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L'Afrique centrale française : $b Récit du voyage de la mission

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Fig. 15. — Divers sifflets d’appel des Bandas et des Mandjias.

Mythologie. — Les Bandas, d’après M. Toqué, n’ont pas de fétiches. Les Arabes les ont traités comme des brutes incapables de comprendre et d’embrasser l’islamisme. M. Toqué pense aussi que les Bandas ne sont pas assez développés intellectuellement pour concevoir un dogme abstrait. Ils croient pourtant en un certain Dieu Youvrou qui fait la pluie, le tonnerre, les éclairs.

La Création. — Youvrou, maître de l’univers, descendit du ciel pour créer l’espèce humaine. Il fit un homme (?) qu’il nomma Amba et une femme qu’il appela Téré. Il créa ensuite tout ce qui devait servir à leur existence. « Probablement satisfait de son œuvre, il fit six Mbrés (trois hommes et trois femmes), puis six Moroubas et six Ngaos. Il les accoupla et leur apprit le grand geste d’Amour qu’il leur fit répéter trois fois pour s’assurer qu’ils l’avaient bien compris. Enfin il leur montra dans la nature les plantes et les animaux, tout ce qui était bon et tout ce qui était mauvais. Cela fait il remonta au ciel et laissa les mortels à leur triste sort. »

Les Corocoumbo. — Ce sont les âmes des trépassés qui reviennent tracasser les vivants la nuit, sous la forme de nains habitant les montagnes (le kaga Bandéro par exemple). Les vieillards seuls peuvent les voir sans danger. Pour les autres ils sont tous plus ou moins dangereux. Certains donnent la mort par le regard. D’autres grisent l’homme qu’ils rencontrent avec du pipi et l’emportent ensuite. D’autres encore offrent la nuit au passant de la viande. Si le passant refuse, l’esprit s’en va, dans le cas contraire, l’esprit le tourmente. Quand un homme meurt, pour apaiser les esprits, on porte sur la montagne des cabris, des poules, des œufs et surtout du manioc, du pipi et des chiens, en un mot tout ce qu’il faut pour assouvir la faim de ces nains.

Le Jugement des ames. — Les Corocoumba ne comprennent parmi les âmes des trépassés que celles des élus. Le jugement est rendu aussitôt après la mort par tous les esprits qui ont connu le trépassé. S’il est favorable (et il suffit pour cela de n’avoir point tué), l’âme vit parmi les esprits des montagnes. Dans le cas contraire, le méchant est entraîné vers une route barrée par une fosse recouverte de fagots. Il y tombe et le feu s’allume aussitôt. Les plus grands criminels ont leur âme incarnée dans un lion (inna) qui est condamné toute sa vie à chasser les antilopes et à les apporter aux Corocoumba.

La vie des bons esprits est l’idéal de bonheur pour le nègre. On se réunit à l’ombre de l’Okourou, on danse, on boit le pipi et on mange les victuailles apportées en abondance par les vivants. Le royaume des trépassés est organisé comme celui des vivants. Les esprits vivent par agglomérations ayant chacune un chef. Ce dernier est choisi parmi ceux qui ont été enlevés par les esprits et de préférence parmi les enfants qui ne connaissent pas le mal. Il y a un chef suprême sur lequel les Bandas n’ont pas donné de renseignements à M. Toqué.

Un esprit peut mettre sous la protection des autres esprits un vivant qui lui est cher, son fils par exemple. On peut aussi demander aux Corocoumbo des guérisons. On prend une poule blanche et on se rend à la montagne. Quand on croit que les hommes de la montagne ont eu le temps d’approcher, on jette la poule et on s’enfuit à toutes jambes, si l’offrande plaît aux Corocoumbo, ils guérissent le malade.

Les esprits justiciers. — La victime d’un assassinat peut entraîner, dans le délai d’un jour, son meurtrier dans la fosse enflammée réservée aux méchants ; il lui suffit de revenir sur terre et de fixer du regard son ennemi. Les Corocoumbo châtient parfois les méchants en leur envoyant les lagpa et les mokoubiri.

Le lagpa a la tête et les pieds de l’antilope, le ventre et les épaules de l’homme. Il vient demander du foro (bois rouge), de la farine, des œufs et demande parfois de la graisse pour oindre. Malheur à celui qui l’éconduit ; il reçoit un sort et meurt quelques heures après. Si on le satisfait, le lagpa s’éloigne. Le Mokoubiri est un homme qui s’adresse aux brigands pour leur demander des poules, des œufs ; ces mets une fois apportés, il les refuse. Il demande alors du chien... et des excréments humains. Quand il les a reçus, il fixe le criminel et s’éloigne. Deux jours après ce dernier meurt, ordinairement après un long supplice. Les Corocoumba viennent faire tamtam autour du moribond et le jugent quand il expire. Les Mbrés ont modifié la conception du inna. Ce lion esprit est non seulement condamné à chasser l’antilope pour les Corocoumbo, mais il peut être l’exécuteur des hautes œuvres. Dès qu’un homme a vu le inna, il se sauve et généralement toute sa famille le suit.

Prédictions. — Le destin n’est consulté que quand la mort guette un parent ou un ami et l’épreuve a pour but de savoir si le patient va mourir dans la journée. On a le choix de trois moyens : la zounga, le doudou et le foro.

Dans le premier cas on plante légèrement en terre un bâton nommé Zounga, on se place à 10 ou 12 pas et on lance des cailloux (badia) sur la zounga, en prononçant la phrase suivante : Sé Kiou caï sé Youccou. S’il va mourir tombe ! Quand on a lancé 3 ou 4 pierres, si le bâton est resté debout, le malade est sûr de vivre 24 heures au moins.

Le doudou est une sagaie que l’on place en équilibre, horizontalement, sur la face bombée d’une calebasse renversée. On prend les côtés entre le pouce et l’index et brusquement on laisse retomber. Si la sagaie roule par terre, le malade est sauvé pour 24 heures.

Le foro (le mbio des Sangos) est le bois couleur garance. On en prend un morceau qu’on met en terre. Si pendant une minute aucune fourmi ne fait son apparition dans un cercle de 0m,25 autour du foro l’horoscope est favorable ; dans le cas contraire le malade doit mourir.

Idées sur les Blancs. — Pour ceux qui ne vivent pas constamment à notre contact, les Blancs sont les fils de Youvrou ; ils descendent du ciel. « Ils ne meurent pas, ils se dépouillent seulement de leur enveloppe terrestre et remontent au ciel. »

Voici la légende que rapporte M. Toqué :

Un jour Youvrou s’émut des malheurs des Bandas chassés de leur pays par les Arabes. Il fit venir les Blancs et leur dit :

— Les Bandas ont beaucoup de misère. Les Arabes leur font la guerre. Va vers eux pour faire cesser le palabre.

— Avec quoi battrai-je les Arabes ? dit le Blanc ?

Alors Youvrou :

— Voilà un morceau de mon tonnerre, et il donna au Blanc le fusil !

— Et comment, continua le Blanc, montrerai-je aux Bandas que je suis leur frère ?

— Tiens, fit Youvrou dans un élan de générosité, voilà des étoffes et des perles. Les Bandas te reconnaîtront à ce signe, et le Blanc partit.

Les Blancs ont-ils des femmes ? Oui, disent les uns, puisqu’ils sacrifient à la chair comme nous. Non, disent les autres, puisqu’ils descendent du ciel. Ici seulement ils ont un corps et satisfont à ses exigences. Pourquoi ont-ils des habits ? Tous le savent ou à peu près, mais dans les débuts aucun d’eux ne s’en doutait. Les plus malins avaient résolu la question : « c’est pour ne pas se brûler quand ils sont près du feu. »

Le Dr Decorse, d’un autre côté, a donné sur les Bandas des renseignements que nous reproduisons ici[50] :

Village Banda. — Décrire un village comme Krébedjé, c’est décrire tous les villages Banda. Krébedjé a néanmoins l’apparence de la propreté et de l’aisance. Comme partout les cases sont groupées par quatre ou cinq, formant de petites communautés familiales. Au centre de chaque groupe, ou à peu près, un petit tertre : c’est la place, le forum ; on y a planté une rangée de pieux espacés, ou un arbre mort auquel on a laissé les branches : c’est là que les visiteurs accrochent leur fourniment : fusils, sagaies, sacoches. Comme ce vestiaire fonctionne sans ouvreuses, c’est à lui-même qu’on offre de menus cadeaux ; on y suspend de temps en temps quelque épi de mil ou de maïs, afin qu’il se montre gardien plus fidèle.

Dès le matin, le propriétaire de céans y fait apporter ses armes, surtout s’il peut en tirer vanité.

Fig. 16. — Culture de la plante à sel (Hygrophila spinosa) chez les Bandas.

Il installe à côté un lit de repos, quelques bibelots, sa pipe et passe ainsi la journée à se chauffer le ventre au soleil, dans une attitude de mollesse béate, qui fait du nègre le modèle du traditionnel épicurien. Non loin de là, sur la place, un peu en contre-bas, s’élève le grenier, ou plutôt le séchoir, construction provisoire, en paille, dont les murs prennent des airs penchés, ou tendent le ventre comme si la case était trop pleine. Un toit s’ajuste sur le tout, tant bien que mal ; à l’intérieur, s’étagent quelques claies en branchages où s’étalent les épis non décortiqués.

Ce grenier ne sert pas longtemps. Une fois vide, le propriétaire en fait un abri pour la sieste. Mais il se garde bien d’y faire la moindre réparation qui l’empêcherait de tomber en ruines.

Il se réfugie alors dans la case aux palabres. Beaucoup de groupes en possèdent. A Krébedjé, elles m’ont paru construites avec plus de soin qu’ailleurs. Ce sont de petits kiosques, dont un côté seulement est fermé par une natte, qui le protège contre le soleil, lorsqu’il baisse à l’horizon. Sous ces abris traînent toutes sortes d’objets, mortiers, pierres à moudre, grès à repasser, dont l’usage est commun.

Autour de la place, les habitations sont rangées sans ordre, sans symétrie, mais toujours soigneusement espacées, dans la crainte du feu sans doute.

Comme chez les autres Banda, ce sont des cases rondes, à toiture sphéro-conique en paille tendue sur une carcasse en bois. L’aire intérieure est creusée en cuvette, dont les déblais servent à construire un mur circulaire haut d’environ 70 centimètres. Ce mur est percé d’une porte étroite protégée par un auvent cintré. Sur le seuil, un fétiche. La toiture touche presque le sol. Le pignon est formé d’un bouchon de paille, qui cache la ligature des chevrons, joints au sommet, sans l’appui d’un mât central.

Toutes les cases sont construites sur le même modèle. Dans un retrait, cependant, nous en apercevons une petite, qui a plutôt l’air d’un abri de fortune, c’est le hangar aux tamtams ; j’en compte trois : un grand et deux petits.

Fig. 17. — Couteaux de jet bandas et mandjias.

Le vieux Krébedjé est tout heureux de me dire qu’il les a volés chez les Mbagas un jour que ses hommes furent les plus forts ; sans quoi les Ndis n’en auraient probablement pas d’aussi beaux, car ils ne savent pas les faire.

Tout autour des cases on a défriché quelques arpents de brousse pour planter du maïs, du mil et des patates. Quelques bananiers se dressent çà et là, poussés au gré du hasard. Deux ou trois poules, grosses comme le poing, errent à l’aventure, fort affairées, car elles pourvoient seules a tous leurs besoins.

Un petit sentier vous invite à quitter la place. Après maints lacets inutiles à travers les herbes on arrive à un autre groupe d’habitations, semblable au premier. Un peu plus loin on en trouve un troisième, puis d’autres encore égrenés sur un espace assez considérable.

Partout ce sont les mêmes gris-gris, les mêmes cases, les mêmes cultures. Vous faites sauver quelques femmes, crier quelques bambins pansus, épouvantés par votre approche.

Des roquets jaunâtres, sales, d’une effrayante maigreur, vous filent entre les jambes, en hurlant comme si vous leur aviez donné leur quotidienne ration de coups de trique et, sans vous en apercevoir, vous vous retrouvez en pleine brousse. Retournez-vous, cherchez, cherchez bien : plus de village. Krébedjé a disparu ; vous n’apercevez même plus le pignon d’une case. Si vous n’entendiez par hasard pleurer un marmot ou aboyer des chiens, vous croiriez volontiers que vous êtes égaré dans la brousse déserte.

Type banda. — Il serait, en effet, puéril de prétendre actuellement définir un type banda. Hormis quelques signes très superficiels fournis par des parures ou le langage, on ne saurait, la plupart du temps, distinguer à première vue un Banda d’un Banziri ou d’un Sango. On est évidemment en présence d’une race très métissée, où l’on découvre même parfois de véritables physionomies européennes.

Pour résumer les caractères les plus fréquents on peut dépeindre le Banda comme un nègre à peau foncée, à système pileux peu fourni, à cheveux crépus et rudes. La tête est étroite, les traits sont plutôt enveloppés, le nez large, les lèvres fortes et le prognatisme modéré. Il est de taille moyenne, avec une grande envergure plus étendue, des membres étoffés, des reins cambrés dont l’ensellure rend plus évidente la proéminence des fesses.

En rapprochant les caractères physiques des indications fournies par le langage il ne nous semble pas imprudent d’avancer que les Banda d’ici ont bien des points communs avec les populations plus méridionales, habitant au sud de l’Oubanghi.

Comme renseignement positif, on sait qu’il y a environ cinquante ans, peut-être un peu plus, les Banda habitaient, plus à l’est, un pays limitrophe du Ouadaï, s’étendant vers le sud jusqu’aux rives de la M’Bomou. C’est là que les localisait le Cheikh Et Tounsi, sous le nom de Bandéh Djoko et de Bandéh Yam-Yam. Ils se connaissaient dans leur langue sous le nom de Ouaka, qui désigne aussi la rivière que nous appelons Koango. Des perturbations profondes, dues aux incursions des Arabes et des Anglo-Egyptiens dans le bassin du Haut-Nil, les ont chassés vers l’Ouest, jusqu’aux régions où nous les trouvons aujourd’hui.

Ils se sont établis en îlots plus ou moins fixes, dont la localisation est rendue plus difficile par notre ignorance de la topographie.

III. — LES MANDJIAS

Les Mandjias forment aujourd’hui plusieurs groupements disloqués et éparpillés au milieu de la vaste contrée occupée par les Bandas. Ces derniers, chassés constamment de l’E. par les chasseurs d’esclaves, se sont heurtés aux Mandjias. « Ceux-ci, formant un bloc compact, étant attachés à la terre, ont résisté passivement, se sont fait lentement refouler en certains points mais n’ont point émigré à de grandes distances[51]. » Toutefois nous savons que la fraction de la Nana est originaire des bords de l’Oubangui, d’après M. Toqué et suivant les souvenirs du vieux chef Makourou qui dit avoir vu le grand fleuve dans sa jeunesse[52]. D’autres sont venus du N.-O. où s’est développée leur civilisation. C’est en effet dans les Bayas, population des rives de la Haute-Sangha étudiés par Clozel[53], qu’il faut chercher ce qu’elle était avant le déclin de cette race. Les poteries bayas qui atteignent parfois 1m,50 de haut et sont couvertes d’ornements, n’existent pas dans les villages mandjias du territoire civil du Chari : signe du recul de cette civilisation. Ensuite ils ont été refoulés vers les sources de la Kémo par les Foulbés de l’Adamaoua et une population guerrière du bassin de la Ouam, les Ngaos. De plus Senoussi, avant l’arrivée des blancs, est venu leur faire la guerre jusqu’au pays des Mbrous de Diouma. L’on sait ce qu’impliquent d’atroces misères ces invasions africaines : les razzias constantes, le rapt des femmes et des enfants, les maladies qui sévissent sur les vaincus affamés et harassés, le cannibalisme qui attend les prisonniers de guerre. Réduits actuellement à 60,000 habitants soumis à notre autorité, ils ne se sont pas remis de ces souffrances, loin de là. Au poste de la Nana, M. Chamarande eut l’obligeance de nous mettre en rapport avec Makourou, l’un des plus importants chefs Mandjia de la contrée, le seul peut-être ayant sur ses administrés, fait rare chez ces fétichistes, une influence suffisante pour les commander en notre nom. Le personnage est intéressant à présenter.

Makourou était ce chef mandjia, dont Gentil avait eu l’appui à sa première mission au moment du montage du Léon Blot. Dans mon imagination, pour qu’un tel chef eût un prestige si réel ce devait être quelque roitelet d’une tenue majestueuse. C’était aussi l’avis de Courtet. Notre ahurissement fut grand en voyant paraître un petit vieux à la peau ridée, l’air abruti et dans la tenue la plus hilarante que j’aie jamais vue en Afrique. Makourou portait un pantalon d’artilleur en drap noir que quelque soldat facétieux lui avait sans doute abandonné en échange d’un couple de poulets. Le pantalon, beaucoup trop grand, était largement relevé au bas et au haut il avait dû l’attacher avec un lien d’écorce en guise de ceinture. Il avait mis en outre une tunique d’Européen, d’une blancheur immaculée avec des boutons métalliques d’infanterie coloniale, cadeau de quelque marsouin. Sa tête était malheureusement nue et il attendait sans doute un casque de pompier pour compléter sa tenue de gala. Car il n’était pas douteux que ce brave Makourou eût mis ce qu’il avait trouvé de mieux dans sa garde-robe pour nous recevoir. Après les salutations d’usage, il chercha à m’apitoyer sur la misère du temps, ce qui était relativement facile, puis il me proposa à brûle-pourpoint de me présenter ses femmes, chose à laquelle j’aquiesçai. C’est un usage assez répandu en Afrique dans les pays fétichistes. Bientôt elles arrivèrent deux par deux, militairement. Elles s’arrêtèrent à quelques pas. Leur époux les fit aligner les talons réunis. Le vieil anthropophage avait décidément pris plaisir aux manœuvres de nos Sénégalais. Toute cérémonie de ce genre a toujours un but, mais je m’efforçais vainement de trouver le mobile auquel avait obéi Makourou. Il se chargea lui-même de me l’expliquer. Ses femmes étaient vêtues de pagnes confectionnés avec les étoffes offertes par le commissaire Gentil. Ces pagnes étaient déjà bien usés ainsi que j’avais pu le constater ; en conséquence, il me demandait de les remplacer. Le roi des Mandjias était un vieux mendiant et je le sus encore par la suite lors de mon retour. Je lui donnai satisfaction dans la mesure de nos ressources, nous devînmes ainsi de bons amis, et j’appris avec quelque regret sa mort l’année dernière.

Fig. 18. — Le Chef Mandjia Makourou et ses femmes.

Makourou nous guida à travers son village. C’était plutôt un campement qu’une installation durable. Les habitants cultivaient quelques plantes alimentaires ou fétiches, mais ils n’avaient point planté le Ficus Rokko qui est cultivé ailleurs pour son écorce avec laquelle on fabrique des pagnes. Leur opinion était la suivante : une bouture de Ficus met des années pour devenir un grand arbre en état d’être écorcé. Or pouvaient-ils espérer voir grandir un arbre qu’ils auraient planté tout petit ? Assurément non. Quant à leurs enfants et petits-enfants, il ne fallait pas y songer.

On nous fit cet aveu pénible : parmi les hommes réquisitionnés comme porteurs, les uns mouraient en route de fatigues et de privations, les autres, dès qu’ils rentraient dans leur village, étaient incapables de procréer tant ils étaient épuisés. Plus tard Toqué me raconta exactement la même chose. La famine étreignait tout le village que quatre ans plus tôt Gentil avait trouvé en pleine prospérité, le portage était la principale cause du mal, et il ne pouvait pas en être autrement.

Pendant une partie de l’année presque tous les hommes étaient occupés à porter des charges sur la route de ravitaillement, ou à travailler à l’aménagement de cette route, ou encore à faire des corvées dans les postes, corvées dont l’utilité n’était pas toujours immédiate. Pendant ce temps non seulement les cultures étaient négligées, mais encore le peu de plantes vivrières qui poussaient dans les champs étaient réquisitionnées par les Européens ou les Sénégalais, garde-pavillons, elles servaient à l’alimentation des miliciens, des boys et des porteurs s’il en restait, et la plupart du temps on donnait aux porteurs l’équivalent de la ration en perles bayacas, la monnaie du pays, ils gardaient les perles, mais mouraient de faim en s’acquittant de leur dure corvée, ou bien « chapardaient » des vivres quand ils trouvaient des cultures à proximité de la route. Ce chapardage est encore une des causes de la fuite dans la brousse des villages établis à proximité de la ligne d’étapes reliant la Tomi au Gribingui.

A cette époque de l’année (novembre) ni le manioc, ni les patates n’étaient encore en état d’être récoltés ; le sorgho n’était pas encore mûr. D’ailleurs en quelques semaines toute la récolte serait consommée, tant les champs étaient d’étendue restreinte. Les habitants étaient donc condamnés à vivre exclusivement de tubercules de plantes sauvages qu’ils allaient déterrer dans la brousse. La plupart de ces tubercules étaient vénéneux, du fait qu’ils renfermaient soit des glucosides non encore étudiés, soit simplement de l’acide cyanhydrique. Pour les rendre comestibles, il fallait les couper en tranches, les laver à grande eau et les faire macérer très longtemps. Ensuite on les faisait cuire pendant plusieurs heures, on les lavait de nouveau, on les réduisait en poudre et l’on soumettait à un dernier lavage ; on laissait déposer l’amidon qui, décanté et séché, donnait une belle farine blanche rappelant la farine de manioc. Apparence trompeuse, malgré les précautions prises, la pâtée qu’on préparait avec cette farine était peu appétissante, souvent très amère, et elle donnait parfois des coliques.

Fig. 19. — Mandjias de la Nana.

Nombreuses sont les plantes du centre africain qui peuvent fournir ces vivres de famine. Le Tacca pinnatifida est une des espèces les plus répandues. Une aroïdée très ornementale, qui vient d’être baptisée Hydrosme Chevalierii Engler, servait aussi aux mêmes usages. Les fleurs qui paraissent avant les feuilles au commencement de la saison des pluies sont renfermées dans un large spathe d’un pourpre noirâtre. Le tubercule a la forme d’un disque et atteint parfois la dimension d’une soucoupe. Il paraît qu’il faut vraiment mourir de faim pour en consommer.

Mais les Mandjias faisaient surtout usage du tubercule d’un Dioscorea sauvage, à tiges épineuses et à feuilles composées de trois folioles. Les tubercules sont formés de plusieurs renflements digités ; il fallait faire des trous profonds de plus de 40 centimètres pour les déterrer, aussi les hommes valides inoccupés ainsi que les femmes et les enfants, passaient, en cette saison, le plus clair de leur temps à faire cette cueillette à travers la brousse. Le soir ils revenaient avec de pleins paniers de cette igname, et les femmes s’occupaient tous les jours suivants à les préparer suivant le procédé qui a été expliqué plus haut. Il existe encore une autre igname sauvage, celle-là à feuilles entières, vivant dans les endroits frais et très boisés qui est aussi très recherchée.

Les tubercules étaient enterrés à plus d’un mètre de profondeur mais ils étaient d’une taille extraordinaire. Quelques-uns atteignaient la grosseur du bras et pouvaient être confondus avec ceux du Dioscorea alata cultivé. Un jour notre cuisinier fit cette confusion. Il avait acheté aux indigènes un de ces gros tubercules et nous en avait fait cuire un plat en guise de pommes de terre. Malgré une cuisson prolongée, les morceaux avaient conservé une grande amertume. Les boys en mangèrent beaucoup contrairement à nos conseils mais n’en furent pas incommodés.

Les Mandjias font encore usage des jeunes feuilles de quantité de plantes de la brousse : feuilles de jute et de corchorus, écorces d’un Grewia, feuilles d’un Pterocarpus, gommes de différents arbres. Nous les avons vu préparer de l’huile avec les graines d’une cæsalpiniée nouvelle voisine du genre Tetrapleura.

Ils mangent les limaces, les grenouilles, tous les petits mammifères qu’ils peuvent capturer, enfin une grande quantité d’insectes et notamment les termites ou fourmis blanches dont ils ramassent des paniers entiers, à l’hivernage lorsque les mâles prennent leur vol.

Malgré ces quelques ressources supplémentaires ils sont tous prodigieusement maigres, et les épouses de Makourou furent les seuls personnages non affamés que nous rencontrâmes. J’ai vu des mères introduire de force des calebasses d’eau dans la gorge des enfants pour les faire taire lorsqu’ils suçaient en vain leurs seins taris.

Fig. 20. — Case et plantes fétiches dans un village mandjia. Fétiches divers.

Le cannibalisme est ici une conséquence de la misère. Aussitôt pris, les ennemis sont tués[54], leurs corps et ceux des guerriers ennemis qui tombent sur le champ de bataille sont coupés en morceaux, grillés, dépouillés de la peau, puis bouillis et assaisonnés de tabac en feuilles vertes. Tous les hommes prennent part au festin ; les femmes et les enfants en sont exclus. Le chef reçoit en plus de sa part le cœur et le foie[55].

Les Mandjias n’ont pour tout vêtement qu’un lambeau d’étoffe ou d’écorce battue couvrant les organes sexuels. Quelques-uns se jetaient sur mon papier à herbier convoitant les caleçons qu’ils espéraient s’y tailler. Tatoués sur la poitrine et le ventre mais non sur le visage, ils portent des anneaux dans le nez, parfois des pailles dans les ailes et même dans la cloison ; un cylindre de bois à la lèvre supérieure et parfois à la lèvre inférieure. Les hommes et les femmes s’enduisent le corps de graisse et se peignent avec le bois rouge qu’ils vont acheter aux Ndis de Krébedjé.

Hommes et femmes sont ordinairement peu tatoués. Chez les femmes les oreilles et les lèvres sont percées et on introduit dans le trou des ornements très divers. Les enfants, et aussi parfois les adultes, portent suspendus au cou les amulettes les plus diverses, ongles ou dents d’animaux, graines de certains arbres, etc.

Mais la parure nationale des hommes est constituée par des files de bracelets formés par des spirales de fer plat qui couvrent tout l’avant-bras ou la jambe de la cheville au mollet.

Les cases sont rondes, couvertes d’un toit pointu en paille, médiocrement élevées. Le mur circulaire en terre mesure à peine 40 centimètres de haut, le sol de la maison est en contrebas de 30 centimètres environ. La porte est petite et il faut marcher sur les mains pour entrer. Dans l’intérieur on trouve les ustensiles habituels de cuisine dont se servent les nègres, quelques amulettes, des peaux de bêtes. Près de la porte on cultive au dehors des végétaux d’ornement comme fétiches. Le dessin de la page 113 représente une de ces cases avec un plant de Colocasia antiquorum de chaque côté. Mais ce qui frappe le plus dans un village mandjia, c’est l’abondance des fétiches qu’on y voit. Il y en a partout, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur des demeures. Certains arbres, certains piquets sont littéralement couverts d’offrandes, d’ex-voto sous la forme de petites bottes de paille, de plumes d’oiseaux, de morceaux d’étoffes, etc. On verra une de ces places fétiches sur le dessin précédent fait d’après une photographie. Je n’ai pu pénétrer la signification de ce débordement de grigris (c’est ainsi que nos Sénégalais nomment tous les objets hétéroclites fixés à certains arbres ou à certains objets). Il est toutefois peu probable que ce soit la manifestation extérieure d’un culte quelconque.

Quand on veut se marier on achète sa femme avec des bijoux de cuivre[56], des flèches, des javelots, des couteaux. L’arrangement conclu on envoie sa mère ou sa première femme passer trois jours près de la fiancée en lui portant de la farine ; le troisième jour celle-ci revient avec la fiancée auprès du mari. On se livre alors aux réjouissances ordinaires : libations de pipi, grand festin, tamtam. Si la femme se comporte mal le mari la frappe et la renvoie chez ses parents qui la châtient. Enfin si elle est coupable d’adultère on se contente encore de la frapper, mais on tue le séducteur d’un coup de sagaie.

L’organisation politique est très lâche. Chaque chef commande tout au plus dans un territoire grand comme un de nos cantons et son autorité y est faible. Elle n’est pas héréditaire ; elle passe, après la mort du titulaire, à l’un des vieillards les plus renommés pour ses exploits ou pour sa connaissance des innombrables grigris que vénèrent les Mandjias.

[43]Je n’ai jamais pu voir l’arbre qui produit le bois à teinture rouge dans l’Oubangui. Il est probable que c’est comme sur la côte de Guinée une légumineuse appartenant soit au genre Baphia, soit au genre Pterocarpus. Il n’existe plus dès qu’on monte au Nord de l’Oubangui, aussi les Bandas et les Mandjias qui en font aussi usage sont obligés de l’acheter soit aux Sabangas soit aux Banziris.

[44]L’amende est de 10 sagaies, 20 flèches, 3 ou 4 bracelets.

[45]Payé par le meurtrier, d’un homme ou d’une femme de tribu étrangère au chef de village auquel appartenait la victime ; il se rachète en donnant une jeune fille.

[46]Deux petites poutres pesantes sont attachées aux pieds du patient. S’il y a circonstances atténuantes, le patient est autorisé à se servir de liens tenus à la main avec lesquels il soulève les poutres en marchant.

[47]On fait bouillir l’écorce ou la racine de certains arbres et on jette le liquide dans du pipi. Les poisons les plus foudroyants n’agissent pas avant trois ou quatre jours. Le poison est souvent employé par les Bandas pour se débarrasser d’un ennemi ou d’un gêneur.

[48]Avant l’arrivée des blancs, le prix d’une femme était : 6 bingui (bracelet cuivre rouge), 60 kokoras (flèches), 8 doudou (sagaies). La dot actuelle est de 300 flèches neuves (kokora oroni), 30 doudou, 4 mvolas (boucliers), 10 ndoudo (couteaux de jet), 300 petits colliers de perles bayacas multicolores, 5 colliers de perles baptoros sphériques turquoises. M. Toqué en conclut que les marchandises des blancs font prime. J’y vois au contraire que les perles n’ont plus de valeur, le pays en regorgeant et d’autre part que les femmes se font rares par suite de l’émigration.

[49]Quand un village va en expédition, il emmène tout, même les femmes et les enfants d’un certain âge. On laisse seulement les femmes âgées pour garder les cases.

[50]Dr J. Decorse, Du Congo au lac Tchad, Paris, 1906, p. 40-43, 57-58.

[51]Bruel, L’Occupation du bassin du Tchad, p. 41.

[52]M. Toqué n’est pas éloigné de croire que les Pahouins seraient des Mandjias qui auraient pris la route du S.-O. au lieu de celle du N.

[53]Clozel, Les Bayas (notes ethnographiques et linguistiques). Paris, 1896.

[54]Toutefois les enfants et les adolescents sont conservés comme captifs ; jadis ils étaient vendus à Senoussi.

[55]Les vieilles femmes sont tuées, mais non mangées.

[56]Le cuivre venait autrefois du Haut-Bahr Sara.


CHAPITRE V

GÉNÉRALITÉS SUR LE HAUT-CHARI


Nous donnons le nom de Haut-Chari au pays accidenté et très rocheux où la plupart des tributaires du lac Tchad prennent leurs sources et serpentent dans des lits plus ou moins torrentiels avant d’aller former, à partir de la neuvième parallèle, les grandes rivières au cours très lent dont la réunion forme le Chari proprement dit. Il serait oiseux d’en définir ici les limites d’une manière détaillée. Au S., une ligne de plateaux ferrugineux, des crêtes de quartzites souvent mal accusées, des kagas de gneiss et de granit formant des sortes de dômes isolés les uns des autres, séparent cette région du bassin du Haut-Oubangui. A l’O. elle confine à l’éventail des rivières du Haut-Logone, région presque totalement inconnue ; à l’E. une ligne artificielle la sépare des territoires du sultan Senoussi, région du Chari-oriental, dont nous nous occuperons dans un autre chapitre. Au N., la neuvième parallèle la sépare du Chari-moyen, région totalement différente, presque sans relief, avec de grandes plaines argileuses et de fertiles coteaux sablonneux où les émergences de rochers ne sont plus que de rares exceptions.

Au XIXe siècle le pays qui nous occupe a été très peu pénétré par les chasseurs d’esclaves. Il était trop éloigné des centres foulbés de l’Adamaoua et des routes de caravanes suivies par les marchands nubiens et ouadaïens. Quant aux Baguirmiens ils trouvaient un champ d’action suffisamment avantageux chez les laborieuses et prolifiques tribus Saras vivant entre la neuvième et la onzième parallèle.

C’est à partir de 1880 seulement que les grands pourvoyeurs d’esclaves, Rabah et Senoussi, ont envoyé leurs hordes de bazinguers dans le Haut-Chari. Dans beaucoup de villages bandas et mandjias la venue de ces razzieurs, que les autochtones nomment les rabi, les tourgou ou smoussou, a laissé un pénible souvenir, cependant il ne semble pas que les chasses à l’homme en cette contrée aient été jamais bien fructueuses.

Fig. 21. — Semis de lianes à caoutchouc fait par Martret à Fort-Sibut.

Dès la fin d’octobre les pluies dans le Haut-Oubangui deviennent rares et aux premiers jours de novembre les incendies de brousse sont fréquents. Du haut de chaque kaga ou du bord de chaque plateau on contemple toutes les nuits des foyers illuminés vers les différents points de l’horizon et pendant le jour on voit s’élever dans le ciel de hautes colonnes de fumée autour desquelles tourbillonnent un grand nombre d’oiseaux de proie. Les indigènes moins absorbés dans leurs villages par les soins de la culture commencent à reprendre la vie de brousse et retracent les anciennes pistes cachées par les herbes à demi desséchées. Les uns vont recueillir certaines plantes, les brûlent et en lessivent les cendres pour obtenir le sel dont ils font usage pour la préparation de leurs aliments, les autres vont s’établir à proximité des ruisseaux, ils en barrent le cours, épuisent l’eau de certaines cuvettes ou bien fouillent la vase avec des nasses verticales spéciales pour capturer les poissons qui ont remonté le courant au moment des hautes eaux. D’autres enfin, les chasseurs, se répandent sur les plateaux ferrugineux arides pour y faire l’ouverture de la chasse. Les herbes y sont plus courtes et plus fines en beaucoup de places, elles ont brûlé dès le commencement d’octobre et sur la cendre a poussé un gazon verdoyant formé de petites herbes dont les antilopes sont très friandes. Ces animaux ne sont pas encore réunis en grands troupeaux, ils vivent par couples accompagnés des petits. Ils sont peut-être plus défiants qu’en toute autre saison, mais l’indigène a de plus grandes facilités pour les surprendre en rampant dans les hautes herbes.

Les chasseurs qui n’ont pas de fusil tendent des pièges sous les galeries forestières ou bien creusent des fosses pour la capture du gros gibier. En cette saison, il n’est pas jusqu’aux plus jeunes enfants qui ne cherchent à pourvoir à leur vie en capturant un tas de rongeurs bien meilleurs que les chenilles et les sauterelles dont ils ont fait une partie de leur nourriture pendant l’hivernage.

Le mois de novembre est pour tout le monde le plus favorable pour courir la brousse soudanaise. Les pluies ont cessé ; les nuits sont tièdes sans être lourdes. On couche en plein air, sans tente et l’on n’est point cependant incommodé par le froid.

Le moment était, de toutes façons, propice pour nous mettre en route. Martret, qui venait d’être atteint par une fièvre hématurique, allait beaucoup mieux. Il commençait à reprendre ses occupations au jardin d’acclimatation et pendant plus d’un an il allait rester là loin de nous à lutter contre une foule de difficultés pour accomplir la belle tâche qu’il avait bien voulu assumer.

Quant à Decorse, il nous inspirait toujours, à cause de sa santé, les plus grandes inquiétudes. Il fut convenu qu’il ne nous accompagnerait pas dans le pays de Senoussi, mais demeurerait à Fort-Sibut un mois ou deux, et suivant que son état s’améliorerait ou non, il continuerait le voyage pour nous rejoindre vers le N., ou bien rentrerait seul en France. Il ne rentra point et après sept mois de séparation nous devions nous retrouver à Fort-Archambault.

Le 12 novembre 1902, nous nous séparions en deux groupes : je partais avec Courtet vers le Gribingui, tandis que mes deux autres collaborateurs restaient à Krébedjé.

La route de Fort-Sibut à Fort-Crampel a été bien des fois décrite. On la parcourt ordinairement en six étapes. Le premier soir on couche à la Mpokou, le second au petit poste des Ungourras, le troisième au petit poste de Dekoua et à quelques centaines de mètres du campement on se trouve dans le bassin du Chari. On passe ensuite successivement à la Nana, puis au campement des Trois-Marigots et le sixième jour on est à Fort-Crampel.

Fig. 22. — Touffes de bambous dans la brousse.

Par suite d’arrêts nécessités par nos études, je mis un peu plus de temps pour franchir les 160 kilomètres qui séparent les deux chef-lieux de cercle qui constituaient à cette époque le territoire civil du Tchad.

Le 21 novembre seulement nous franchissions le Gribingui et nous restions au Bandéro jusqu’au 27, date de notre départ pour Ndellé. Ensuite pendant toute une semaine je cheminai avec mon compagnon dans les contrées situées à l’E. du Gribingui avant d’atteindre le pays de Senoussi.

La mission parcourut d’abord le district habité par les Tambagos jusqu’au Kaga Mbra, puis une zone, large d’une centaine de kilomètres, traversée par le Koukourou et le Bamingui, absolument déserte à la suite des incursions de Rabah et de Senoussi. On arrive enfin le 4 décembre aux kagas Djé et le 6 aux kagas de Balidja (Pongourou), où sont situés les premiers villages du pays de Senoussi.

Je n’ai donc pu en définitive consacrer qu’un mois à l’étude du Haut-Chari au moment de l’aller. Je devais voir le même pays un an plus tard pour rentrer en France en me rendant par Fort-Archambault à Fort-Crampel. Je remontais alors le cours du Bamingui puis du Gribingui jusqu’à Fort-Crampel et refis ensuite en sens inverse la route d’étapes. Courtet et Decorse suivirent aussi la même voie.

Nos recherches dans la région du Haut-Chari, si elles se sont prolongées moins longtemps que dans d’autres parties de l’Afrique centrale, ont cependant été assez complètes pour que nous puissions donner un aperçu général sur le pays.

Sa principale richesse actuelle est le caoutchouc fourni par la liane Banga (Landolphia owariensis).

Les troupeaux d’éléphants sont assez nombreux, cependant beaucoup moins que dans le Haut-Oubangui, et aujourd’hui que les réserves d’ivoire des indigènes sont épuisées, on peut espérer seulement une production annuelle de quelques tonnes. Nous sommes même certain que cette quantité ira en diminuant de jour en jour, dans quelques dizaines d’années l’éléphant sera devenu là aussi rare qu’à la Côte d’Ivoire, à la Guinée française ou dans le Haut-Niger.

En dehors du caoutchouc et de l’ivoire on ne connaît actuellement aucun produit pouvant donner lieu à un commerce d’exportation vers l’Europe. Pas de minerais exploités[57], pas de produits végétaux de grande valeur sous un petit volume ; élevage actuellement difficile à cause de la présence dans beaucoup d’endroits des mouches tsé tsé ; industrie indigène absolument rudimentaire.

Du reste le commerce local n’existe pas à proprement parler. On n’échange quelques produits que pour acquérir des femmes ou des esclaves.

Le Gribingui est poissonneux, mais comme il y a peu d’habitants sur les rives, la pêche n’y est pas active. Nous n’y avons point vu de barrages coupant le fleuve d’une rive à l’autre.

Les hippopotames remontent à la saison des pluies, bien en amont de Fort-Crampel ; les crocodiles vivent tout le long du fleuve, mais en amont du campement des Routos on n’en voit que de petite taille.

On rencontre encore dans la rivière une grande tortue plate à carapace molle, le corps est d’un blanc rosé en dessous, brun en dessus. Les Kabas la nomment Sin, les Yacomas Néko, les Banziris Kounda et les Kotokos Mbéli.

Cet animal a les pieds palmés, c’est un excellent nageur ; parfois il se repose sur les talus de la rivière et lorsqu’ils le surprennent dans cette position les pagayeurs l’assomment à coups de perches. La viande est très appréciée des noirs et préférée à celle du poisson. Les œufs sont aussi comestibles mais peu goûtés des Européens.

Nos pagayeurs au moment du retour capturèrent un exemplaire de cette tortue de taille remarquable. Le corps (non compris la tête) mesurait 75 centimètres de long, 60 centimètres de large et 22 centimètres de haut. Il pesait environ 25 kilogrammes et tous les pagayeurs firent avec un succulent repas.

Dans le Haut-Chari mon attention fut particulièrement attirée sur un groupe de plantes, chargées d’octobre à novembre de fruits mûrs, noirâtres, disposés en grappes rappelant nos raisins, ce qui les a fait nommer par les Européens les vignes sauvages du Chari. Les grains peuvent se manger ; ils sont un peu sucrés et surtout astringents ; du reste la pulpe est mince et entoure un ou deux pépins très gros. Les enfants ne les recherchent même pas et il faut aux Blancs une très grande bonne volonté pour leur trouver quelque analogie avec nos chasselas.

Cependant presque tous les voyageurs, Dybowski, Maistre, Foureau, Rousset, Truffert, ont parlé de ces vignes sauvages et quelques-uns ont pensé qu’il serait possible de les utiliser soit par sélection pour en obtenir des raisins, soit en les employant comme porte-greffes pour la vigne de nos pays.

Ces mêmes ampélidées et des espèces voisines avaient attiré déjà l’attention il y a une trentaine d’années sous le nom de Vignes du Soudan. Des graines en furent rapportées du Haut-Sénégal par Th. Lécard et mises dans le commerce au moment où le phylloxéra dévastait le midi de la France. Beaucoup de personnes virent dans ces plantes la panacée pour reconstituer les vignobles anéantis. Il fallut la monographie du célèbre ampélographe J.-E. Planchon[58] pour remettre les choses au point. A la suite d’une étude approfondie de ces plantes, il montra qu’il n’existait pas de véritables vignes en Afrique tropicale, mais d’autres ampélidées appartenant les unes au genre Cissus, les autres à un genre nouveau Ampelocissus. C’est à ce dernier qu’il faut rapporter les vignes de Lécard, de Chantin, de Faidherbe, dont la notoriété fut grande vers 1884. Ce sont des plantes admirablement adaptées aux plateaux soudanais, arides pendant six mois chaque année. Elles possèdent des tubercules fusiformes et charnus enfoncés profondément dans le sol. Aux premières rosées, des pousses herbacées sortent de terre et rampent sur le sol ou s’attachent aux herbes ou aux arbustes voisins à l’aide de leurs vrilles. Quelques espèces ont des tiges charnues qui ne se lignifient que très tard. Elles fleurissent à l’arrivée des pluies et les fruits noirs ou d’un rouge noirâtre mûrissent à la fin de la saison des pluies, c’est-à-dire à l’époque où nous nous rendions au pays de Senoussi. Les feuilles sont alors ordinairement tombées. Les oiseaux mangent les baies et sèment les graines sur les plateaux, dans les rochers et le long des rivières, stations où vivent de préférence ces plantes. Peu de temps après, les tiges aériennes se dessèchent ; l’incendie des herbes passe, les consume et de nouveau le tubercule émet des pousses au printemps suivant. Il serait impossible de cultiver en France des plantes ayant un mode de vie si spécial. Il est aussi fort douteux qu’un greffage de vigne vraie prenne s’il était fait sur ces espèces.

Les Ampelocissus se distinguent des vignes (Vitis) par les caractères suivants :

Les quatre ou cinq pétales sont libres, étalés au moment de la floraison, alors qu’ils sont soudés en capuchon dans les vraies vignes, les graines sont naviculaires, à pointe très courte, au lieu d’être pyriformes comme dans le raisin. Enfin, d’après Planchon, les vrais Vitis ont toujours, à l’état sauvage, les pieds mâles séparés des pieds à fleurs fertiles, tandis que dans les Ampelocissus on rencontre les deux sortes de fleurs sur la même plante. Les grappes de fruits sont peu fournies ; même dans l’Ampelocissus Chantinii les baies sont à peine comestibles. Cependant à plusieurs reprises on a essayé d’en faire du vin en Sénégambie. Cela doit donner une boisson détestable si l’on en juge par l’astringence des fruits, et cette liqueur ne doit sans doute pas valoir le vin de Bir (Sclerocarya Birrœa) que les Soudanais du Niger savent fabriquer.

L’étude des fausses vignes de l’Afrique centrale, que j’avais recueillies au cours de mon voyage a été faite par M. Gilg, du Musée botanique de Berlin. Il en existe une quinzaine d’espèces dans le bassin du Chari ou dans le Haut-Oubangui. Les unes sont des Cissus, les autres des Ampelocissus.

Celle dont les sarments ressemblent le plus à notre vigne ordinaire est l’Ampelocissus Chantinii (Lécard) Planch., espèce rendue célèbre par les publications de Lécard. Les tiges annuelles n’apparaissent qu’aux premières pluies et rampent sur le sol ou bien grimpent dans les arbustes et s’élèvent jusqu’à 2 et 3 mètres de hauteur. Les feuilles cordées à la base sont à 3 ou 5 lobes peu profonds et denticulées sur les bords. Les fruits sont noirâtres à maturité. Elle est spéciale au N. du Soudan et ne paraît pas s’avancer au N. du 10e parallèle : nous l’avons observée en abondance dans les pays Saras, autour du lac Iro, dans tout le Baguirmi et jusque dans le Dar-el-Hadjer et le Débaba près du Fittri.

Les autres fausses vignes les plus répandues sont :

L’Ampelocissus multistriata (Baker) Planch., reconnaissable à ses feuilles composées, comme dans la vigne vierge, formées de 5 folioles digités. Les fruits à maturité sont de la grosseur des grains de raisin et d’une couleur noirâtre. Il est commun à Ndellé, autour du lac Iro et dans le Pays des Niellims ;

L’Ampelocissus bombycina (Baker) Planch. ressemble davantage à la vraie vigne. Les sarments ont de 0m,50 à 2 mètres de long et s’étalent sur le sol ou s’élèvent en buissons. Les feuilles sont assez profondément découpées en 3 ou 5 lobes et sont couvertes en dessous d’un tomentum roux-ferrugineux. C’est vraisemblablement cette espèce que le capitaine Truffert a figurée sous le nom de Vigne à feuilles ordinaires à tige rugueuse[59] ;

Le Cissus palmatifida (Baker) Planch. a les feuilles encore plus profondément découpées ; elles sont en dessous velues et blanchâtres. Les tiges ont seulement 0m,50 de long. La plante croît surtout dans les savanes incendiées chaque année ; elle est très commune dans le pays de Senoussi. Dans le travail de Truffert elle est appelée Vigne à tige lisse et à feuille à limbe découpé ;

Le Cissus populnea Guill. et Perr. est l’espèce la plus commune dans le Haut-Chari et le Haut-Oubangui. Elle vient de préférence dans les rochers et foisonne sur le kaga Bandéro. Tantôt elle forme des buissons rigides ayant à peine 1 mètre de haut, tantôt elle s’élève jusqu’à 10 mètres dans les arbres. Elle se distingue facilement des espèces précédentes par ses larges feuilles cordiformes entières. Les rameaux jeunes sont blanchâtres et glauques.

Les fruits d’un rouge-noirâtre à maturité avec une pruine glaucescente à leur surface, ont la taille d’une très grosse cerise et renferment un fort noyau à l’intérieur. Nous l’identifions sans aucun doute avec la vigne à feuilles en forme de cœur figurée par Truffert.

Tout près de cette espèce se place le Cissus cæsia Afzel. à rameaux courts couverts d’une pruine bleuâtre et le Cissus bignonioides, Schweinf., du bord des rivières, à longues tiges présentant des ailes subéreuses. Ces deux espèces existent aussi dans le Haut-Chari et le pays de Senoussi ;

Enfin le Cissus cornifolia (Baker) Planch. a des tiges ligneuses dressées, dépourvues de feuilles une grande partie de l’année. Celles-ci sont petites, oblongues, entières. Les fruits sont en grappes dressées d’un noir-violacé à maturité.

Nous nous sommes un peu étendus sur ces ampélidées afin que les voyageurs qui nous suivront ne soient pas tentés à leur tour d’attirer encore l’attention des géographes et des coloniaux sur ces fameuses vignes fort intéressantes au point de vue scientifique par suite de leurs adaptations mais qui sont sans intérêt pour la viticulture.

Il est du reste fort douteux que la culture de la vigne commune arrive à s’implanter en Afrique tropicale. Les semis de chasselas faits par Martret au Jardin de Fort-Sibut n’ont pas germé. Dans quelques jardins du Sénégal et du Congo j’ai vu des pieds de vignes cultivés en treille ou le long des maisons, mais même avec beaucoup de soins ils ne produisaient que quelques grains de raisin et d’assez piètre qualité. D’ailleurs ce n’est pas pour y cultiver la vigne que la France s’est implantée en Afrique centrale.

Fig. 23. — Grande Euphorbe cactiforme naturalisée sur l’emplacement d’un village banda. (Dessin de Bellet d’après une photographie.)

L’arbre à beurre d’Afrique (Butyrospermum), le Karité des Sénégalais, est une des essences les plus caractéristiques de la partie du bassin du Chari comprise entre le 7e et le 10e parallèle, mais c’est surtout entre le 8e et le 9e degré 1/2 qu’il abonde. Au Soudan nigérien on le trouve en grande quantité du 11e au 12e parallèle, l’aire de cette espèce fait donc au Soudan une bande qui s’incurve de 2 degrés vers l’équateur au centre de l’Afrique. Ce Butyrospermum, identique à la plante de la Guinée et du Soudan français, forme une espèce à part reconnue d’abord par L. Pierre, l’auteur de la Flore forestière de Cochinchine, et nommée dans ses notes manuscrites Butyrospermum mangifolium pour le distinguer du B. Parkii, l’espèce commune au Dahomey, au Togo, et chez les Achantis. Dès 1876, Potagos avait signalé la présence de cet arbre dans le pays des Kreich, sur la limite des bassins du Chari et du Nil. En septembre 1892 la mission C. Maistre le rencontrait sur les bords du Gribingui. Les Bandas et les Mandjias font peu usage du beurre de Karité et paraissent lui préférer la graisse de termites.

Au contraire chez les peuples des confédérations Ndoukas et Saras cette matière grasse est d’un usage constant pour la cuisine et surtout pour la toilette. Tous ces peuples mangeraient leurs pâtes de mil ou leurs légumes, simplement bouillis dans l’eau, plutôt que d’y mettre du beurre de Karité, s’ils n’ont que la stricte quantité leur permettant de s’oindre le corps et surtout la chevelure. L’odeur nauséeuse que les Européens trouvent aux nègres est due en grande partie aux graisses et huiles rances dont ils s’enduisent constamment et cela ne se pratique pas seulement au centre de l’Afrique, mais chez tous les peuples africains chez lesquels j’ai vécu. Même à Dakar et à Saint-Louis, plus d’une grande dame métis et plus d’une belle demi-mondaine sénégalaise, qu’elle soit Wolofe ou Peule, a conservé l’habitude de s’enduire le corps avec la graisse de Karité et c’est sans doute la raison pour laquelle les paniers de cette denrée enveloppés de feuilles d’arbres pénètrent si loin des lieux de production. C’est un produit pour la toilette des femmes et même des hommes, au même titre que les pommades parfumées.

Même dans sa zone de prédilection le Karité n’existe pas partout. Il manque complètement dans les grandes plaines argileuses où abondent certaines combrétacées ; il n’existe pas le long des rivières ni dans les terrains marécageux ; il est rare aussi qu’on le rencontre au haut des plateaux ferrugineux ou sur les massifs granitiques. Il est ordinairement abondant à leur base dans les terrains sablonneux détritiques ou sur les pentes rocailleuses. Il recherche aussi les terres profondes, riches en humus et prend un développement magnifique dans les terrains cultivés avoisinant chaque village.

Le Butyrospermum du Haut-Chari est ordinairement dépourvu de feuilles en novembre, décembre. En janvier, il épanouit ses gros bouquets de fleurs blanches très parfumées, fort visitées par les abeilles ; en même temps il développe ses feuilles par petites touffes à l’extrémité des rameaux. Elles sont d’abord rosées et prennent une teinte verte et luisante beaucoup plus tard.

Les fruits mûrissent du 15 mai au 15 juillet. On les trouve en grande quantité sous les arbres après chaque tornade. Le sol en est parfois tout jonché et l’on a l’illusion d’être dans un verger couvert de pommes à l’automne, en Normandie, lorsque, après un coup de vent, les fruits se sont détachés des pommiers en grand nombre. Du reste les karités, tamariniers et ficus dans les champs cultivés entourant les villages saras ne sont pas sans analogie avec les champs de poiriers et de pommiers autour de nos fermes du Bocage normand. Ces pommes de karité, écorchées en tombant, répandent sous les arbres une bonne odeur de fruits mûrs lorsque le soleil a desséché la pluie consécutive à la tornade. C’est alors que les femmes et les enfants viennent faire la récolte. Ils recueillent les fruits tombés dans de grands paniers tressés en fibres de palmiers, les rapportent au village et les étalent au soleil sur des claies. Ceux qui sont mûrs à point et très beaux sont bientôt triés par les enfants et leur mince mésocarpe sucré et onctueux comme la chair du fruit de l’Avocatier, constitue pour eux un régal. Cette pulpe d’un jaune clair est réellement agréable et pour ma part je trouve que les pommes de karité constituent le plus exquis fruit de table de la brousse africaine, à l’exception toutefois du fruit d’une autre sapotacée, le Synsepalum dulcificum, délicieux dessert de la forêt congolaise dont il a été question dans le deuxième chapitre.

Les autres fruits de karité sont débarrassés de leur pulpe par des lavages à grande eau. D’autres fois on les enterre et la pulpe se décompose ou est mangée par les larves d’insectes. La noix de Karité est alors à nu, sa forme, sa couleur et sa taille rappellent le marron d’Inde.

Pour extraire la graisse, on enlève la coque, et l’amande blanchâtre formée d’un gros albumen riche en matière grasse, est ensuite pilée dans un mortier à couscous. Cette pulpe est immédiatement mélangée avec de l’eau dans une marmite en terre, puis on soumet cette mixture à l’ébullition. La matière grasse entre en fusion et vient surnager à la surface ; on la retire en décantant et on la laisse figer en pains. Pour obtenir du beurre très pur, il suffit de faire fondre la masse une seconde fois et quand elle est à l’état liquide on laisse tomber dans le récipient quelques gouttes d’eau froide qui fusent en entraînant toutes les impuretés et surtout en faisant disparaître le goût de rance et l’odeur spéciale que garde toujours le beurre de karité vendu sur les marchés soudanais. Ainsi traité, il peut servir à la place du beurre ordinaire ou du saindoux pour la préparation des aliments européens. J’en ai fait usage pendant de nombreuses semaines au cours de mon premier voyage dans la boucle du Niger et l’ai trouvé excellent.

[57]Le minerai de fer est exploité par les indigènes dans quelques endroits.

[58]In Alphonse et Casimir de Candolle, Monographiæ Phanerogarum, vol. V, Ampelideae, Paris, 1887.

[59]J. Truffert, Le Massif des Mbré, in Rev. gén. des sc., 30 janvier 1903, p. 82.


CHAPITRE VI

LE SULTAN SENOUSSI

I. Origines de Senoussi et de son État. — II. Sa personnalité, sa vie à Ndellé. — III. Sa puissance militaire. — IV. Comment le sultan exploite le pays.


Le séjour de cinq mois que je fis avec Courtet dans les Etats du sultan Senoussi constitue le plus important épisode de notre voyage en Afrique centrale. C’est dans cette contrée, à la limite des trois bassins du Chari, de l’Oubangui et du Nil que nous avons fait les plus intéressantes de nos études. Avant d’entrer dans leur détail, il est utile de dire dans quelles conditions elles ont été poursuivies et de présenter l’homme auquel la science est en grande partie redevable des collections que nous avons rapportées.

I. — ORIGINES DE SENOUSSI ET DE SON ÉTAT

Vers 1870 il existait encore, dans la région de savanes qui va du Chari au Bahr-el-Ghazal, une foule de ces trafiquants d’esclaves et d’ivoire dont Schweinfurth nous a fait connaître l’existence de rapines autour de leurs retraites fortifiées ou zéribas. Nachtigal nous apprend que dès 1872 le sultan du Ouadaï avait déjà porté les limites de son empire et en même temps celles de l’Islam au-delà du Kouti jusqu’aux tribus Niams-Niams du Dar Banda. Dans le Kouti vivaient un certain nombre de marchands bornouans, baguirmiens, foriens qui achetaient les dents d’éléphants et le bétail humain pour les caravaniers se dirigeant sur le Ouadaï et ensuite sur Banghazi en Tripolitaine, ou bien sur le Dar Four et ensuite Khartoum. Les mêmes trafiquants étaient aussi en rapports avec les caravaniers djellabas du Bahr-el-Ghazal. Le Dr Panagiotes Potagos, en juillet 1876, rencontra près des sources de la Mindja, sur la limite des bassins du Nil et du Chari, un agent de Ziber-Pacha qui, en compagnie d’un roi kreich, emportait du pays Banda des charges d’ivoire et traînait une longue file d’esclaves.

Le père de Senoussi[60], Abou-Bakar, était l’un de ces traitants qui rassemblaient et plus souvent razziaient l’ivoire et les esclaves dans les plaines du Dar-Kouti. Abou-Bakar appartenait à la famille royale de Baguirmi ; son grand-père, Naïm, était le frère d’Ab-del-Kader, le frère aîné de Gaourang qui régnait à Massénya avant l’invasion rabiste. Malgré cette descendance, ce n’était que l’un de ces chefs de zéribas qui pullulaient aux confins du bassin du Nil.

Des rapports fréquents existaient certainement entre Ziber-Pacha au Soudan égyptien et les traitants installés plus à l’O. comme Abou-Bakar. Les trafiquants du Kouti connurent donc les grands événements qui s’accomplirent au Soudan égyptien après la conquête du Dar Four par Ziber (1874)[61], c’est-à-dire son exil au Caire, la nomination de Gordon-Pacha aux fonctions de gouverneur général du Soudan égyptien, la révolte de Suliman-Bey, fils de Ziber et sa mort (1879) ; enfin la campagne de R. Gessi, officier italien au service de l’Egypte, qui s’efforça de réprimer ce soulèvement, et celle de Lupton-Pacha chargé de poursuivre les chasseurs d’esclaves jusqu’aux limites du Nil et de l’Oubangui (1880), au cœur des pays Fertit où nul blanc ne s’était encore aventuré.

Par un pur hasard, l’expédition de Lupton, au lieu de s’avancer du Dar Four directement vers l’O. où vivait Senoussi, se dirigea vers le S.-O. pour atteindre le Haut-Oubangui. Les trafiquants du Dar Kouti échappèrent à la répression. Bientôt la révolution mahdiste balayait tout le pays, qui pendant 15 années, resta complètement fermé, jusqu’au jour où les expéditions Liotard et Marchand pénétrèrent de nouveau dans le Bahr-el-Ghazal. Ces 15 années ont été mises à profit par Senoussi pour se reconstituer un Etat. De petit trafiquant il est devenu fondateur d’un véritable empire au moment même où toutes les puissances du centre africain s’écroulèrent ou s’émiettèrent. Chose curieuse, ce n’est point avec les débris d’autres sultanats qu’il a formé le sien, mais il l’a constitué de toutes pièces dans un pays presque neuf, je veux dire où aucun chef musulman n’avait encore asservi les arborigènes.

Il est intéressant de voir comment Senoussi sut s’associer à la fortune de Rabah, en acceptant une position toute subordonnée, jusqu’au moment où il crut possible de se séparer de lui et nécessaire de ne point l’imiter dans la lutte contre les Européens. Vers 1888 Rabah, avec une petite armée constituée aux dépens des dernières troupes du Suliman-Bey, envahit le Dar Rounga et le Kouti. Il n’agissait, ni au nom de Ziber, toujours retenu en Égypte, ni au nom du Madhi avec lequel il n’avait point de rapports. Il venait simplement chercher fortune pour son propre compte et tenter de se créer un Empire africain comme l’avait fait quinze ans plus tôt son maître Ziber. A cette époque Abou-Bakar venait de mourir et son fils, Mohammed Senoussi, âgé d’une trentaine d’années, avait pris sa place comme chef de zériba. On a dit que Senoussi avait fui à l’arrivée de Rabah au Kouti[62]. C’est de cette arrivée, au contraire, que date sa fortune. Il était alors de condition modeste, mais trafiquant habile il sut gagner les bonnes grâces du conquérant en lui procurant de la poudre et des capsules que Rabah n’avait pu obtenir directement du Ouadaï.

Le chef le plus important du pays résidait à Kalé (ou Kalia) au centre du Kouti. C’était le fils de Mohammed Koubeur, originaire lui aussi du Baguirmi et apparenté avec Senoussi et Gaourang. On le regardait communément comme sultan du Dar Kouti. Son père, Gouni, avait pour père (de même que la mère d’Abou-Bakar) Naïm, le neveu du sultan Abd-el-Kader, selon le récit que le petit-fils de Koubeur écrivit pour nous :

Abd El Mountaleb En Roungaoui, fils de Mohammed Koubeur, possédait le Kouti et tous les Tambagos ; tous les Mbagas, les Routos lui étaient soumis. Les commerçants Baguirmiens, les Rounga, Chéré, Toudjeur, Mangélé lui obéissaient. Rabah arrive, il arrête le descendant de Koubeur, lui met les grosses chaînes, lui prend toutes ses armes, environ trois cents fusils. De chagrin il meurt et Senoussi qui était avec Rabah comme El Hadj Tokeur est aujourd’hui avec Senoussi, intrigue pour avoir la direction de la contrée. Rabah consent et se retire vers l’O. Senoussi lui paie l’impôt ; il lui fournit de la poudre qu’il reçoit du Ouadaï. Rabah lui envoie de l’ivoire et des esclaves qu’il écoule et Senoussi lui procure par le Ouadaï des capsules, de la poudre, des étoffes, du sel, etc.[63].

D’autres renseignements nous ont confirmé ce récit :

Rabah séjournait alors au Kouti et avait établi son quartier général à Chah où il fit construire une zériba. De là il rayonnait dans tous les pays environnants, subjuguant les populations fétichistes. Senoussi, était devenu un de ses lieutenants (chef de birek). Il commandait environ 200 fusils. Il avait su gagner la confiance du maître en réussissant les expéditions qui lui étaient confiées, chez les Saras de l’E. et chez les Goulfés. Il était à Ombellina chez les Saras à 3 jours de Kalé, lorsque Rabah, mécontent du Sultan du Kouti, le fit arrêter et emprisonner en désignant son parent Senoussi pour prendre possession du pouvoir. En même temps, pour bien lui marquer son estime, il mariait son fils Fadel-Allah avec la fille aînée de Senoussi.

Mohammed Senoussi vint en compagnie de deux autres chefs rabistes, Abeschaoui et Aïd, occuper la zériba de Chah, tandis que Rabah poursuivait ses conquêtes aventureuses vers l’O. du Chari. (1890).

Tout en envoyant à Rabah, en guise de tribut, de la poudre, des capsules, du sel, des étoffes, Senoussi aspirait à s’affranchir de cette suzeraineté. Ce qui lui manquait, c’étaient des fusils modernes en nombre suffisant. L’assassinat de la mission Crampel devait lui fournir ces armes, dont la possession est la condition essentielle de la création d’un Etat arabe en pays fétichiste.

La fin tragique de la mission Crampel est restée longtemps mystérieuse malgré les renseignements rapportés en 1892 par M. Dybowski. A mon arrivée à Ndellé, j’avais eu le désir d’interroger le sultan sur les circonstances de la mort de Crampel et de ses compagnons. Je n’avais nullement la pensée de m’immiscer dans les affaires politiques, n’ayant pas à m’occuper de ces questions. Il y avait à Ndellé un interprète militaire, M. Grech, remplissant les fonctions de résident de France : c’était à lui qu’il appartenait d’intervenir s’il le jugeait utile. On pouvait du reste considérer le débat comme terminé puisque Senoussi, une première fois, en se mettant sous le protectorat de la France (janvier 1898) avait affirmé à Gentil « que Rabah seul était responsable, car il avait ordonné le massacre de nos compatriotes pour s’emparer des fusils ». Plus tard, à la demande de Destenave, Senoussi avait encore juré sept fois sur le Coran qu’il n’était point coupable. Les deux commissaires du Gouvernement avaient accepté ces explications et pardonné au nom de la France : personne n’avait donc à y revenir. Cependant les détails du massacre n’en restaient pas moins très obscurs. Les bruits les plus outrageants pour la mémoire de Crampel étaient répandus par beaucoup de Congolais qui l’avaient connu. Je voyais là un fait historique à éclaircir et j’avais aussi le vague espoir de recouvrer les papiers ayant appartenu à la mission.

En d’autres circonstances assez analogues, Nachtigal, pendant son séjour au Ouadaï, avait demandé au roi Ali des explications sur les circonstances de la mort de l’explorateur Edouard Vogel, assassiné traîtreusement à Abeschr en 1856 et il n’avait pas été inquiété pour cela. L’essentiel était de conduire les négociations avec habileté et prudence. J’en parlai à M. Grech qui me conseilla vivement de ne jamais amener devant le sultan la conversation sur ce sujet par crainte de l’indisposer contre nous. Senoussi était extrêmement susceptible et ce serait folie de raviver ses souvenirs sur Crampel. Il me promit par contre de rechercher d’autres sources d’informations sans éveiller l’attention de l’entourage de Senoussi qui, à son avis, était véritablement responsable du meurtre.

Par l’intermédiaire de M. Grech, je pus interroger à diverses reprises deux indigènes qui, sans avoir été témoins du drame, disaient en connaître les péripéties, car ils vivaient au Kouti au moment de la fin tragique de la mission. L’un d’eux était Tom, ancien soldat rabiste devenu garde de milice à notre service, l’autre un jeune Baguirmien, d’une trentaine d’années, petit-fils de Koubeur. Son père, le prédécesseur de Senoussi, comme sultan du Kouti, était mort en prison quinze jours après Crampel et comme le jeune homme avait encore quelques partisans à cette époque on l’avait tenu au courant des événements. Leurs versions concordaient presque complètement : d’après eux, la mission fut d’abord bien accueillie au Kouti. Elle y séjourna quelque temps. Crampel voulait aller au Dar Rounga. Senoussi reculait le départ de jour en jour. Enfin il lui procura des porteurs et la mission se mit en marche. Le jour même de son départ, après s’être arrêté à midi sur les bords du Djangara, près de Chah, Crampel fut assassiné sur l’ordre de Senoussi. L’assassin nommé Abou Chemam[64] aurait été dévoré en 1902 par un lion et les indigènes y voyaient une manifestation de la justice divine.

Ce récit un peu bref ne me satisfaisait point et je cherchai à me renseigner auprès de témoins mêmes du drame. Ce fut longtemps en vain, Niarinze qui, après la mort du fils aîné de Rabah, était tombée entre nos mains, habitait Libreville. Mais elle a oublié tout le passé ; personne n’a jamais pu lui arracher un renseignement. Heureusement au moment où j’allais quitter le Chari, en novembre 1903, pendant que je me trouvais au poste de Mandjafa, le hasard mit sur ma route un témoin fort bien informé. C’était une femme ouadda nommée Ndasou. Rencontrée par la mission Crampel sur les bords de l’Oubangui, elle était devenue la compagne de l’arabe Mohamed et l’amie de Niarinze. Après le meurtre on l’avait mariée à un des Sénégalais envoyés au camp de Rabah. Tous les deux avaient vécu dans l’armée du conquérant pendant dix années. Le Sénégalais avait été tué à la bataille de Koussri et elle s’était réfugiée chez nous. A la suite de plusieurs entretiens avec elle, je réussis à constituer la version suivante.

Après avoir traversé le pays des Ngapous et la région du kaga Mbra, Crampel était arrivé au Kouti à Khia, où était alors Senoussi (avril ou mai 1891). Senoussi hébergea dans une des cases la mission que la mort de M. Lauzière contraignit à un séjour d’une semaine. Après l’échange des cadeaux habituels, les palabres commencèrent. Crampel manifesta son désir de se rendre auprès de Rabah ; mais cette démarche allait accentuer la subordination de Senoussi vis-à-vis de son ancien maître et il montra la plus grande mauvaise volonté. Pendant que les relations se tendaient, Crampel était trahi par cet Ischekkad auquel il avait toujours témoigné une confiance si aveugle[65]. Il me paraît hors de doute que cet aventurier fanatique représenta notre compatriote comme l’ennemi acharné de l’Islamisme. Peut-être aussi montra-t-il à Senoussi le rôle politique qu’il pourrait jouer une fois maître des 325 fusils de la mission[66]. Dès lors l’assassinat fut décidé.

Fig. 24. — Défilé des troupes de Senoussi. Les bannières du Chef de guerre Allah Djabou.

Il fait annoncer à Crampel qu’il allait lui permettre de partir chez Rabah. L’explorateur voulait faire une marche rapide. Il n’emmena donc que Ndasou et son mari Saïd, un caporal, un cuisinier sénégalais et Niarinze. A part quatre caisses, il laissa ses bagages à Khia sous la garde d’Ischekkad et donna ordre à ses douze tirailleurs de retourner vers M. Biscarrat pour ramener le convoi attardé. Son départ eut lieu assez tard dans la matinée. Allah Djabou, déjà chef de guerre, l’accompagnait avec une troupe assez nombreuse à laquelle se joignirent encore de temps à autre des bazinguers. Au sortir du Khia, Crampel se serait aperçu qu’on le conduisait vers le Ouadaï et non chez Rabah : on l’entendit du camp faire de vifs reproches à Allah Djabou. Pourtant il continua sa route. Vers midi, il s’arrêta au bord du Djangara. Le caporal sénégalais partit alors à la chasse avec quelques bazinguers. Pendant ce temps Crampel déjeunait avec Saïd et Niarinze, puis il s’étendit pour la sieste. Ce fut alors qu’une troupe de soldats choisis parmi les plus solides l’assassinèrent[67]. On dit qu’Allah Djabou lui porta lui-même le coup de grâce avec une de ces lances à grandes lames qui servent à chasser l’éléphant. Simultanément on se débarrassait de Saïd ; puis, quand le caporal revint de la chasse, ses compagnons lui cherchèrent querelle et quelques-uns des assassins le saisirent traîtreusement, le ligotèrent et le transpercèrent de leurs sagaies.

Dès le lendemain de cette affaire, une troupe de soldats partit vers le S.-O., guidée par Ischekkad, pour s’emparer du convoi resté en arrière qui comprenait la moitié du bagage. A sa vue, les Sénégalais tirèrent, mais on leur fit comprendre qu’une plus longue résistance[68] était inutile ; ils déposèrent leurs armes et M. Biscarrat fut assassiné.

A qui allait appartenir ce butin ? Ischekkad réclama aussitôt le prix de sa trahison : les six ou sept femmes emmenées par la mission. Mais Senoussi, se jouant de lui, feignit de les consulter, et comme elles repoussaient avec indignation l’idée de devenir les femmes de l’assassin de Crampel[69], il lui dit : « Tu vois, elles ne veulent pas de toi. » Puis, comme le traître frappait Ndasou qui pleurait, Senoussi aurait ajouté : « Attention ! ces femmes ne sont pas à vous, mais à Rabah, le maître du pays. »

L’autorité de Rabah, qu’il invoquait pour réprimer la convoitise d’Ischekkad, ne laissait pas que de l’inquiéter. Il lui écrivit : « Des Blancs sont venus dans le Kouti. Ils voulaient se rendre au Ouadaï ; je me suis souvenu qu’ils avaient fait tuer ton frère, le fils de Ziber-Pacha, et qu’ils t’ont fait la guerre, aussi je les ai fait tuer. » Rabah s’emporta, ou feignit de s’emporter, jusqu’à traiter Senoussi d’assassin. Redoutait-il une intervention française au moment où sa puissance n’était pas encore assurée ? Entrevoyait-il dans l’acte de son lieutenant le désir inquiétant de jouer un rôle personnel ? Ou plutôt craignait-il l’énorme accroissement de puissance politique et militaire qu’assurait au Soudan la possession de plus de 300 fusils ? Toujours est-il qu’il lui dépêcha un de ses hommes de confiance, Hassein, pour procéder à une enquête, et surtout pour lui faire rendre gorge. Hassein ne lui laissa que deux Sénégalais[70], quelques femmes, un petit nombre de fusils et de caisses. Rabah reçut de nombreux fusils, la plus grande partie des munitions et des approvisionnements ; il fit ses esclaves des quinze Sénégalais, des femmes et des boys[71]. Ainsi ce fut Rabah qui eut le principal bénéfice du massacre dont Senoussi, malgré ses dénégations, doit être considéré comme l’auteur responsable. Il a bien prétendu que Crampel fut tué sur l’ordre formel de Rabah. Or à cette époque l’ancien lieutenant de Ziber se trouvait à Ndam chez les Toummoks, c’est-à-dire à une vingtaine de jours du Kouti. Il est donc fort douteux qu’il ait pu donner assez rapidement l’ordre de commettre l’attentat.

La mission dirigée par M. J. Dybowski arriva dans le Dar Banda six mois plus tard. Le 23 novembre 1891, en pays ngapou, elle surprit à l’improviste une bande de bazinguers de Senoussi venus pour acheter de l’ivoire et sans doute aussi pour razzier le pays selon leur habitude. Plusieurs furent tués et l’un d’eux, tombé entre les mains de la mission, fut fusillé, mais il est peu probable que ces soldats eussent participé de quelque manière au meurtre de Crampel, de Biscarrat, de Saïd et du caporal sénégalais. Cette dernière affaire n’eut d’ailleurs aucun retentissement. Senoussi la dissimula sans doute soigneusement. Tom, dont les parents habitaient alors la Kouti, m’a raconté qu’on connut en effet l’arrivée de Blancs chez les Ngapous, mais avant, qu’on eût eu le temps de s’émouvoir, on apprit le départ de la mission Dybowski. De cette surprise Senoussi se vengea en envoyant razzier le village ngapou de Yabanda qui avait renseigné les voyageurs français : toutes les femmes furent emmenées en esclavage.

Désormais la fortune du meurtrier de Crampel était assurée ; Rabah s’était taillé la part du lion, mais il lui restait encore assez d’armes et de munitions pour faire des razzias répétées chez les fétichistes et, par là, accroître sa richesse et sa puissance.

Un seul rival sérieux s’opposa à ses projets, l’aguid des Salamats, Cherf ed Dine qui l’attaqua en 1895 et l’obligea à se réfugier au kaga Banga, puis au Kaga Yagoua chez les Mbrés où il séjourna une année. Senoussi passa ensuite quelque temps à Ara, puis au kaga Toulou.

Enfin las de cette vie aventureuse il vint s’établir à Ndellé qui n’était auparavant qu’un simple village de Bandas commandés par un chef nommé Bangoua. Il s’installa dans un tata en terre solidement défendu, véritable donjon perché comme un nid d’aigle au milieu des rochers. Son entourage de musulmans et d’esclaves s’accrut rapidement et dès 1899 la ville de Ndellé avait déjà acquis l’importance que nous lui avons vue en 1902.

Depuis l’attaque inopinée de Dybowski contre ses bazinguers, Senoussi avait appris à respecter l’Européen. Lorsque l’année suivante la mission Maistre arriva au Gribingui, il se garda bien de l’inquiéter. De même un ou deux ans plus tard, lorsque le lieutenant belge Hanolet[72] se rendit chez le roi Kreich Mbélé, il passa au village de Rifogo, tout près de la résidence du sultan du Kouti qui séjournait alors au kaga Toulou. Il ne fut pas inquiété, au contraire des cadeaux furent échangés[73]. Puis en 1897, pendant que la première mission Gentil lançait le Léon-Blot sur le Chari, El Hadj Tokeur fut envoyé par le sultan en ambassade au Gribingui pour savoir quelles étaient les intentions de la mission. Quelques mois plus tard Prins se rendit dans le Chari oriental avec deux Sénégalais et fut reçu par Senoussi lui-même dans son camp au village d’Ara. Enfin en janvier 1898 une entente était conclue entre Gentil et Senoussi. Deux de ses notables, El Hadj Tokeur et Azreg accompagnèrent Gentil en France et le sultan du Kouti écrivit que « Baguirmien d’origine, il détestait Rabah, il était tout disposé à se grouper avec ses compatriotes sous notre protectorat et que quant à Crampel, c’était Rabah qui en avait ordonné le meurtre pour s’emparer de ses fusils. » Le sultan promit de ne point s’opposer à l’expansion française, de reconnaître notre suzeraineté, de recevoir un résident, de payer un tribut. Moyennant quoi, il obtint l’absolution pour un passé assez chargé et put espérer notre indulgence pour ses conquêtes futures. Gentil lui fit même cadeau de 400 fusils à tir rapide.

Fig. 25. — El Hadj Tokeur et El Hadj Abdoul recevant deux envoyés du Ouadaï à Ndellé.

Le premier résident fut le capitaine E. F. P. Julien qui est resté environ 18 mois à Ndellé, jusqu’en décembre 1902. Par sa connaissance de l’arabe et ses voyages précédents dans les sultanats de l’Oubangui, au Bas-Chari, cet officier était à même de s’employer utilement à l’étude du pays où il résidait[74]. Malheureusement le capitaine Julien, avant de quitter le Chari, a cru devoir faire disparaître toute trace de ses travaux scientifiques et politiques, et pas plus à Ndellé qu’à Fort-Crampel nous n’avons rien trouvé de lui. Il a été remplacé par un interprète militaire, M. Grech.

Les Européens purent désormais venir à Ndellé. En janvier 1899, Toussaint Mercuri[75], agissant pour le compte de la Mission commerciale du Chari, installe une factorerie européenne. Au mois de mai, Bretonnet, Pouret et le maréchal des logis Martin y séjournèrent avant d’aller se faire tuer aux rochers des Niellims.

Quelques mois plus tard Charles Pierre allait du Mbomou au Chari et passait quelques jours dans la nouvelle capitale. Enfin le 19 mai 1901, à la demande du lieutenant-colonel Destenave, le sultan Senoussi arriva à Fort-Crampel « avec 600 soldats armés de fusils de différents modèles, 300 lanciers et un nombre considérable de porteurs, d’esclaves et de femmes ; il séjourna une semaine au poste, et après six grandes audiences un arrangement fut conclu. Le sultan jura d’être un fidèle vassal[76]. »

NDELLÉ
Croquis à l’échelle de 1/10.000e.

Devenu notre protégé plutôt que notre sujet, armé par nos mains, Senoussi se crut en droit d’étendre ses ambitions. Il désire conquérir le Dar Rounga, le Dar Sila et c’est dans ce but qu’il cherche à se procurer le plus possible de fusils[77]. Les dissensions perpétuelles dans les Etats du centre Africain et le contre-coup de la grande mêlée des peuples qui les a ensanglantés dans les dernières décades ne fournissent à Senoussi que trop de prétextes d’intervention. C’est ainsi que des Derwiches vinrent au Dar Rounga (en novembre 1901) et en chassèrent le sultan Achem qui se réfugia à Ndellé chez son beau-frère Senoussi[78]. Ces derviches étaient commandés par le chef Arabi. Senoussi, avec notre autorisation, alla leur faire la guerre, emmenant 750 bazinguers et les défit complètement dans le pays des Goullas. Il reste encore quelques derviches dispersés dans le Ouadaï, sans aucune cohésion. Le Ouadaï a envoyé Djema Taleb pour remplacer Achem au Dar Rounga.

II. — SA PERSONNALITÉ. SA VIE A NDELLÉ

Senoussi[79] est âgé d’une cinquantaine d’années. D’une constitution robuste, et d’une belle taille, il est resté très vigoureux malgré son âge. Par ses traits et par sa peau très noire, il appartient beaucoup plus au type nègre qu’au type arabe ; malgré cela la physionomie est intelligente et d’aspect sympathique. Sous son turban, les cheveux sont coupés courts comme chez les musulmans. Il porte une barbe courte, fournie et grisonnante : son regard est fin et vif, sa démarche généralement solennelle.

La résidence de Senoussi est un tata tout à fait semblable à ceux du Soudan occidental, mais beaucoup plus modeste que ceux de Ségou ou de Sikasso que nous avons vus dans nos voyages antérieurs. La surface irrégulière où sont groupées les constructions comprend à peine un hectare d’étendue ; elle est entourée par un mur en terre, épais de 0m,80, haut de 4 à 5 mètres, dont le sommet est muni de bambous aiguisés ou de fers de flèches. L’intérieur comprend des magasins, des hangars, des claies sur lesquelles sont disposées des rangées de fusils, à côté de la pièce de montagne donnée en 1899 par Bretonnet. Au milieu de tout cela, s’élève l’habitation principale, dont les murs (10 à 15 mètres de long sur 10 mètres de large) sont formés de moellons liés avec de l’argile.

Elle n’a été construite que tout récemment sur les conseils de notre résident. Il y a 6 mois, nous a-t-on affirmé, il n’y avait dans toute l’étendue du tata que des cases provisoires en paille.

Quoi qu’il en soit, même le nouveau palais du sultan est fort peu luxueux. C’est une simple maison à rez-de-chaussée, construite sur le type de Djenné, mais sans les motifs de décoration ni la solidité de l’architecture songrhaï. Quant à l’intérieur, nous ne pouvons rien en dire, aucun Européen n’y ayant pénétré.

Senoussi se lève à 4 heures du matin pour aller faire sa prière matinale (fedjeur) à la petite mosquée qui est auprès du tata. Ses dévotions terminées, il rentre, se recouche au harem, et ne se lève définitivement qu’à 6 heures. Il fait alors sa toilette, entouré de quelques-unes de ses femmes qui l’aident à se vêtir. Cela prend environ une heure.

A 7 heures, il est paré et le conseil va commencer. Déjà dans la cour du tata se sont rassemblés les conseillers venus des divers quartiers de la ville.

L’entourage du sultan comprend : un Fellata, un Haoussa, un ou deux Zanzibarites, plusieurs Foriens, de nombreux Ouadaïens (dont plusieurs presque blancs sont des Arabes pur sang), des Baguirmiens, plusieurs Tripolitains ou Fezzanais, des Bornouans. A tous on donne le nom d’Arabes. Mais à part les Tripolitains, ce sont des nègres, par tous leurs caractères anthropologiques qui n’ont rien de commun avec les races berbère ou arabe. C’est tout au plus si chez quelques-uns un peu de sang arabe a affiné les traits et éclairci le teint[80].

Ce sont d’ailleurs des musulmans fort tièdes, presque tous profondément ignorants[81]. D’après M. Grech, personne dans l’entourage du sultan n’appartient à la confrérie des Senoussia, dont fait partie Gaourang, le sultan du Baguirmi. Les Senoussistes s’abstiennent de fumer, de jouer, de chanter, en somme de tout divertissement. Ils s’interdisent le café et Cheik Senoussi lui-même conseille de boire du thé.

Tous ces conseillers entrent un à un, viennent saluer leur suzerain assis dans un fauteuil, en mettant les genoux à terre et en prenant entre leurs deux mains étendues la main droite du sultan qu’ils baisent. On lui demande en même temps s’il a bien passé la nuit, s’il s’est bien levé. Senoussi, comme tous les grands chefs arabes, est très sensible aux honneurs. Il expédie immédiatement les affaires les plus urgentes et fait accomplir les formalités habituelles ; c’est ainsi que chaque matin deux des principaux conseillers, El Hadj Tokeur et El Hadj Abdoul, sont envoyés chez M. Grech pour lui apporter les saluts du sultan et lui dire qu’il a bien passé la nuit. Depuis 18 mois qu’il y a un résident français à Ndellé, ils n’ont pas dérogé une seule fois à cette habitude. Ils font d’ailleurs monter en même temps les vivres destinés au personnel indigène de la résidence.

Fig. 26. — Les collines de Ndellé.

Enfin les réceptions terminées, ceux des conseillers qui ont des fonctions à remplir au dehors se retirent avec la permission du maître, mais ils se retrouveront au moment du premier repas. Ceux qui restent avec le sultan, l’entretiennent des affaires courantes, lui apprennent ce qu’ils ont entendu ou vu dans la ville. La venue d’un étranger, d’une caravane est commentée. Il paraît que pendant les deux mois qui ont précédé notre arrivée à Ndellé, notre voyage que j’avais fait annoncer au sultan a été l’objet de rapports quotidiens. Le sultan s’entretient parfois à part avec un homme de confiance, soit Allah Djabou, soit El Hadj Tokeur, de ses affaires personnelles, de ses relations avec les princes voisins. Cela se poursuit jusqu’à 10 heures. Les jeunes domestiques apportent alors dans des calebasses la nourriture préparée par les femmes dans l’intérieur du palais, ainsi que des petits récipients d’eau. Le tout est servi sur de longues nattes qu’on étend sur le sol. Le repas du matin commence et se poursuit dans le plus grand calme. Les convives se réunissent par groupes de quatre ou cinq en s’éloignant plus ou moins du maître suivant le rang qu’ils occupent ; Senoussi lui-même place près de lui deux ou trois des plus intimes qui mangent au même plat. Habituellement tout le conseil, tous les chefs qui dépendent du sultan assistent au repas du matin ainsi qu’au repas du soir. C’est ce qui explique qu’on consomme autant de vivres au Tata.

L’après-midi, le sultan fait la sieste jusqu’à 2 ou 3 heures. Resté seul, il rentre au harem où seul El Hadj Abdoul, sorte de vizir et d’intendant, a le droit de pénétrer avec lui. A part cette exception, nul homme ne peut pénétrer dans cette partie secrète du palais, et comme conséquence de cette interdiction, on n’a pas cru devoir recourir à la surveillance d’eunuques. Si nul, hors les concubines, leurs suivantes et leurs enfants ne loge au tata, il n’en est pas moins occupé par toute la tribu. Un tirailleur qui y allait souvent jadis m’a affirmé y avoir vu 50 ou 60 concubines de Senoussi, non comprises les femmes hors d’âge. Les enfants sont aussi fort nombreux.

Adem, l’aîné de ses fils, a 26 ans. Trois autres ayant de 15 à 22 ans, portent les armes aux revues de tabour et caracolent à la fin de ces solennités. Enfin six ou huit autres, âgés de 12 à 16 ans, assistent en armes au tabour, mais ne montent pas à cheval. Senoussi aurait enfin cinq ou six enfants tout petits. Personne, sauf les mères, ne s’occupe de ces enfants. D’ailleurs, dès leur puberté, les fils quittent le Tata pour aller habiter une soukala à eux. Il marie ses filles à ses meilleurs favoris sans tenir compte de l’âge de ces derniers.

Les femmes ne sont pas absolument cloîtrées. Souvent nous en voyons passer dans le village montées sur des bourriquets et suivies d’un certain nombre de captives qui les accompagnent aux cases de cultures où elles vont de temps en temps se rendre compte de l’état des récoltes ou faire préparer de la farine. Elles se contentent de se mettre sur la tête une sorte de grand voile en guinée bleue légère qui leur drape presque complètement le corps, selon l’usage des femmes maures du Sénégal. Les jeunes femmes, surtout celles que n’a point encore possédées le Sultan, ne sortent jamais du Tata. Elles peuvent d’ailleurs y recevoir des visites d’étrangères, par exemple les « épouses » arabes des Européens.

III. — SA PUISSANCE MILITAIRE

L’armée régulière de Senoussi comprend environ 2000 à 2500 fantassins (bazinguers), armés de fusils ou de mousquetons. L’artillerie n’est représentée que par une seule pièce de 4 de montagne donnée par Bretonnet en 1899. On tire le canon dans les grandes circonstances ; ainsi une salve a été tirée pendant le Tabour à l’arrivée du Sultan. Senoussi n’a pas de cavalerie et la raison en est dans la rareté des chevaux. Le Sultan seul en possède quelques-uns, son fils Adem a un étalon, ainsi que quelques chefs membres du conseil ; mais aucun d’eux ne paraît à cheval à la revue, pas même Senoussi[82].

L’infanterie de Senoussi comprend 6 compagnies ayant chacune 400 hommes environ. Chaque compagnie est commandée par un chef auprès duquel marchent un ou plusieurs lieutenants assisté d’un sous-ordre par groupe de 15 à 20 hommes ; elle possède plusieurs étendards portant généralement des inscriptions arabes, une fanfare de 4 à 12 instruments (clairons trompes, fifres, tambours).

La première compagnie est celle du Sultan lui-même ; elle est commandée par Allah-Djabou, général en chef de l’armée du Dar Banda. C’est un ancien esclave de Senoussi, qui, au dire des Arabes, n’a reculé devant aucune bassesse pour arriver à la situation qu’il occupe. Près de lui marche Aba-Azo, le premier ministre, dont l’allure froide et réservée contraste avec la physionomie de polichinelle d’Allah Djabou coiffé d’une sorte de chapeau de gendarme chamarré de dorures en papier. Cette compagnie est précédée de 5 étendards, dont l’un en soie verte portant un verset du Coran et en haut de la hampe une lance en cuivre, venue d’on ne sait où, c’est la bannière personnelle de Senoussi. Par derrière viennent une cinquantaine de notables mieux vêtus que les autres bazinguers et généralement armés de fusils à tir rapide.

La 2e compagnie est commandée par Adem, fils de Senoussi. Il marche en tête précédé de sa bannière, grand oriflamme en soie bleue avec un carré rouge au milieu duquel se détache une inscription arabe. Enfin à quelques rangs derrière sont placés ses six ou huit frères, coiffés d’un turban de batiste blanche et enveloppés dans une gandoura en même étoffe, ils se font remarquer au milieu des jeunes soldats qui les encadrent par leur costume plus soigné et leur figure plus intelligente. S’ils combattent dans le rang, ils n’en sont pas moins l’objet d’attentions spéciales et ils occupent dans la compagnie commandée par leur frère la place due à leur naissance. Adem lui-même a une réelle importance, et, seul de tous les guerriers, il porte à la fois un sabre, un revolver et un fusil à tir rapide. Si l’étiquette arabe veut qu’au moment du conseil il se tienne à l’écart par respect pour son père, il n’en est pas moins honoré comme l’héritier présomptif du sultanat.

L’armement. — Les chefs sont ordinairement munis de fusils à tir rapide ; la plupart ont en outre soit un sabre, soit un pistolet. Rien n’est plus varié que l’armement des bazinguers. Toutes les marques de fusils français, anglais, allemands s’y rencontrent : Kropatchek, Albini, Remington, Winchester, Gras ; à côté des fusils de chasse à deux coups et des fusils à pierre[83]. Tous les combattants portent une cartouchière avec patte de cuir se rabattant et cachant les munitions. Il est donc impossible de se rendre compte de ce que ces hommes ont sur eux comme cartouches ou comme poudre. Enfin tous les soldats du sultan ont à l’avant-bras gauche un bracelet en cuir qui soutient extérieurement l’étui d’un couteau dont la lame a rarement plus de 15 centimètres de long[84].

Fig. 27. — Les bannières du Sultan Senoussi.

L’habillement des soldats. — Si l’armement des guerriers de Senoussi est disparate, leur costume l’est bien davantage ; ils sont couverts de haillons, quand ils sont vêtus ! Tel guerrier s’accommode d’un carré d’étoffe grand comme la main et porte fièrement sa ceinture cartouchière sur la peau, tel autre se contente d’un lambeau de guinée bleue autour des reins ; la plupart ont néanmoins une culotte courte et une sorte de veste étroite faites avec des bandes de coton du pays, de couleur blanche, car ici on ne connaît pas l’usage de la teinture comme au Soudan. Il en est qui vont nu-tête, quelques Arabes portent des turbans, d’autres ont des chéchias rouges données par nous et j’en ai vu un se parer d’un chapeau de feutre mou.

Les chefs eux-mêmes ont un accoutrement grotesque et misérable.

La discipline. — La plupart des sultans soudanais sont loin d’exercer sur leurs soldats l’autorité sanguinaire que l’on croit. Ils pèchent au contraire plutôt par faiblesse. J’ai constaté que les bazinguers de Senoussi, qui nous escortaient dans le voyage de Gribingui à Ndellé, étaient loin d’être aussi assouplis à la discipline que nos miliciens. Au défilé du 15 décembre j’ai vu des soldats ne pas obéir immédiatement aux ordres de leurs chefs et Senoussi se lever pour aller les bousculer sans qu’ils en parussent bien effrayés. D’ailleurs l’instruction militaire qu’ils reçoivent est des plus rudimentaires ou plutôt ils n’en reçoivent pas. A mesure que le sultan a un fusil de disponible il en arme un nouvel esclave et peu à peu en voyant les autres celui-ci apprend à s’en servir. Les seules peines disciplinaires des sultanats sont la flagellation et la prison et on les applique assez rarement.

Le Tabour. — Le lendemain de la réception que nous offrîmes à Senoussi et à sa suite, le sultan nous fit dire que le jour suivant il donnerait un grand tabour en l’honneur de notre arrivée. On appelle tabour chez les princes de l’Afrique centrale une sorte de mobilisation de toutes les troupes ou plutôt une parade militaire comparable à nos grandes revues d’Europe.

Ce matin donc (15 décembre) à 8 heures, les tambours et clairons du sultan ont résonné. Nous avons vu aussitôt déboucher de tous les quartiers de Ndellé des bazinguers qui se réunirent sur la place d’armes située à mi-distance entre le Tata du sultan et le poste où est la Résidence.

Bientôt arrivèrent nos deux amis, les hadj fellatas El Hadj Mahmadou Tokeur et El Hadj Abdoul. Le sultan les envoyait pour nous prendre et nous conduire à la revue où il s’était déjà rendu. Il était en grande tenue, assis sous un petit dais offert autrefois par Toussaint Mercuri. Chaussé de souliers vernis, et vêtu, par dessus sa gandoura blanche, d’un manteau de pourpre ; il avait la tête enveloppée d’un immense turban d’une blancheur éclatante. Loin d’être grotesque comme ses chefs sous ce costume d’apparat, c’est avec la meilleure grâce qu’il s’est levé et est venu au-devant de nous. Il nous a fait asseoir à sa gauche sur des sièges disposés sous un second dais. A sa droite, accroupis sur le sable, se trouvent les marabouts et en particulier le chef, Faki Haïssa (ou Faki ben Haïssa), enfin tous les notables non combattants. Peu après, y prennent place aussi deux ambassadeurs arrivés la veille du Ouadaï qui, introduits par Mahmadou Tokeur, remplissant aussi les fonctions de grand maître des cérémonies, ont salué le sultan en mettant les deux genoux à terre. A la gauche sont les gens de la résidence, nos miliciens, les hommes de M. Jacquier[85]. Devant nous les troupes sont disposées sur quatre rangs et s’étendent sur une longueur de 500 mètres environ. (Courtet a compté dans le défilé 1416 guerriers). Derrière nous sont les gardes du sultan tous munis de fusils à tir rapide, enfin en arrière éparpillés de tous côtés des esclaves armés de lances. A l’extrême gauche de la troupe, près de nous, se trouve la première compagnie, avec la bannière verte du sultan.

La musique, composée d’une douzaine d’exécutants, joue une marche pas trop assourdissante (malgré la présence de deux ou trois immenses cornes en ivoire). Puis le défilé commence ; il s’effectue sur deux, puis sur quatre rangs et se renouvelle quatre fois de suite. La première fois les hommes portent l’arme sur l’épaule droite, la deuxième fois ils tiennent, l’arme inclinée presque horizontalement en la tenant de la main gauche, appuyée sur l’avant-bras étendu ; la troisième fois ils défilent au port d’arme, enfin au dernier tour l’arme est placée sur l’épaule gauche. Les tambours et clairons marquent la cadence, aussi les hommes marchent assez régulièrement en passant devant nous, mais presque tous font à chaque pas un mouvement du corps et de la tête des moins harmonieux. D’ailleurs dès qu’ils se sont éloignés, la confusion s’introduit dans les rangs et l’on voit au loin des compagnies entières courir en désordre pour rattraper leur place. Seules la première section de la compagnie du sultan commandée par Aba-Azo, drapé d’un manteau noir, et la section d’Adem où se trouvent les fils du sultan sont passables. Le défilé a duré environ une heure, il s’est terminé par des fantasias, des tirs et des sonneries exécutées par les fanfares de chaque compagnie. Ces dernières emploient des clairons donnés autrefois par M. Gentil, des tambours indigènes, des trompes gigantesques formées de défenses d’éléphants, enfin des fifres. A côté du sultan se trouve en outre un immense tamtam creusé dans un tronc d’arbre séculaire sur lequel un homme frappe à coups redoublés. Tout cet ensemble produit un bruit assourdissant.

Le salut des armes. — Après le second défilé il s’est passé une cérémonie que je n’attendais point : El Hadj Tokeur s’est levé, a pris le pistolet du sultan et le tenant de la main droite, l’a présenté aux deux ambassadeurs ouadaïens et à tous les notables groupés autour du sultan. En même temps il levait le canon en l’air et l’inclinait devant chaque personne. Celle-ci répondait en saluant à son tour de l’arme ou de la main. Puis le maître des cérémonies s’est placé ensuite devant le défilé et a salué de même chaque chef à mesure qu’il passait. En dernier lieu il est entré au milieu du cercle formé par les soldats et lorsque la bannière du sultan est passée à proximité, il a tiré un coup de pistolet en l’air : le porte-drapeau a aussitôt incliné l’étendard.

Les ambassadeurs ouadaïens. — Pendant toute la cérémonie, les envoyés du Ouadaï se sont tenus à l’écart, mais tout près du sultan, suivant attentivement le défilé. Pour les impressionner davantage, Senoussi nous avait demandé d’apporter notre gramophone et de donner une audition de nos sonneries militaires françaises. Il n’est pas besoin de dire qu’elles ont eu un succès énorme. Le sultan a fait approcher tous les chefs de son armée et tous les clairons pour qu’ils entendissent mieux. Lui-même a quitté son siège d’apparat, est venu se placer devant l’instrument et s’est introduit les tubes acoustiques dans les oreilles. Sa large face épanouie témoignait une satisfaction profonde. Il nous a promis d’envoyer au camp ses clairons pour que nous puissions enregistrer leur sonnerie du Tabour.

Conclusion. — En faisant cette démonstration militaire, le sultan Senoussi a voulu, j’en suis convaincu, nous donner une idée de sa force. Elle n’est point, en effet, quantité négligeable et en cas de conflit avec lui, nos postes du Haut-Oubangui et du Haut-Chari seraient à sa merci et il pourrait pendant quelque temps razzier à son aise les populations fétichistes que nous protégeons sur la rive gauche du Bamingui. D’autre part le jour où nous serions disposés à occuper le Ouadaï, il pourrait nous fournir un précieux concours comme le fit il y a trois ans le sultan Gaourang.

Il ne faut pas toutefois exagérer l’importance de cette armée, qui n’est en somme qu’une troupe de nègres un peu mieux armés que ceux contre lesquels nous avons lutté victorieusement tant de fois au Soudan.

Notre caporal milicien, un brave tirailleur, qui s’est battu courageusement en 1899, contre Rabah à Kouno et à Koussri, en revenant de cette revue sensationnelle exprimait parfaitement la vérité quand il disait dans sa langue imagée : Çà, mon commandant, y a soldats pour rire ; si moi y avait gagné quatre sections sénégalaises et tous fusils, moi commencer bataille 10 heures matin, fini casser la g..... à tous 5 heures du soir. Je crois que ce brave Yoro se trompait même de quelques heures, car il me semble qu’il faudrait moins de temps à une compagnie de tirailleurs pour mettre en déroute ce troupeau d’esclaves armés.

Fig. 28. — Les bannières du fils aîné du Sultan Senoussi.

Nous sommes allés remercier le sultan pour le Tabour. Senoussi nous a dit qu’il avait donné le Tabour pour nous seuls parce que nous étions les envoyés du gouvernement français. Il ajouta que tout ce qu’il avait était à la France et qu’en particulier ses soldats étaient au service de notre pays. Nous étions entrés chez lui sans cérémonie et sans nous faire annoncer, en revenant d’une excursion botanique. Il a demandé à voir nos récoltes et nous a donné le nom banda des plantes qui s’y trouvaient. A propos du Lili (Ficus Rokko) il nous a raconté que cet arbre était rare dans les environs de Ndellé et qu’il n’en existait que de jeunes sujets. Par contre il est cultivé chez les Golos, les Kreichs, les Azendés. J’ai rencontré dans l’entourage un arabe du nom de Minguéré qui avait vécu longtemps à la cour de Ziber Pacha. Étant enfant, il y avait vu un blanc qui y faisait comme moi sécher des plantes et écrivait beaucoup. Il avait été bien accueilli par Ziber et tout le monde l’avait aidé. J’ai dit à ces hommes que je connaissais ce blanc, il se nommait Schweinfurth. Il avait vieilli, mais il vivait toujours et était entouré d’un grand respect dans tous les pays des blancs en raison de l’expérience qu’il avait acquise dans ses voyages. Il avait raconté dans ses livres comment Ziber l’avait accueilli et les chrétiens instruits en avaient su gré à ce sultan.

Ces paroles ont vivement touché les assistants et Senoussi lui-même. Il m’a fait savoir que je trouverais près de lui l’aide que Schweinfurth avait trouvé chez Ziber et que je pourrais, comme mon devancier, aller voir toutes les montagnes, toutes les rivières de ses états.

IV. — COMMENT LE SULTAN EXPLOITE LE PAYS

Pour entretenir son entourage, son harem, ses conseillers, surtout pour équiper et armer ces bazinguers qui font sa force, Senoussi a besoin de ressources relativement considérables, et en denrées et en argent. Maître de Dar Kouti par la guerre, il y vit, il en vit comme aux temps les plus sombres du Moyen Age, tel baron de proie parmi ses paysans. Cet état qu’il a créé d’un amalgame de populations soumises, d’esclaves établis comme cultivateurs est sa chose, son bien. Dans l’intervalle des razzias dirigées contre les idolâtres voisins, il en tire en despote les ressources nécessaires.

Un fait indiquera la nature de cette exploitation du pays par le conquérant. Les villages du Dar Kouti ne possèdent pour ainsi dire pas de bétail. Pourquoi ? en partie parce que Senoussi s’est réservé le monopole de l’élevage et qu’il a voulu être le seul boucher de ses états.

Seul il a un troupeau de bœufs composé d’une centaine de bêtes. Il tue trois fois par semaine et se réapprovisionne au Dar Sila. Une partie des animaux qu’il tue ou que ses chasseurs lui procurent est consommée par lui et son entourage, l’excédent est vendu. La viande est très chère à Ndellé ; un poulet coûte une brasse d’étoffe ; une livre de viande est cédée aux Arabes de Ndellé pour plusieurs paniers de farine de mil. Seul aussi, ou à peu près, le sultan possède des chevaux, dont l’élevage se développe d’ailleurs sur les incitations du capitaine Julien. Il y avait quarante juments à Ndellé en 1900, la plupart ayant un poulain.

Les opérations commerciales de Senoussi. — Boucher et éleveur, le sultan est aussi le commerçant le plus considérable de ses états. Nous verrons que le trafic se fait presque exclusivement avec les caravanes venues du Nord. Or Senoussi s’est réservé les relations avec ces convois ; seul il peut acheter leurs produits. Une partie passe aussitôt à ses conseillers, à ses lieutenants en échange de leurs services. Le reste est vendu à ses sujets contre des esclaves, du mil, des volailles, des moutons. Les seuls acheteurs sont d’ailleurs une cinquantaine de familles islamisées ; les autres habitants de Ndellé, libres ou esclaves, étant trop pauvres. Il n’y a point de marché dans cette ville ; les denrées (légumes, mil, farine) s’achètent dans les cases par échange ou contre des perles. Le pipi, bière obtenue par la fermentation du mil pilé, est le seul produit qui se vende sur la place publique et il n’est guère acheté que par les Bazinguers.

Le thaler, à l’effigie de Marie-Thérèse, d’une valeur moyenne de 3 francs, a encore cours chez Senoussi. Il est très recherché, non seulement pour payer les marchandises apportées par les caravanes du Ouadaï, mais encore pour en faire des bracelets, des bagues, des ornements pour la sellerie, etc. Comme unité de compte, mentionnons encore la mekta, pièce d’étoffe légère, et surtout l’esclave. De plus nous verrons qu’il y a un rapport défini entre le prix d’un esclave et celui d’un bœuf ou d’une vache, et que le captif forme pour Senoussi l’un des principaux objets d’échange.

Quels sont les achats de Senoussi ? Le pays manquant presque complètement de bétail, il en achète dans les pays du Nord. Les bœufs dont il débite la viande à ses sujets viennent du Dar Sila et du Salamat. Le Dar-Four n’en fournit plus en raison de la grande consommation anglo-égyptienne et d’autre part les espèces d’Europe n’ont pu s’acclimater ; aussi les bœufs qui valaient il y a 2 ans 2 thalers au Dar Sila (4 thalers les vaches) coûtent aujourd’hui de 20 à 33 thalers à El Facher et le double à Khartoum. La moitié du bétail expédié à Ndellé est perdu par suite des fatigues et des piqûres de la mouche tsé tsé en passant dans les plaines de l’Aouk-Boungoul.

On lui amène aussi des chevaux du Dar Sila : c’est une race solide, de petite taille, couleur bai et assez analogue au Mbayor du Sénégal. Il achète beaucoup d’étoffes, de fabrication européenne ou soudanaise. Voici les principales sortes : La mekta est une pièce d’étoffe légère, de 12 coudées environ, 2 mekta valent un toub[86], ou grande pièce de compte des Européens. Le tchaka est une bande étroite de coton indigène tissée dans le pays, large de 12 centimètres, et longue de 32 coudées. La toukia (tokkuya de Nachtigal) est un tissu analogue au tchaka, large de 24 centimètres et longue de 16 à 17 coudées. Les tissus européens apportés par les caravanes sont les suivants (noms arabes) : Demmour ou Bacha Kaoua (étoffe lustrée), Massria bleu (étoffe venant du Caire), Ferka (grand pagne coloré), Chah (turban en mousseline, voile de musulman), Kafalarous (cotonnade très légère blanc-jaunâtre), Tagnia (petite calotte blanche des Arabes, qui, au Ouadaï et à Ndellé, ne portent guère que cette coiffure).

Le sel est un des principaux produits d’importation ; viennent ensuite les perles, le sucre, le thé, le savon de Marseille, la poudre, les capsules et les fusils ; on comprend, sans qu’il soit besoin d’insister, l’importance de cette introduction d’armes, que Senoussi cherche d’ailleurs à nous faire ignorer. En résumé, nous croyons que les besoins annuels du pays peuvent être évalués à 15,000 mètres de cotonnade légère européenne coûtant rendus à Ndellé 20,000 francs ; 12 tonnes de sel, soit 25,000 francs ; 1 tonne et demie de perles, valant chez le sultan 5,000 francs. L’ensemble représente environ 50,000 francs ; on considère que ce chiffre, valeur des produits rendus au Kouti, peut être triplé pour obtenir le prix de vente. C’est donc à environ 150,000 francs seulement que l’on peut estimer la puissance d’achat du sultanat. L’on voit à quoi se réduisent les importations de ces régions.

Les exportations du pays vers le Nord consistent, d’abord et surtout, en esclaves, puis en ivoire, en bandes de coton ; peut-être aussi vend-on un peu de café et cède-t-on quelques thalers, mais certainement moins que le Kouti n’en achète. Je pense que Senoussi pourra facilement tirer de ses états, dans un avenir prochain, environ 2 à 4 tonnes d’ivoire, 12 à 20 tonnes de caoutchouc, 1 tonne de café. Le café suffirait aux deux tiers de la consommation des Européens résidant au Chari que j’évalue, pour 150 blancs, à 1650 kilogrammes par an.

Fig. 29. — Fac-similé de l’écriture du secrétaire de Senoussi.

La plus grande partie du trafic se fait avec les Musulmans voisins[87]. Senoussi reçoit cinq ou six fois par an des caravanes venues du N., du Ouadaï et du Dar Sila. Pour donner une idée de ce qu’est une caravane, voici la composition de celle que Bakhit, sultan du Dar Sila, a envoyée à Senoussi et qui est parvenue à Ndellé dans les premiers jours de décembre 1902. Elle comprenait 12 bœufs porteurs, chacun chargé de 60 kilogrammes de marchandises, 7 ânes porteurs. Il y avait 20 à 25 conducteurs, y compris le chef de la caravane, homme de confiance du sultan, et peut-être son parent, qui voyageait à cheval en grande pompe ; de plus, nous avons vu une dizaine de caravaniers non porteurs, enfin une quinzaine de domestiques, d’esclaves de suite, etc. Les marchandises étaient des étoffes, du sucre, du thé, des parfums indigènes, peut-être de la poudre et des capsules. Peu de temps après l’arrivée de la caravane 5 bourriquots ont été échangés contre 9 esclaves. Bakhit fera passer les esclaves à Abeschr où ils seront vendus. Les ânes ont été donnés par Senoussi à la Société de la Kotto, lors du voyage de M. Superville, pour liquider une vieille créance. Senoussi ne paraît pas entretenir de relations commerciales avec les sultans de l’Oubangui. Ni les noix de kola, ni le bois rouge, produits naturels du Haut-Oubangui, qui pourraient être consommés dans le Dar Banda, n’arrivent.

Relations avec les Anglais au Barhr-El-Ghazal. — Je crois qu’elles sont assez rares actuellement[88] quoiqu’il y ait à peu près la même distance entre Ndellé et Dem-Ziber qu’entre Ndellé et le Dar Sila. Les Anglais, s’ils envoient des armes et de la poudre à Senoussi, comme divers indices me portent à le croire, c’est par le Dar Four. Toutefois, Senoussi reçoit plutôt des armes et des munitions par les caravanes des Ouadaïens et des Dar Foriens qui les lui apportent pour leur propre compte.

Opérations de la mission commerciale du Chari à Ndellé. — La société commerciale qui commandite cette mission ne paie à l’État, d’après M. Grech, qu’une redevance annuelle de 600 francs et la société empêche le commissariat de prélever l’impôt en nature qu’il a imposé à Senoussi. Il en est résulté un conflit entre le Résident et le directeur actuel, M. Jacquier, successeur de M. Mercuri. Les commanditaires de cette mission sont les mêmes que ceux de la société de la « Kotto ». Leurs opérations pourraient être confondues. Des rapports existent entre Ndellé et le comptoir le plus avancé sur la Kotto. C’est par la Kotto, suivant la route reconnue par M. Superville, qu’on expédiera dorénavant le caoutchouc et l’ivoire de Ndellé : jusqu’à présent la mission commerciale n’achète à Senoussi que ces produits. Elle lui a prêté à plusieurs reprises des thalers, opérations qualifiées d’illégales par le résident Grech et signalées au Commissaire général. Toutes les opérations de la mission commerciale se bornent au commerce avec le sultan Senoussi. Elle lui procure, en échange de caoutchouc, d’ivoire et de thalers : des étoffes (vulgaires et de luxe), de la poudre, des capsules, des fusils de traite (?), du sucre, du thé, des glaces, des armes de chef (sabres, etc.), des chéchias, des colliers de corail (grosses perles) et d’ambre, de la verroterie, des ustensiles de cuisine, des plats. Senoussi a besoin en outre d’objets de luxe (ameublement, vaisselle), de tentes de guerre, de ceintures, de vêtements, de chaussures, de turbans, d’étoffes algériennes, de sellerie.

Commerce avec la Société des Sultanats. — Il est actuellement nul, bien que cette société ait la concession de la rive gauche de la Kotto, au même titre que la Société la « Kotto » a la rive droite.

Senoussi, sultan esclavagiste. — Notre protégé le sultan Senoussi est un marchand d’esclaves, analogue à ceux dont la disparition fut l’objet, ou le prétexte, de l’intervention européenne dans le centre de l’Afrique. Seulement celui-ci a su créer un Etat comme base de ses opérations et cela, plus heureux, plus cauteleux que Rabah son modèle, sous notre suzeraineté. L’armée pour laquelle il recherche, quémande avidement nos dons de fusils, est l’instrument des razzias dont le but est la conquête des captifs. Des prisonniers, il fait deux parts. Il garde les uns pour les installer près de Ndellé dans des villages de culture. Alors que pour les groupements arabes il semble ne prélever qu’une sorte de dîme, de ces villages de serfs il tire sans compter le mil, le maïs, la farine de manioc, les volailles nécessaires à sa subsistance et à celle de ses nombreux parasites ; il leur fait entretenir son bétail, chercher le caoutchouc et le café qu’il nous livre. Les autres captifs, sauf quelques-uns, femmes et boys, dont le don lui concilie l’amitié des blancs en relation avec lui, sont une valeur d’échange, la principale de ses opérations commerciales. C’est contre des esclaves qu’on acquiert des armes, des étoffes, des chevaux, des bœufs. Un bœuf de belle taille vaut 2 ou 3 esclaves adultes ; un cheval, 10 esclaves ; une fillette de 6 à 8 ans s’achète avec 8 ou 10 bandes de coton ou mekta ; à 15 ans, elle en vaudra 15 à 18. Il n’y a aucune exagération à dire qu’en même temps que la main-d’œuvre, l’esclave représente le principal élément du commerce du Dar Kouti, comme jadis d’ailleurs dans tous les Etats musulmans du centre africain.

On comprend dès lors que l’histoire de ces Etats soit celle de leurs chasses à l’esclave. Dans l’entourage de Senoussi, on ne parle que de razzias. En décembre 1903, il préparait une expédition chez les Saras qui ne comprenait pas moins de 1000 guerriers et dura jusqu’à l’arrivée de l’hivernage. Bien d’autres l’ont précédée. Senoussi se plaint sans doute qu’après le passage de Rabah et sa moisson d’hommes il ne lui restait plus qu’à glaner. Pourtant, à notre connaissance, il fit conduire par Adem des razzias assez nombreuses. Il a fait captifs les Kabas du Kaga Banda puis les Mbatas du Kaga Bongolo. Il obligea les Ngaos du Haut-Bangoran à lui payer tribut, ainsi que les Moroubas du Boungou ; il est allé à la Koumou et a fait captif Mogoubanda (Mokbanda) aujourd’hui à Ndellé chef des Tambagos[89] ? Il a pris aussi des Bandas, Bourous (Mbrous ?). Enfin il y a 2 ou 3 ans, Adem et Allah Djabou sont allés au Kaga Toulou et ont emmené les troglodytes du chef Rifogo campés au Kaga Fofo dans la grotte. Rifogo est lui-même captif à Ndellé où Senoussi me l’a montré. Gono a été aussi pris par Senoussi et le village fut anéanti.

Maintenant c’est le vide (et quel vide ?) dans tout le Dar Banda où, pour ses razzias annuelles, Senoussi est obligé d’envoyer dorénavant ses lieutenants à huit jours au moins de Ndellé ; c’est la dépopulation chez les Saras, chez les Moroubas, chez les peuplades du Mamoun ou chez les Ouaddas, ou chez les Kreichs de Saïd Baldas. Et nous l’entravons, paraît-il, du moins El Hadj Abdoul le dit : « Si les Français n’étaient pas là ou nous laissaient faire, il y a longtemps que le sultan aurait pris tout ce qu’il y a jusqu’à la Tomi et jusqu’à l’Oubangui. Il nous faut bien des captifs ! »

Fig. 30. — Incendie de brousse dans le pays de Senoussi.

Senoussi est mal venu à se plaindre de nous. Lieutenant de Rabah, meurtrier de Crampel, il a acheté l’oubli du passé au prix d’une soumission, plus ou moins sincère : on l’a soupçonné d’intelligences avec le Ouadaï et les maîtres du Dar Four, et, en juillet 1905, il a refusé de coopérer à la lutte contre les rezzous de la rive droite du Chari[90]. Il ne fut peut-être pas d’une politique très prudente de le laisser constituer ses troupes et même de lui procurer des fusils. Surtout il est triste de penser que la présence d’un résident à Ndellé implique la France dans la responsabilité de ses razzias. Et ce n’est point seulement un sentiment d’humanité qui anime cette protestation ; c’est aussi le souci de l’avenir économique de ces régions où sont morts les nôtres, où nous avons travaillé et lutté. Assez de sang y a été versé, assez d’argent employé pour qu’on ne les abandonne pas à un souverain de proie. Il y existait des populations d’agriculteurs, les Saras, les Ndoukas, les Bandas notamment, qui démentent par leur travail la légende de la paresse du noir. Ces populations chez qui l’amour et le soin de la terre est très développé, les despotes arabes les exterminent. Sur leurs traces, la brousse reprend possession des cultures : c’est, à la lettre, le désert qui réapparaît. Nous avons combattu Rabah : pouvons-nous laisser Senoussi continuer ses ravages ? abstraction faite de toute considération « sentimentale », croyons-nous que les 3 tonnes de caoutchouc, les 2 quintaux de café, les 300 kilogrammes d’ivoire payés en tribut par Senoussi compensent l’exode du millier de captifs qui, chaque année, sont vendus par lui aux États du Nord ? On peut discuter la question de la délivrance des « esclaves de case » ; mais laisser continuer la chasse à l’homme par un négrier qui arbore notre drapeau serait une honte et une inconséquence impardonnable.

Senoussi du reste sait fort bien notre manière de voir et il est trop intelligent et trop avisé pour ne pas comprendre qu’il a tout intérêt à abandonner un commerce que nous trouvons illicite. Malheureusement les nombreux courtisans qui vivent près de lui des libéralités que leur procure la chasse à l’homme, font tous leurs efforts pour maintenir un système dont l’écroulement serait leur ruine. Ils cherchent à l’attacher au passé en lui rappelant les préceptes du Coran qui proclament guerre sainte l’extermination des païens et qui recommandent la politique de duperie à l’égard des Roumis.

Il ne faut pas l’oublier, ses États confinent au Ouadaï et au Dar Four, les deux seuls pays, avec le Maroc, où subsistent des gouvernements esclavagistes, hostiles à la civilisation occidentale. Or Senoussi sait fort bien qu’en cas de conflit avec nous, il trouverait asile et protection dans les contrées situées au N. du Kouti. Il connaît toutes les clauses de la convention franco-anglaise du 21 mars 1899 qui attribue le Ouadaï à la France et le Dar Four au gouvernement anglo-égyptien. Qui lui a appris l’existence de cette convention ? Je l’ignore, mais un jour il en discuta les termes avec moi. Il ne comprend pas pourquoi l’Europe laisse faire librement au Ouadaï et au Dar Four ce qu’elle interdit ailleurs. Du fait que nous laissions en 1902 et 1903 les Ouadaïens venir piller les villages Saras à quelques jours de nos postes militaires impuissants, et enlever les jeunes hommes valides et les femmes comme esclaves, comment lui, notre protégé, ne se serait-il pas cru le droit d’agir de la même manière ?

Nous tenons, certes, le plus grand compte de sa mentalité de musulman. Ce que notre morale, notre sensibilité et notre intérêt désapprouvent lui semble, dans son âme fruste, absolument légitime et même nécessaire. Que de fois lui ou El Hadj Tokeur ont cherché à me convertir à leur manière de voir ! « Que ferions-nous sans esclaves, me disait ce dernier ? Où voudrais-tu que le sultan prenne les porteurs qui te sont nécessaires pour tes voyages ? Qui cultiverait nos champs ? Regarde nos mains (et il me montrait ses bras minces de Foulbé), penses-tu qu’elles soient assez fortes pour remuer la terre ? Où voudrais-tu que nous trouvions les bœufs que ton gouvernement nous demande comme impôt si nous n’avions pas des esclaves à donner aux Arabes du Nord en échange de leurs troupeaux ? Et puis, ces Bandas que tu plains sont des brutes ; ils sont même inférieurs au bœuf que vous tuez sans pitié, car les animaux ne se mangent pas entre eux tandis que nos esclaves sont presque tous des Niamniams (des anthropophages). » — « En ce cas, lui répondis-je un jour, pourquoi leur prenez-vous leurs filles pour en faire vos femmes ? Les enfants que vous aurez seront aussi des brutes ? » — « Non, me répondit sans sourciller le vieux El Hadj, tous nos enfants seront Arabes ! »

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