L'Holocauste: Roman Contemporain
VI
LES JEUX DE LA LUMIÈRE ET DU HASARD
Tu me fais signe de ne pas aller à ta rencontre et, de ton long pas d’honnête femme, tu viens à moi, sans en avoir l’air.
Et tu n’hésites plus, tu te laisses prendre, tu me prends, et, au beau milieu de la galerie, cependant que le jardin, les statues se taisent, s’apaisent, se recueillent pour notre communion, nous nous embrassons à pleine bouche, nous nous acharnons à notre baiser, nous nous embrassons, d’un seul baiser, pour les jours où nous ne nous sommes pas embrassés, et, sans honte, d’un seul sanglot, nous pleurons, nous pleurons ensemble.
Nos larmes jumelles se brisent l’une contre l’autre, se joignent, se mêlent et nous nous serrons plus fort, nous pleurons plus fort, de tout notre cœur, de notre semaine vide, de tout nous. Chérie, chérie, ces galeries, ces salles fermées, tout est plein de douleurs d’amour, de rencontres aussi et de pleurs, de pleurs doux-amers, comme disait notre Pléïade.
Toutes les légendes, toutes les amantes sont là, à peine raidies par les siècles et nous ne faisons, nous ne ferons rien de nouveau: les gens là-dedans ont aimé et sont morts avant nous.
Mais en cette solitude sur quoi tombe la nuit, tu ne nous sens pas assez seuls: il y a trop de lyrisme, trop de résignation, trop de fatalité derrière nous, tu m’entraînes en notre secret, tu me tires en notre histoire qu’il faut continuer:
C’est un fiacre où tu as encore à pleurer, pour les rires que, malgré toi, tu m’as infligés.
Tu t’es mise à pleurer et à attendre la suite de mes pleurs tout de suite, en un coin, mais le cocher me rappelle: «Où faut-il vous conduire?»
C’est vrai: il faut nous conduire quelque part. Tu m’as fait te chercher très loin, chercher très loin tes larmes.
Il faut aller ailleurs, suivre ailleurs tes larmes: les voitures ont des roues et ne peuvent vous laisser aimer en place: l’amour est vagabond chez elles.
Je m’inquiète, je ne trouve pas, je dis au cocher: «A Notre-Dame!» Nous avons eu des dieux derrière nous ici, sans les voir; allons voir d’autres dieux, un autre dieu.
Et tu t’affoles tout à fait: «Regarde, regarde: je suis suivie, nous sommes suivis!»
Et tu trembles, sous mes baisers. Tu regardes par le petit carreau voilé: tu interroges les lourdes lanternes anonymes, qui, de leur rectangle rouge ou blanc, coupent la nuit.
Mais nous voici un auxiliaire: le brouillard, le brouillard qui nous enveloppe, qui nous poudre le long des quais, le brouillard qui nous précède, courrier épars de mystère et qui nous suit, gris, épais, subtil protecteur.
La Seine, opaque, rêve auprès de nous: des lumières dansent sur elle; c’est un paysage pesant, opaque, halluciné.
Et je veux que tu me contes ta vie, depuis ces jours qui sont pour moi des rires-suaires.
Tu me contes des terreurs, des soupçons autour de mes soupçons, ailleurs, plus loin, plus près, tu me contes une farouche et blêmissante attente d’autres lettres, d’autres menaces, plus directes et une fureur vaine de baisers, une tendresse chaude et murée en un terrier de bête traquée, une prison humaine et une vraie prison, froide dans le froid, stoïque, se rétrécissant avec une seule porte, en dehors: la porte par où entre le danger, par où entre—non le remords, grand Dieu!—mais le reproche, par où entrent la jalousie, l’envie, la colère, la haine: la porte des vices et des malheurs. Prison où on n’écrit pas, où on n’espère pas. Prison où l’on s’impatiente, où l’on ne crie pas pour ne pas faire de bruit, où l’on hurle, où l’on sanglotte, où l’on agonise, où l’on meurt,—en dedans!
—Et te voilà, chéri, tu as été sage, au moins? Tu as pensé à moi, à nous? Es-tu remonté chez nous?
—Mais je n’en ai pas bougé, ma chérie, je t’ai attendue, si cruellement, si longuement! j’écoutais les voitures, une à une.
—Tu n’as pas entendu la mienne? Je me faisais promener au pas autour de chez nous, tous les jours, je passais, je repassais âprement, violemment.
—Et tu n’entrais pas?
—C’était périlleux: tu comprends, je voulais bien risquer de me faire prendre pour quelque chose mais pour rien!
—Pour rien?
—Tes volets étaient obscurs, sans rais, sans raies de lumières.
—Ah! chérie! pour ménager tes yeux, pour t’enfermer en un plus strict cercle d’amour, j’avais acheté un abat-jour!
—Je ne savais pas.
—Ah! de te savoir si près de moi et si grave, si ardente, combien je déteste plus mon désert, mon désert irrité, avide, peuplé de rires, peuplé de ton rire, tu sais, ce rire dont tu as empli, dont tu as débordé notre dernière après-midi?
—Je ne me souviens plus: j’ai tant pleuré! mais si ça t’ennuie, je ne rirai plus.
—Ris, ris tout de suite.
—Je ne sais plus.
—Eh bien! taisons-nous, chérie, et retenons avarement notre souffle, enlaçons-nous plus muettement, plus sauvagement en cette voiture qui boite le long du fleuve et qui ne peut pénétrer en ces lumières qui se varient et qui frémissent parmi des barques. Tenons-nous sans parler, comme des pauvres gens—que nous sommes—qui n’ont plus que leur amour, leur amour nu et dépouillé, les nerfs visibles, les chairs tailladées, leur pauvre amour, sans sourire, sans chansons, sans paroles, leur pauvre amour pauvre et grand, puissant par sa misère, comme la faim. Et nous allons prier Dieu pour nous, qui est loin. Nous ne prierons pas Dieu, chérie: il n’est pas là, il n’y est pas pour nous.
Notre-Dame se dresse, gonflée de saints et de vierges folles.
Il est dit que nous n’aurons les dieux qu’en bordure, que nous ne les atteindrons pas: d’ailleurs avons-nous besoin d’aller chez eux? Ne les avons-nous pas sur nous, autour de nous, en nous, en cette voiture basse et cahotante, tous les dieux, les tiens, les miens, ceux qui s’occupèrent d’amour, les dieux de courage, de ferveur et d’héroïsme, les dieux de souffrance, les dieux de jeunesse et de larmes?
Je me sens si pur de cet afflux de divinité que je te propose, si tu as peur, de ne plus t’aimer que d’âme, en cul-de-jatte platonicien.
Mais, émue de ma candeur et de ma bonne foi, tu m’embrasses, pour me remercier, d’un tel baiser, d’un baiser si passionné, si fécond, si tyrannique que je te le rends, ton baiser, de mon humanité, de ma bestialité, de ma chasteté ancienne, et que nous scellons de ce baiser des noces nouvelles, païennes, totales, fauves et que la volupté promise, la volupté proche, l’âcre et délicieuse volupté de demain déborde cette voiture, déborde notre tristesse, déborde nos regrets, nos ennemis, notre malheur, notre désir.
—Viens, viens tout de suite!
—Où?
—Chez nous.
—Il est trop tard et tu n’y penses pas.
—Si j’y pense!
—Et j’ai trop peur!
—Tu n’as pas peur: le bon brouillard qui nous a fait blancs, qui nous a rajeunis et poudrés et notre baiser, chérie, notre baiser énorme et fin, qui a claqué, qui a rugi et qui a murmuré, comme un torrent qui va grossir et comme une source aussi, source de nouveaux baisers, source d’amour et de tous les amours, notre baiser-trompette et notre baiser-harpe, notre baiser d’appel, notre baiser de fouille, notre baiser de reconnaissance, de prise de possession, de communion, de grâce, de force, de tendresse et de fureur, ah! tâche à y échapper, chérie! enfuis-toi de ce baiser, un peu, pour voir! Tu es sa prisonnière, son esclave!
—Et toi?
—Moi aussi.
—Et les lettres anonymes?
—Aussi! Et l’univers aussi.
—Alors, pour le garder à nos lèvres, nous ne nous embrasserons plus? Nous ne pourrons plus nous embrasser aussi bien? Et ce baiser-gigogne sera-t-il stérile?
—Embrassons-nous, embrassons-nous, chérie.
—Tant que ça?
—Plus.
—Je vais te quitter.
—Parce que nous nous embrassons?
—Non; parce que j’ai à rentrer. Et puis, nous nous sommes retrouvés, nous nous retrouverons.
—Chez nous?
—Oui.
—Tu m’as dit: oui d’une voix qui se reprenait à avoir peur et pour n’avoir pas plus peur, pour avoir peur toute seule, tu es descendue, rapidement.
Et j’ai gardé mon fiacre désaffecté et je l’ai gardé longtemps parce qu’il restait sur la buée de la vitre une ligne nerveuse et claire que tu avais tracée et déchirée dans la nuit de ton doigt pour voir de la lumière, pour retrouver ta route, la route de ta fuite. Les lumières que tu avais requises par cette trouée se glissaient jusqu’à moi, me frappaient, m’appelaient. Je ne les voyais pas. J’évoquais ta main, ton doigt que tu avais retiré d’une caresse pour plonger dans la vie, la vie qui n’est pas à moi et je considérais, pâle, terrible, tout ce qui me restait de toi, cette égratignure de la vitre embuée.
Et c’est peut-être tout ce qui me restera de toi, un soir, pour mes autres soirs, une ligne de lumière sur un champ de larmes!
Et j’ai tort d’être triste: je t’ai.
Je t’ai eue là, dans cette voiture et je t’ai dans cette chambre où tu te risques, de plain-pied, de ton pied qui se déchausse.
La porte grise de ma chambre se dérobe, en un mur gris; elle est difficile à voir et à toucher, c’est comme une caverne qui s’enfonce au flanc d’une vieille maison, en face d’une loge où mes concierges achèvent de vivre, sans plus se hâter qu’ils ne se sont hâtés dans la vie, si vieux, si polis, si résignés!
Ma concierge entre, avant nous, de son pas de vieille femme, en notre temple d’adolescence d’hier, usée et morte pour permettre à notre extase d’aujourd’hui d’être chez soi, refait le lit, nettoie la chambre et traîne sa mécanique vieillesse en dehors, tire dehors sa pauvre vieille figure naïve et charmante en ses plis, comme une face qui n’a jamais menti, jamais trahi, qui ne sait pas, qui ne veut pas savoir.
Et nous sommes chez nous.
Je t’attends, à vrai dire, et je t’attends plus que de raison.
Je romps mon ban, à deux heures: j’ai déjeuné en public, après m’être levé, sans retard, et j’ai semblé manger avec plaisir, causer, m’intéresser aux mille riens de la vie publique et de la vie privée, en commun, et je m’évade vers notre intimité, vers toi, vers ma vraie vie.
Je monte lentement pour m’accoutumer au bonheur, pour entrer sans stupeur et sans clameur enthousiaste, en notre joie; je laisse un peu le jour mourir puis, pour te faire venir plus vite, je crée la nuit chez nous, je ferme les volets et je reste seul en face de la lumière, en face de cette lampe qui brûle pour toi et qui t’attend, qui t’attend.
En cette rue peu passante, où des voix s’alanguissent et s’en vont, où des sabots se suivent et se ressemblent, où les voitures d’enfant crient aigrement sous la lassitude d’invisibles nourrices, des voitures glissent, funèbres, emportant mon espoir, des voitures qui semblent entrer chez moi, de force, qui crient jusqu’à moi, qui marchent sur moi, en quel nombre! Tu ne sais pas, chérie qui ne viens pas, en quel état je me tais et je me tords.
Cette voiture qui tousse, qui crache, qui siffle va te déverser en l’acuité la plus qualifiée de ma fièvre, à la pointe de mon désir, au tourbillon de ma furie. Tu tombes à point et mon extase se ramasse, son leurre se double: c’est toi, c’est toi; la vérité, la volupté vont justifier mon erreur, vont jeter de la raison,—et quelle somptueuse raison!—sur le laborieux squelette de mon hallucination continue. Mon lit amical, mon lit d’attente va se transformer, je vais en bondir pour lui revenir avec toi!
Mais c’est en vain que j’ai gardé mon souffle: le fiacre sourdement s’éloigne! Heureux encore quand c’est un fiacre et quand, en ma folie, je n’ai pas promu au rang de fiacre, une patache d’épicier ou un camion de marchand d’eau de Seltz.
Je devrais, par un sens subtil, reconnaître de loin ta voiture; je reconnais toutes les voitures et j’exaspère mon désir, je peuple amèrement ma solitude et quand tu arrives, enfin! tu arrives tard, quand je t’ai perdue des fois et des fois et quand ma lampe a désespéré avec moi et qu’elle baisse, qu’elle baisse sous mes yeux clos.
Car je ne veux rien voir de cette chambre où tu fus, où tu n’es pas, de cette chambre où chaque objet me crie non ton nom,—je ne te nomme jamais,—mais ton corps, tout ton corps et chaque détail de ton corps, je ferme les yeux pour mieux songer à tes yeux clos, à tes yeux rétrécis par l’extase et la volupté et laissant s’épaissir je ne sais, je sais trop quelle lueur trouble, grosse de divinité et d’infini!
Je ferme les yeux pour avoir un regard plus avide, plus frais, plus prenant lorsque tu t’approcheras, un regard qui se lavera sur toi de toute sa nuit, qui se reposera sur toi de tout son repos et qui te saisira et qui gardera assez de toi pour tous les pores aveugles de mon corps, de ma peau, pour les ventricules et oreillettes aveugles de mon cœur, pour toute mon anatomie éparse, pour mes entrailles, pour mon âme, pour tout moi.
Je tâche à t’oublier tous les jours pour que tu me sois nouvelle et enchanteresse, pour que tu m’éblouisses de ta fraîcheur, de la magnificence ambrée de ta personne, de l’harmonie changeante de ton être! Tes yeux ont une manière de fixer, de laisser retomber ce qu’ils fixent, une manière d’attirer, de juger, de négliger, si particulière!
Tu as une franchise si claire et si nuancée des yeux, de la bouche, des bras, du corps! Tu as une pudeur et une honte si fières! Et tu as une telle douleur en toi, une douleur si éternelle et si belle!
Ah! chérie, comme il faut que je précipite ma sensualité! Comme il faut que je précipite toutes les nuances de ma pitié, de mon admiration, de mon respect! Comme il faut que nous nous hâtions!
L’abat-jour enfoncé sur notre secret, les draps tirés sur notre frisson, les lèvres collées à nos lèvres, muettes parce qu’elles ont trop à dire et nos âmes errant, s’attristant et se réjouissant à la fois!...
Mais ce serait un mémorial de fatuité, de vulgarité et de satisfaction parce que les nuances échappent, parce que de notre pureté, de notre innocence dans le péché, de notre fureur sainte, de notre emportement liturgique, de la lenteur passionnée de nos caresses, de nos caresses psalmodiées, il ne nous reste que ce que nous nous donnons l’un à l’autre et pour nous, chérie, pour nous seuls, pour ne pas transmettre aux autres, pour ne pas chuchoter aux autres, même en rêve!
Et, des jours où je t’ai attendue toute la journée, je me languis vers ma petite chambre, l’autre, là-bas, où m’attend l’éloquent enlacement de quelques phrases, bouclées, comme des bras d’étreinte, et qui me font pleurer, délicieusement, avant de dormir, qui me font dormir la bouche ouverte, serrée, ovale étroitement, en un baiser offert, en un baiser espéré, sans aigreur, qui dure toute la nuit et qui dure le matin, aussi, car je veux dormir longtemps, plus longtemps,—jusqu’à toi...
Les jours où je t’ai eue, je voudrais,—oh! à l’heure seulement où je rentre,—ne t’avoir pas eue, pour trouver une lettre de toi, pour tomber, le cœur le premier, en des mots et des phrases de toi, pour avoir la douceur réelle et la vaine douceur, plus subtile et plus rare, pour être heureux d’avoir été heureux, pour être heureux d’être malheureux.
D’ailleurs, sans vanité, tu peux être contente de moi: je ne t’ai jamais fait part de mes impatiences, je t’ai toujours accueillie comme la déesse la plus pure et qui prévient jusqu’au désir, j’ai été soumis, petit garçon, j’ai lutté avec toi de candeur, de gentillesse, de politesse, de tendresse, de gâterie et de cajolerie.
Et je t’ai fait pleurer deux fois, tout de même,—et c’était à cause de ton mari.
Je t’ai dit la première fois, tout simplement: «Je voudrais le voir mort. J’ai prié Dieu qu’il le fasse mourir.»
C’était vrai. Il t’avait empêchée de venir la veille, il t’avait même empêchée de m’écrire, il t’avait séquestrée, dédiée à des amis, à un dîner dont je n’étais pas, t’avait infligé des soins, des soucis, des inutilités et tu avais été la stérile esclave du foyer sans amour, du foyer qu’on ouvre aux étrangers, où on les convie, où on les fête, pour rien, pour empêcher tout un jour une amante d’appartenir à son amant, pour empêcher toute une nuit une rêveuse de rêver, d’espérer, pour la sevrer de joie et d’amour, de tristesse d’amour, d’amour chanteur et d’amour muet; j’avais demandé la mort de cet homme à Dieu comme je lui demandai des miracles qu’il m’accorda,—et que je ne me rappelle qu’en tremblant, du tremblement sacrilège et religieux,—et comme je lui demandai des choses simples qu’il me refusa, parce que c’était trop facile.
Et je te le dis, puisque je te dis tout, entre deux baisers. Tu ne fis pas effort pour retenir tes pleurs: un sanglot déchira ta poitrine, un sanglot te secoua et tu crias: «Non! non! je ne veux pas! je l’aime! je l’aime!»
Je dus te calmer, de baisers frais, de baisers de remords, en te berçant d’autres baisers; baisers odieux, et j’avais peur que tu les crusses teints du sang de cet homme.
Je te disais: «C’est pour rire», et tu pleurais plus fort et je te permis de l’aimer, en t’embrassant: «Oui, oui, aime-le, tu me feras plaisir. Je veux que tu l’aimes. Il est bon».
Et je te gardai pour te consoler mieux et pour te consoler tout à fait, en mon humiliation; nous nous aimâmes plus avant, pour l’amour de lui.
Une autre fois, tu pleuras parce que la veille, j’avais rencontré une ancienne maîtresse de Tortoze. Rencontre que je te citai, pour faire nombre, sans y penser.
Tu me dis: «L’année dernière, ça me mettait en fureur d’entendre ce nom. Toutes mes jalousies jaillissaient, tournaient, bouillonnaient. Ça me faisait pleurer: maintenant ça ne me fait plus rien. Que je suis malheureuse!»
Et tu pleuras, de sentir qu’elle ne te faisait plus pleurer. Tu pleuras ton ancienne jalousie, ton amour passé, tu pleuras à la pensée que tu n’aimais plus ton mari!
Je raille! A la pensée que tu pensais ne plus l’aimer, que tu l’aimais du fond de ton crime et que tu levais vers lui les yeux,—tes yeux en pleurs,—comme sur un maître lointain au lieu de les baisser vers lui, voûtée comme sur ta chose.
Et moi qui n’ai jamais eu de maîtresse, moi qui n’ai consenti à l’amour que parce que c’était toi, moi qui t’ai parée de mille voiles secrets de pureté et de divinité pour te déshabiller, moi, si hautain, si orgueilleux, si méchant, je t’ai laissée pleurer—pour ne pas te faire de peine et je t’ai demandé pardon—comme il est juste.
Je n’ai pas eu de révolte quand tu m’as dit:
—Il faut toujours que je te défende. Les gens ne savent pas, tu comprends. Alors ils t’attaquent devant moi, disent que tu es méchant, que tu n’as pas de cœur. Je leur réponds qu’ils se trompent.
—Ce n’est pas la peine. Ai-je été méchant envers toi?
—Oh! mon chéri! tu as toujours été parfait et si tendre et si câlin et tu as eu pour moi des yeux de bonté, de naïveté, des yeux qui ne croient pas au mal, des yeux de foi, de beauté et de splendeur. Mais je ne peux pas les leur décrire ces yeux-là, aux gens, je ne peux pas, pour leur prouver que tu n’es pas méchant, les introduire dans notre lit, les gens, et je veux tant, tant être fière de toi!
—Tu n’es pas fière de moi?
—Je voudrais être plus fière, d’une fierté qui tiendrait le monde. Je voudrais que les gens fussent fiers avec moi.
—Attaque-moi quand je ne suis pas là et dis-moi, à moi, du bien de moi.
—Voilà que tu deviens méchant. Je n’ai jamais pu hurler avec les loups: c’est plus fort que moi: je murmure.
—Merci, chérie, mais écoute: je suis gentil avec toi, n’est-ce pas? parfait, lyrique, calme? Eh bien! il faut que j’use sur les gens la méchanceté qui me reste pour compte, que je sois dur, méchant, d’avance, pour venir à toi, purgé, lavé, libre, pur, tout de hautes pensées, tout cœur, tout rire—rire sans dessous—toute lumière et tous baisers.
—Je veux te donner assez de joie pour que tu en éclates, pour que, de toi, il en jaillisse aux autres, pour qu’ils soient heureux par moi, par toi; je veux noyer ta rancœur de naguère, ton amertume de toujours, je veux te modeler de mes caresses, te recréer, te créer de mes caresses, je te veux beau, je te veux bon.
—Mais pourquoi les gens me blessent-ils de leur horreur, de leur vide, de leur néant? Pourquoi ai-je la faculté, la vertu d’indignation?
—Pardonne-leur.
—Ils ne nous pardonnent pas.
—Et pourquoi t’occupes-tu des gens?
—Ce n’est pas moi qui ai commencé.
—Ah! mon grand fou! comme je t’aime!
Tout est bien qui finit bien et je tâche, ensuite, à me dominer, à être indulgent, à louer et à approuver.
Et je reviens ici chercher de l’indulgence. Je l’attends. Les voitures hurlent et piaulent devant ma fenêtre aveuglée. Je suis plus impatient aujourd’hui que les autres jours et mon lit me paraît hérissé.
Ma lampe casquée de son abat-jour rouge m’appelle à elle. J’ai de l’encre. J’ai disposé l’inutile papier blanc qui demeure vierge chaque jour et que j’emporte pour le rapporter, à cette fin, je pense, d’entendre moins les battements indiscrets de mon cœur.
Et, aujourd’hui ma misère sentimentale évoque la misère de mon enfance; ma faim évoque ma faim de naguère, les baisers proches hèlent les baisers précipités de ma mère qui se répartissent, qui s’agglomèrent, qui se fondent sur des années et des années,—et tes larmes, tes larmes d’hier attirent, comme un aimant liquide, les larmes que je versais sur les joues et sur les genoux de ma mère et dont j’adoucis, quotidiennement, les angles de ma vie, au début de ma pauvre vie.
C’est le fantôme de mon enfance qui entre et qui vient, sans cruauté: je n’ai pas démérité de lui. Il me demande ma pitié, mon attachement. Il demande à l’amant, à l’être de tendresse et de bonheur que je suis, de la tendresse pour l’enfant pâle et sans plaisir que je fus—et je m’attendris et j’écris ma tendresse.
J’ai à saluer la veille d’une bataille mon meilleur ami, plus détesté encore que moi.
C’est mon enfance qui le saluera, mon enfance qui le lut, qui lui emprunta du courage et qui lui emprunta—il n’en était pas besoin—de la mélancolie et du mépris.
Je lui rends l’émotion que je lui dois, je lui apporte mon admiration, mon respect, mon affection et c’est mon enfance qui dicte, ma triste enfance et c’est mon émotion de jadis.
Toute ma misère m’est revenue et se tient droite entre les quatre murs et mes années sont là, d’un jet, qui furent sans femme et sans autre amour que celui de ma mère—qui avait faim.
Chérie, tu es douce: tu ne veux pas chasser mon enfance, m’infliger trop tôt la joie: tu me laisses revivre à mon aise ma misère et ma virginité.
Et quand tu viens, il est tard, trop tard pour être trop heureux.
Tu m’offres ton front, tu m’offres tes yeux, tu m’offres ta bouche, mais lentement, dans le rythme de ma mélancolie. Nous sommes des pauvres, exquisement, des pauvres qui ne trouvent qu’au fur et à mesure un front, une bouche et des yeux, des pauvres qui achètent—cher—du bonheur, pas réel, et des baisers timides, qui achètent de l’amour et qui n’insistent pas, pour avoir des regrets, pour avoir faim—encore, pour avoir envie de pleurer, en dormant, pour une moitié de joie et une moitié de désespoir.
Chérie, chérie, ma journée, ma page d’hier, c’est aujourd’hui de la littérature.
J’ai corrigé les épreuves de mon évocation, de ma misère, de ma sensibilité éternelle, de mon enfance. C’est imprimé, après des crimes, sous des crimes et ces phrases frissonnantes sont raides, en leur gaine de feuilleton comme un autre feuilleton. Des gens s’attendrissent dessus cependant—et il y a des pleurs mais je n’y veux plus penser.
Je m’évade de mon enfance, je m’évade de ma misère pour ne plus songer qu’à toi, chérie.
Te voilà: la lampe n’a plus l’air, parce que je ne veux plus, d’une lampe de vestale qui me rappelle mon histoire, mon passé et mes bégaiements, mes éveils de conscience, mes éveils d’ambition et de rancœur parmi de la faim.
Ce n’est pas un phare non plus qui ouvre l’avenir, d’une grosse lumière.
C’est le lampion de l’heure qui fuit et que nous ne laissons pas fuir comme ça, c’est le lampion d’une heure de joie, d’une fête, d’une débauche. Allons-y! Eh bien! c’est une débauche que la peur trouble et scande!
C’est vrai: (je n’y pensais plus!), nous nous cachons! c’est vrai!
En cette chambre qui est nôtre, qui est si nôtre, qui ne s’ouvre, qui ne s’entre-bâille que pour nous, en cette chambre qu’on ne découvre qu’avec de la bonne volonté, qui se révèle tout à coup, qui se déchire du mur sans en avoir l’air, tout le monde a le droit d’entrer—et le commissaire de police.
Les voitures que j’écoute, que je guette, que j’entends si impatiemment, si goulûment, les voitures que, par delà mes volets, je viole de mon oreille pour t’en arracher, les voitures d’espoir, les voitures de spasme qui t’amènent—enfin!—après un cortège de voitures avant-courrières, comme en un défilé, comme en une entrée d’impératrice, les voitures, dès qu’une voiture t’a jetée ici, à regret, nous deviennent ennemies et menaçantes.
Leur chanson change: c’est le danger qui grince, c’est l’inconnu—prévu—qui ricane, c’est l’obstacle, c’est l’horreur. Qu’une voiture s’arrête devant ma fenêtre et obstrue notre invisible horizon,—l’horizon auquel nous avons renoncé—de sa masse noire, tu t’apeures, tu trembles et tu veux que je tremble.
Les voitures viennent se briser contre notre étreinte mais elles reviennent et jonchent notre lit de débris coupants qui exaspèrent notre fièvre et notre torpeur divine, qui piquent notre lutte amoureuse comme on pique les taureaux dans les cirques et qui nous donnent l’un à l’autre comme on se donne devant la mort. Agonie qui se renouvelle, qui se multiplie et le spectre du flagrant délit, avec son écharpe, ne quitte pas notre lit et garrotte notre nudité. Quand nous nous rhabillons, je te dis: «maintenant, on peut venir, nous sommes plus honorables»; et on ne vient pas.
Plaisanteries qui nous brûlent la bouche et qui y coulent de la vulgarité comme du plomb fondu.
J’ai acheté un peu de feu parce qu’il fait vraiment très froid, et j’ai acheté une montre.
Vieille, très vieille montre symbolique, des amours s’y cisèlent en argent sur un cadran de cuivre et ce sont des amours mélancoliques et un tombeau. J’avais peur que cette montre ne voulût pas marquer l’heure, mais elle fut docile dès qu’elle vit qu’il s’agissait d’amour, et si elle s’arrêta un jour, c’est que nous n’avions pas assez joui de l’heure, l’heure qui fuyait.
Et puisqu’ici, c’est un journal de joie et un continu fragment.....
Nous ne nous sommes jamais tant aimés que ces deux jours. Voici deux mois que je ne vis que pour la volupté, mais jamais nous n’avons été impatients, aussi ardents, aussi hardis.
Nous avons été murés en notre volupté. La lampe lasse, la montre triste, nos tristes vêtements passés, nous avons cherché la porte, mais le feu s’est éteint sans nous attendre et le froid a gelé la serrure, a glacé la clef dedans: la clef ne tourne plus.
Et, dans mes efforts, je casse la clef. Ah! ta stupeur et ton effroi, chérie, ne durent pas longtemps: tu t’en vas par la fenêtre, sans ennui, et si crânement et si pudiquement, tu t’évades si joliment de notre bonheur! Et je ferme les volets derrière toi, derrière moi.
C’est un tombeau, notre chambre: tombeau qui se rouvre et qui ressuscite. Car je te retrouve le soir, presque seule, et je te retrouve si tôt, aujourd’hui, le lendemain et nous sommes si gais, si oublieux du danger!
Ah! chérie! chérie! Ce soir, je vais à une première et les mots d’amour qui s’y suivent, qui y rebondissent, qui s’y engendrent, me clouent, me foudroient.
Il faut que je tombe dans tes bras vite, vite, pour oublier que je suis malade. Nous ne devrions assister qu’ensemble à des spectacles où on parle d’amour.
Ensemble! mais tu t’en vas! tu es partie, après tant de baisers d’adieu que ce n’étaient plus que des baisers sans plus. Et il ne me reste plus aujourd’hui où tu pars tout à fait, que ton mari, que Tortoze et je m’attache à lui pour avoir quelque chose de toi.
Ah! j’ai bien envie de lui dire:
«A propos, je suis l’amant de votre femme»,
pour voir, pour rien, pour tout, pour qu’il me tue, pour qu’il te tue, pour qu’il te lâche à moi, dans l’autre vie ou dans celle-ci.
Et je suis las de cette vie de mensonge, qui me pèse tant quand tu n’es pas là, qui m’écrase sans excuse, sans consolation, quand nous ne sommes pas tous deux à noliser nos remords. Mais il est si gentil, si fraternel!
Et je pense trop à toi, en dehors de lui. Et je cherche trop à filtrer ses paroles, à filtrer sa présence pour n’en tirer, pour n’en garder à mes lèvres et à mon cœur que ce qui est à toi, que ce qui vient de toi.
Le soir tombe, la nuit commence qu’il achèvera avec toi, très loin, vers l’Italie.
C’est une nuit que je voudrais arrêter en sa longue course d’hiver, c’est une nuit que je laisse tomber et s’enfuir en soupirant, parmi mes sourires à Tortoze.
Et Tortoze me serre la main pour la dernière poignée de mains (c’est la centième). En le perdant, chérie, je te perds deux fois!