormant dans la quiétude la plus profonde ou considérant l’horizon. Les enfants même courent sur les tables granitiques souvent inclinées à 70° avec l’agilité du chamois. Dans leurs jeux ils sautent d’un bloc sur l’autre, grimpent, descendent, courent au milieu de ce chaos. Il n’est pas jusqu’aux femmes qui n’exécutent chaque jour une acrobatie des plus compliquée pour se rendre avec leurs vastes amphores au puits situé au N. du village. Elles rapportent sur la tête leurs vases, remplis de liquide et se mettent à grimper d’une roche sur l’autre le plus naturellement du monde, s’élevant de 50 mètres en quelques minutes.
Dans les rochers, vu leur faible étendue, pas un pouce de terrain n’est perdu. Les gros blocs qui dominent toutes les cases servent de lieu de réunion pour les jeunes gens. C’est là qu’on s’assemble comme sous l’arbre à palabre au Soudan. Les moindres anfractuosités du rocher où il y a un peu de terre végétale sont utilisées. En certains endroits, on a même empilé des petits blocs de roche pour aplanir le sol et avoir un plus grand espace à cultiver. Les cases sont installées là où se trouve une surface à peu près plane. Il ne faut pas d’ailleurs une grande place : 3 mètres de diamètre suffisent amplement pour bâtir une de ces huttes en terre, dont le toit en paille, extrêmement pointu, s’élève jusqu’à 4 mètres de haut, où l’on se glisse avec peine par une ouverture de 0m,40. C’est un grand luxe de disposer d’une plus grande étendue, et si l’on a 20 mètres carrés à sa disposition on peut édifier un palais, communs et même kiosque pour les palabres et la sieste. La cour qui précède ces cases est d’ailleurs une terrasse suspendue, une sorte de belvédère puisque de son bord on contemple toute la plaine jusqu’à l’horizon lointain où se profilent les crêtes d’une cinquantaine de rochers habités par des populations analogues. Au plus haut des rochers, dans des fentes ou sur des roches inaccessibles, sont parfois perchés des greniers à mil, mais on m’a assuré qu’on les mettait surtout dans la brousse, en des lieux sûrs et peu connus. Il existe aussi dans la colline des réduits qui servent de refuge en cas de guerre[198].
Au dire des indigènes que j’ai interrogés, les Fagnias ne furent point toujours troglodytes. Comme les Saras ils vivaient sur les coteaux fertiles qui s’étendent à l’O. du lac Iro et des monts Guérés jusqu’au Chari. Ils avaient de beaux champs, des volailles, des moutons, des cabris. Ils s’adonnaient avec passion à l’élevage du bétail et des chevaux, et leurs troupeaux étaient renommés au loin. Les pères de ceux qui me parlent ont connu cette époque de prospérité. Puis le Ouadaï en fut jaloux. Les Arabes vinrent en grandes troupes ravager le pays. Ils emmenèrent la plupart des bœufs et des chevaux ainsi qu’un grand nombre d’esclaves. Les Fagnias dépossédés, très affaiblis et disséminés à travers une grande contrée, n’eurent plus la cohésion qu’il leur fallait pour reconstituer un empire. L’alifat Korbol vint ensuite les razzier et acheva leur ruine, emmenant encore des captifs et ce qui restait de troupeaux. C’est à ce moment que les quelques familles survivantes se réfugièrent dans les rochers. Lorsque Rabah arriva chez les Fagnias il y a une quinzaine d’années, il ne trouva plus de troupeaux ni à Kendégué ni à Timmé. Il ravagea le pays à son tour, s’établit deux mois au pied du pic de Timmé et s’éloigna pour guerroyer contre l’alifat. Depuis les Fagnias ont encore été razziés à diverses reprises par Korbol. Dans les villages de Bouré, Kani, Télé-Kombalo, Bakiré, il ne reste plus d’habitants. Les seuls pics visibles du haut de Kendégué où il y ait des agglomérations importantes sont ceux de Timmé, Maméné (ou Dougui), Oing, Kérem, Ouarga, Koubé, Ouaral, Méré, Modi. En certains points les habitants sont restés indépendants ; c’est le cas des villages du pic Dougui qui, attaqués par les Ouled Rachid, ont su leur résister[199].
D’autres sont devenus vassaux de Korbol, comme à Timmé, Ouarga, Kérem. Enfin il existe plus au N. et surtout au N.-E. de nombreuses agglomérations sous la dépendance du Ouadaï. Telle est celle de Singuil, qui, au N. du lac Iro, confine au pays des Zanes (Zouny)[200]. Enfin, au moins au N. des monts Guéré, les Fagnias sont restés païens, payant tribut aux Arabes et vivant parmi eux.
Les Noubas sont devenus un peuple d’agriculteurs[201]. Ils furent autrefois éleveurs, mais les razzias les ont privés de tous les troupeaux qu’ils possédaient. Une circonstance curieuse m’a permis de constater qu’ils ont eu en effet des chevaux autrefois. L’usage voulait qu’on fichât debout en terre les os des jambes des chevaux qui mouraient. Le propriétaire piquait ces os dans le sol à l’entrée de sa case, sans doute pour montrer que s’il n’avait plus de monture il en avait eu autrefois. Or, près de Timmé, sur l’emplacement d’un ancien village, j’ai trouvé un grand nombre de ces tibias plantés en terre. Seuls les villages placés sous la suzeraineté du Ouadaï ont encore du bétail. A l’O., le mouton et le bœuf ont disparu lors des incursions arabes.
Malgré les ravages de la guerre, l’agriculture est encore prospère. Bien que l’année soit avancée, il reste encore du mil pour fabriquer le pipi. En outre les cultures sont superbes. En certains points le mil a déjà 2m,50 de haut[202], les arachides sont de belle venue. Les principales cultures sont le gros et le petit mil, l’arachide, le catjang, un peu de maïs, mais beaucoup moins que chez les Goullas. Le tabac est ensemencé partout, les graines commencent à sortir de terre. On les entoure de branches pour que les volailles n’y commettent point de dégâts. Je n’ai vu ni patates, ni tomates, ni Voandzeia. En revanche, quelques pieds d’igname, de piment, le Pourghère, le ricin, l’oseille de Guinée et deux espèces de cotonnier (Gossypium). Le Jute et le pourpier sont naturalisés. Toutes ces cultures sont ombragées par des Ficus et des Celtis qui se font remarquer par leur taille et leur vigueur et quelques-uns de ces arbres, les Ficus surtout, dont les fruits jonchent actuellement le sol, montent jusqu’à la cime des rochers[203].
Comme tous les peuples qui vivent exclusivement de la culture de la terre, les Fagnias mènent une vie extrêmement simple. Ils n’ont point de captifs et prétendent n’en avoir jamais eu. Ils disent aussi n’avoir jamais fait la guerre à personne. Enfin les plus riches se contentent de deux femmes et la presque totalité n’en a qu’une. Très affables et extrêmement hospitaliers, ils hébergent nombre d’Arabes (la plupart appartenant aux groupes des Ouled Rachid et venus des trois villes de Kourtali, Boli[204] et Bougail). Les mœurs y sont douces. Le premier moment d’effroi passé, presque tous les habitants de Kendégué sont venus me voir au campement. J’avais été intéressé par la vue d’un cristal de roche que les femmes portent comme ornement dans la lèvre inférieure. J’avais demandé à la belle propriétaire de le sortir pour me le montrer. Je le lui avais rendu avec une poignée de perles. Toutes les femmes du village ne se sont-elles pas imaginées que j’avais un faible pour cet objet ? Dès qu’elles sont près de la tente, elles retirent leur Madé et me le tendent dans la main tout plein de salive !
De vieilles femmes au visage parcheminé, des matrones dont l’embonpoint accuse une grossesse avancée, ont ainsi défilé devant moi pendant que je gravissais le pic Timmé. Le soir à une seconde excursion au rocher de Kendégué, les enfants se sont enhardis. Au lieu de s’enfermer dans les cases, ils font maintenant cercle autour de nous, se laissent disposer devant l’appareil photographique. Les hommes viennent et se laissent faire aussi. Lorsque je veux recueillir les éléments d’un vocabulaire, tout le monde répond à la fois. Un tout petit enfant que le chef de village m’avait présenté et auquel j’avais donné un collier de perles m’apporte un pot de graisse de Karité qu’il a préparé à mon intention. Je rapporte ces menus détails pour montrer la douceur de cette peuplade qui sera bientôt anéantie si nous ne la protégeons pas. Ces gens ont droit à toute notre sympathie ; ils sont prêts à reconnaître partout notre autorité et plusieurs chefs me l’ont affirmé. Ils ont arboré le pavillon tricolore, et pendant mon séjour ici il flottait en deux points du rocher.
10 et 11 juillet. — La bonne impression que j’avais des Noubas a failli s’effacer par suite des ennuis que quelques-uns m’ont causés. Hier matin, la société nombreuse qui avait entouré le camp toute la journée précédente était disparue. J’attribuai d’abord ce vide à une violente tornade qui avait tout détrempé dans la nuit. Les noirs sont frileux et n’aiment guère circuler dans l’herbe mouillée même pour aller voir un ami. Cependant il régnait une grande agitation dans les rochers, on s’appelait, on courait d’une case à l’autre. Les femmes étaient rentrées chez elles et n’étaient point allées, comme la veille, faire leur provision d’eau. Mon brave hôte, le forgeron Taliba arrive bientôt et tout en colère, il m’explique que ses compatriotes sont des propres à rien. Après avoir promis la veille de venir de bonne heure pour porter mes bagages, ils refusent aujourd’hui de marcher. Il les a interpellés durement et presque tous se sont enfuis ou sont grimpés sur les rochers inaccessibles. Le chef Bougaï lui-même qui nous avait promis toute son aide la veille a cru prudent de disparaître. Taliba n’a pu trouver que trois porteurs parmi ses amis et encore ces derniers ne veulent aller qu’à Timmé. C’est déjà quelque chose, car le chef de Timmé a promis hier soir de nous transporter jusqu’à Ouarga. Comme je ne veux pas employer la violence je réussis par la persuasion et surtout par des promesses de perles à en faire descendre sept ou huit de leurs perchoirs, un à un, à de longs intervalles. Pour éviter toute confusion, je les fais partir par petits groupes, et je me mets moi-même en route à 9 heures.
Une grande partie des hommes du village, armés de leurs lances, au moment de mon départ, apparaissent à la cîme même de leur rocher et semblent rire de la mésaventure qu’ils nous ont causée par leur mauvais vouloir.
A Timmé le recrutement des porteurs a été encore plus laborieux. A mon arrivée Mali est venu dire que tous les hommes refusaient de m’accompagner et qu’il n’avait pu décider un seul de ses sujets à m’attendre avec lui sous le Figuier des palabres. J’ai compris le lendemain que cela n’avait rien d’étonnant, son autorité étant absolument nulle. Ce n’est qu’à midi et avec le chef même qui s’était offert comme porteur pour compléter le convoi que nous pouvons enfin partir pour Ouarga.
Je pouvais croire après cela que toutes nos tribulations étaient finies, mais elles ne faisaient que commencer. A 6 heures 1/2 du soir les porteurs se sont arrêtés au bord d’une flaque d’eau si boueuse que quand je l’ai eu filtrée il y avait un dépôt de terre presque aussi volumineux que le volume de liquide décanté. Il nous fallait passer la nuit en cet endroit, les indigènes m’assurant qu’on ne pouvait aller plus loin même par un clair de lune, le sentier étant très mauvais. Ayant l’intention de repartir avant le lever du jour on n’a point monté ma tente, le lit a été dressé à la hâte et toute la nuit j’ai été harcelé par les moustiques dont le bourdonnement énervant est aussi désagréable que la piqûre. Enfin à 5 heures du matin, nous sommes debout et nous allions partir lorsqu’un domestique me fait remarquer que mon déplantoir a disparu. Il y a certainement un voleur, cela m’importerait d’ailleurs peu si je ne tenais absolument à retrouver le petit outil indispensable pour la récolte des plantes bulbeuses que je recherche avec passion depuis quelques semaines. Après de minutieuses perquisitions et une laborieuse enquête nous finissons par trouver l’outil qui avait été caché dans une touffe de Grewia et par découvrir le voleur qui est le chef Mali lui-même. Il avoue d’ailleurs très naturellement son larcin en me disant qu’il a perdu la tête.
A 8 heures 1/2 nous entrions à Ouarga et le bon accueil que nous y avons trouvé ainsi qu’à Kérem, a vite fait oublier les difficultés passées.
II. — LE DEKAKIRÉ
11 juillet, Villages de Kérem et de Ouarga. — La végétation sahélienne que j’avais vu apparaître aux environs du lac Iro, vers 10° lat. N., manque sur les coteaux et aux environs des pitons granitiques du pays habité par les Noubas. De Kendégué à Ouarga, l’aspect de la brousse ne change guère. Les petits Gardenia, les Anogeissus, Terminalia, Prosopis oblonga, Bauhinia finissent par irriter la vue ; ce sont avec les Ditah et les Grewia les essences dominantes. A Ouarga et Kérem, quelques grands Tamariniers, des Ficus (leurs espèces sont moins nombreuses qu’en pays Sara ; le F. Rokko notamment a disparu) décorent la plaine cultivée. Quelques Parkia et des Karités chargés de fruits encore verts existent aussi sur les coteaux et autour du village. Le Parkia appartient, comme dans tout le Chari, à l’espèce P. filicifolia.
L’apparition de la région sahélienne se révèle seulement par quelques pieds de Calotropis disséminés à travers les champs et par les touffes nombreuses de Kramkram dont les épis commencent à s’attacher au pantalon. Le Borassus à petits fruits et l’Hyphæne rameux, dont il existait de beaux pieds à Kendégué, paraissent manquer ici.
Le fait géographique le plus important que nous ayons constaté hier et aujourd’hui a été la rencontre d’une Minia (la Minia Foya) assez importante.
Dans cette région, nous commençons à reconnaître un paysage de kagas analogue à ceux du Dar Banda. Des blocs de granite surgissent brusquement de la plaine sans que rien les annonce aux alentours. Du sommet de l’un de ces rochers, on aperçoit à l’horizon un grand nombre de hauteurs. Ces massifs sont tantôt arrondis à la base et isolés, tantôt bordés de falaises longues de 3 à 5 kilomètres dont les directions sont très variables. Le massif Kérem-Ouarga est S. 30° E.-N., 30° O., celui de Kara sensiblement N.-S.
Tous les rocs sont habités ou l’ont été, le reste de la plaine est désert : les cultures elles-mêmes sont groupées autour des mamelons sur l’arène granitique rougie qui les entoure. La forme de ces monticules vient d’ailleurs de la décomposition du granite. Chaque rocher semble ainsi porté sur un piédestal sablonneux, qui constitue un sol très fertile, mais très sensible à la sécheresse.
Les principaux groupes rocheux de cette nature que j’ai aperçus à distance ou traversés sont Kendégué-Timmé, Ouarga-Kérem, Kara, Sisi, Koubé, Ouaral, Manièré, Bouré, Modi, plus loin vers le N. les pics de Boli habités par les Ouled-Rachid.
12 juillet, Kara. — Situé à 25 kilomètres à l’O.-N.O. de Kérem, Kara est habité par les Bouas Karas qui obéissent à l’alifat Korbol. Les Bouas Karas sont comme les Noubas des troglodytes, vivant dans les rochers granitiques qui parsèment le pays. Des traces de leurs anciennes cases se voient encore au pied des kagas, mais actuellement ce terrain est exclusivement occupé par les cultures. Elles sont extrêmement soignées, mieux entretenues peut-être que la majorité des cultures de céréales en Normandie. Le mil, actuellement haut de 0m,50, a déjà été sarclé trois fois et à la suite des dernières pluies on a repiqué des plants de même âge partout où la semence a manqué. J’ai vu aujourd’hui travailler la terre pour faire de nouveaux semis. Le sol est remué à 0m,40 de profondeur (c’est une terre noire, mêlée de sable, d’apparence très fertile) et creusée en sillons dont la régularité ne laisse pas trop à désirer. Pas une parcelle de terrain n’est perdue au pied du roc. La terre a même été débarrassée des éclats de granite, afin d’utiliser jusqu’aux vides qui existent entre les blocs éboulés.
On a ensemencé dans la matinée du petit mil. Les autres cultures importantes sont l’Arachide et le Vigna dont les gousses ont déjà pris un grand développement. A travers le Sorgho on voit des cultures intercalaires, le Sabdariffa, la Courgette à huile, le Vigna. Les ignames manquent totalement chez les Bouas, ainsi que les Patates, les Coleus et les Plectranthus, les Voandzeia, les oignons et le Gombo. A travers les champs, tout autour du rocher, mais là seulement, vivent de très vieux Acacia albida, au tronc couleur d’argile, aux rameaux en parasols blanchâtres, entièrement dépouillés de feuilles à cette époque. Dans le nombre se rencontrent quelques Rôniers, des Tamariniers, une seule espèce de Ficus (le Kobo), enfin le Karité et le Parkia qui sont là près de leur limite septentrionale.
Les cases des Bouas Karas sont de petite dimension, elles diffèrent de celles des Noubas en ce qu’elles sont construites entièrement en paille. Hommes et femmes ne sont couverts que d’une étroite bande de toile qui passe entre les jambes. Quelques femmes ont des boucles d’oreilles faites de toutes petites perles rapprochées. Certains hommes ont des bagues en cuivre mais pas de bracelets.
Les hommes sont robustes, leur teint noir est assez foncé. Exceptionnellement on rencontre quelques individus dont la peau tire sur le rouge. En somme le facies de ces Bouas ressemble beaucoup à celui des Fagnias[205].
25 juillet, De Korbol à Djember (Diamar). — Le pays traversé est plat, assez surélevé cependant pour ne pas être inondé à l’hivernage. Le sol est constitué, d’ailleurs, par une arène granitique très perméable. On coupe bien encore quelques petits firkis que recouvrent actuellement des touffes de graminées hautes de 1m,50 à 2 mètres. En conduisant le cheval, il faut éviter d’une part ces grosses touffes qui forment de véritables barrières imprégnées de rosée presque chaque matin et d’autre part, les petites excavations creusées par les pluies. Mal tassée, la terre s’affaisse profondément sous nos pas. Heureusement ces accidents, qui ralentissent la marche, sont plus rares dans cette région que du côté du lac Iro. Un seul de ces firkis, le Corsili, a quelque importance et présente quelques mares dirigées N.O.-S.E. Je présume que c’est une Minia faisant communiquer le Ba Modobo avec les firkis de la région de Korbol.
Les villages situés aux alentours de Korbol dans la plaine et non sur les pitons granitiques, sont assez nombreux. Toutes les cases sont complètement vides, tant est grande la crainte qu’inspirent les Baguirmiens[206]. On a négligé d’entretenir les cultures, les mauvaises herbes dépassent en hauteur le mil et l’aspect de ces vastes champs abandonnés aussitôt après l’ensemencement est vraiment lamentable. Les villages Bouas rappellent ceux des Saras, les cases sont construites de la même manière, le mil est également planté en sillons. Le terrain est déboisé sur un rayon de 1 à 3 kilomètres. A la place des beaux Ficus au feuillage si fourni et à l’ombrage épais, ornement des campagnes Saras, on trouve ici autour de chaque agglomération quantité de Borassus et d’Hyphæne, mais l’essence qui domine est incontestablement l’Acacia albida dont les branches et les troncs d’un blanc terne sans une seule feuille font croire que l’arbre est mort. Il est en réalité à la période de repos et à l’encontre de presque tous les végétaux du Soudan qui vivent surtout à l’hivernage, l’Acacia albida n’épanouit ses feuilles et ses jeunes pousses qu’au commencement de la saison sèche. Dans le pays des Bouas cet Acacia et le Borassus se rencontrent exclusivement dans les lieux habités. En quelques points les indigènes utilisent, pour couvrir leurs cases, les grandes feuilles flabelliformes du Palmier, ce qui leur donne un aspect des plus pittoresques.
Les rochers granitiques disséminés sans ordre, dont les crêtes violettes et toutes dentelées se détachent à de grandes distances sur la brousse plate et verdoyante, sont véritablement la caractéristique de ce pays. Les principaux, aperçus durant la marche, sont ceux de Dar du côté de Kara, ceux de Kérama aux environs de Gamkoul, enfin le massif de Diamar où je suis campé. Extrêmement pittoresques, s’élevant jusqu’à 150 et même 200 mètres au-dessus de la plaine, ces rochers se résolvent souvent en plusieurs pitons séparés par des cols, alignés en chaînes qui atteignent au plus 4 kilomètres de long. Les rochers de Djember, comme tous ceux du Dekakiré, ont été habités ou le sont fréquemment encore par des Bouas troglodytes qui accomplissent, pour circuler dans leurs villages aériens, des prodiges de souplesse, comme les Noubas. Au moment des pluies, ils aménagent des citernes naturelles pour conserver l’eau. Cette eau, qui a ruisselé seulement sur le granite, ne contient aucun sel dissous ; elle est fade et indigeste et j’en arrive à lui préférer l’eau boueuse de mares qui pourtant, quand on a le temps de la filtrer, laisse un tiers de son poids de terre en dépôt. Lorsque la saison sèche arrive ou même qu’il y a eu un trop long intervalle entre deux pluies, plusieurs fois par jour, les femmes descendent et remontent avec la plus grande difficulté une cruche d’eau sur la tête. La Perrette de La Fontaine serait mal venue dans ce pays. Si d’aventure une fille nubile culbute avec sa cruche elle est la risée du village et ne trouvera point d’acquéreur. Toute la vie de ces Bouas se passe dans les rochers ; l’on voit les plus jeunes enfants sauter d’un bloc sur l’autre et jouer sur des rocs larges à peine de quelques mètres carrés qui surplombent le vide.
28 juillet, Komi (Kome de Nachtigal), Les « Arabes » pasteurs du Dekakiré. — Grands et sveltes, ces pasteurs ont les membres grêles et nerveux, le teint ordinairement assez foncé, les cheveux légèrement crépus (certains pourtant ont les cheveux lisses et le teint chocolat clair), les traits fins, le front haut, la barbe fournie et portée entière, du moins par les vieillards. Vêtus de la grande toge baguirmienne, ils ne conservent point de grisgris ; leur seule arme est le couteau retenu au bras à l’aide d’un bracelet en cuir. La femme occupe une situation sociale élevée. Elle sort de la tente pour vaquer aux occupations du ménage ; elle est assez libre et hardie pour venir à notre camp sans appréhension. Les deux sexes font le salam : ces Arabes sont de fervents musulmans, mais non des fanatiques.
Cette population n’est qu’à demi sédentaire. Fixés dans un canton, ils se déplacent à chaque saison pour conduire leurs troupeaux dans les pacages favorables. Ils n’ont en somme point de villages permanents. Ces Arabes vivent en bonne intelligence avec tout le monde. Leurs campements installés souvent près des rochers Kirdis n’y provoquent point de conflit. Les Baguirmiens y lèvent sans difficultés l’impôt.
Les émigrants fellatas viennent souvent s’établir avec eux et sont bien reçus. Les Blancs ont toujours reçu très bon accueil. A peine arrivé à Komi, j’avais 50 litres de lait.
L’élevage du bétail est leur seule occupation, mais ils s’y livrent avec une science véritable. Les troupeaux sont gardés en commun par des enfants et même des adultes. J’évalue à 1.000 animaux d’espèce bovine, les troupeaux campés dans les environs de Komi. Dans la même région il n’y aurait pas plus de 200 à 300 Arabes, dont 50 chefs de famille seulement. C’est dire que chacun possède une certaine fortune. Il n’y a point de moutons dans la contrée, par contre j’ai remarqué une dizaine de chevaux. Les animaux pâturent dans la prairie avoisinant le village ; ils se rendent librement par bandes aux abreuvoirs qui sont de petites mares aménagées à cet effet. En saison sèche on les conduit paître le long des Minia demeurées verdoyantes et où l’on trouve encore de l’eau en creusant des puits au milieu du lit. Quelques chiens accompagnent souvent les troupeaux et possèdent quelques-unes des qualités de nos chiens de bergers. A proximité des villages sont de vastes cases sans parois latérales. C’est là que viennent s’abriter les animaux par les temps de pluie. La femme ne s’occupe pas du bétail, c’est l’homme lui-même qui prend soin de traire les vaches. Il s’en acquitte très soigneusement et le lait est conservé dans des ustensiles fort propres.
Les Pasteurs du Dékakiré se disent Arabes ; les Baguirmiens les appellent Chouas, nom donné par eux à tous les Musulmans, dont la langue usuelle est l’arabe. Cependant la description que nous venons de donner ne convient guère à de vrais Arabes ; au contraire, nous retrouvons chez eux les traits, les mœurs, et jusqu’aux détails de toilette des Foulbés du Soudan. Comme ces derniers, les femmes divisent leurs cheveux en nombreuses petites nattes qui tombent de chaque côté et portent près de chaque oreille deux tresses plus longues ; elles se suspendent au cou de nombreuses amulettes attachées par des cordelettes ou des lanières de cuir. Je suis donc porté à croire que les Pasteurs du Dékakiré sont des Foulbés qui ont oublié depuis leur conversion à l’Islamisme leur langue et même le souvenir de leurs origines, mais qui n’en continuent pas moins leur genre de vie typique.
III. — LA RÉGION DU BAHR EL ERGUIG
Le 31 juillet, nous passons à Moudou, village sarroua, situé sur la rive gauche du fleuve, composé de 15 cases, simples paillottes, dont les habitants se sont enfuis dans la brousse. Il est entouré de belles cultures du Sorgho. Plus loin, toujours sur la rive gauche, nous traversons un autre village sarroua : Boullaï (à côté se trouve encore le Djo de la carte Nachtigal), environné de toutes parts de magnifiques Borassus qui forment une véritable forêt clairsemée. Quelques Hyphæne, de grands Acacia albida ombragent aussi les terres cultivées. Boullaï a 40 cases. A 200 mètres de l’enceinte en chaume du groupement sarroua, existe une petite agglomération d’Arabes, composée de 15 cases, couvertes en feuilles de Borassus ; c’est le village de Soua, longé par une dépression marécageuse qui est peut-être un bras du Bahr el Erguig, nommée Ndougouô.
Le 1er août, nous passons à Djémour (Djomel de Nachtigal) à 12 kilomètres à l’O. de Boullaï. Autour des 40 cases sarrouas s’élèvent des Cailcédrats et des Celtis integrifolia, quelques Hyphæne, mais les Borassus s’arrêtent à 8 kilomètres du village qui est entouré de magnifiques cultures de Sorgho avec du Cucumis oléagineux dans les intervalles. On repique en ce moment le Penicillaria. L’Eleusine existe dans tous les villages Sarrouas traversés. Barnja (Mbaranga de Nachtigal) est à 5 kilomètres de Djémour. Ses 60 cases sont réparties en plusieurs groupes. Les cultures sont parfaitement entretenues ; le mil est planté partout sur des sillons très réguliers espacés de 0m,40. Outre l’agriculture, les habitants pratiquent la pêche. J’ai observé une fort belle nasse double. Le Borassus est à peu près complètement disparu. Les arbres caractéristiques des environs sont : Khaya, Celtis integrifolia, Kigelia africana, Daniella thurifera, Combretum glutinosum, Tamarindus indica, Ficus (deux espèces, celle à grandes feuilles et celle à petites feuilles étroites), Anogeissus, Balanites, Acacia albida.
De Barnja à Nigué (15 kilomètres au N.-O.), on longe le Chari. Sur tout le trajet le Sclerocarya birrœa est très commun ; c’est un grand arbre qui s’élève jusqu’à 20 mètres de haut. Les fruits sont tombés depuis la fin de mai et il n’en reste même plus trace. A 5 kilomètres avant d’atteindre Nigué on traverse un emplacement de village reconnaissable aux débris de cendres et de poteries. Des jachères actuellement couvertes de Graminées et de Légumineuses en fleurs remplacent les champs. Çà et là dans la brousse on trouve des Hyphæne ramifiés à branches très grêles. La région que nous traversons depuis Boullaï est toujours très marécageuse, très boisée autour de grandes termitières occupant les endroits exondés. Des branches d’arbres descendent les longues draperies formées par les Cissus quadrangularis.
Nigué est un village baguirmien de 50 cases, situé sur un emplacement défriché depuis peu de temps. Il n’y a dans les champs ni Acacia albida, ni Borassus[207]. Précédemment cette bourgade était située à l’E. au bord du Bahr el Erguig. Bien que le défrichement soit récent, les cultures mil, haricots, cucurbitacées sont très belles : quelques pieds d’Hibiscus cannabinus sont plantés autour des cases ; leurs fibres servent à fabriquer des filets de pêche. On vient de semer ce textile et il n’est pas encore repiqué. Dans cette contrée presque toutes les plantes se repiquent. Les semis de Sorgho et de Penicillaria se font sous les arbres, sur les sols les plus fertiles. On repique à la fin de juillet quand la tige n’est point encore sortie ; on coupe l’extrémité des feuilles et on met en terre en foulant le sol avec le pied. Les plantules reprennent à condition qu’il survienne une pluie.
2 août, Digdig. — De fortes ondées qui se sont succédées depuis quatre heures du matin ne nous ont pas permis de partir avant sept heures. Pendant trois heures nous marchons sur un sol détrempé, à travers les flaques d’eau. Il faut bien constater que la presque totalité des pays parcourus depuis 9° 30′ N., constituent à l’hivernage d’immenses marais. Le sol, bien que son argile soit mêlée d’un peu de sable, est néanmoins imperméable. A chaque pluie l’eau ruisselle et s’accumule dans les dépressions y entraînant la terre qu’elle a arrachée aux monticules surélevés de quelques décimètres seulement. Une journée de soleil suffit pour assécher la plupart de ces mares. Puis les termites transportent sur les buttes la terre charriée dans les dépressions, où les eaux de nouveau l’entraînent. Cette alternance perpétuelle entre le colmatage causé par les pluies et le transport de ces mêmes éléments détritiques sur les hauteurs, conserve à la plaine son aspect bosselé. Les parties basses inondées souvent en hivernage sont couvertes d’une végétation herbacée très grêle et très basse, composée en grande partie de Graminées et de Cypéracées. Les plantes à tubercules et surtout les Crinum, les Dipcadi, les Pancratium, les Anthericum, les Chlorophytum, 2 ou 3 espèces d’Asclépiadées bulbeuses occupent aussi une grande place. Les parties saillantes sont bosselées par suite du travail des termites, aussi l’eau n’y séjourne point. C’est là qu’est localisée la végétation ligneuse composée de beaux arbres (Tamariniers, Anogeissus, Terminalia), d’arbustes (Combretum altum, Guiera, Commiphora, Boscia), de buissons épineux (Balanites, Acacia, Caillea, Capparis) sur lesquels grimpent de nombreuses plantes sarmenteuses et des herbes volubiles (Ampelocissus, Cissus, Asclépiadées, divers Ipomœa, plusieurs espèces de Dioscorea, Cassytha filiformis, plusieurs espèces de légumineuses comme le Vigna).
Le dernier village Sarroua que nous ayons rencontré était Djomour[208]. Négui est peuplé de Baguirmiens, fort miséreux et presque tous couverts de plaies syphilitiques. Les points traversés ensuite (Kyr, Yasoul ou Baïret, Saguemate) sont habités par des Arabes pasteurs, tout à fait semblables à ceux de Komi.
Moins riches que ces derniers, ils ne possèdent que des moutons, à l’élevage desquels ils consacrent tout leur temps, et dont le lait forme la base de leur alimentation. Selon leurs dires la tribu qu’ils constituent se nomme Madek. Ils auraient jadis habité à Gadba près de Bouno. Quand les Ouadaïens vinrent leur faire la guerre, les Baguirmiens n’osèrent pas intervenir pour les protéger ; tout leur bétail fut enlevé, et les survivants vinrent se réfugier sur les bords du Ba Mbassa où ils ont seulement réussi à reconstituer leurs bergeries, mais non leurs troupeaux de vaches. De mœurs douces, vivant par groupes peu cohérents, ils subissent l’oppression du Baguirmi avec la résignation d’hommes assouplis à l’obéissance. Ils ne cherchent qu’à sauvegarder leurs troupeaux, par tous les moyens et préfèrent renoncer à leur liberté plutôt que de risquer de perdre leurs moyens d’existence.
La polygamie est à peine connue chez ces Arabes, la femme y a un rôle élevé, l’homme la traite comme son égal. Quand le troupeau revient au bercail, qui le plus souvent est la case même d’habitation, le mari reste au milieu des siens, caresse les enfants. C’est la première fois que j’observe ces mœurs en Afrique. Ces Arabes pasteurs n’ont point de captifs. Tous les individus jouissent de la même liberté et c’est à peine si le chef de chaque agglomération a quelques prérogatives.
Chaque famille possède son troupeau dont les animaux vivent aux alentours du village, mélangé aux troupeaux des autres familles. Les enfants les surveillent, les plus jeunes agneaux somnolent à la porte des cases, au milieu des enfants. Quelques chiens au corps étique reposent à côté. Ces chiens me paraissent appartenir à une race spéciale. Le pelage roux et court, les membres élevés, le corps svelte, aux côtes saillantes, le museau allongé, ils présentent de nombreux points de ressemblance avec notre lévrier ; leur queue est aussi très allongée et à poils courts. A l’encontre du chien Kirdi qui aboie rarement et pousse des cris plaintifs quand on le frappe, ce dont les indigènes ne se font point faute, le chien du Ba Mbassa hurle à tout propos et rien n’est plus désagréable que de passer une nuit dans un village de pasteurs. Cela me rappelle nos nuits d’insomnie chez les Peuls ou Foulbés fétichistes qui possèdent un chien semblable. Du reste il ne diffère point du chien Laobé décrit par M. de Rochebrune.
C’est un argument de plus qui me porte à assimiler ces prétendus Arabes pasteurs à des Foulbés ou Fellata. Toute leur existence rappelle la vie des Peuls : leurs mœurs simples vraiment patriarcales, l’attachement qu’ils portent à leurs troupeaux, leur aversion pour la guerre, la tiédeur avec laquelle ils pratiquent l’Islam, l’installation toujours provisoire de leurs villages, les cultures ordinairement fort négligées, l’alimentation consistant presque exclusivement en laitage.
Leurs paillotes sont construites aussi sur le type des cases peules de la boucle du Niger. La charpente est faite à la hâte à l’aide de quelques baliveaux. La toiture en dôme est faite d’herbes non tressées, fixées grossièrement aux branches que fixent des lanières d’écorce. L’intérieur est spacieux et peut abriter une famille ayant souvent de nombreux enfants. On y loge aussi les animaux nouveau-nés ; souvent le troupeau de moutons tout entier y dort la nuit.
Les caractères physiques présentent aussi les plus grandes analogies avec ceux des Foulbés. Le corps est nerveux, les membres fins, les traits du visage harmonieux, le teint n’est point noir, mais chocolat clair, parfois presque blanc, le nez aquilin est petit, les lèvres fines. Ce type n’est ni celui du nègre ni celui de l’Arabe ; ce serait plutôt celui du Berbère. Les cheveux ne sont point laineux comme chez les noirs, mais bien crépus ; chez les femmes et les jeunes élégantes les nattes sont enduites d’une grande quantité de beurre et parfois savamment entremêlées de perles et de corail. La toilette d’une femme n’est pas une mince besogne, elle demande plusieurs heures. Il est vrai qu’elle ne se renouvelle que rarement. Au cou les femmes portent de multiples colliers de cuir auxquels sont suspendus des sachets de perles, de corail. Les hommes sont vêtus, sans aucune recherche, du grand manteau en coton indigène non teint.
Très dociles, vivant sans conflit avec leurs voisins, cherchant la paix, bien supérieurs à la majorité des Baguirmiens, ces musulmans sont des sujets précieux que nous devons protéger. Je serais d’avis qu’on les aidât directement à reconstituer leurs troupeaux au lieu de les pressurer comme on l’a fait ou laissé faire.
3 août. — Nous avons encore traversé deux villages d’Arabes pasteurs, Madem (30 cases) et Mamaïka (25 cases). Le premier possède une trentaine de vaches et des moutons, le second, des moutons seulement. Ces moutons appartiennent à la même race que les moutons djennonké du Soudan français. Leurs longs poils, sans être soyeux ni bouclés, pourraient être tissés. C’est un type bien différent du mouton du Ouadaï, maigre, à poils ras, que nous avons vu chez Senoussi. Les femmes qui ont un enfant au sein portent une peau de mouton sur les reins du côté gauche, la laine en dehors ; c’est dans cet abri qu’est placé l’enfant.
De Mamaïka une marche de quelques kilomètres vers l’E. nous conduit de nouveau en pays baguirmien, au village de Boti.
La végétation des pays traversés dans cette journée du 3 se compose pour les 4/5, comme nombre d’individus, de Combrétacées, viennent ensuite les Légumineuses, le Balanites. Depuis Nigué, nous n’avons vu ni Hyphæne, ni Borassus. Quelques espèces que je croyais disparues se sont rencontrées aujourd’hui ce sont : Afzelia, Daniella (un seul pied), de beaux Detarium arborescents. Toujours beaucoup de Crinum et de Dipcadi, ces derniers ont toutes les feuilles couvertes d’Uredo.
De Mamaïka à Boti, puis jusqu’à Ylal, nous avons reconnu de nombreuses traces toutes fraîches d’éléphant. Cet animal serait assez commun sur le moyen Ba Mbassa.
4 août. — Les villages Baguirmiens se succèdent maintenant sans interruption. Nous en avons rencontré quatre : Boti (35 cases), Loti (15 cases), Orom (20 cases), Ylal (50 cases). Tous se ressemblent et diffèrent très peu des villages Saras. Aux approches de ces villages on distingue d’abord la cîme chauve des grands Acacia albida exclusivement cantonnés sur les terres anciennement cultivées. Puis on aborde les terrains débroussaillés par le feu, couverts de troncs secs à demi carbonisés et encore en place. C’est là que se sèmera le Mil dans un ou deux ans ; en attendant, les plantes messicoles annuelles ont déjà pris possession de la terre. Enfin une grande éclaircie apparaît : c’est l’emplacement proprement dit des champs, défriché depuis un temps immémorial et qu’on ensemence encore chaque année par place, laissant le reste en jachère jusqu’à l’année favorable. Ici plus d’arbustes, mais des arbres porte-ombre disséminés au hasard. Assez rares et appartenant à des essences peu feuillues, ils ne donnent plus l’impression de vergers comme chez les Saras, mais ils font penser aux maigres arbres dispersés à travers les plaines jurassiques de Normandie. Ils n’appartiennent qu’à 3 ou 4 espèces : Balanites, Acacia albida, Sterculia tomentosa, parfois des Tamariniers. Les chèvres et les moutons, quand il en existe, pâturent dans les jachères très herbues à cette époque de l’année. Bientôt apparaît la silhouette du village dont on distingue les toits pointus des cases, et en dernier lieu l’enceinte haute de 2 mètres formée de paillassons tressés et soutenus par des perches grossières, non écimées. Les cases sont entassées les unes sur les autres, de telle sorte qu’un village de 50 habitations couvre à peine une surface de 25 ares. Plusieurs portes permettent l’accès dans l’enceinte, où l’on circule dans des ruelles étroites, entre des palissades en paille, écartées de moins d’un mètre, qui entourent la demeure de chaque famille.
Les cases sont rondes, spacieuses. Leurs murs, entièrement construits en paille tressée, s’appuient sur des poteaux qui soutiennent un toit conique surmonté d’une pointe, longue de 0m,50, également en paille. A l’intérieur sont les ustensiles habituels en Afrique : calebasses faites avec les fruits du Lagenaria, cruches et poteries diverses en terre cuite, mortiers et pilons à mil, enfin le foyer formé de 3 grosses boules d’argile séchée, rapprochées pour supporter la marmite. Une grande place est réservée au lit, constitué le plus souvent par quatre piquets hauts de 1 mètre, sur lesquels reposent des barres transversales qui supportent les nattes. Le lit des riches, plus confortable, se compose d’un cadre en bois auquel sont fixées des lanières de cuir entrecroisées. Ce lit peut être muni de 4 pieds. Quand ces pieds n’existent pas on le place simplement sur 4 pieux.
Outre les cases proprement dites, on trouve ordinairement, dans l’enceinte qui constitue le home de chaque famille, un toit horizontal soutenu par de hautes perches. C’est sous cet abri qu’on se repose pendant les heures chaudes de la journée[209].
A la saison sèche, la cour qui entoure chaque demeure est assez spacieuse, mais au début de la saison des pluies on la transforme en jardin où sont cultivés les légumes qui servent à relever le goût du mil ou du sorgho : Gombo, oseille de Guinée, courges. J’y ai vu aussi quelques pieds de Cotonniers et d’Indigotiers, des Lagenaria grimpant sur les cases, mais jusqu’à ce jour, ni Tabac, ni Piment, ni Tomates amères.
Sans être aussi soignées que chez les Saras, les Bouas et les Sarrouas, les cultures sont cependant bien entretenues. Le Sorgho et le Penicillaria (gros et petit mil) tiennent la place principale. Le Sorgho, haut parfois de 3 mètres, montre déjà quelques épis. Le Penicillaria est encore en herbe, par endroits même on commence seulement à le repiquer. Entre les pieds de mil et parfois dans des champs séparés on cultive le haricot (Vigna), mais en moins grande quantité que chez les Saras ; puis les Pastèques et les Courgettes à huile. Les cultures secondaires sont l’Eleusine, le Sésame, les Arachides et peut-être aussi le Voandzeia que je n’ai vu au Baguirmi que chez les Arabes. Notons l’absence complète du Manioc, de Patates, d’Ignames, de Dazo, de Plectranthus, de Fonio, de Chanvre du Sénégal, de Riz. Il n’est pas douteux que la plupart de ces plantes réussiraient pourtant. On ne trouve que quelques pieds de cotonniers et d’indigotiers près de chaque demeure, plantés exclusivement pour les besoins de la famille. Ils sont généralement fort beaux et le Cotonnier hirsute en particulier apparaît en buissons hauts de 1m,50, couverts de fleurs à cette époque.
5 août. — Voici quatre jours passés sans une tornade. Le sol est dur comme du macadam. Les plaines à herbes rases, couvertes de Liliacées et d’Amaryllidées qui représentent la flore des marais, sont actuellement si desséchées que les plantes souffrent. D’ailleurs la végétation s’appauvrit de jour en jour. Hier ont disparu le Khaya, le Daniella, l’Afzelia, les Kaempferia. On ne trouve plus que quelques pieds de Detarium. Au contraire les Acacia deviennent communs, l’Acacia vereck, rencontré hier pour la première fois, devient commun aussi[210]. Le Conocarpus et le Cassia fistula sont très abondants. Les plantes annuelles herbacées couvrent une grande partie du sol qui prend l’aspect d’une magnifique pelouse émaillée de fleurs, les Acanthacées remplacent les Labiées, Légumineuses, Liliacées, Composées. L’ensemble ressemble tout à fait à nos prairies de France.
Les villages sont peu espacés, les cultures s’étendent parfois à plusieurs kilomètres aux alentours. Nous avons traversé aujourd’hui Moguilé S. (15 cases) ; Moguilé N. (40 cases) ; Mouré (100 cases) ; Gala (40 cases) ; Dol (80 cases). A Mouré on possède quelques troupeaux de bœufs et de moutons ; nous y avons rencontré quelques Fellatas.
5 au 8 août, De Mouré à Tcheckna. — Le sol, constitué presque partout par un limon rougeâtre, est cultivé sur de vastes étendues qu’interrompent seuls des espaces marécageux (par exemple de Tjékouria à Mamsa et de Mougal à Béïkam). Les agglomérations sont plus denses et plus rapprochées. Nous avons traversé les villages de : Maciré (premier groupe : 60 cases ; second : 50 cases ; troisième, Maciré-Koursoua, du nom de Koursoua, la première femme de Gaourang, 100 cases) ; Tjékouria (quatre agglomérations, intervalle de 4 kilomètres entre les deux extrémités, 500 cases en tout) ; Mamsa (deux groupes chacun de 35 cases) ; Belamedé (20 cases) ; Masséniao (80 cases) ; Mougal (35 et 60 cases) ; Beïkam (175 cases, nous avons vu le marché où une trentaine de femmes avaient apporté du Mil, des légumes, du lait). De Beïkam on aperçoit, au bord du Ba Mbassa, Tcheckna avec 800 cases visibles.
La population actuelle de Tcheckna s’élèverait à 5.000 habitants, et d’après le capitaine Jacquin, à 12.000, mais ce chiffre sous toutes réserves quand Gaourang réside dans cette ville. C’est sur le bord du grand sillon tracé par le Bahr el Erguig dans la plaine argileuse du Baguirmi, qu’est construite la capitale actuelle de l’Empire. Toutes les maisons, y compris celles du sultan, des commerçants fezzanais et de tous les notables sont d’aspect misérable. Ce sont les paillottes classiques du Baguirmi entourées de murs en paille tressée. Tout est fait à la hâte et semble provisoire. La campagne avoisinante n’a rien de séduisant. Les grands arbres font défaut, quelques Acacia albida dénudés, des Tamariniers rabougris, une quinzaine de gros Ebéniers et des Celtis aux dômes verdoyants sont les seules essences sur lesquelles puisse se reposer le regard. La terre est mal défrichée : au milieu des cultures surgissent des buissons épineux d’Acacia, de Balanites et de Capparis. Les Dipcadi et les Acrospira qu’il est impossible d’expulser des champs disputent la place au Mil et au Penicillaria.
Si l’on s’éloigne de quelques centaines de mètres du village, on tombe sur la couche argileuse imperméable où, en s’écartant du sentier, on risque à tout instant de mettre le pied dans des flaques d’eau cachées par les herbes. Après les pluies le sol cède sous les pieds[211].
IV. — LE CLIMAT DE TCHECKNA
C’est le climat du N. du Soudan, très chaud en saison sèche, peu pluvieux à l’hivernage. L’harmattan souffle avec violence presque tous les jours de décembre à mars. Les pluies n’arrivent qu’en juin ; elles sont d’abord très espacées (une par semaine en moyenne). Beaucoup d’orages, accompagnés d’un vent violent qui, soulevant le sable, n’amènent point d’eau. Le régime des fortes pluies s’établit dans la deuxième quinzaine de juillet et dure jusqu’à la seconde quinzaine de septembre. Du 1er au 13 août 1903, le ciel est resté presque constamment nuageux. De fréquentes averses se sont abattues sans être précédées de coups de vent. Parfois la pluie dure plusieurs heures. L’atmosphère est très humide. Toutes les substances organiques, les chaussures, le bois mort se couvrent de moisissures. Le 14 août apparaît une période de sécheresse, au milieu du jour un vent chaud et sec souffle du S.-E., parfois avec violence. L’atmosphère est lourde et chargée d’électricité. Le soir de gros nuages s’amassent au S. et des éclairs fréquents illuminent l’horizon, mais ces orages s’éloignent vers le S.-O., laissant tout au plus tomber quelques gouttelettes de pluie. Du 14 au 22 août, à deux ou trois reprises, des tornades sèches ont éclaté au lever du jour ; le vent soulève alors de gros nuages de sable, le ciel s’obscurcit, mais il ne tombe pas d’eau ou seulement quelques gouttes. C’est le type des tornades sèches si fréquent dans le N. du Soudan.
Sous l’influence de ces variations de chaleur et de refroidissement, de pluie et de sécheresse, la végétation prend un rapide développement. C’est en ce moment que les prairies fournissent le plus abondamment l’herbe au bétail. Le sol est couvert de Graminées qui s’élèvent de 0m,30 à 0m,80 (Panicum, Pennisetum, Setaria, Dactyloctenium) et qui, toutes, sont en fleurs. Par les périodes sèches que nous traversons, à la fin d’août, il serait très aisé de sécher ces herbes et de les emmagasiner pour la période de disette. La saison la plus favorable à la récolte du foin va du 15 août au 1er septembre. En ce moment la plupart des herbes sont en fleurs ; plus tôt elles sont trop tendres, plus tard, elles ont grainé et elles durcissent très vite. C’est en général du 20 au 30 août qu’a lieu à Tcheckna l’épiage du mil (Sorgho ou Penicillaria). Les champs environnants présentent un aspect magnifique. Les céréales s’élèvent à 3 mètres de hauteur formant une immense ceinture d’un vert sombre autour des villages. L’enceinte environnant chaque case est elle-même remplie de maïs et de mil.
V. — LES COURS D’EAU
La rivière du Dekakiré. — La rivière du Dekakiré (Baro) se détache du Ba Lairi à Koli ou Kol et coule sensiblement N.O.-S.E. pour aller joindre le Bahr Salamet par 2 branches, l’une tombant aux environs de Mali, l’autre aux environs de Balbédja.
Les mares qu’elle forme sont : Koli (vill.) Gatau (ou Gatahou) vill. Kouri, Masro (vill.) Diana ou Dienna, Dimbé (ou Dembé), Mandérou, Miléré, Kobi ou Kobo, Gaal, Mam E. de Djember, Kétia, Kouamou (12 juillet) dirigé 15° N.-E. 15° S. 40 mètres de large, 0m,50 de profondeur (large bordure de Vétiver des 2 côtés (Nauclea), Toumoulo (nuit du 11 au 12 juillet), Minia Baro (près Kérem, 11 juillet), large de 50 à 80 mètres, lit rempli d’herbes aquatiques en contre bas de 1m,50 dirigé N. 30° O.-S. 30° E. (poissons, crocodiles, hippopotames).
Minia Mogui près Ouarga. Minia Foya N. 20° O.-S. 20° E. dépression herbeuse, large de 30 mètres, profonde de 2 mètres (Nauclea), Minia Lomé au S. de Kendégué, se divise en 2 branches, la principale va rejoindre le Bahr Salamet aux environs de Mali et l’autre la Mindja Toutou en aval de Balbédja.
La rivière du Dekakiré (Baro) constituait avant l’ensablement de son lit un canal de jonction entre le Bahr Salamet et le Ba Laïri. Dans ces deux fleuves l’eau de la saison pluvieuse arrive à peine à remplir chaque année les dépressions de leur lit en constituant pendant quelques mois des chapelets de mares qui s’assèchent le reste de l’année. A plus forte raison le canal qui les réunissait a perdu toute son importance. Il n’est plus indiqué que par une ligne de points d’eau, presque tous taris au cœur de la saison sèche. Les Arabes du Dekakiré conduisent alors leurs troupeaux aux mares persistantes et ne les dispersent qu’à l’arrivée des pluies.
Ba Tha ou Ba Laïri (Soro en Telala). — La branche qui nous occupe coule sensiblement N.N.O.-S.S.E. En amont de Koli, le Ba-Laïri traverse les régions de : Laïri, Dagna (Danja), Modobo, Télébau, Kouné, Gamkoul. J’ai coupé ce canal le 30 juillet à quelques kilomètres de Modobo entre Dagna et Korbo en un point où il porte le nom de Dounou. Là il coule sensiblement N.E.-S.O. dans une grande dépression déboisée large de 300 à 500 mètres. Au point où je l’ai coupé il offre 2 bras distants de 150 ou 200 mètres, le premier est herbeux avec quelques flaques où croît le Bourgou, il est large de 50 mètres et en contre-bas de 0m,70 à peine.
Le second, qui est le bras principal, est large de 30 à 40 mètres, avec des berges de 1m50, un lit à fond sablonneux avec des mares çà et là.
Le Ba Korbol. — Le Ba Korbol serait un ancien bras latéral du Chari auquel aboutissait autrefois le Ba Laïri. D’autre part ce dernier canal envoyait des communications au Baro (notamment le Corsili, originaire de Gamkoul, passant ensuite entre Kègne et Tom). Il en envoyait au Bahr el Erguig.
Le Bahr el Erguig. — Le Bahr el Erguig ou Ba Reguig, Ba Batjikam, Ba Irr (Barth), Ba Mbassa (nom Baguirmien), a son origine sur le Chari un peu en aval de Demraou, c’est-à-dire entre Demraou et Miltou, et après avoir passé par Tcheckna, capitale actuelle du Baguirmi, retourne au fleuve un peu en aval de Mandjaffa. Je l’ai vu pour la première fois entre Korbo, (Korbo est le Dangoua de Nachtigal, l’agglomération de Dangoua est aujourd’hui détruite) et Boullaï et observé en détail. Il coule sensiblement S.E.-N.O. dans une grande plaine large de 2 à 4 kilomètres, sur laquelle la végétation se compose de Terminalia, Combretum Glutinosum, Acacia, Doum et Deleb.
Dans la dépression qui marque le firki, le Vétiver, les Panicum, le Nauclea et les Mimosa abondent. Le lit proprement dit, en partie occupé par des bancs de sable, désormais pour la plupart en dehors des inondations, mesure 150 à 200 mètres de largeur. D’un côté il est limité par une berge haute de 2 à 3 mètres, de l’autre il s’élève en pente douce jusqu’au niveau de la plaine. Plusieurs passes, dont quelques-unes occupées par des flaques d’eau, existent ordinairement, mais une seule livre passage au cours d’eau actuel. Ce dernier, dont le lit est ordinairement peu marqué, contient de l’eau sur une profondeur de 0m,10 à 0m,20, et une largeur de 4 à 12 mètres avec un courant assez fort. En certains endroits existent des élargissements et de grandes fosses, profondes parfois de plusieurs mètres, où le courant n’est plus sensible, et dans lesquelles vivent des hippopotames.
Mouré (Mola de Nachtigal). — Ici le Ba Mbassa ainsi nommé en Baguirmien petit fleuve, par opposition au grand fleuve (Chari), coule O. 25° N. à 1 kilomètre à l’E. du village. La trouée qu’il occupe est large de 2 kilomètres, elle comprend 6 chenaux, le principal à l’E. L’ensemble constitue un immense lit sablonneux dans lequel on distingue encore les dunes fixées. Dans aucun l’eau ne coulait le 5 août. Tous ne présentent que de petites mares encombrées de roseaux (Vétiver, Panicum, Mil sauvage, Bourgou) sur leurs bords. Dans le chenal oriental seulement on observait des dépôts de brindilles, indiquant que l’eau avait déjà coulé d’une mare à l’autre, à la suite des dernières pluies.
Entre chaque bras existent des dunes tantôt nues, tantôt couvertes de grands indigofères sauvages. Le lit de chaque dépression est à peine indiqué, celui du bras oriental seul est bien encaissé entre deux berges taillées à pic dans l’argile, celle de droite ayant 3 mètres de haut et celle de gauche ayant seulement 1m,50. Dans les autres, le lit est tout à fait incertain et se compose seulement de poches et de culs-de-sac où l’eau s’accumule au moment de l’inondation, mais où il n’existe jamais de véritable courant. D’ailleurs, selon les indigènes, l’eau ne monte pas tous les ans de manière à atteindre Madjé. L’inondation qui permit à M. Gentil, en 1897, de remonter le Ba Mbassa avec le Blot était si exceptionnelle que les vieillards n’en avaient jamais vu de semblables. En 1898, d’après les indigènes, le Ba Mbassa est resté complètement à sec. En 1899, il y eut encore une grande crue et depuis on n’en a pas vu de semblable. C’est à l’époque de la récolte du Mil, c’est-à-dire en novembre, que la hauteur des eaux est la plus forte au Baguirmi.
Le Bahr el Erguig à Tcheckna. — Sa vallée tortueuse consiste en une dépression sablonneuse, large de 1.500 à 3.000 mètres. Un rideau d’arbres espacés indique seul sur chaque rive la limite où s’arrête l’inondation, car le lit n’a point de berges. De chaque côté, un glacis en pente douce, gazonné par des touffes de Vétiver ou des herbes salicicoles, descend vers le fossé où coule l’eau au début de la crue. Ce canal, jonché de bancs de sable très fin, a lui-même un lit très indécis large de 30 à 50 mètres. Parfois il est dominé de falaises de 4 à 8 mètres, entaillées dans le sable ; parfois il est dépourvu de berges et chemine entre des bancs de sable dans des marais encombrés d’herbes aquatiques, au milieu desquelles il se perd. On conçoit que la marche de la crue soit très lente. La pente générale est extrêmement faible. Puis le sable absorbe l’eau au fur à mesure qu’elle arrive ; les grandes dépressions marécageuses en retiennent aussi une partie, car les herbes y jouent le rôle d’une éponge qui ralentit encore le courant. Enfin au moment des pluies violentes, les bancs se déplacent et viennent barrer le chenal. A moins qu’une forte crue ne vienne déblayer plus tard ce barrage, il ne tardera pas à se consolider par de nouveaux apports, surtout grâce à la végétation qui le recouvre. Il se constituera en arrière une mare permanente, parfois suffisamment profonde pour que les hippopotames puissent y rester toute l’année. On cite aux environs de Tcheckna les mares de Malcassa près de Guérié (en amont) et celles d’Artaïe (en aval) comme étant dans ce cas.
Le lit est complètement à sec de février à octobre. A partir de mars, les mares des cavités plus profondes s’assèchent elles-mêmes. En mai et juin on trouve difficilement de l’eau à Tcheckna. Les pluies remplissent quelques creux aux parois argileuses ; mais dans les autres le sable ne tarde pas à absorber l’eau apportée par des affluents torrentiels. Mais le ruissellement, si rapide qu’il soit, a eu le temps d’arracher aux terres cultivées l’humus qu’il entraîne dans le lit du Bahr el Erguig. Les plaines ne sont pas encore suffisamment nivelées pour que les grandes dépressions africaines qui en occupent le centre ne contribuent à l’appauvrissement du sol, loin d’être une source de richesse pour le pays.
La crue arrive à Tcheckna du 15 octobre au 1er novembre, elle continue parfois à s’écouler jusqu’au mois de janvier. Les années de faible inondation l’eau remplit seulement le chenal (olo ou alba) et les marais cités (boucou angué). Les années de grande crue elle remplit tout le lit (Kokoba) ; les hippopotames et les crocodiles remontent alors en grand nombre ; il y a une profondeur de 5 à 8 mètres d’eau dans le thalweg du chenal et, disent les indigènes, un courant impétueux. Mais cela ne dure que quelques jours. L’eau abandonne très rapidement les glacis latéraux qu’elle a momentanément recouverts. Ces glacis (mankéla) reçoivent chaque fois une mince couche (5 à 6 millimètres) d’humus qui est emportée par la crue suivante. Leur sol est constitué par une argile jaune-rougeâtre qui retient de nombreuses flaques d’eau. Aussi n’est-il point utilisé pour la culture. Les plantations de mil s’arrêtent à quelques mètres de la limite extrême des inondations.
Les falaises qui surgissent çà et là dans le lit moyen du Bahr el Erguig permettent de déterminer l’origine du fleuve et les variations qu’il a subies dans les époques précédentes. Le Bahr el Erguig s’est déblayé un lit immense dans l’alluvion ancienne (argile du Baguirmi). Il était alors un fleuve permanent, large de 1 à 4 kilomètres. Au milieu il avait une profondeur de plus de 20 mètres ; une couche de sable dont nous n’avons vu nulle part la base se déposa peu à peu au fond. Il recevait du Baguirmi des affluents dont le cours n’est reconnaissable qu’en quelques points. Puis les pluies soudaniennes diminuèrent. Le Ba Mbassa suffit une partie de l’année à l’écoulement des eaux venant du S. Ce ne fut plus qu’à des intervalles lointains qu’il y eut encore des crues violentes. Dans les assises de sable on constate par intervalles des couches de 10 à 20 centimètres, formées presque exclusivement de galets quartzeux dont les plus volumineux ont la grosseur d’un œuf de pigeon. A ce moment déjà l’eau n’occupait plus tout le lit, mais seulement un chenal restreint et tortueux, où les bancs de galets sont très localisés. Plus tard s’établit çà et là dans le lit un régime marécageux car on observe, par endroits, des couches noirâtres qui ont jusqu’à 15 centimètres d’épaisseur. Elles sont recouvertes de sable dont l’horizontalité des stratifications indique la lenteur du dépôt. Cette alternance de formations marécageuses et fluviatiles marque un régime irrégulier à une époque déjà ancienne puisqu’au dessous on observe 5 à 6 mètres de sables compacts. Depuis, l’envasement a continué et le Bahr el Erguig, qui ne reçoit plus ses anciens affluents baguirmiens, s’appauvrit de plus en plus.
VI. — LES MARAIS ENTRE MASSÉNIA ET LE BA LAÏRI
A l’E. de Massénia la carte de Barth indiquait déjà de grands marais s’étendant entre les villages de Bidri, Balao, Bourgoumassa, Mossero et se prolongeant vers le Ba Tha ou Ba Laïri. Ces marais existent en effet ; ils sont assez profonds pour barrer la route aux caravanes en août et septembre. Le Béda, le plus rapproché de Tcheckna, se nomme Béda Kaga. Il se poursuit sur Déouligna, rejoint le Béda Kindji qui se prolonge vers le N.-E., et par Absaïn, atteint le Ba Tha à El Birki. Par suite de cette communication, aux hautes crues le poisson se répand jusqu’aux environs de Massénia. Les Baguirmiens affirment que ces marais ne communiquent pas avec le Ba Mbassa. Cependant il n’est pas douteux qu’anciennement le Ba Laïri et le Ba Mbassa étaient en rapports par un bras qui partait des environs de Tcheckna et par le N.-E. joignait El Birki. Les apports sableux du Ba Mbassa ont formé à son confluent avec ce diverticule un barrage de dunes qui a interrompu la communication. Le Bouta Melmess prolongé par le rahat Beinbey, situés à mi-chemin entre Massénia et Abougher, unissent et ont dû unir le système du Kindji aux marigots, situés à l’E. de Dourbali et communiquant avec le Chari. Enfin avec ce groupe de canaux venaient s’aboucher les Minia formées au S. de Moïto. Ce système très complexe de canaux devait lui-même être en communication avec le bras allant du Baro au Ba Reguig de Gaoui par des canaux découpant le Khozzam.
Tous les pays s’étendant depuis le bas Bahr Salamat et l’Iro jusqu’au Bas-Bahr el Ghazal, sur plus de 300 kilomètres de largeur, étaient donc à une époque qu’il est impossible de préciser, mais vraisemblablement peu reculée, couverts d’innombrables canaux communiquant entre eux par une infinité de bras, tantôt enserrant autour des pics granitiques des aires exondées fort étendues, tantôt venant déboucher dans de vastes lagunes dont les lacs Iro et Fittri sont les derniers vestiges. Dans ces lagunes, dans les parties les plus profondes des canaux vivaient en quantité les caïmans et les hippopotames. Ces grands animaux ont peu à peu disparu. Il en est resté encore jusqu’à nos jours dans certains rahats, simples flaques, où ils trouvent à peine assez d’eau pour subsister. Tous ces pays, actuellement menacés d’une stérilité complète par suite de l’extension du climat saharien, ressemblaient à ce qu’est aujourd’hui l’archipel Kouri à l’entrée du Bahr el Ghazal dans le Tchad. Ce lac est lui-même condamné au même sort que ces immenses lagunes.