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L'Afrique centrale française : $b Récit du voyage de la mission

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Fig. 3. — Halage d’une embarcation dans les rapides de l’Oubangui.

Toute la journée nous avançons avec une lenteur désespérante. Cela se comprend ; notre chaland très lourd doit lutter contre un courant extrêmement violent et les pagayeurs n’ont presque pas mangé depuis quatre jours. Enfin la nuit arrive. Elle est noire, la lune est voilée. On entend à quelque distance bouillonner l’eau qui s’engouffre dans les chutes. Il serait de la dernière imprudence de continuer à avancer. Nous donnons ordre d’accoster à la rive et sous l’épaisse voûte de végétation nous débarquons. Mais il sera impossible à nos deux compagnons de nous trouver sous ce fourré presque impénétrable, par l’obscurité complète d’une nuit d’orage ! Nous avons d’abord appelé, personne n’a répondu ; Courtet donne des coups de sifflets prolongés, rien ; les Bondjos sonnent dans leurs trompes bruyantes, faites avec des cornes d’antilopes, silence. Enfin nous tirons des coups de fusils d’abord isolés, puis par salves de deux coups, nous n’entendons toujours que le bruit de l’eau dans les chutes. Nous avons ainsi passé la moitié de la nuit à appeler en faisant encore monter des boys au haut des arbres, puis nous nous sommes couchés pleins d’inquiétude.

Quant aux Bondjos qui meurent de faim et n’ont rien à manger, ils se sont essaimés à travers le bois sous la nuit profonde à la recherche des palmiers à huile pour en cueillir les régimes. Les noix de palme ne sont pas un aliment fameux, mais au moins cela calmera leur faim. Toute la nuit j’entends le bruit que font ces malheureux en cassant les amandes de palme entre deux pierres.

27 août. — De grand matin l’embarcation est démarrée. A 9 heures nous arrivons près des chutes. Decorse et Martret sont là accroupis devant un feu qui achève de se consumer. Depuis la veille à midi ils n’ont naturellement pas mangé et malgré le grand brasero qu’ils ont allumé, toute la nuit ils ont été transis. Ceux qui n’ont jamais couché à la belle étoile, au bord des grands fleuves africains, étendus sur le sable brûlant au milieu du jour, mais durant la nuit imprégnés d’eau comme une éponge, ne savent pas combien sont froides et humides les nuits d’hivernage.

Les rapides de l’Éléphant ont une très mauvaise réputation. Depuis notre occupation de nombreuses embarcations s’y sont perdues corps et biens ; des Européens s’y sont noyés à diverses reprises. Aussi on prend la précaution de descendre à terre et de décharger tous les bagages ; le boat passe ensuite à vide sans trop de difficultés.

Avant qu’il se remette en marche je quitte mes compagnons pour m’enfoncer dans la brousse dont je veux voir les divers aspects. Nous nous retrouverons au prochain village qui n’est qu’à quelques kilomètres. Je pars sans armes avec un Sénégalais et un boy banziri qui me sert de guide. La bordure d’arbres à hauteur des rapides est à peine de 30 mètres de largeur. Par delà s’étend une vaste prairie avec des herbes de 2 mètres de hauteur, sorte de jungle sans arbres et sans arbustes, qui non seulement recouvre les parties basses, mais tapisse aussi tous les coteaux environnants arrondis en mamelons de 50 à 60 mètres de hauteur. J’entreprends l’ascension fort pénible d’un des mamelons : nous devons nous frayer un passage à travers les hautes herbes, car il n’existe pas le moindre sentier. Les parties humides sont occupées par un grand roseau, espèce de Panicum atteignant 5 mètres de hauteur ; puis on retombe dans la jungle dont les herbes ne s’élèvent plus, à mesure qu’on monte, qu’à 1m,50, puis 1 mètre de hauteur. En certaines places où la latérite affleure, on trouve même, recouvrant le mince enduit de terre végétale, une prairie formée d’un fin gazon, haut d’un pied à peine, toute émaillée des fleurs violacées du Cleome Chevalieri Schinz, jolie plante croissant à l’hivernage entre les fentes de la roche ferrugineuse et que je devais revoir ensuite toujours dans des stations analogues, jusqu’à la 11e parallèle. Du haut on jouit d’une vue magnifique. De tous les côtés, et spécialement sur la rive belge, on aperçoit des coteaux analogues, à sommets arrondis. La plupart n’ont d’autre parure que la grande prairie qui les enveloppe. Quelques-uns seulement sont couronnés de beaux arbres et à leurs flancs s’accrochent quelques arbustes rabougris. Depuis des siècles sans doute, pendant la saison sèche, cette végétation est la proie des flammes. Je descends en me dirigeant vers le nord ; nous finissons par trouver un sentier, mais cette marche m’a exténué ; de plus en plein midi un soleil de plomb darde sur nous ses rayons.

A 5 heures j’arrive souffrant au village de Khaya où sont mes compagnons. J’ai été frappé d’une légère insolation, et malgré les aspersions d’eau que me donnait le banziri pendant que le sénégalais s’en allait tranquillement, je suis resté plus d’une heure étendu sur le sentier.

28 août. — Ce matin il n’y paraît plus. Nous partons de bonne heure, mais déjà distancés par les militaires se rendant au territoire du Tchad, partis de Bangui 5 jours après nous. Vers 9 heures nous passons un des derniers rapides. La roche est formée par un quartzite très dur coupé par des filonnets de quartz. Vers 2 heures nous défilons le long d’une falaise haute de 7 à 8 mètres au-dessus du niveau actuel ; ici la roche est un grès rouge caverneux, sorte de latérite. Peu de temps après nous passons devant le dernier village mbouaka.

Sur les rives, le fleuve devient maintenant uniforme ; le Synsepalum dulcificum est assez commun ainsi que le petit caféier (Coffea congensis) que nous avions déjà vu à Bangui et que nous avons retrouvé presque constamment sur les berges du fleuve, croissant presque toujours dans des terrains inondés à cette époque de l’année. Une partie de ses baies commencent à rougir, mais les indigènes n’y font pas attention.

Un grand Mimusops est très fréquent sur la rive. Il s’élève jusqu’à 40 mètres de hauteur et son tronc atteint 20 mètres sans se ramifier.

Un fort orage éclate à midi. La pluie n’est pas précédée de vent, mais elle tombe sans discontinuer jusqu’à 4 heures. Le soir nous campons dans la brousse.

29 août. — La navigation est désormais libre et nous avançons assez vite dans le bief où débouchent l’Ombella et la Kémo. Au milieu du jour nous passons au petit poste de Kouré où habitent quelques Ngapous (groupe banda). Les hautes berges du fleuve sont taillées dans un terrain d’alluvions récentes déposées sans doute à l’époque où le barrage de l’Eléphant déterminait en arrière la formation d’un grand lac. Je constate en effet dans la falaise l’existence d’un banc de coquilles d’Etheria épais de 0m,10 et situé à 3 mètres au-dessus du niveau actuel des eaux et à 1 mètre au-dessous de la surface du sol.

Le soir nous atteignons la factorerie installée par une compagnie concessionnaire près de l’embouchure de l’Ombella. Nous y passons la nuit et nos hommes peuvent enfin se gaver de viande boucanée d’éléphant. C’est là que campèrent Dybowski, Maistre, Gentil.

30 août. — Enfin nous allons arriver !

A 2 heures nous voyons, filant au milieu du fleuve qu’elle descend à toute vitesse, une baleinière battant pavillon français. Elle nous fait des signaux et nous abordons sur un rocher. Le lieutenant-colonel Destenave est à bord : il vient de passer 20 mois au Tchad comme commissaire du gouvernement et rentre en France. Je suis heureux de le rencontrer et de recevoir ses conseils. A mon premier voyage au Soudan, le commandant Destenave était un des collaborateurs les plus dévoués du général de Trentinian et il coopéra largement à l’occupation de la boucle du Niger. Au Tchad il a anéanti les débris de l’armée de Rabah, vengé la mort du capitaine Millot tué au Kanem par les bandes du Mahdi Senoussi, commencé l’exploration méthodique du grand lac africain. Enfin c’est sous sa direction qu’ont été poursuivies de très belles explorations géographiques par les capitaines Dubois, Truffert, Julien et le lieutenant Lacoin. Le colonel m’apprend qu’il a été avisé par un courrier reçu seulement la veille, de l’arrivée de notre mission. Il a aussitôt envoyé une circulaire dans tous les postes pour que l’Administration et les troupes du corps d’occupation nous accordent tout leur concours. Il complétera ses instructions par une nouvelle circulaire dès son arrivée à Bangui. Ces circulaires, où étaient précisés le but de notre voyage et les moyens nécessaires pour l’accomplir, nous furent dans la suite de la plus grande utilité.

Le soir à la nuit nous arrivons au poste de Fort-de-Possel et nous y recevons la plus large hospitalité du résident M. Lalande.

1er septembre. — Le poste de Fort-de-Possel que l’on appelle encore La Kémo est installé près du confluent de cette rivière avec l’Oubangui, qui en cet endroit est un admirable fleuve large de plus d’un kilomètre. Tous les officiers et fonctionnaires, tous les agents de commerce qui se rendent à Mobaye puis, de là, dans les territoires de la Kotto ou des Sultanats, s’y arrêtent ordinairement, mais il est surtout le point d’accès du territoire du Tchad et c’est par là que passe tout le ravitaillement allant au Chari.

Fig. 4. — Préparateurs indigènes. Séchage des herbiers.

Les traces de l’ancien poste fondé par Dybowski ont presque disparu : il était à quelques centaines de mètres du camp actuel créé en 1899 par les collaborateurs de Gentil.

Son nom rappelle le souvenir du maréchal des logis de Possel, mort courageusement (1892) à l’assaut de Kouno où fut vengé le meurtre de Bretonnet et de ses compagnons.

J’ai passé la journée à reconnaître les abords du poste. Il est ombragé par quelques beaux arbres dont l’un appartient à une essence dans laquelle les indigènes creusent leurs pirogues. C’est une bonne espèce de bois d’acajou qui était encore inconnue lors de notre voyage et que Casimir de Candolle a nommée d’après nos spécimens Khaya grandifoliolata C. DC. Derrière le poste s’étend une grande prairie déboisée, semée seulement de beaux palmiers rôniers (Borassus) et toute remplie de petites herbes comme aux rapides de l’Eléphant, puis, plus loin encore, un marais traversé par un ruisseau bordé de palmiers (Raphia monbuttorum Drude), enfin tout à l’horizon, la vraie brousse semée d’arbres, la végétation de parc du Soudan français et du Bahr-el-Ghazal.

Le reste de la journée se passe à sécher les collections amassées depuis Bangui et tout notre matériel considérablement avarié.

2 septembre. — Avant d’aller installer le jardin d’essai que nous devons créer dans le territoire du Tchad, j’ai voulu aller voir avec Martret les plantations créées par les missionnaires à Bessou (Mission de la Sainte-Famille), à une vingtaine de kilomètres en amont de Fort-de-Possel. Nous partons de grand matin dans une pirogue indigène[18].

J’ai une fois de plus l’occasion de constater que, même au cœur de l’Afrique, on fait parfois des rencontres bien inattendues. Le pilote de notre embarcation est tout simplement un personnage. C’est Bourounga, fils de Bembé, qui accueillit la mission Dybowski en 1891. Bourounga suivit Dybowski comme boy jusque dans le bassin du Chari, il l’accompagna ensuite à Brazzaville et resta quelque temps à la mission catholique où il a appris à parler à peu près le français. C’est aujourd’hui un grand garçon d’une vingtaine d’années, à l’air intelligent, bien qu’il se grise quelquefois. Il est trop renseigné sur les boissons fermentées que l’on peut consommer dans le Haut-Oubangui. Les banziris font usage du Pata, sorte de bière de maïs. Les Bandas s’enivrent avec le Pipi obtenu en faisant fermenter la farine de sorgho non germé. C’est une mixture détestable qui est loin de valoir l’excellente bière de sorgho des Saras analogue au dolo de nos Soudanais.

Sur la rive belge on fabrique du vin de palme avec la sève du palmier à huile (Elæis), mais on ne se sert jamais de la sève du Palmier Borassus que j’ai vu utiliser pour cet usage seulement dans la Haute-Volta ou Soudan occidental. Le poste de Mobaye est le paradis des buveurs : on retire aux environs un excellent vin de palme d’un grand Raphia nommé Bambou par les Européens. « A cet endroit, dit Bourounga, pour 0 fr. 50 on vous donne deux dames-jeannes de 15 litres chacune pleines de vin de palme. » Le sultan Rafaï était un alcoolique raffiné. Avec un canon de fusil en guise d’alambic, il distillait le jus fermenté de la canne à sucre et ingurgitait l’affreuse liqueur. « Enfin, ajoute Bourounga, à la mission de Bessou, le père Moreau fabrique de l’eau-de-vie de papaye que les Blancs aiment bien aussi, mais c’est très fort ! »

En me racontant ces choses, mon compagnon fume sa pipe, véritable objet d’art banziri. Elle se compose d’un grand fourneau en terre cuite vernissée, couleur noir d’ébène et à surface couverte d’arabesques assez élégantes.

Ce fourneau est recourbé et s’emmanche sur une corne d’antilope qui sert de tuyau à la pipe. Pour remplir le fourneau il faudrait au moins 50 grammes de tabac. Celui fumé par les indigènes est simplement préparé en séchant au soleil des feuilles de Nicotiana tabacum. Les Européens et les Sénégalais les font sécher à l’ombre dans une case. Au bout du troisième jour on met les feuilles dans une caisse et on arrose de temps en temps avec de l’eau. Le tabac ainsi préparé, au dire de Martret, vaut celui de France.

Notre pirogue vient heurter devant un village banziri des parcs clayonnés destinés à capturer le poisson. Les enclos de ces parcs ont 2 mètres de hauteur et limitent un espace de 10 à 12 mètres carrés. Les clayons sont faits avec des chaumes rigides reliés transversalement par des ficelles. L’ensemble représente un travail très soigné, fait avec un goût que l’on ne trouve pas dans les enclos grossiers des pêcheurs mbouakas. On déplace périodiquement ces parcs et on les dispose de manière qu’ils soient toujours à la limite de l’inondation, souvent dissimulés entre des touffes d’arbustes. On rencontre encore le long des berges de la rivière des paniers clayonnés en forme de nasses et servant également à pêcher le poisson qui est la base de la nourriture des Banziris. Ils capturent aussi parfois des crocodiles dont il existe trois espèces dans l’Oubangui. Une seule est dangereuse, c’est celle qui a des plaques verdâtres sur le dos (probablement le crocodile du Nil). Un individu de cette espèce a emporté en 1899 un Européen qui se baignait à la mission de Bessou. On n’a jamais retrouvé même la trace du corps. De temps en temps des pêcheurs disparaissent surpris par cet animal. Ils sont exposés à être saisis non seulement quand ils sont dans l’eau, mais aussi lorsqu’ils sont au bord de la rive. D’un coup de queue le crocodile les renverse et les entraîne rapidement avec sa gueule jusqu’à ce qu’ils soient complètement submergés. Il existe aussi un crocodile au corps complètement noir qui ne devient jamais très gros et n’est pas dangereux. Sa taille ne dépasse pas 2m,50 de longueur. La chair est très estimée et les indigènes lui font une chasse active. Le P. Moreau, directeur de la mission de Bessou, auquel nous devons la plupart de ces intéressants renseignements, a vu près de Liranga, au Moyen-Congo, cette espèce élevée dans des parcs spéciaux par les indigènes. Lorsque les animaux deviennent adultes, ils sont mangés ou vendus.

Les Banziris qui peuplent en cette région les rives du fleuve sont venus de l’E. où le gros de la tribu est encore fixé au confluent du Kouango et de l’Oubangui. C’est un des plus beaux types de l’Afrique centrale. Les femmes sont ordinairement bien faites et coiffées avec goût à l’aide de perles disposées avec art sur leur tête. Les hommes sont grands et robustes. Ce sont d’excellents piroguiers et des colporteurs de premier ordre. Avant l’arrivée des Européens, ils pénétraient déjà au centre du pays banda en remontant les rivières. Ils emportaient avec eux du bois rouge, des barrettes de cuivre, des perles. Ils remportaient en échange des esclaves. « Le Banziri, écrit Decorse, navigue, pêche, bavarde ou dort. Il a l’âme du chemineau. Il en a la gaîté, l’inconstance, l’aptitude à tout faire et à s’accommoder de tout. Les femmes sont des compagnes agréables ; les hommes des serviteurs débrouillards ; les chefs toujours d’humeur facile[19]. »

Nous arrivons à la mission de Bessou pour déjeuner ; le P. Moreau nous reçoit avec son urbanité habituelle. L’établissement a été créé il y a 6 années seulement et déjà, au point de vue agricole tout au moins, il est plein de promesses pour l’avenir. Il devrait être un enseignement pour nos administrateurs. Il est un vivant exemple de ce que l’on peut faire avec de l’esprit de suite, un labeur constant, de la méthode et un peu l’oubli de soi-même afin de faire œuvre durable. Nous ne parlerons point des maisons d’habitation installées avec un véritable confort, de la petite église luxueuse, des écuries et étables très bien conditionnées, parfaitement aérées et appropriées au pays. Ce qui est le plus extraordinaire c’est qu’on a tout fait presque avec rien. Nulle part peut-être au centre de l’Afrique les blancs n’ont mis autant la main à la pâte.

Au moment où nous l’avons visitée, la mission de Bessou possédait 35 à 40 hectares de terres consacrées aux cultures indigènes et en parfait état d’entretien, non compris une dizaine d’hectares appartenant aux familles catholiques du village indigène. Elle avait en outre 70 bœufs ou vaches venus du Tchad ou du pays de Senoussi, une dizaine de chevaux, 5 ânes, une centaine de moutons (dont une curieuse variété découverte chez les Bondjos), un grand nombre de chèvres. Ces animaux se portent bien ; la mouche tsé tsé existe aux environs, mais pas à l’endroit même où pâturent les troupeaux.

Au dire du P. Moreau la principale condition pour réussir l’élevage dans l’intérieur de l’Afrique est d’avoir de bons pâturages. Les meilleures herbes fourragères pour le bétail sont les petites graminées du Soudan : Panicum, Paspalum, Eleusine indica. Il faut y ajouter quelques espèces d’Andropogon et surtout une espèce annuelle qui est probablement l’Andropogon nigritanum. Partout où elle existe, on peut presque sûrement entretenir des troupeaux. C’est une grande herbe annuelle à chaumes s’élevant de 1 mètre à 1m,50 au moment de la floraison. En septembre les animaux la mangent encore très bien, mais c’est surtout lorsque l’herbe est courte, en jeunes pousses de 0m,40 au maximum qu’ils la recherchent. Elle peut alors former des prairies que l’on fait pâturer périodiquement et qui deviennent d’autant plus denses qu’on les fait paître plus souvent. Cependant à la fin de la saison des pluies, il faut laisser la plante monter pour qu’elle fleurisse, car elle est annuelle et elle ne se multiplie que par graines. Elle vient fort bien dans les terrains complètement débroussés qui ont été cultivés et s’établit aussi dans la brousse non défrichée. Un grand Andropogon atteignant 3 mètres de hauteur est aussi mangé par les vaches, mais les chevaux le refusent. Il en est de même d’un Penicillaria. Le bétail mange aussi avec avidité le sorgho sauvage très commun. Cela est d’autant plus étonnant qu’en certain pays le sorgho vert a été signalé comme toxique pour le bétail à cause de l’acide cyanhydrique qu’il renferme.

Une autre graminée qui tient une grande place dans les pâturages de cette contrée est l’Imperata cylindrica. C’est une grande herbe de brousse atteignant 1m,50 à 2 mètres de hauteur. La tige se termine par un gros épi cylindrique d’un blanc plumeux. Les feuilles larges et longues sont ordinairement employées pour couvrir les cases. Très répandue dans toute la région du Haut-Oubangui, c’est par excellence l’herbe caractéristique de ce pays. Des rapides de l’Eléphant à Bessou, elle couvre des milliers et des milliers d’hectares d’étendue. Les feuilles un peu coupantes sont ordinairement négligées dans les pâturages ; les animaux les mangent surtout à l’étable, mais ils en sont peu friands. Par sa densité et par son abondance dans les prairies qu’elle forme, elle peut néanmoins être une précieuse ressource pour l’élevage du bétail. Par contre cette plante est le fléau des cultures du pays. Elle s’implante dans les terres défrichées, même si elles sont bien cultivées dès la deuxième année et devient impossible à extirper. Les jardins, les champs de maïs ou de patates, se trouvent ainsi rapidement occupés par cette herbe et c’est principalement l’envahissement de l’Imperata qui amène les indigènes à déplacer, après quelques années, leur village pour aller s’établir dans une région où cette mauvaise plante n’existe pas encore. Au bout de 5 ou 6 ans le terrain abandonné est envahi par la grande brousse ou la forêt, et l’ombrage finit par tuer la graminée. A Bessou, les missionnaires luttent sans cesse contre sa propagation. Derrière la charrue, les enfants ramassent les rhizomes de l’Imperata qui ressemblent au chiendent et on les brûle ensuite. On l’empêche aussi de produire des graines en fauchant fréquemment les chaumes. Malgré cette lutte constante on est parfois forcé de lui abandonner des terrains qu’on avait eu beaucoup de peine à défricher. Une autre mauvaise herbe des cultures de la région, mais celle-là sans grande utilité (les enfants mangent les fruits) c’est l’Icacina senegalensis, petit arbuste formé d’un gros paquet de tiges poussant côte à côte et s’élevant à 0m,40 ou 0m,60. Pour le déterrer, il faut faire un trou profond de 0m,80 à 1 mètre. On rencontre alors un tubercule oblong, vertical, parfois beaucoup plus gros que la tête d’un homme.

Le P. Moreau et ses collaborateurs ont introduit à la ferme de Bessou des procédés de culture tout à fait analogues à ceux qu’on pratique en Europe. Les troupeaux sont soumis toutes les nuits à la stabulation avec une litière abondante qui permet d’obtenir de l’engrais de ferme. Dans la mauvaise saison ils sont alimentés avec du foin récolté à l’époque favorable. Le labourage se fait à la charrue construite par les missionnaires, attelée d’un cheval ou d’un couple de bœufs. Les transports s’effectuent à l’aide de carrioles construites aussi sur place. Toutes les cultures quelles qu’elles soient sont fumées avec des engrais de fermes et on les emploie en aussi grande abondance que le permettent les ressources dont on dispose. Le manioc est peu cultivé, on lui reproche de ne pas venir assez vite. On néglige aussi le bananier qui rend peu et occupe beaucoup de place. Le maïs est un aliment de luxe qui n’est distribué aux enfants de la mission que dans les grandes occasions. C’est avec sa farine que les missionnaires confectionnent le pain avec lequel ils se nourrissent toute l’année. C’est lui aussi qui leur fournit après germination et fermentation la boisson habituelle. Mais il exige pour réussir des terrains riches, de sorte qu’on n’en cultive guère que ce qu’il faut pour les Européens. Après des séries d’expériences et d’éliminations, le P. Moreau est arrivé à donner la préférence aux patates et aux labiées à tubercules alimentaires (Coleus rotundifolius et Coleus Dazo), ou pommes de terre des pays chauds[20]. Ce sont les plantes alimentaires qui produisent le plus vite et donnent les plus forts rendements.

Fig. 5. — Cultures de manioc dans le Haut-Oubangui.

Quant aux cultures des primitifs, elles sont assez restreintes. Les Banziris vivent de maïs, de poisson et d’un peu de manioc. Les Langouassis cultivent surtout du maïs et du mil (sorgho), un peu de manioc, pas ou presque pas de bananiers. Chez les Togbos on fait du manioc et du maïs. Chez tous on trouve un peu de patates, de Coleus, d’arachides, de pois arachides, de niébés (Vigna), de sésame et de nombreuses sortes de légumes sans grande valeur. L’Eleusine n’existe pas dans le pays. On le rencontre chez le sultan Rafaï qui en fait de la bière. Le petit mil (Penicillaria) ne se rencontre que plus au nord. Il fait son apparition chez les Ngapous et dans le pays de Senoussi. Il ne faut pas omettre les Cucurbitacées alimentaires qui jouent un très grand rôle dans cette partie de l’Afrique : d’abord les courges ou citrouilles dont il existe deux espèces en Afrique centrale, Cucurbita maxima et C. moschata et de nombreuses variétés. Les Lagenaria ou calebassiers présentent aussi un très grand nombre de variétés et les fruits avec lesquels on fabrique toutes sortes de vases depuis la gourde classique jusqu’aux grandes calebasses dans lesquelles les négresses préparent la cuisine, peuvent être mangés cuits lorsqu’ils sont suffisamment jeunes. On rencontre également çà et là quelques plants de pastèques et des Luffa susceptibles d’être consommés jeunes malgré leur amertume. Mais il existe surtout deux plantes spéciales à ces régions qui méritent de fixer un peu l’attention.

L’une est une espèce de Cucumis cultivée en grand dans toute l’Afrique centrale depuis la forêt congolaise jusqu’au centre du Baguirmi. Les Bandas la nomment Kokré ou Koukouré, les Banziris Sindou, les Mandjias d’un nom presque identique Sindo. On l’ensemence au commencement de l’hivernage dans les terres ameublies aux abords des villages, ainsi que dans les champs de maïs et de sorgho. La plante ramifiée, rampant sur le sol, ressemble beaucoup à un pied de concombre. Elle produit un grand nombre de fruits ayant aussi la même forme, mais complètement lisses à maturité, d’un blanc jaunâtre marbrés de vert et dont la dimension diffère beaucoup suivant les variétés. Il y en a qui ne dépassent pas la taille d’une olive, d’autres atteignent la grosseur d’un citron. Après la récolte du maïs, on laisse les Kokré achever de mûrir. Bientôt leur tige se dessèche, puis, les fruits, complètement jaunes et cependant encore très amers, commencent à pourrir. C’est à ce moment qu’on les récolte. Ils sont ensuite passés dans l’eau et lavés de manière à séparer les graines très petites, seule partie utilisable de la plante. Chaque famille fait des provisions abondantes de ces graines. On les soumet à la cuisson pour en extraire une huile qui sert à enduire le corps, ou plus fréquemment on les écrase et on les mange réduites en farine avec des herbes du pays en guise d’épinards.

La seconde plante est aussi probablement un Cucumis, mais ne l’ayant pas vue en fleur nous ne pouvons nous prononcer d’une façon certaine. Les peuples de race banda la nomment Doropo, les Banziris Lousou. On la cultive aussi dans les champs, mais elle ne semble pas sortir du bassin de l’Oubangui. Elle produit des fruits plus gros que le Kokré, mais beaucoup plus petits que les citrouilles (Kioukiou) en banda.

La forme de ces fruits diffère beaucoup suivant les variétés. Il en existe d’ovoïdes (avec un diamètre de 8 à 12 centimètres), d’ellipsoïdes, d’allongés en forme de bouteille et dans ce cas ayant une longueur de 15 à 20 centimètres et pouvant être étranglés à la base ; d’autres encore ont la forme d’une très grosse fraise. Les Doropo sont lisses et à maturité ils restent verts avec des marbrures blanchâtres. Certaines variétés sont presque complètement blanches surtout sur la face qui repose sur le sol. La chair est également blanchâtre. Chez les Boubous, au-dessus du Kouango, il en existerait une variété qui a la chair jaune. Les Doropo se mangent coupés en morceaux et cuits à l’eau avec ou sans graisse. Le P. Moreau nous fit déguster un ragoût de mouton dans lequel les pommes de terre étaient remplacées par des Doropo. Il fallait être prévenu pour s’apercevoir de la substitution. C’est donc encore une précieuse ressource pour l’alimentation de l’Européen aux colonies, ressource à ajouter aux Coleus alimentaires sur lesquels nous avons par ailleurs attiré l’attention.

Les missionnaires nous firent encore connaître tous les végétaux précieux qu’ils ont introduits à Bessou. Quoique leur installation fût encore très récente, on trouvait déjà en 1902, en état de produire, la plupart des arbres fruitiers des pays tropicaux : plusieurs variétés de manguiers, d’orangers, de citronniers, de cerisiers des Antilles (Eugenia Michelii), de goyaviers, de nombreux avocatiers, la châtaigne de Cayenne, l’arbre à pain châtaigne, la barbadine, la pomme-liane.

Ils avaient aussi tenté la culture du riz de montagne qui avait donné d’assez bons résultats ; les ensemencements de blé du Tchad n’avaient pas réussi.

Le 3 septembre nous retournâmes à Fort-de-Possel enthousiastes de la belle œuvre agricole accomplie en si peu de temps dans ce pays éloigné de tout centre civilisé et pleins d’espoir nous-mêmes pour l’avenir du jardin de cultures que nous voulions créer. Nous ne revenions pas les mains vides ; le P. Moreau nous avait laissé la liberté de prélever dans ses cultures toutes les graines que nous voudrions et même d’emporter des jeunes plants et des boutures pour les introduire dans les contrées encore plus sauvages où nous allions pénétrer.

Je fis une partie de la route à pied en suivant un petit sentier qui longe l’Oubangui et je pus ainsi visiter les groupements banziris installés en cet endroit. En cette période d’hivernage, les cultures de manioc et de maïs, les bananeraies et les plantes d’ignames et de haricots (Phaseolus lunatus) accrochés le long des enclos, les champs de manioc, assez étendus, donnaient véritablement à la contrée l’air d’un pays de cocagne. Je sus plus tard que cet aspect était trompeur puisque chaque année la famine faisait des ravages dans le pays et malheureusement pas seulement ici, mais aussi à proximité de presque tous les endroits où nous avons des postes et des chefs-lieux de cercle. Au lieu d’épargner des corvées et des fournitures de vivres aux peuplades qui ont laissé avec confiance les Européens s’installer auprès d’elles, nous leur demandons au contraire des prestations plus dures qu’à celles qui nous ont fermé pendant des années l’accès de leurs villages. Or, ces peuplades vivaient déjà péniblement avant notre arrivée. Aujourd’hui nous les forçons à subvenir, contre une rémunération en verroterie qui a si peu d’importance, à l’alimentation d’une armée de passagers, à celle de nos miliciens, de nos domestiques et de nos employés noirs, à celle enfin de nombreuses négresses qui, dans certains postes, tout en restant inactives, consomment des vivres produits par d’autres femmes de la brousse, qui, celles-ci, meurent de faim et sont obligées de laisser périr leurs enfants. Le plus élémentaire sentiment de justice commanderait que dans ces pays ingrats, privés de tout moyen de ravitaillement, on ne conserve pas dans un poste une seule bouche inutile. C’est là ou jamais le cas de dire : « ce qui est donné aux uns est volé aux autres ! »

A Fort-de-Possel, une mauvaise nouvelle nous attendait. Le Dr Decorse souffrait d’une crise d’entérite, redoutait un accès de dysenterie : c’était sans doute la conséquence de cette nuit froide et humide passée aux rapides de l’Oubangui. Ses appréhensions furent malheureusement justifiées par la suite. Dès le lendemain nous décidâmes qu’il irait se reposer à la mission de Bessou où il trouverait du lait frais et des vivres appropriés à son état. Il y resta près d’un mois mais ne s’y reposa guère, continuant à chasser avec passion et à chercher les renseignements que je l’avais chargé de recueillir sur la faune, l’anthropologie et l’ethnographie. Je ne devais le revoir que deux mois plus tard et pour bien peu de temps à Fort-Sibut où il parvint fin octobre encore plus souffrant. Nos exhortations pour le faire retourner en arrière furent inutiles. Pendant toute une année encore, de plus en plus malade, il se traîna énergiquement jusqu’au Tchad, recueillant une quantité énorme de matériaux d’études, accomplissant tout son devoir jusqu’au bout et s’il put revenir de ce lointain voyage, c’est qu’il avait réellement, comme un de nos amis l’a écrit par la suite, « la volonté de ne pas mourir ». Courtet ayant passé ses journées à organiser notre départ et à faire sécher au soleil tout notre matériel et nos pauvres collections, parvint heureusement à les sauver presque toutes.

Les pluies, depuis quelques jours, avaient diminué d’intensité et il était urgent de nous mettre au plus vite en marche afin d’installer, avant l’arrivée de la saison sèche, le jardin d’acclimatation et d’essais que nous devions fonder. Le lieutenant-colonel Destenave m’avait recommandé pour cet emplacement le poste de Fort-Sibut distant d’une centaine de kilomètres. En septembre deux voies existent pour atteindre ce poste : l’une, la route de terre, est une piste débroussée de 6 mètres de large qui, par les petits postes de Botinga, les Mbrous, et Yangoro atteint le chef-lieu du cercle. On l’effectue à pied, avec des chevaux du Chari quand il en arrive, mais la mouche tsé tsé et le climat les tuent si vite qu’il est fort rare qu’on puisse s’en servir. La seconde voie est le cours de la Tomi, rivière qui prend sa source près de celles de la Fafa, affluent du Bahr-Sara, et après des détours passe à Fort-Sibut où elle est déjà navigable pour les baleinières, puis elle descend vers l’Oubangui par un cours sinueux ; encombrée de rochers, et fréquemment bordée de grands arbres qui gênent beaucoup la navigation. Elle se réunit à la Kémo, 20 kilomètres environ à vol d’oiseau avant d’arriver au grand fleuve. Sur la route de terre les charges sont transportées sur la tête des porteurs, la plupart de race banda ; sur la Tomi elles sont placées dans des pirogues indigènes ou des baleinières apportées d’Europe et dirigées par des piroguiers banziris.

Nous ne pouvions songer à transporter nos deux cents charges d’un seul coup. Porteurs et piroguiers étaient rares, occupés à cette époque de l’année aux travaux de culture. De plus la montée des militaires allant relever leurs camarades au Tchad en avait pris un grand nombre et le pays souffrait déjà énormément de ces réquisitions permanentes. Je décidai de partir au plus vite avec Martret, abandonnant la plupart des colis de la mission à la garde de Courtet qui devait en assurer la montée dès que possible et poursuivre quelques études intéressantes qui restaient à faire à Fort-de-Possel. Nous quittâmes le poste le 7 septembre au matin, Martret remontait la Tomi dans une grande pirogue où il avait chargé ses précieuses plantes vivantes apportées de France et du Sénégal et renfermées dans deux serres Ward. La plupart étaient encore en bon état et cependant elles voyageaient depuis 4 mois ; la traversée de Bangui à la Kémo en avait tué quelques-unes. Je partis ensuite par la voie de terre. J’arrivai à Fort-Sibut le 9 septembre et Martret m’y rejoignit deux jours plus tard après avoir failli chavirer plusieurs fois et avoir vu la plupart de ses pagayeurs s’enfuir.

Le chemin de Fort-de-Possel à Fort-Sibut est aujourd’hui bien connu. Foureau l’a parcouru en 1900 dans la même saison que nous et en a donné une relation. En 1902 la route n’avait guère changé : la plupart des villages installés à proximité avaient émigré pour se soustraire aux corvées et aux prestations de vivres. Les quatre journées de marche que j’y effectuai me révélèrent une brousse tout à fait identique à celle que j’avais parcourue 3 ans plus tôt au S. du Soudan français (cercles de Kouroussa, Bougouni, Sikasso et Bobo-Dioulasso). L’aspect de la végétation était semblable, la flore de ces deux régions si éloignées était à peu près identique. Les espèces végétales sont les mêmes dans les deux contrées ou bien ce sont parfois des espèces très voisines, ayant le même port et se substituant les unes aux autres. Je rencontrai cependant sur les plateaux de latérite deux lianes en buissons que je n’avais encore jamais vues. L’une est un Mussænda que les Ndis nomment Debourou. C’est un arbuste sarmenteux à rameaux retombants formant des buissons de 2 à 4 mètres de hauteur. Les corolles grandes, d’un beau jaune et velues à l’intérieur, sont groupées en panicules assez denses. L’arbuste porte souvent en même temps des fleurs et des fruits mûrs. Ceux-ci sont des baies rougeâtres à maturité, de la grosseur d’une groseille à maquereau avec une pulpe sucrée et un peu acide contenant un grand nombre de graines très fines. Le goût de ce fruit rappelle un peu la groseille et le P. Moreau nomme la plante groseillier de l’Oubangui.

L’autre est une Landolphiée, Clitandra Schweinfurthii, qui porte à cette époque des fruits complètement sphériques, d’un vert-jaunâtre à maturité et renfermant quelques graines entourées d’une pulpe sucrée, comestible. C’est à tort que Foureau a signalé cette liane comme la source du caoutchouc du Haut-Chari. J’ai expérimenté fréquemment le latex qui s’écoule quand on incise l’écorce de la plante. Il m’a toujours donné des résines inutilisables. Il y a certainement eu confusion avec la liane Banga des Bandas qui est le Landolphia owariensis, vient dans les mêmes lieux, a souvent le même port et est la seule plante à caoutchouc du pays Banda.

Un arbre fruitier également très répandu sur les plateaux est le Ficus Vallis-choudæ nommé Ongo, par les Ndis et trouvé précédemment par Schweinfurth dans le Bahr-el-Ghazal. C’est de tous les Ficus connus en Afrique tropicale celui qui ressemble le plus à notre Ficus d’Europe par son port et par ses figues. Il forme des touffes de 3 à 7 mètres de haut avec des branches nombreuses, partant d’une souche commune, et souvent ramifiées dès la base. Les feuilles sont cordées, subrhomboïdales avec 5 ou 7 grosses dents. Les figues de 6 centimètres de diamètre, ont, à maturité, la taille et la couleur d’une belle pêche. Leur surface est veloutée, jaunâtre et marquée longitudinalement de marbrures pourprées, irrégulières. L’intérieur est creusé d’une grande cavité. La plupart des ovaires sont avortés et les autres hypertrophiés par la piqûre de la mouche des figues (probablement un Blastophaga). De nombreuses petites fourmis noires vont et viennent aussi à l’intérieur.

La chair des réceptacles (figues) est fade et faiblement sucrée. Lorsqu’ils sont très mûrs elle est mangeable, cependant les indigènes en sont peu friands.

La végétation de la contrée est d’une assez grande uniformité. C’est la grande brousse, c’est-à-dire une immense prairie (goussou en banda) de hautes graminées élevées de 2 à 3 mètres à feuilles souvent coupantes et à tiges raides comme de gros roseaux atteignant parfois la grosseur du petit doigt. Parmi elles dominent trois ou quatre espèces d’Andropogon et deux espèces de Panicum. Au milieu d’elles, et s’élevant à la même hauteur, apparaissent quelques plantes aux fleurs voyantes, jaunes, rouges, blanches, qui émaillent cette prairie. C’est tantôt un Hibiscus, ou quelque autre malvacée, tantôt, un Osbeckia, parfois une grosse touffe de thé de Gambie (Lippia adoensis). L’horizon est ordinairement très borné, à moins qu’on soit sur une hauteur ; les arbres et arbustes disséminés à travers cette prairie sont tantôt rapprochés les uns des autres, formant des buissons et des bosquets ininterrompus sous lesquels on peut cependant circuler facilement à la saison sèche. Au moment des pluies tout ce fouillis est enlacé d’herbes grimpantes avec des vrilles (légumineuses, cucurbitacées) ou de plantes volubiles (ignames sauvages, Ipomæa). Tantôt la brousse est beaucoup moins boisée, on ne voit que des arbres de 10 à 25 mètres de haut écartés d’une trentaine de mètres les uns des autres et arrivant rarement à se joindre par leurs branches : c’est dans ce cas la végétation de parc dans laquelle dominent les Lophira, les Daniella, les Combretum, les Terminalia, les Detarium, les Tamarindus, et même quelques arbres épineux (Acacia, Entada).

Ces arbres ne portent jamais d’épiphytes mais assez souvent des Loranthus, parasites, formant des touffes comme le gui et chargés constamment ou de fleurs roses, ou de fruits rouges. La terre n’est jamais nue et tous les vides laissés par les arbres sont remplis par les hautes herbes dont nous avons parlé. En octobre la plupart de ces plantes ont leurs grains mûrs et les tiges commencent à se dessécher. Les graines de certains andropogon munies d’arêtes accrochantes ou de longs barbillons pouvant s’enrouler en tire-bouchon les uns aux autres se réunissent en grosses boules le long des sentiers et sont emportés au loin par le vent. Les premiers incendies d’herbes commencent vers le 1er octobre à Fort-Sibut. A la fin de décembre la brousse est brûlée presque partout. A ce moment arrivent quelques petites pluies qui déterminent la germination de beaucoup de graines et font épanouir pas mal de fleurs au ras du sol. Les arbustes brûlés émettent aussi des repousses à cette époque. A la fin de mars un gazon épais tapisse déjà la plupart des emplacements si les pluies ont été précoces. Dans le courant de mai, les herbes sont suffisamment développées pour que l’ensemble ait l’aspect d’une prairie verdoyante haute seulement de 15 à 30 centimètres, les chaumes sortent ensuite et s’élèvent. C’est en juillet et août que cette grande brousse atteint son plein développement. Les animaux eux-mêmes y circulent alors difficilement. C’est d’ailleurs l’époque des amours et de l’élevage des petits pour beaucoup, notamment pour les grands fauves (panthères, lions, hyènes) et pour les grands herbivores (antilopes, buffles) et ces hôtes demeurent cantonnés en des districts limités où les chasseurs indigènes ne parviennent pas à les découvrir.

Les éléphants au contraire circulent à de fortes distances. La grande prairie est souvent coupée en tous sens par leurs pistes et les herbes sont piétinées suivant des lignes qui se recoupent souvent mais qui sont les seules voies que le naturaliste puisse suivre pour aller explorer cette jungle presque impénétrable.

Sur les plateaux ferrugineux la végétation est beaucoup plus rase, souvent même, si les grandes tables de latérite sont à nu, on ne rencontre que quelques rares brins d’herbes croissant entre les fentes de la pierre. Il apparaît ainsi çà et là dans la brousse des taches, larges parfois de plusieurs centaines de mètres, sans arbres, presque sans herbes, avec de nombreuses termitières en champignon sur le pourtour, là où il y a encore de la terre au-dessus de la roche.

La brousse en certains endroits revêt encore parfois une autre allure : elle est formée d’arbustes aux troncs rabougris très rapprochés les uns des autres, si bien que l’on ne pourrait pas circuler à cheval entre eux, même quand les herbes sont brûlées. Cela ressemble assez comme aspect à une forêt de chênes de l’O. de la France qui n’aurait pas été coupée depuis 25 ans. La plupart des arbres de la brousse, à l’exception des mimosées aux élégantes feuilles composées d’une infinité de folioles, n’ont pas d’originalité propre les distinguant beaucoup à distance des arbres des pays tempérés. Beaucoup ont les feuilles caduques. La plupart fleurissent de décembre à mars, souvent avant l’apparition des feuilles, et fructifient d’avril à juin. Chez quelques espèces les fleurs se succèdent sur le même arbre pendant plusieurs mois. C’est le cas par exemple du Cassia fistula, dont les magnifiques grappes de fleurs jaunes rappelant celles du cytise faux-ébénier s’observent en février, mars et avril.

Le paysage de la grande brousse dans le marais est encore très spécial. Là plus d’arbres, seulement de rares touffes d’arbustes. Les graminées y sont en général moins hautes. Il semble que c’est là surtout que l’éléphant préfère venir pâturer si l’on en juge par les nombreuses pistes qui se coupent en tous sens.

Enfin n’oublions pas de mentionner la galerie forestière aux arbres superbes, formant de larges traînées verdoyantes que l’on peut observer du haut d’un Kaga et qui indiquent la trace des moindres cours d’eau. Dans un autre chapitre, nous décrirons en détail l’architecture de l’une de ces galeries. La route de Fort-de-Possel à Fort-Sibut et à Fort-Crampel en coupe un très grand nombre, tantôt elles environnent de tous petits ruisseaux presque sans eau, tantôt des rivières de 15 à 20 mètres de large, et leur dimension n’est nullement proportionnée à l’importance du cours d’eau. Ainsi la Tomi n’a souvent qu’une seule rangée d’arbres sur chaque rive, alors que des ruisselets de 2 mètres de large sont souvent dissimulés sous une haute et épaisse galerie de plus de 100 mètres de largeur.

Le poste de Fort-Sibut a été fondé en janvier 1896, par la première mission Gentil et l’on y voyait encore en 1902 des citronniers et des papayers datant de cette époque. Son nom rappelle le Dr Sibut, membre de la deuxième expédition, mort dès son arrivée au Congo en 1898. L’installation du poste ne remonte réellement qu’à 1899, date à laquelle il a reçu le nom qu’il porte aujourd’hui. Auparavant son emplacement était désigné sous l’appellation de Krébedjé, nom du chef qui commande le village ndi voisin. C’est encore sous cette dénomination qu’on le désigne communément en Afrique centrale. Maistre était passé tout près de là en 1891, mais c’est à Gentil que revient l’honneur d’avoir trouvé le chemin de la Tomi navigable comme voie d’accès la plus courte pour aller au Chari. Les pièces démontées du Léon Blot furent transportées dans le courant de l’année 1896 au point terminus de la navigation de cette rivière. On y installa des bâtiments pour les recevoir et un petit jardin où furent semés les premiers papayers et citronniers apportés dans le pays.

Trois ans plus tard, en 1899, A. Rousset construisait des bâtiments plus durables et fondait un jardin plus étendu, il explorait les pays environnants. Il fut le principal organisateur du cercle de Fort-Sibut et l’introducteur de la plupart des arbres fruitiers qui existent dans le pays. Je ne pus malheureusement me rencontrer avec ce vaillant homme. J’appris à mon arrivée dans le pays où il avait accompli tant d’efforts son récent départ pour la Fafa où avec la collaboration de M. Perdrizet il lança la première baleinière qui lui permit de descendre le cours de Bahr-Sara jusqu’à son confluent avec le Bamingui.

Nous fûmes très bien reçus par l’administrateur qui lui avait succédé, M. Gaboriaud auquel le lieutenant-colonel Destenave avait annoncé notre arrivée. Dès le 10 septembre nous nous mîmes à parcourir la brousse aux environs afin de déterminer l’emplacement qui conviendrait pour l’installation du jardin d’essais. Notre attention fut bientôt attirée par un grand terrain d’une trentaine d’hectares limité par la Tomi à l’E., au S. par la cour du poste et au N. par une petite galerie forestière.

Le 14 septembre Martret commençait les premiers défrichements avec une équipe d’une dizaine de manœuvres indigènes, tout à fait inexpérimentés.

Fig. 6. — Sous bois au bord d’un ruisseau.

Quelques jours plus tard il put ensemencer ses graines les plus précieuses et transplanter nos jeunes plantes qui s’étiolaient dans leurs caisses vitrées. On vit successivement germer les citronniers, les mandariniers, les orangers et une foule d’autres plantes utiles apportées du muséum, du jardin colonial de Nogent, enfin de la maison Vilmorin-Andrieux qui avait gracieusement mis à notre disposition toutes les richesses inépuisables mentionnées sur ses catalogues. En 2 mois 460 espèces ou variétés de plantes utiles furent ensemencées ou transplantées.

II. — DE FORT-SIBUT A LA HAUTE-KÉMO ET A LA HAUTE-OMBELLA

Délivré de gros soucis du côté du jardin d’essais, je songeai, en attendant l’arrivée de Courtet, à aller faire une tournée dans l’intérieur pour prendre contact avec les indigènes, avec la flore et reconnaître les ressources de la contrée surtout en ce qui concernait le caoutchouc. J’avais déjà la conviction qu’il n’existait qu’une seule espèce de plante pouvant être exploitée, la liane Banga. L’arbre à caoutchouc (Iré) et plusieurs lianes qui donnent d’excellente gomme élastique avaient disparu de la brousse depuis Bangui.

Je fis vers l’E. de Fort-Sibut une première excursion d’une huitaine de jours au pays des Kas et des Mbis, deux tribus de race banda vivant près de la Haute-Kémo.

Je traversai la Tomi le 22 septembre au matin avec une quinzaine de porteurs ndis.

Il n’y avait pour tout sentier qu’une piste à peine frayée serpentant à travers les hautes herbes élevées de plus de 3 mètres et en partie couchées sur la voie. Mon cheval ne pouvait parvenir seul à se frayer un chemin dans cette immense mer d’herbe ; je dus placer en avant un yacoma pour ouvrir un passage. Nous avions à peine fait 2 kilomètres qu’une tornade violente éclata. Pendant une heure les nuages déversèrent des torrents d’eau. La pluie est une chose à laquelle on prête peu d’attention au centre de l’Afrique. Au bout de deux minutes on est trempé même avec des vêtements imperméables, qui bientôt se collent sur le corps ; leur poids augmente et l’on continue à avancer avec indifférence sous la pluie qui gicle de tous côtés. Il est cependant difficile d’imaginer ce qu’est la marche pendant une tornade dans une grande jungle comme celle où nous nous trouvions. Il faut naturellement mettre pied à terre, le cheval ne pouvant plus bouger. Le sentier devient bientôt un ruisseau torrentueux, l’eau boueuse arrive à la cheville et peut monter au-dessus des genoux, puis de grandes mares se forment çà et là et si l’on n’a pas un guide connaissant le chemin à fond, il est presque impossible de reconnaître la piste que l’on veut suivre dans les mille ruisseaux qui se croisent en tous sens sous les herbes. Puis quand la pluie a cessé, on continue encore à recevoir des douches d’eau pendant plusieurs heures, de tous les chaumes et de toutes les branches que l’on heurte en avançant.

Après quelques heures de cette marche pénible nous nous arrêtons dans un petit village de culture. Pendant que les porteurs mangent d’un seul coup la provision entière de vivres qu’ils ont apportée pour tout le voyage, je mets des vêtements secs et je répare dans les caisses non fermées les dégâts.

Nous repartons ensuite et tout le reste de la journée nous avançons sous un ciel non ensoleillé dans une atmosphère lourde et humide. La nuit épaisse nous surprend et bientôt je suis arrêté par une rivière profondément encaissée, dans laquelle, à la suite de l’orage, une haute masse d’eau jaunâtre roule impétueusement. Un pont formé de lianes enchevêtrées sert aux indigènes en temps ordinaire à passer d’une rive à l’autre. En ce moment il baigne dans le torrent et par prudence nous campons sur la berge jusqu’au lendemain matin.

23 septembre. — Nous avons bien fait de ne pas franchir le pont dans l’obscurité. Une partie a été disloquée par le courant et il faut passer plus d’une heure à le rétablir. Nous reprenons la marche à travers les herbes mouillées et nous arrivons à 10 heures devant une longue traînée d’arbres qui indique le cours de la Kémo. Nous devons être un peu en amont du poste disparu établi autrefois par Dybowski. La rivière est large en ce point d’une trentaine de mètres. De très gros arbres sont penchés sur le fleuve dont les branches descendent tellement bas que beaucoup sont en partie recouvertes par l’eau. Il serait impossible de se diriger en cette saison même avec une petite pirogue à cause des obstacles créés par tous ces troncs et rameaux d’arbres à demi-noyés et heurtés violemment par le courant. La crue lèche presque le haut du lit ; nous sommes sans doute à l’époque du maximum de hauteur des eaux. La pluie de la veille a encore accentué la violence du courant. Nous franchissons la rivière sur un grand pont de lianes avec mille précautions. Les porteurs avec leur charge sur la tête ne peuvent s’y aventurer que deux ou trois à la fois tant il est fragile et ils avancent avec une sage lenteur. Enfin au bout d’une heure ils sont tous sur la rive opposée, sans que nous ayons le moindre accident à déplorer.

Pendant ce temps le milicien bambara a passé le cheval à la nage, chose très difficile à cause de la violence du courant et des nombreuses branches encombrant le lit. Il a fallu trouver un endroit aussi favorable que possible et les habitants du village voisin, familiarisés avec la rivière dans laquelle ils pêchent aux basses eaux, nous ont été de précieux guides. Le cheval a d’abord été amené à un endroit où la berge est en pente pour ne pas qu’il perde pied immédiatement. Une dizaine d’hommes se sont jetés à l’eau et les uns accrochés aux branches baignées dans la rivière, les autres à la nage et se maintenant aux premiers, ils ont formé une espèce de pont humain qui avait pour but de maintenir et de seconder le palefrenier nageant en avant du cheval en tenant le licol entre ses dents. La violence du courant est telle que sans ces précautions le cheval et son conducteur seraient certainement entraînés. Les noirs sont vraiment admirables dans ces opérations où il faut une sûreté de soi-même absolue. Une demi-seconde de distraction de la part d’un homme pourrait en faire noyer plusieurs. Ils s’acquittent de cette tâche sans mot dire dans un silence émotionnant. J’ai eu soin préalablement d’éloigner les boys qui sont ordinairement très gênants en ces circonstances : si on les laisse faire, ils sont toujours disposés à donner des ordres et ce sont ordinairement des « mouches du coche » dont il faut se défier.

En courant les routes d’Afrique j’ai, du reste, appris à intervenir moi-même le moins souvent possible pour commander les noirs dont j’utilisais les services et, dans les circonstances difficiles, telles que le passage d’une rivière dangereuse, je les ai toujours laissés agir à leur guise. Je n’ai jamais eu à le regretter : jamais il ne m’est arrivé le moindre accident, tandis que j’ai vu des Européens qui voulaient tout diriger avoir parfois des mésaventures fort désagréables. Il m’est même arrivé plus d’une fois de passer une rivière ou un fleuve à la nage sans savoir nager et cependant sans la moindre appréhension. Je me laissais simplement conduire par quelques nageurs robustes dans lesquels j’avais beaucoup plus confiance qu’en moi-même. Mais par contre quand quelque noir, dont l’expérience et la bonne volonté m’étaient connues, me disait : « Il ne faut pas faire telle chose, ce serait dangereux », j’ai rarement passé outre. Je continuais néanmoins à aller où je voulais, mais par de longs détours. Cela m’est arrivé plus tard dans le Baguirmi au moment de l’inondation et dans les Bahr du lac Tchad.

« La première condition pour être explorateur, disait Savorgnan de Brazza, est d’être armé d’une forte dose de calme et de patience. »

Donc le passage de la Kémo, en pleine crue à l’aller comme au retour quelques jours plus tard, s’accomplit sans trop de peines, mais en y mettant tout le temps nécessaire.

Pour les Mbis chez lesquels nous nous trouvions, la rivière que nous venions de franchir se nomme Kouma ou Gouma, la particule gou (ou kou ?) signifiant eau. Ils ont quelques petites pirogues pour la remonter ou la descendre, mais ils ne s’avancent jamais qu’à une faible distance de leur village.

Nous trouvons au poste de la Kémo l’accueil réconfortant du garde pavillon le sénégalais Lati Faye. La race Sérère à laquelle il appartient est réputée comme la moins avancée de toute la Sénégambie, bien à tort, car c’est elle qui produit une grande partie des 15 millions de francs d’arachides exportées chaque année par Rufisque. Il habite depuis 5 ans la région du Haut-Oubangui et a parcouru une partie du cercle de Krébedjé. Sa connaissance parfaite de la langue Banda l’a fait placer il y a environ six mois dans ce poste où il peut rendre des services particulièrement utiles. Il parvint en effet à entretenir de bonnes relations avec le chef du village Griko et à nous le faire connaître, malgré sa peur terrible des blancs qui jusqu’ici le faisait fuir dans la brousse à la moindre nouvelle du passage d’un administrateur. A force de se moquer de cette crainte singulière chez un guerrier comme lui, Lati Faye le décida à venir me voir. Le début de l’entrevue ne fut pas sans incidents : mon lorgnon lui semblait une machine diabolique inventée par les blancs pour ensorceler et même pour tuer leurs ennemis ; mais enfin, grâce à la diplomatie du sénégalais, Griko ne s’occupa pas autrement de cette « manière de blanc » et je vis arriver, peu après cette première rencontre, les principaux notables de son village et toute une troupe de femmes, d’enfants, chargés de provisions pour mes hommes. Les calebasses, pleines de farine de manioc, d’arachides s’amoncelèrent dans la cour du poste. Mes largesses en perles et en sel me valurent l’amitié de ces gens. Toute la soirée se passa en conversation avec les chefs accourus de toutes parts me saluer et m’offrir le traditionnel poulet. A tous j’ai dit le but de mon voyage, notre désir de voir les nègres travailler et l’intérêt que nous attachions surtout à la récolte du caoutchouc. Le lendemain à mon réveil un tam-tam s’organisait en mon honneur dans la cour du poste.

Grâce aux bonnes dispositions de Griko, je pus visiter à mon aise le village de Mboukou, et compléter mes études sur l’habitation chez les Mbis.

Un village se compose d’une série de groupes de cases ou soukalas, chacune régie par un chef dépendant du Makongui ou chef de toutes les soukalas. Quelques-unes sont administrées par les hommes mêmes de Griko qui jouent en quelque sorte le rôle de contre-maîtres (ziango). D’autres appartiennent à son père, à ses frères, à de simples particuliers.

Chaque soukala est entourée de plantations (kendé) de manioc, de maïs, de patates, d’arachides, de Vigna, de Woandzeia. Aux abords immédiats, on trouve du tabac[21], des Corchorus, de l’oseille de Guinée (gombo), de grands pieds de Tephrosia pour la pêche, enfin partout en abondance une grande Acanthacée à fleurs bleues dont les cendres fournissent le sel indigène[22].

Les cases de la soukala, au nombre de 2 à 10, sont réunies autour d’une cour assez vaste, ordinairement plane[23]. Le sol de cette cour est ordinairement nu et la terre battue. Cependant on trouve quelquefois au milieu un arbuste sur lequel grimpent des ignames, des Lagenaria, des Luffa. Çà et là aussi, des touffes de plantes fétiches[24], le plus souvent des euphorbes cactiformes ; puis quelques pierres servant de foyer ou d’aiguisoir, des marmites où l’on prépare les aliments et le sel. Chaque femme sait faire elle-même ces poteries : elle pétrit l’argile à la main, la moule dans des cavités creusées dans le sol, l’ornemente à l’aide d’un manche en bois sculpté, puis cuit ces vases à grand feu. Au milieu de la cour, on voit souvent une petite case où le noir se repose dans la journée, sorte de hangar à claire-voie, à toiture souvent ronde ou conique : c’est le kimbiri. Parfois le mil est amoncelé dans des greniers surélevés de 0m,50 à 0m,80, arrondis, à murs de clayonnage, à toiture conique en paille. Les Mbis appellent ces magasins, assez semblables à ceux des Wolofs, des ndenda yourou. Dans ce même espace on construit à la fin de l’hivernage un mur en baguettes de bois tressées ou retenues par des lianes et, aussitôt après la récolte, on y met les épis de maïs. Ils y sèchent parfaitement, même quand le temps est pluvieux, sans que l’on ait à craindre les terribles ennemis des provisions de grains, insectes ou rongeurs. En ce moment on voit partout de ces espaliers (yoyo bonya) et les cases luttent à qui possèdera le plus grand. Ordinairement ils ont 5 mètres de haut sur 6 à 10 mètres de long, dimension dépassée par celui de Griko. Autour de tout cela, quantité de poules et de cabris qu’on rentre la nuit dans les cases. Quand il y a une grande termitière à proximité, on y perce un trou et on y loge les poulets : nouvelle utilisation de ces chambres souterraines qui ailleurs servent de four à cuire le pain et de magasin pour la récolte du salpêtre.

Les cases des Mbis, d’aspect très élégant, sont de forme circulaire ; le sommet, non conique, mais arrondi, est souvent dépassé par une pointe de 0m,50 à 1 mètre. Le diamètre varie de 4 à 8 mètres, et la hauteur maximum, de 4 à 6. Les murs, en pisé, s’élèvent à peine de 0m,50 au-dessus du sol, mais le plus souvent, l’intérieur est creusé de 0m,50 à 1 mètre. On pénètre à l’intérieur par une seule porte étroite, haute à peine de 0m,30 à 0m,60 au-dessus du niveau extérieur du sol. Cette porte est pratiquée dans une sorte d’auvent en saillie de 0m,40 et est aussi recouverte de paille : en retroussant cette paille on peut, en se courbant, s’épargner de ramper pour entrer. L’intérieur est souvent divisé en 2 ou 3 compartiments par des piquets. Lorsqu’un chef important possède plusieurs femmes, chacune a d’ordinaire une case avec les enfants qui lui sont propres.

Après cette randonnée, je restai près de 3 semaines à Fort-Sibut, retenu par la récolte et la préparation des plantes dont la plupart sont en fleurs à cette époque. J’ai ainsi réuni près de 400 espèces dans les environs immédiats du poste. Quelques accès de fièvre contribuèrent encore à retarder le voyage que j’avais projeté vers la Haute-Ombella. Je ne pus partir vers l’E. que le soir du 18 octobre, accompagné de 12 porteurs. L’étape fut courte[25], 7 à 8 kilomètres à peine, à travers les hautes herbes, la brousse claire, les épaisses galeries, et bientôt nous arrivions chez Okomekiou, où j’eus la bonne fortune d’assister à la fabrication du sel indigène avec les cendres de la Lippia et de l’Eleusine indica.

Le lendemain 19 octobre nous nous mîmes en route dès 5 heures du matin. Les nuits étant notablement plus froides depuis 48 heures, une abondante rosée recouvre les plantes et rend la marche assez pénible, moins toutefois que la chaleur de midi. Durant cette matinée, le soleil ne parut pas, sans pourtant que le temps fût lourd. A 10 heures, on entend au lointain quelques faibles coups de tonnerre ; à 11 heures et demie l’eau tomba, doucement d’abord, puis avec intensité ; enfin le ciel s’éclaircit vers midi.

Ce sont les derniers jours de l’hivernage. Une grande partie des arbres ont perdu leur belle teinte verte et les feuilles jaunissent ; dans la brousse où mûrissent les graines des Andropogonées, certaines places sont déjà brûlées le long des sentiers. Le pays présente toujours les mêmes grandes tables de latérite, entaillées tous les 50 à 60 mètres par de petits ruisseaux qui rendent la marche très pénible. Ils n’ont pourtant le plus souvent que 2 à 4 mètres de large avec une profondeur (à cette époque, 19 octobre) de 20 à 40 centimètres. Mais il n’est point rare que ces rivières lilliputiennes présentent des escarpements élevés de plus de 20 mètres au-dessus du niveau des fortes crues ; presque toujours l’une des berges est beaucoup plus haute que l’autre et forme le rebord d’une table rocheuse. De plus ces versants abrupts sont couverts d’un fouillis de souches et de racines, d’arbres tombés, à travers lesquels on a peine à conduire le cheval. Une végétation abondante et variée enveloppe ces marigots depuis les gigantesques cailcédrats et fromagers jusqu’aux humbles acanthacées. Les vieux troncs d’arbres et les rocs sont tout enveloppés de mousses spéciales à cette station dont la fraîcheur est encore embellie par les broderies que forment les frondaisons de fougères les plus diverses. Parfois d’élégants petits Dracæna ou les hautes ramures du Kokoro[26], dont les cymes florales d’un blanc éclatant dissimulent le feuillage. En dehors de ces galeries, les arbres de la brousse sont très clairsemés (Tamariniers).

Fig. 7. — Bananier sauvage dans la brousse.

Si difficile que soit le chemin dans ces abords, il est pourtant assez fréquenté à en juger par la largeur de la piste et par la rencontre d’une vingtaine de voyageurs chargés de farine de manioc ou de mil pour le poste. Nous traversons quelques villages presque déserts : Gono, Viamba, Diapira ; enfin, à 11 heures et demie, nous arrivons chez Ouaka qui s’enfuit à notre approche. Son village se compose de 5 cases et d’un hangar. Il est impossible d’évaluer de prime abord la richesse de ces agglomérations. Les cultures de patates semblent étendues, mais le noir a soin de les pratiquer dans la brousse. Au pourtour de son habitation, il ne plante guère que du gombo, l’acanthacée salifère et surtout du tabac[27]. De même, il cache en quelque lieu ignoré ses poulets, ses cabris. Les chiens, au contraire, errent autour des cases ainsi que souvent des couvées de pintades.

Le 20 octobre, nous partons à 6 h.40 sous un ciel découvert qui promet une grande chaleur. Nous allons marcher toute cette journée vers le S.-S.-O, par un étroit sentier qui disparaît souvent sous les hautes herbes toutes humides de rosée et que les éléphants semblent suivre plus souvent que les indigènes. Nous traversons d’abord des terrains plats où sont disséminées les cultures d’Ouaka et de ses hommes, soit 3 ou 4 hectares de patates et de sorgho. Les patates appartiennent toutes à l’espèce à tiges rampantes et à feuilles entières cordiformes. Elles sont soigneusement sarclées et butées. Je suis surpris de voir le mil si peu avancé : il n’épie pas encore et pourtant les pluies semblent près de prendre fin. Le terrain devient ensuite rocheux ; on rencontre de grandes tables de gneiss complètement nues où les indigènes viennent sécher leur farine de manioc.

Puis à 4 kilomètres et demi d’Ouaka, une grande plaine basse succède à la brousse, ou plutôt un marais à hautes cypéracées, avec quelques Phœnix. On y observe des dépressions, mais l’eau semble n’avoir que peu d’écoulement. A 10 heures, nous franchissons le marigot de Yalli, large de 3 mètres et profond de 0m,15 : les eaux coulent lentement sur le fond de sable. Dans l’ombre de la galerie, qui s’étend sur 200 mètres, j’ai rencontré un petit bambou rameur dont les chaumes s’élèvent jusqu’à 2m,50 de haut. Sur les graviers du lit, en un endroit bien abrité, se trouvent quelques touffes de Colocasia antiquorum ?[28]. Des gousses d’Owala sont tombées sous le couvert de la galerie. Vers 11 heures, nous arrivons au marigot de Gouoro, profondément encaissé et coulant entre de gros blocs de pierre. Les filets d’eau, relativement profonds quelquefois (0m,25), vont d’un cours rapide vers le N.-O., vers la Tomi. Le lit est large de 8 mètres. A midi, j’ai étudié plus en détail le marigot d’Ounga, qui coule dans la direction N.-S.-S.-O. Ses rives extrêmement escarpées ont 15 mètres à pic sur la rive droite, 5 à 7 mètres sur la rive gauche. Le lit large de 5 mètres ne contient que 0m,10 d’une eau claire, très agréable. Elle court entre de gros blocs tabulaires ou arrondis de gneiss typique, dont la partie émergée est recouverte de mousses, de lichens, d’hépatiques. Parfois le lit est presque entièrement obstrué par ces rocs dont la plupart sont bien en place. Dans les endroits au cours plus lent, le fond est formé de graviers de quartz plus ou moins opaque, de roches granitoïdes et de la roche ferrugineuse dont quelques blocs çà et là se sont effondrés dans le ruisseau. Les bords sont peuplés de Khaya africana, et autres légumineuses[29].

L’après-midi, nous parcourons pendant 2 heures et demie une grande plaine marécageuse où abondent les traces des éléphants qui viennent pâturer autour des quelques Phœnix. A droite et à gauche, des Kagas dont les cimes dominent le pays d’une cinquantaine de mètres. Devant nous, vers le S.-O., se profilent des hauteurs boisées. La plaine elle-même n’est couverte que d’arbustes chétifs : Vitex cuneata, Parinarium, Terminalia, Acridocarpus plagiopterus. La pluie nous surprend à 5 heures et demie tandis que nous cheminons dans les hautes herbes et nous oblige à camper dans la brousse.

Nous n’étions malheureusement pas quittes à si bon marché. A 2 heures du matin, une tornade épouvantable éclata ; l’eau tomba à torrents de 3 à 4 heures, puis moins fort, mais sans interruption jusqu’à 8 heures et demie. Le débit du petit marigot près duquel nous nous étions arrêtés a triplé depuis hier soir. Inquiets de savoir si nous parviendrons à franchir l’Ombella dans ces conditions, nous partons cependant, le ciel s’étant complètement éclairci. Pendant une heure, c’est à travers des herbes hautes de 3 mètres qu’il nous faut tâcher de ne pas perdre notre sentier au milieu du dédale des pistes des éléphants. Puis nous arrivons dans une place à végétation moins puissante, l’herbe est même brûlée par endroits. Si lugubre que soit la vision des chaumes et des troncs noircis, on éprouve un certain soulagement à penser que la route va être moins difficile. Vain espoir ! les porteurs souffrent horriblement à marcher nu-pieds sur les chicots calcinés et le cheval lui-même a peine à avancer. Ces traversées sont d’ailleurs de courte durée. Nous escaladons un kaga dont les herbes ne sont pas brûlées, puis nous rencontrons l’emplacement d’un ancien village[30] du chef Oualiko (ou Ouariko) qui a émigré il y a quelques mois sur la rive droite de la Yambéré[31].

Nous entendons le fracas des chutes de la rivière, 200 ou 300 mètres avant d’y arriver. En ce moment, gonflée par les averses, c’est un véritable torrent. Elle mesure 15 mètres de large sur 1m,50 à 2 mètres de profondeur. Au coude où nous la franchissons à gué, les eaux se précipitent sur plusieurs tables de granit[32] barrant la rivière et les franchissant en deux chutes ; la différence de dénivellation est de 2 mètres environ. Sur le bord supérieur de la première de ces chutes, la profondeur est de 0m,50 seulement : toutefois les remous obligent à prendre certaines précautions pour passer. La rivière en cet endroit est bordée de grands arbres, mais aucun ne s’avance loin[33] ; il n’y a pas en somme de véritable galerie.

A 3 heures, nous repartons vers le nouveau village de Oualiko, situé à 4 kilomètres du coude de la Yambéré, mais après une route pénible au milieu des hautes herbes, nous ne trouvons à l’étape espérée ni indigènes ni cases. Seuls quelques champs de mil et de patates montrent que ce lieu fut habité. Ce contre-temps nous force à aller camper au village de Mgouma, Kenji.

Le jour suivant nous amena, après la traversée de Gouaga (Bandéro), au village de Nguingé, entouré de belles cultures de mil, de patates et de tabac et ombragé de superbes Khayas[34]. Il appartient à Dati. Celui-ci nous annonça pour le lendemain (23 octobre) une étape longue et difficile jusque chez Kono : kagas inaccessibles, rochers abrupts, etc. C’était heureusement exagéré. Malgré de nombreux arrêts nous avons franchi en 3 heures et demie la distance, qui est de 12 à 15 kilomètres. Les kagas se réduisent à une simple montée et à une descente assez raide à 2 kilomètres de chez Kono. En quittant Dati, on longe le petit marigot de Mbaoua, large à peine de 3 mètres, profond de 0m,05, mais intarissable. Il s’en va dans le Nord et les Mbrous qui m’accompagnent en font un affluent de la Fafa, rivière qui se jetterait dans la Yambéré à l’E. de Nguingé[35]. La végétation de ses rives est d’une richesse surprenante : j’y ai retrouvé quelques-uns des plus beaux représentants de la flore congolaise et notamment le majestueux Musanga Smithii, le Combretum à grandes bractées écarlates mêlés à de gigantesques fromagers, à des Khaya, etc. Puis, pendant une heure et demie, nous avons marché dans une brousse d’une monotonie désespérante. J’ai cependant été assez heureux pour découvrir la plante bien connue du Sénégal et du Soudan, le Nété (Parkia biglobosa)[36], dont les grosses inflorescences en forme de boules rouges pendent à cette époque aux arbres et rompent la monotonie de cette végétation steppique si pauvre en fleurs à la fin de l’hivernage. Sur les pentes des collines, à proximité des ravins, j’ai vu aussi le kokoro en fleurs : les arbres ressemblent en ce moment à d’immenses bouquets d’une blancheur virginale. Toujours pas de palmiers, même le rônier reste introuvable depuis notre départ de Krébedjé.

A la moitié de l’étape, on aperçoit, se profilant devant nous et à notre gauche, les hauteurs de Kono. Leur aspect imposant disparaît à mesure que nous approchons ; leur altitude moyenne ne dépasse guère 50 mètres. Leur revêtement de roches ferrugineuses et de végétation ne permet d’en discerner la constitution géologique que grâce aux blocs éboulés : c’est du gneiss, coupé de filons. La colline que nous gravissons est couverte de bois épais sur le sommet et sur la pente méridionale très raide ; le versant septentrional au contraire est cultivé par les hommes de Kono. Son village est situé dans une dépression arrosée par un marigot, large de 3 mètres, le Gouabia, et dominée par le Kaga Ngonau au N.-E. (80 mètres d’altitude relative). Il est entouré de grands champs de mil, en train d’épier, de patates actuellement en fleurs, de manioc et de jardins renfermant l’igname, le taro, le dazo, l’arachide, la Woandzeia, le sésame, le tabac et le haricot niébé en quantité. Le chef me fait un excellent accueil, vient me voir plusieurs fois dans la journée en m’apportant les cadeaux habituels : cabris, poulets, œufs, patates, farine de mil, de manioc et de maïs. J’essaie de me renseigner sur le pays situé au N. vers Paraco : Kono me le dépeint comme absolument inhabité et impénétrable.

Le 24 octobre, après avoir traversé les rapides de la Boma (10 mètres de large) et laissé à notre droite le Kaga Do, j’arrivai au poste de Diouma, où je consacrai quelques jours à la récolte et au séchage des plantes. Ce poste est formé d’une cour d’un hectare et demi, barrée par la Boma et un petit marigot, où s’élèvent sur pilotis trois bâtiments en pisé, longs chacun de 15 mètres. Le chef, avec ses 14 tirailleurs, assure la soumission des Mbrous, sur lesquels je recueillis quelques renseignements ethnographiques. Ils ne connaissent ni le mil ni le manioc qu’ils achètent au N., chez les Mandjias. J’appris d’eux que le palmier à huile (Mbimé) existe dans quelques villages près de Krébedjé : Koungari, Diapira, et que le bambou (Ngara), absent de cette contrée, ne se trouve pas au N. avant Ungouras.

La fièvre retarda mon voyage de retour à Fort-Sibut (1er-4 septembre) par le village de Koussougou[37] dominé par plusieurs kagas. A 2 kil. 500 de ces cases, je repassai la Yambéré en un point où la rivière, ordinairement large de 15 mètres et profonde de 1m,50 à 1m,70, franchit en rapide des rochers granitoïdes[38] ; puis je rencontrai 4 marigots, toujours du même type : peu larges, peu profonds et très encaissés. Le pays prend ensuite un caractère tout spécial par suite de la facilité à se laisser éroder de la roche constitutive ; c’est une roche ancienne à cristaux d’orthose empâtés dans un ciment granitoïde. Sa décomposition a dégagé d’énormes monolithes parfois debout, des tables posées en équilibre instable sur des blocs gigantesques ; d’autres amas de rocs, où disparaissent çà et là quelques ruisselets, formant des grottes où s’abritent parfois les Mbrous ou les Ndis de passage et qui seraient peut-être intéressantes à fouiller.

[15]Kopo en bondjo, Takou en banziri.

[16]Decorse écrit Ngéré.

[17]Koufourou en mbouaka, ndo en banziri.

[18]Voir pour la description de ces pirogues, J. Decorse, Du Congo au lac Tchad, p. 22-23.

[19]Dr J. Decorse, Du Congo au Lac Tchad, p. 30.

[20]A. Chevalier et E. Perrot, Les Végétaux utiles de l’Afrique tropicale française, I, p. 100 et suiv., 1905.

[21]Les deux espèces existent, mais le Nicotiana tabacum est plus fréquent que le Nicotiana rustica.

[22]Cette préparation semble assez considérable : autour des cases habitées on voit souvent des monceaux coniques de cendres provenant de la cuisson et s’élevant parfois à 2 ou 3 mètres de hauteur.

[23]J’ai pourtant rencontré entre la Tomi et la Kémo des cours bombées pouvant s’élever de 10 mètres au-dessus de la plaine ; les cases sont alors situées au pied de ce mamelon.

[24]Fétiche se dit doundou ou doundourou. Parmi les plants fétiches citons : le lingui ngatou, petite liliacée à feuilles étroites et à fleurs verdâtres, déjà observée dans les villages bouakas ; c’est le fétiche des poules qui pondent davantage si elles en mangent les feuilles ; — le lingui ouaoua (Amaryllis nivea ?), fétiche du chemin : Le Mbi passant dans la brousse en emporte des feuilles qui le garantissent contre les attaques ; — le khéréya bimbéré, grande amaryllidée à feuilles larges pliés en gouttière et ondulées. Cette plante a des feuilles à saveur très amère ; c’est, paraît-il, un poison violent. Pourtant elle est fétiche du sel dont elle assure un plus grand rendement, si on la met dans la marmite où l’on évapore la lessive de cendres.

[25]Reconnu ce jour-là l’Eriodendron, l’Elæis, le Sarcocephalus esculentus ; des Dracæna de moyenne taille (2 à 3 mètres), le bambou nain. A Krébedjé et chez Okomekiou il y a quelques papayers.

[26]Son bois sert à faire les tamtam.

[27]Le tabac réussit ici admirablement. J’ai compté environ 2000 pieds, appartenant au Nicotiana tabacum, à part quelques chétifs Nicotiana rustica. Ce sont les plus beaux que j’aie jusqu’ici rencontrés en Afrique tropicale. Quelques-uns mesurent 1m,70 et portent 14 ou 15 feuilles ayant 30 à 40 centimètres de long sur 15 à 20 de large. Il convient de dire qu’ils sont fort bien cultivés : repiquage à 20 ou 40 centimètres de distance dans des tas de cendres, arrosés s’il en est besoin. Leur propriétaire leur prodigue d’ailleurs les fétiches.

[28]Ce végétal n’était pas en fleurs et n’avait pas encore formé de tubercules, mais il m’a bien semblé être identique à la plante cultivée par les indigènes.

[29]J’ai rencontré sur les blocs de gneiss à demi submergés une fougère très spéciale par le polymorphisme de ses frondes. Les rhizomes courant à la surface sont recouverts de petites lames vertes plus ou moins étalées et contournées, s’appuyant sur le rhizome même et prenant tout à fait l’aspect d’une hépatique. La partie submergée du thalle porte des frondes translucides, analogues à celles des Hymenophyllées et stériles. Les frondes proprement dites sont celles d’un polypode vulgaire, mais elles peuvent s’élever jusqu’à 0m,60 et passer à la forme précédente par de multiples transitions suivant qu’elles ont été plus ou moins longtemps submergées. La quatrième forme ressemble à la fronde fertile du Blechnum spicatum en ce que les pinnules plus étroites que dans la fronde stérile, sont entièrement recouvertes de sporanges à la face inférieure. Comme le niveau de l’eau peut s’élever très rapidement pendant les crues et avarier les jeunes sporanges, cette partie fertile est portée sur un long rachis nu et très rigide.

[30]Cet emplacement n’était reconnaissable que par les plantes vivrières redevenues sauvages : Gombo, oseille de Guinée, acanthacée salifère, amaranthes comestibles, cotonniers, tabac.

[31]Nom de la Haute-Ombella.

[32]C’est un beau granit riche en mica noir ; il est traversé par de nombreux filaments à grain plus fin.

[33]Sur quelques-uns de ces arbres, j’ai rencontré en fructification le poivrier déjà observé à Bangui. Il n’est point connu, partant point utilisé des indigènes.

[34]Au N.-N.-E. de ce village se trouvent ceux des Gogos : ce sont des Mbrous qui ont dû fuir loin de leurs congénères. J’ai acheté chez Dati un ornement des lèvres en quartz, qui provient du poste des Mbrous : c’est en creusant le sol que les indigènes rencontrent cette roche.

[35]J’ai questionné mes porteurs sur les sources de la Fafa, sur la Tomi et la Yambéré. J’ai constaté une fois de plus la complète ignorance des indigènes sur ces questions.

[36]Kombé en langue banda, koumbi en ndi.

[37]J’y ai observé le coton indigène, qui a des brins longs de 20 et 30 millimètres d’un beau blanc.

[38]Au début de la même étape, le marigot de Boguiri, profond de 0m,10 seulement et pourtant fort encaissé, m’avait montré le gneiss traversé de filons de quartz.


CHAPITRE III

DE FORT-SIBUT A NDELLÉ

Le 12 novembre, Courtet et moi nous nous mettions en route pour Fort-Crampel. Le sentier qui va du bassin de l’Oubangui au Haut-Chari traverse un pays aujourd’hui complètement désert, mais où existaient il y a peu d’années encore des villages populeux. Les habitants ont fui pour se soustraire au portage et aux rapines des noirs affamés qui parcourent cette route.

Près de la ligne de partage des eaux des deux bassins, on pénètre chez le second grand peuple du Haut-Chari : La race Mandjia. Les Mandjias seraient les autochtones, et leur centre de dispersion se trouverait vers la Haute-Sangha beaucoup plus à l’O. ; les Bandas, au contraire, viendraient de l’E., à la limite des trois bassins Oubangui, Chari, Nil, pays où nous avons trouvé les nombreuses grottes qu’ils ont habitées.

Les Mandjias, tout en étant anthropophages, semblent avoir eu une civilisation assez avancée. Ils ont conservé quantité de traditions et les rites d’un fétichisme très complexe. Ils sont groupés en une multitude de clans patriarcaux commandés ordinairement par des vieillards renommés pour leur bravoure, ou pour leur habileté comme féticheurs. Cette race, quoique habitant un pays fertile, est aujourd’hui décimée par la famine, les épidémies, l’hostilité des Bandas envahisseurs, et elle se trouve dans un état d’affaissement lamentable. La vue de ces hommes amaigris, paraissant pour la plupart avoir renoncé jusqu’à l’effort de la lutte pour la vie, inspire une profonde pitié.

Le 21 novembre nous arrivions à Fort-Crampel où vivent côte à côte les Bandas et les Mandjias et qui est le poste le plus rapproché de la capitale des états du sultan Senoussi, la ville de Ndellé.

Fig. 8. — La région de Fort-Crampel vue du sommet du kaga Bandéro, et une partie des constructions du poste.

A une année d’intervalle, en 1903, je refaisais en sens inverse cette route de Fort-Crampel à Fort-Sibut. Elle avait bien peu changé ! Partout la piste battue, misérable, serpente à travers la brousse, sans seulement une case en dehors des quelques gîtes d’étapes. Partout les indigènes réquisitionnés sans répit ni raison, comme porteurs ou pourvoyeurs de vivres, se sont enfoncés plus loin dans la brousse insondée.

Notre départ de Fort-Crampel pour Ndellé eut lieu le 27 novembre. Le début de la route fut singulièrement monotone sur ces grands plateaux gréseux couverts d’une brousse claire (bush) qu’interrompent pourtant, çà et là, les galeries de quelques rivières, comme la Koddo, ou des bois entiers de bambous. Nous arrivâmes au Kaga Mbra le 30, et le soir même nous assistâmes à un immense embrasement qui s’étendit sur tout le versant occidental de la colline. Des arbres entiers étaient consumés et, on entendait les crépitements de l’incendie à 3 kilomètres de distance et la lueur réfléchie par les roches blanches était aveuglante. Le kaga Mbra, comme les autres kagas des environs, fut jadis habité ; on y voit des grottes enfumées, on reconnaît des plantes naturalisées comme le ricin, le bananier, le cotonnier, l’euphorbe cactiforme, le Cissus quadrangularis, et peut-être le gratteron (mucuna), qui y est commun, fut-il introduit comme barricade par les troglodytes. Les fétichistes des plaines voisines se sont souvent réfugiés dans ces rochers pour échapper aux fauves ou aux razzias des Arabes. Ainsi nous trouvons près du petit poste où nous campons des Mbras ou Mbalas, des Ngapous qui sont venus chercher là protection contre Senoussi[39]. La sécurité de ces retraites n’est d’ailleurs point absolue en présence des grands chefs esclavagistes.

Nous devons signaler en cette localité la capture d’une famille d’une espèce de mammifère fort intéressante. Je veux parler d’une nidification de Prosimiens du genre Galago. Pendant que j’herborisais dans la brousse avoisinant le campement, des hommes s’étaient arrêtés au pied d’un Prosopis, gros arbre de la famille des mimosées, dont le tronc âgé présentait des anfractuosités. A cette époque de l’année les indigènes affamés explorent souvent les arbres creux qu’ils rencontrent. Ils y capturent parfois des rayons d’abeilles ou de mellipones, des oiseaux provenant des pontes printanières, ou simplement de petits mammifères. Ces animaux, quel que soit leur âge, sont de bonne prise pour des gens qui meurent de faim. Par le simple examen de l’écorce de l’arbre aux environs de l’ouverture de l’anfractuosité il est possible de voir si le réduit est habité. On obstrue ensuite les diverses ouvertures sauf une, pour empêcher les animaux de fuir et par le trou béant on enfonce une sagaie pour tuer les animaux ou les inviter à fuir. Pour les capturer vivants, il faut élargir l’ouverture afin d’y passer la main. Nos bandas retirèrent ainsi quatre jeunes Galagos de l’anfractuosité du Prosopis. Ils étaient de la taille d’un tout petit chat et provenaient certainement d’une portée récente. Leur poil doux, très soyeux et très fourni leur donne un aspect particulier.

Deux de ces animaux avaient été tués pendant leur capture. Malgré les protestations de notre cuisinier nous en fîmes un ragoût que Courtet et moi trouvâmes excellent. Un troisième animal rapporté vivant dans notre case réussit à s’enfuir. Les galagos essentiellement nocturnes sont assez maladroits au jour, mais il n’est pas exact qu’ils se laissent prendre sans faire aucun mouvement. Je gardai le quatrième plusieurs jours en captivité en lui faisant prendre un peu de lait de conserve et de l’eau sucrée, puis une nuit il parvint à s’évader.

Fig. 9. — Phœnix reclinata.

Les kagas Djé, qui dominent de loin la plaine environnante, présentent encore des traces de plantations, des débris de poteries ou des retranchements formés de blocs de granit, mais ces défenses n’ont pu préserver les Tambagos d’une extermination totale.

Deux jours de marche (4-6 décembre) nous rendirent de ces pitons au pays Balidja, à travers un immense plateau où affleure partout la roche ferrugineuse. L’aspect dominant est celui de la brousse claire incendiée annuellement, pourtant le bush est parfois interrompu par des plaines marécageuses. Le gibier abonde : j’ai vu aux abords du Bamingui[40] l’empreinte fraîchement laissée par un éléphant avec laquelle se confondaient les traces d’un buffle, d’une antilope et d’un petit carnassier. Par contre il n’y a aucune trace de culture, aucune habitation. Les bouquets de bois qui se dressent çà et là rendent l’horizon assez limité ; ce n’est qu’à 5 kilomètres de distance que nous apercevons les kagas de Balidja, dômes noirâtres d’un aspect assez imposant. Nous y campons dans un village qui, comme tous ceux de ce pays, est composé de captifs de Senoussi ; le chef lui-même est captif. Il doit, ainsi que les chefs des agglomérations voisines, fournir aux soldats de Senoussi tous les vivres dont ils ont besoin pour eux et leurs porteurs. Nous-mêmes, à titre d’amis du roi, nous recevons gratuitement tous les vivres nécessaires.

Nous nous sommes livré à une étude assez attentive de ces kagas si curieux comme relief et comme habitat. La roche constitutive est un beau granite à grands cristaux de feldspath rose, coupé de nombreux filonnets d’un autre granite à grain fin et d’aplite. Elle est creusée, comme aux Kagas Dyé, de cavités en chaudière dont l’eau est colorée en vert par les algues. Les mamelons ont souvent éclaté en couches concentriques, parfois minces, parfois ayant une grande épaisseur. Courtet et moi, nous fîmes l’ascension du Kaga Pongourou, le plus élevé (altitude : 607 mètres ; altitude du village, 531 mètres) de ces mamelons, qui, au nombre d’une quinzaine, délimitent un large cirque ouvert seulement au N.-O. vers une brousse illimitée. Au pied de ce kaga sourd un ruisselet limpide bordé d’une riche galerie où l’on remarque les Landolphia owariensis, les Anthocleista, les Phœnix Dybowskii élevés de plus de 12 mètres. Sur les collines, la végétation arborescente est assez pauvre. Le baobab, le rônier, le fromager font défaut ; ce qui domine, ce sont les aloès, les Sterculia tomentosa, les Bombax buonopozense (dondol) dont les troncs tordus sont actuellement chargés de larges fleurs écarlates. Ces rochers, sur lesquels planent sans cesse les oiseaux carnassiers, sont peuplés d’une quantité de pintades qui picorent les graines mûres des Andropogon, du peuple des singes qui a ses sentiers pour venir boire et ses repaires pour s’abriter la nuit. Pour l’homme aussi, c’est une station privilégiée que ces collines creusées d’anfractuosités où, derrière des blocs amoncelés, les femmes et les enfants ont moins à craindre d’une surprise imprévue que dans l’infini de la brousse. C’est un lieu de défense, et c’est peut-être aussi un point plus favorable à la vie normale. L’eau des hivernages se conserve comme en des citernes naturelles. La décomposition du granite a rendu assez fertile le cirque enserré par les kagas ; il est cultivé depuis longtemps, comme le prouve la couleur noire du sol. Aussi tout démontre l’antiquité de l’occupation par les hommes : innombrables débris de poterie qui jonchent les blocs les moins accessibles, épaisse couche de noir de fumée sur les parois de toutes les grottes. Maintenant que Senoussi a pacifié ces contrées, en les asservissant, ces refuges sont abandonnés pour des cases, les unes perchées au haut des kagas, les autres disséminées sur 5 ou 6 kilomètres carrés dans la plaine. C’est l’habitation des Bandas, à sommet pointu surmonté d’une tige ; les constructions sont réunies par groupes de cinq à six autour d’une cour où l’on fait la cuisine et les travaux journaliers. Les villages semblent prospères. On nous apporte en quantité de la farine fraîche de mil, des arachides, des patates, des haricots (Vigna). Il est vrai que nous sommes au moment de la récolte et que le mil livré a eu à peine le temps de sécher. Le Penicillaria existe aussi, mais je n’ai pas vu d’Eleusine. Près de notre campement, je remarque, à l’ombre des tamariniers, le sésame, les légumes habituels, l’Hibiscus esculentus, l’Hibiscus sabdariffa, l’amarante, le ricin. Le coton se recueille en ce moment. Il est fourni par deux espèces : le Gossypium barbadense et le Gossypium punctatum plus rare[41]. Les habitants n’ont aucun bétail, ni poules, ni cabris.

Fig. 10. — Un Daniella thurifera.

Les kagas que nous rencontrâmes dans la journée du 9 décembre présentent toujours les mêmes caractères : ce sont des mamelons granitiques disséminés dans une immense plaine qu’ils dominent d’environ 60 mètres. Les villages, même établis au pied, puisent l’eau dans les cavités de la montagne[42].

Partout un air de prospérité, en ce moment on coupe le mil et le Penicillaria. Au kaga Batolo, les bouquets d’épis sont mis à sécher sur les rochers et on les recouvre de feuilles pour les préserver des tourterelles et des ramiers. On cultive les deux variétés de tabac et en outre le Gossypium punctatum et une sorte d’Aubergine qui m’était inconnue.

Du kaga Batolo aux falaises qui dominent la cuvette de Ndellé, nous ne rencontrâmes que des ondulations insignifiantes. La brousse est interrompue de distance en distance par des plaines marécageuses, et par des ruisseaux asséchés avec ou sans galeries forestières. Le Bangoran lui-même, bien que large de 10 mètres, ne coule qu’avec une extrême lenteur ; sa profondeur n’est que de 0m,60 (9 décembre).

Le 11 décembre nous étions arrêtés pour le déjeuner au ruisseau asséché de Gongoubissi, quand nous vîmes arriver un courrier de M. Grech, résident auprès du sultan Senoussi. M. Grech me demandait l’heure probable de notre arrivée à Ndellé afin d’en prévenir le sultan. Le soir nous campions à Djigangou, village situé à 6 kilomètres environ de Ndellé.

Le 12 décembre nous arrivions à Ndellé à 8 h. 40 du matin. Senoussi avait envoyé au-devant de nous son fils aîné Adem, ainsi que l’un des deux ambassadeurs venus à Paris en 1898 avec M. Gentil : El Hadj Tokeur.

L’accueil qu’on nous fit fut extrêmement cordial. En nous voyant arriver sans escorte dans un pays où la vie d’un homme compte pour si peu de chose, Senoussi et son entourage éprouvèrent un véritable étonnement. Le sultan nous manifesta hautement son attachement à la France et nous dit qu’il fallait considérer son pays comme le nôtre et que nous pourrions y circuler en toute liberté pour nous livrer à nos études. Toutefois, comme nous étions venus sans tirailleurs, il nous ferait accompagner par des soldats à lui chargés de veiller sur notre sécurité.

[39]Parmi ces Ngapous, nous rencontrons le chef de l’ancien village Kourou, situé auprès de la rivière Koukourou, Guéréwa — c’est son nom — se souvient fort bien du passage de Dybowski dans son ancien village. Il n’eut pas connaissance d’un combat de ce voyageur avec des Arabes, et, en tout cas, ceux-ci ne pouvaient être que des gens de Senoussi qui déjà, à cette époque, venaient en pays npagou enlever les esclaves et l’ivoire.

[40]Au point où nous l’avons traversé, il n’avait que 15 mètres de large et 1m,20 de profondeur. Le Koukourou était un peu plus important : 20 mètres et 1m,20. Pourtant les berges conservent une hauteur de 3 à 4 mètres.

[41]J’ai vu au Kaga Mbra le Gossypium herbaceum.

[42]Ces citernes naturelles ont parfois plusieurs mètres de profondeur. L’une d’elles, sur le kaga Batolo, passe pour insondable et habitée par de mauvais génies qui retiennent ceux qui s’en approchent de trop près.


CHAPITRE IV

LES POPULATIONS DE LA FORÊT ET DES HAUTS-PLATEAUX

I. — LES SYLVATIQUES ET LES FERTITS

La plupart des peuples fétichistes chez lesquels nous avons séjourné pendant la première partie de la mission constituent la grande famille des Bandas. Ils ne sont toutefois pas seuls à occuper les territoires que nous avons décrits dans le chapitre précédent.

Au point de vue géographique, les races fétichistes de l’Oubangui et du haut et moyen Chari peuvent être réparties en deux grandes familles : les Sylvatiques et les Fertits.

Les Sylvatiques.

Des Sylvatiques, qui vivent dans la forêt équatoriale, certains groupes s’avancent en divers endroits très boisés des affluents de l’Oubangui jusque près du 6e parallèle. Ceux que nous avons vus de plus près sont les Bondjos de Bangui. Nous devons encore mentionner les Nsakaras ou Niamniams, les Yacomas et les Sangos localisés entre Mobaye et le poste des Abiras. Peut-être faut-il ajouter à cette liste les Banziris de la Kémo et du Kouango. Tous ces peuples sont de mœurs brutales ; au point de vue moral ils sont tout au bas de l’échelle humaine ! Mais ils ont une civilisation plus élevée que les peuples suivants ; ils sont habiles dans le travail du fer, du bois, de la sparterie et de la poterie ; les habitations sont construites parfois avec confort et élégance ; les danses et les chants de tamtam témoignent d’une certaine intuition artistique ; enfin l’agriculture des Bondjos, comme nous l’avons vu, dispose de plus de 20 espèces végétales cultivées.

Le manioc et surtout la grosse banane qu’ils mangent ordinairement cuite, tiennent la première place dans leur alimentation. Près des fleuves ils font une assez grande consommation de poisson ; sous la forêt ils mangent beaucoup de chenilles, de larves de coléoptères, mais peu de gibier, rare sous cette latitude.

Fig. 11. — Femmes bandas à Fort-Sibut.

Tous sont passionnément anthropophages et ne s’en cachent pas. Grâce à la surveillance de notre administration qui commence à s’exercer sur le pays, les razzias de village à village deviennent plus rares, de sorte que les repas de viande humaine semblent aujourd’hui moins fréquents le long du fleuve. Cependant chez les Bondjos on rencontre encore parfois autour des cases des trophées de crânes humains bouillis dans la marmite ou rôtis sur la braise et les notables se parent encore d’élégants colliers de dents humaines pour aller saluer les Européens. Quelle est la véritable cause de l’anthropophagie congolaise ? Est-ce, comme le pensait Stanley, le besoin de consommer de la viande dans un pays où les produits de chasse sont rares, et où l’élevage du bétail est actuellement impossible à cause de la présence de la mouche tsé tsé ? Ou bien est-ce comme chez les Bandas, dont nous parlerons plus loin, une sorte de fétichisme rituel qui pousse les vainqueurs à dévorer les vaincus dans l’espoir d’assimiler leur force et leurs qualité ?

Cette dernière hypothèse paraît la plus vraisemblable si l’on songe que les individus morts naturellement ne sont pas mangés, mais le plus souvent jetés dans l’Oubangui. Ce n’est que dans les cas de famine extrême que les Bondjos repêchent le corps des étrangers, charriés par la rivière : ils s’en repaissent, quel que soit l’état de décomposition du cadavre.

Les hommes s’enivrent fréquemment en buvant la sève fermentée de plusieurs espèces de palmiers. Le tabac est cultivé partout et fumé dans des pipes. Chez certaines peuplades de la forêt (les Mangalas par exemple, au singulier Bangala), on fume aussi les feuilles de chanvre fermentées dans une grande pipe formée d’une gourde ornée de dépouilles diverses et munie sur le côté d’un petit fourneau où on introduit les feuilles sèches. On allume et les indigènes aspirent à tour de rôle une bouffée par le goulot de la gourde qui passe ainsi de main en main en faisant le tour du cercle.

Chez les sylvatiques, les hommes ont ordinairement le corps très déformé par des tatouages en relief, notamment sur le visage, sur la poitrine et dans le dos. Ils vivent presque complètement nus ou bien se vêtissent à l’aide de l’écorce battue d’un arbre du genre Ficus. Les femmes font des pagnes assez élégants avec les cordelettes coloriées composées de fibres de certains végétaux spontanés. Les individus de l’un et l’autre sexe s’oignent fréquemment le corps de graisse de fourmis blanches (termites) ou d’huile de palmier Elæis qu’ils mélangent, dit-on, de graisse humaine, mais nous n’en avons jamais eu la preuve. Souvent ils s’enduisent soit tout le corps, soit seulement les jambes ou les pieds, ou une partie du visage avec une teinture rouge pourpre obtenue en pilant avec une substance grasse (c’est parfois de l’huile de ricin ou de l’huile de Pignon d’Inde) les morceaux d’un bois spécial qui est transporté en pirogues sur l’Oubangui et ses affluents et qui donne lieu à un commerce actif[43].

Les mères au lieu de porter leur enfant dans le dos comme en Afrique occidentale, le portent sur le côté gauche à l’aide d’une bretelle passée sur l’épaule droite et ramenée de l’autre côté. L’homme se tient rarement couché sur une natte comme le Soudanais quand il est désœuvré, mais il s’assoit ordinairement sur un petit banc en bois souvent artistement travaillé s’il appartient à une condition sociale élevée. Il transporte toute la journée son banc à la main et s’assoit n’importe où, dès qu’il en a la fantaisie ou dès qu’il a abordé quelqu’un.

Les habitations des Bondjos sont ordinairement formées de longues galeries rectangulaires couvertes d’un toit à deux versants symétriques comme chez nous. Elles ont parfois jusqu’à 50 mètres de long, mais seulement 1m,80 à 2 mètres de largeur. Les murs latéraux ont seulement 0m,80 de hauteur et l’élévation de la maison jusqu’au toit est seulement de 1m,80. A moins d’être au milieu il faut donc se tenir constamment accroupi. Les murs sont formés soit de planches de bois que les hommes savent débiter, soit de bandes d’écorces soigneusement cousues entre elles à l’aide de lanières de feuilles de palmiers, de manière à ne pas laisser d’interstices. La charpente du toit est formée de rachis de feuilles de Raphia et la toiture est composée soit de feuilles de bananier sur lesquelles sont posés des morceaux d’écorces ou des tiges de maïs et de canne à sucre, soit de grandes feuilles de certaines espèces de Marantacées de la forêt élégamment assemblées. Ce sont ces feuilles que E. De Wildeman nomme des tuiles végétales. L’intérieur de la maison est divisé en boxes dans chacune desquelles repose un individu pendant la nuit. Dans une case vivent les femmes du maître, dans une autre ses esclaves.

Ces galeries sont ordinairement disposées par trois, perpendiculaires entre elles, de manière à délimiter une grande cour carrée ouverte d’un côté. A un angle se trouve une case ronde surmontée d’un toit pointu, mieux construite et beaucoup mieux aménagée que les autres. Elle est occupée par le chef de famille qui l’habite avec sa femme préférée. Dans la cour on trouve un hangar-vérandah couvert d’un toit plat et sous lequel on peut s’abriter durant la journée contre les rayons du soleil. C’est là que l’on prépare les aliments ; pendant les nuits froides on fait aussi du feu dans les habitations. Au milieu de la cour se trouvent les trophées de chasse et de guerre, d’énormes ossements d’éléphants et des crânes humains sont entassés pêle-mêle ou à moitié enterrés. Il est facile de constater que ces débris humains, avant d’être ainsi exposés, ont eu l’honneur de passer par la table, la boîte crânienne a été défoncée pour permettre l’extraction de la cervelle. A l’entrée des cases on trouve parfois de ces têtes humaines disposées régulièrement en bordure comme ornement au même titre que, dans la banlieue parisienne, des rangées de coquilles Saint-Jacques à l’entrée d’un pavillon de campagne.

Ce n’est pas seulement par là que se révèle le sens artistique de ces cannibales. Chaque case est environnée de plantes ornementales qui semblent cultivées, non il est vrai, dans un but décoratif, mais plutôt comme plantes fétiches. Voici une variété de l’igname que j’ai nommée Dioscorea anthropophagorum, dont les tubercules aériens ne sont pas comestibles à cause de leur richesse en acide cyanhydrique, mais qui ont la propriété merveilleuse d’éloigner les voleurs. A côté se trouvent des touffes de scilles qui ont été plantées pour faire pondre les poules.

Puis on observe presque toujours deux ou trois touffes d’une grande euphorbe cactiforme plantée dans le but d’éloigner les ennemis du village. Ils mourraient s’ils passaient à côté des curieux massifs en candélabre de cette euphorbe (Euphorbia Hermentiana Lemaire) cultivée aussi dans les villages bandas et mandjias, où elle est employée pour empoisonner, à l’aide de son latex, les armes de chasse et de guerre.

D’autres espèces de plantes sont entretenues autour des habitations parce que l’homme avant d’aller dans la forêt s’en frictionne le corps pour faire des chasses fructueuses.

Il existe enfin, plantée près de la porte de certains habitants, souvent à côté de débris humains, reliefs d’anciens repas de combats, une petite herbe qui jouit de propriétés encore plus merveilleuses, témoignant que la barbarie et la poésie peuvent parfois marcher de pair. Celui qui porte sur lui une feuille de cette plante — et je me demande où il peut la mettre puisque ces gens vont tout nus — sera aimé de toutes les femmes qu’il rencontrera sur sa route et ces femmes n’iront pas avec un autre homme. Je traduis littéralement ce que m’a dit l’interprète à l’aide duquel j’interrogeais le possesseur d’une si précieuse panacée.

Enfin, il existe encore dans chaque cour deux très beaux Crinum (C. Sanderianum et C. Giganteum) vivant à l’état sauvage le long des cours d’eau, mais transplantés autour des habitations. Le premier a de grandes fleurs comme des tulipes, à lobes du périanthe blancs rayés de rouge au milieu, le second a des grandes fleurs d’un blanc immaculé comme certains lis. Ces plantes bulbeuses ne sont pas cultivées à cause de leurs fleurs, mais parce qu’elles possèdent aussi quelque propriété fétiche que mon guide avait oubliée ou qu’il n’a pas voulu me révéler.

La floriculture dans notre vieille Europe et en Orient aurait-elle une pareille origine et les fleurs avant d’être cultivées pour leur beauté l’étaient-elles pour leurs vertus merveilleuses ? Un grand nombre d’espèces alimentaires sont en outre cultivées dans chaque village, nous les avons énumérées dans le précédent chapitre, mais elles sont représentées par si peu d’exemplaires qu’elles n’empêchent pas les habitants de mourir de faim.

Je me garderai bien de porter un jugement sur les habitudes et sur la psychologie de ces peuples de la forêt congolaise. J’ai vécu trop peu de temps au milieu d’eux et il faut bien avouer que rien n’est plus difficile que de pénétrer les mœurs de ces êtres primitifs. Que de légendes répandues sur leur compte ! Ils sont tous anthropophages, c’est incontestable, mais de là à déclarer qu’ils tuent pour le plaisir de tuer, qu’ils engraissent leurs victimes, qu’ils les font mourir après d’atroces supplices dans un but de raffinement culinaire, il y a loin. Seuls quelques missionnaires et de nombreux miliciens sénégalais affirment avoir surpris des scènes de ce genre, mais de telles affirmations sont au moins suspectes. Comment ces peuplades vont-elles se comporter au contact des Européens ? Seraient-elles réfractaires à une administration prévoyante qui les protégerait et leur garantirait la jouissance de leurs cultures, ne leur imposerait point de corvées arbitraires, mais un impôt raisonnable ? Il est impossible de le dire aujourd’hui encore. Au moment où nous avons remonté l’Oubangui, les Bondjos, comme les Banziris et les Sangos devaient surtout connaître l’Européen et son collaborateur le milicien ou l’employé de commerce sénégalais, par les actes de réquisitions brutales et arbitraires qui ont été pendant quinze ans la règle dans ces contrées.

En tout cas, il ne faut pas juger les riverains de l’Oubangui comme des brutes sous prétexte que plusieurs fois certains villages ont massacré ou voulu massacrer des Européens, qu’ils ont souvent tué des sénégalais envoyés au milieu d’eux comme garde-pavillons ou pour y faire des répressions. Ces « actes de sauvagerie » n’ont été le plus souvent que des actes de représailles provoqués par les brutalités, les vols ou les réquisitions dont ils avaient auparavant été victimes. Je ne crois pas en vérité qu’il soit possible de gouverner ces êtres dégradés autrement que par la force, mais même un tel procédé peut se concilier avec justice et humanité.

Les peuples de la forêt sont-ils appelés à disparaître (ce qui arrivera fatalement s’il ne modifient pas leur genre de vie) ou peuvent-ils évoluer vers la civilisation des peuples noirs plus avancés ? Cela aussi est impossible à prévoir, car ils trouvent dans la forêt une des plus grandes entraves à leur évolution et cependant ils sont nombreux et peuvent résister longtemps à toutes les calamités qui déciment d’autres peuples.

Les Fertit.

Les marchands d’esclaves du Soudan égyptien et du pays de Senoussi donnent le nom de Fertit à tous les peuples anthropophages chez lesquels ils viennent s’approvisionner de bétail humain. Nous donnerons à ce mot un sens plus restreint en l’appliquant seulement aux peuplades vivant en dehors de la grande forêt. Ils se rencontrent dans les pays de galeries forestières et de brousse épaisse compris en Afrique centrale du quatrième au huitième parallèle. Quelques fractions s’étendent jusqu’au neuvième degré. Les villages sont éparpillés dans la brousse à proximité des rivières. Ils se déplacent lorsque les terres sont épuisées ou à la suite d’une guerre, mais s’établissent toujours dans un rayon restreint. Quelques groupements sont encore troglodytes et établissent leurs cases sur le haut des rochers (Kagas). D’autres, récemment encore, vivaient dans de véritables cavernes, mais ils ont été anéantis par Senoussi. De mœurs un peu moins grossières que les sylvatiques, à la guerre ils mangent encore leurs semblables, mais il ne paraît pas que ce soit dans ce but qu’ils entrent en conflit les uns avec les autres. Les expéditions des trafiquants d’esclaves islamisés les ont décimés, mais nulle part ils ne se sont convertis. Même ceux qui sont emmenés comme esclaves dans les pays musulmans et de viennent libres ensuite, se font très rarement musulmans pratiquants.

Fig. 12. — Mon boy, de race ndi.

Les deux grands peuples de ce groupe vivant dans le Haut-Oubangui et dans le bassin du Chari sont les Bandas et les Mandjias. Chacun de ces deux peuples est divisé en une infinité de fractions. Aux Mandjias se rapportent sans doute les Baïsou Bayas du Haut-Bahr-Sara et du Haut-Logone. Quant aux Sabangas et aux Langouassis ils constituent probablement un troisième groupe de Fertit pénétré toutefois d’éléments Banda.

II. — LES BANDAS

Origine. — Le plateau de grès horizontaux qui s’étend à la limite des bassins du Chari, du Congo et du Nil, avec ses tables déchiquetées en falaises, creusées de grottes et de cavernes qui ont servi d’abri aux primitifs, fut probablement le berceau des Bandas. Ils y vivaient en troglodytes soit par origine, soit par nécessité. Ils trouvaient en effet dans les rochers des moyens plus faciles de protection contre l’ennemi. Cependant les razzias des Arabes se répètent au point de déterminer les premiers exodes qui se portèrent vers l’Ouest.

Puis ce furent les colonnes de Rabah qui mirent le pays à feu et à sang. Puis vint Senoussi. En quelques générations, des tribus entières disparurent ou furent réduites en esclavage. Ainsi les anciens habitants des kagas Djé et Toulou sont actuellement tous captifs de Senoussi ou ont été vendus par lui. Les Mbatas du kaga Bongolo sont prisonniers du sultan ou remis par lui dans une demi-liberté.

D’autre part l’exode devant le conquérant acheva de briser l’unité banda. Les Ngaos qui vivent à l’Ouest du Gribingui ont la même origine que les Ngaos des sources du Bangoran. A vrai dire, cette unité n’avait jamais été bien forte. Même avant l’invasion musulmane, les tribus étaient désunies, et souvent en guerre. Encore maintenant, les Bandas proprement dits, esclaves de Senoussi, détestent les Ngaos d’Ara, bien qu’ils soient soumis au même maître.

Gouvernement. — La race banda n’a pas d’unité sociale. Un seul mot abbréviatif nda sert à désigner la tribu (kanda), le village (maranda), la maison (ndenda). Ces divisions n’existent en effet que dans des concepts affaiblis. Les chefs de tribus n’ont jamais eu de réelle autorité, sauf deux, Pombolo, chef des Ungourras et Ouangandji, chef des Ngaos.

Les villages ont plus de cohésion et pourtant les chefs n’ont encore qu’une autorité très relative. M. Gentil n’en a trouvé que deux Griminton chez les Ungourras qui n’avait qu’un très petit commandement et Ouangandji, chez les Ngaos. Le chef de village ne prend de décision importante qu’après un palabre où prennent part tous les hommes à partir de 14 ou 15 ans. La discussion n’y commence qu’après le tamtam et l’absorption de bière obligatoires. Avant l’arrivée des blancs ces réunions se tenaient une ou deux fois par lune, aujourd’hui elles sont plus rares.

Fig. 13. — Porteurs de la région de Fort-Sibut.

C’est le chef qui rend la sentence en matière criminelle. Les punitions sont : l’amende dans les cas de vol avec restitution immédiate, d’un adultère sans témoins, avoué par la femme dénonçant son amant[44] ; — le prix du sang pour un meurtre[45] ; — les fers[46] pour vol sans gravité, ou dans l’attente du paiement ; — la flagellation pour vol grave ou si l’on cherche à provoquer des aveux ; — l’empoisonnement[47] si l’accusé menace la sécurité publique ou s’il a violé le secret de la naissance ; — la mort par les armes, adultère (flagrant délit), refus du paiement (adultère), refus du prix du sang.

Le père du coupable exécute les sentences, sauf celles de mort. Pour celles-ci, c’est un homme désigné par le chef qui fait l’office de bourreau. Aucune peine n’est rachetable.

A la mort d’un chef, la transmission des pouvoirs se fait, après de copieuses libations, suivant un ordre de succession ainsi fixé : en première ligne, le frère du défunt, en seconde, un de ses fils, en troisième, un de ses confidents.

La vie des Bandas.Mariage. — Le jeune Banda choisit une femme de son village ou de villages voisins. Achetée par l’intermédiaire du père ou d’un ami, la femme est un capital qu’on garde jalousement[48]. La polygamie est limitée par la fortune du maître, dont le harem ne dépasse jamais 10 à 15 femmes. La première femme mariée en devient la maîtresse, et elle reste au village quand tout le monde part en guerre ?[49].

Le mari peut répudier sa femme quand elle dilapide ses biens ; dans ce cas, il a le droit d’exiger la dot qu’il lui a donnée.

Naissance. — Quand le moment de la délivrance se fait sentir, la mère se retire dans la brousse avec deux voisines. Pendant toute cette période le mari seul peut l’approcher et si un autre que lui violait cet usage on l’empoisonnerait avec du pipi. Cette coutume s’observe également chez les Sangos et les Banziris.

Quand l’enfant est né, la mère revient au village et l’on procède à sa purification, ainsi qu’à celle de l’enfant. L’un et l’autre sont lavés et puis oints de graisse ; le petit est enduit d’une couleur rouge tirée du foro. On ne fait généralement pas tamtam, mais on boit le pipi. Trois jours après l’enfant reçoit un nom que lui donne la mère.

Fig. 14. — Couteaux du pays banda.

La Circoncision. — Se pratique par le représentant de chaque sexe le plus ancien du village. Cependant tous les villages n’ont pas de praticien, il faut parfois faire 4 ou 5 jours de marche pour en trouver. Chez l’homme l’opération se fait à 16 ou 17 ans, longtemps après le début de la puberté, alors qu’il connaît généralement la femme. Pendant l’opération on danse, on chante, on boit et quand tout le monde est ivre, le vieillard prend son couteau d’une main et le bouclier de l’autre, on en frappe le patient qui s’allonge à terre et on l’en recouvre ; il se relève aussitôt et l’opération est faite dès qu’il est debout. L’hémorragie est arrêtée avec de l’eau froide. L’excision de la femme est entourée de mystère. Nul homme n’y assiste. L’excision ne se pratique qu’au moment des fiançailles et la consécration du mariage ne peut s’effectuer que 3 lunes après la cérémonie. L’opération est faite avec un couteau courbe spécial.

Mort. — Tous les parents et amis se lamentent bruyamment, célèbrent les louanges du trépassé. Le cadavre nu est lavé et oint de graisse. Deux jours après au son des tamtams il est enterré suivant le rituel.

La succession tout entière est dévolue à la femme qui vend les armes, les perles, les étoffes pour se nourrir ; si le défunt n’a point laissé de femme, ses biens passent tous à un frère ou à une sœur ; à défaut à son père ou à sa mère ; à un beau-frère ou à une belle-sœur ; enfin, dans l’absence de toute famille, au chef de village.

Cannibalisme. — La genèse de cette habitude chez les Bandas est réellement le besoin. Les Bandas ne mangent que les morts et les prisonniers de guerre, ils ne font point commerce de chair humaine. Ils ne mangent les hommes étrangers à leur tribu que quand ils les trouvent morts et abandonnés, et encore est-il défendu de se livrer à ce sujet à aucune réjouissance publique qui serait un cas de guerre formel. En aucune circonstance ils ne touchent aux morts de leur tribu.

Chez les Ungourras et Mbaggas, les femmes mangent aussi la chair humaine ; les femmes Oudios ne peuvent y goûter ; les femmes Moroubas et Ngaos peuvent être autorisées à en manger par le chef du village. Les enfants mâles sont également exclus de ces festins jusque vers 13 ou 14 ans ; à cette époque ils ont droit à une part de viande. Il n’est pas besoin, comme dans certaines autres peuplades, qu’ils soient circoncis. Si le père, pour une raison ou pour une autre, n’en mange pas, les fils ne doivent pas en manger.

La façon de débiter la précieuse nourriture est simple. On nettoie sommairement le cadavre, et il en a besoin, s’il a séjourné quatre ou cinq jours en terre. On coupe la cuisse, souvent toute une jambe, qui est le morceau réservé au chef du village. Toutes les autres parties sont coupées en parties égales et distribuées aux assistants.

Chants et danses. — Les chants peu nombreux, simples comme motifs, sont très compliqués comme mélodie et comme exécution. Les Bandas affectionnent les vocalises, mais chaque exécutant en modifiant le ton et souvent la teneur, ils sont intraduisibles avec notre notation musicale. Tout chant se compose d’un « leit-motiv », d’une phrase répétée pendant toute la durée du tamtam. Il est accompagné d’une sorte de récitatif sous forme de chœur. Il n’y a guère que un ou deux chants de guerre, les chants de la circoncision et de l’excision, deux ou trois tamtams et des chants de circonstance, couplets du jour si on peut dire.

En chantant on danse. Ce sont des danses simples sans grand caractère. Elles consistent en flexion de jambes et battement de mains cadencés, tantôt sans bouger, tantôt en tournant en cercle, les hommes et les femmes étant pêle-mêle, coude à coude. « Il y a cependant une sorte de tamtam qui est plutôt un jeu qu’une danse. Étant en cercle et frappant les mains en cadence, un danseur quelconque se détache et se rend en faisant les mouvements qui lui plaisent devant un autre à un point quelconque de la circonférence. Il le désigne par un geste du doigt ou du coude, un double appel des pieds, une inclinaison de la tête. Le danseur désigné va trouver un troisième danseur qui, lui-même, continue la mimique. Quand le jeu est bien lancé, on le fait en partie double, triple, quadruple. Il s’agit de ne pas s’embrouiller dans le manège. Quand on appelle une femme, on y joint un mouvement général du corps qui ne laisse aucun doute sur le genre de désir qu’il veut exprimer. »

Instruments de musique. — Le tamtam est un tronc d’arbre évidé, avec peau de bœuf tendue ; on la frappe avec les mains, rarement avec des baguettes. Le Balafon. Les touches n’en sont pas posées sur une monture. Ils reposent sur un trou en terre assez profond qui sert de caisse sonore. Le Cora est une sorte de guitare. La caisse sonore est formée d’une peau hexagonale tendue sur une écorce. D’un bout part une tige en demi-cercle terminée par cinq chevilles. Les cordes, faites de lianes, vont de ces chevilles au milieu de la caisse sonore. Les Castagnettes sont formées de deux petits fruits ronds de 3 centimètres de diamètre (Oncoba spinosa), vidés et remplis à moitié de perles, sont joints par une filière de perles. Les femmes surtout agitent cet instrument en cadence pendant des heures entières.

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