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L'Holocauste: Roman Contemporain

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II

«UN BOUFFON MANQUAIT A CETTE FÊTE!... »

Voici comment ça s’est passé.

M. Godefroy Tortoze était à Vichy.

C’était la plus délicieuse époque de cette ville délicieuse. Personne nulle part. La paix altière des montagnes, la fraîcheur tempérée de l’hiver, la poésie des cimes, de l’intimité et, ne l’oublions pas, la poésie thermale, tout était pour éjouir et pour ennoblir l’âme diplômée et brevetée de M. Godefroy Tortoze.

Les expériences de la veille avaient définitivement imposé à la direction du casino ses dernières inventions: tables-feu d’artifice et surtouts-accumulateurs: la direction du casino avait même échafaudé sur cette science féconde et gracieuse des rêves dorés, une multiplication électrique, elle aussi, de sa clientèle toussotante, un rajeunissement du cadre de ses valétudinaires et—voilà bien le rêve—un nouveau mode de réclame et de publicité.

La conscience forte, l’esprit libre, s’accordant trois jours de repos après tant de mois de création, d’efforts géniaux et d’efforts commerciaux, de démiurgie, de métallurgie, d’électricité, de puffisme et de diplomatie, M. Tortoze prenait un solide apéritif, pour se mettre en harmonie avec un dîner solide lorsqu’on lui apporta—respectueusement—son courrier du soir.

Il le dépouilla nonchalamment, et, à une lettre, fronça les sourcils, sans exagération, murmura «Encore!», hésita un instant et la passa à son inévitable compagnon Marbon en lui disant: «Et toi, qu’en penses-tu?»

M. Marbon a pour habitude de déclarer qu’il est l’homme d’affaires de Tortoze. «Il trouve pour moi, explique-t-il, je compte pour lui.»

Mais il a de l’imagination lui-même.

Sa manière de compter, c’est de conter, d’embrouiller des chiffres en des histoires, en des anecdotes, en des plaisanteries, de faire danser en une sarabande d’énormités, les chiffres avec les calembours, les affaires avec des gravelures et de mêler tout, en l’immense cocktail de la vie, pour en faire une boisson amère—mais, qu’on boit comme, jadis, le vin tiré.

Il est connu, presque recherché, comme plaisantin. On ne le subit pas, on l’aime. Et, parce qu’il a du bagout, parce qu’il diffame, on le proclame «bon garçon».

Et c’est aussi parce qu’on n’ose pas lui reconnaître du génie.

Il est vrai que ses farces sont sans importance et sans conséquences.

On se relève parfaitement d’un de ses mots car ce sont des mots pour hommes ivres-morts et tombés sous la table, des mots pour après boire, dont certains sont tirés de recueil d’anas et qui unissent en leur chaîne incohérente, l’impersonnalité à l’à-peu-près: Marbon ne vise pas d’ailleurs à l’Académie.

Il n’est pas considéré comme courtier, n’est pas considéré comme littérateur: il vit en marge,—et il en vit.

C’est l’amateur qui tire de son amateurisme des profits uniques, qui n’est en concurrence avec aucun des professionnels parce qu’il est en concurrence avec tous et qui mange, qui capitalise comme il trompe, comme il vole, comme il blesse, comme il tue—sans faire semblant.

Il s’abrite derrière sa bouffonnerie pour les affaires d’honneur que lui proposent ceux qui ne sont pas au courant, et, pour ceux qui sont au courant, il abrite sa bouffonnerie derrière sa lâcheté étalée, en relief, obscène d’ostentation et patentée. Il est entendu qu’on n’y touche pas, qu’il est sacré et qu’il faut rire.

C’est le fol de la démocratie, de la démocratie dorée—au mercure—des restaurants de nuit. Il faut sourire par snobisme et on ne pardonnerait pas à celui qui ne pardonnerait point.

Si donc M. Tortoze lui avait passé la fâcheuse lettre, c’est qu’il voulait en être plus vite délivré et en rire plus tôt, que Marbon savait mieux dire que lui: «Ça n’a pas d’importance» ou «Elle est bien bonne» et proférer ces «Pftt!» définitifs qui écartent les ennuis et changent les soucis en ferments de gaîté.

Il attendait un éclat de rire immédiat et sagement contagieux, il s’offrait goulûment aux tapes sur l’épaule, aux tapes sur le ventre qui, non sans vigueur, remettent sur la grande route de la sérénité.

Il attendit en vain.

Marbon devint grave, par extraordinaire et se tut—car il faut un commencement à tout.

M. Tortoze entendit—il n’avait lu la lettre qu’une fois—et scanda en ce silence lourd les termes exacts de la dénonciation:

«Ça continue. Puisque ça vous amuse, conseillez donc à Maheustre et à votre Claire (j’écris: votre, je ne sais pourquoi car, c’est sa Claire, à titre exclusif) de s’afficher un peu moins et de s’aimer un peu plus pour eux et un peu moins pour le public des premières—et des centièmes—de Paris, des environs et du quartier...»

Il ne voulait pas se rappeler la précision du quartier.

Et il étirait les minutes en attendant l’éclat de rire libérateur.

Sa pensée va à sa femme, à son existence auprès de lui, sans reproche, sans arrière-goût, à la grâce et à la bonne grâce qu’elle a modelée, éployée en recevant des amis, des passants et des ennemis, et à des soirs qu’elle variait, qu’elle enchantait de sa douceur, de son abandon, de l’harmonie de son être, de son âme souple et haute, de son encouragement tacite, de sa confiance et de son affection.

Et sa pensée va aussi à ce ventre tout neuf, qui perce son horizon comme un boulevard neuf, qui lui ouvre, en son essor d’inventeur, mille idées troubles encore, qui ajoute à sa vie de l’infini comme une voiturette électrique.

Sa pensée va aux jeunes espoirs qui se sont levés autour de lui depuis quelques jours et qui lui semblent reculés, encastrés dans le passé, aussi vieux que lui, qui lui paraissent nécessaires, inséparables de soi comme les compagnons d’enfance qu’on n’a jamais la chance de rencontrer, les jeunes espoirs se dessinant en des lettres chuchotées de Claire, où les mots apâlis chantaient dans l’oreille et ne s’achevaient pas, où les chères confidences s’arrêtaient et mouraient pour renaître...

Il compare—et il tremble comme en un sacrilège—ces lettres chuchotées à cette lettre qui insinue et qui confirme, qui, creusant une blessure, a l’apparence d’aviver une blessure ancienne et douloureuse.

Il ne se rappelle plus s’il a reçu d’autres lettres, avant: ce sont comme des hoquets troubles sur quoi se vautre le nonchalant mépris, et, plus anxieusement, il attend l’éclat de rire.

Marbon se décide: il édite un mot canaille, il se retranche maintenant derrière le rempart de la banalité, derrière les bastions des boulevards extérieurs: «Evidemment, articule-t-il, ça n’est ni poli ni flatteur».

Que risque-t-il? Je ne suis pas de ses amis. Je ne souris pas assez à ses mots. Je ne me pâme pas et je ne suis jamais assez saoûl pour lui.

Il me tient pour un étranger: je parle une autre langue et je suis distant de lui de toute la portée de son esprit, de la mise bout à bout des éclats de rire qu’il arrache.

Et il n’a trouvé à mon propos, sur moi, rien de ce qui frappe, de ce qui assure la gloire d’un soir. Je lui échappe, n’étant pas assez mondain, n’étant pas assez nettement grotesque: il ne me rate donc pas.

La figure de Tortoze s’est lâchée: la flamme de ses yeux a été bue par une stupeur, sa lèvre tremble sous sa moustache recroquevillée: le ventre neuf, les soirs tendres, les baisers, tout se retire et les jeunes espoirs, les idées d’hier, les esquisses, les épures, les projets, tout éclate comme une pauvre fusée ancien modèle.

Marbon jette un regard qui s’obstine à plaisir et parce qu’il est convenable, sur ce désastre noir, pèse le vide affreux et soudain de cette âme, de ce corps brûlé des caresses de naguère, des caresses de cinq ans et dépouillé de ces caresses, la chair déchirée avec, plonge comme un couteau en ce cœur énervé qui ne saigne déjà plus et qui s’effiloque, galope devant ces yeux liquides, devant cette bouche d’où les baisers ont fui, en laissant des creux, abaisse ses paupières jusqu’aux mains qui frémissent dans le désert des étreintes abolies, et, de sa voix classique de bon garçon, se lançant en un étonnement qui s’échevèle et qui, pourtant, «la trouve bien bonne», à cause de sa réputation, il interroge le douloureux fantôme, le pèlerin de sa honte et de son honneur: «Comment! tu ne savais pas?»

M. Tortoze sait maintenant; M. Tortoze sait tout, M. Tortoze sait plus: c’est par bienveillance, bienveillance d’ingénieur qui écoute un sous-agent, qu’il écoute Marbon dévider l’écheveau brouillé savamment de ses défiances et de ses réticences, de ses suppositions, des preuves, des témoins: M. Tortoze n’entend pas, M. Tortoze n’entend pas les «Tu sais... moi, ça ne m’intéressait que pour toi... moi, c’est les choses rigolo...», M. Tortoze ne voit pas ce petit homme replet à souhait, si heureusement chauve, qui caresse sa barbe blonde joviale et touffue, M. Tortoze s’évade de ce tiède hiver, de ce paysage d’eau bienfaisante et de grilles, M. Tortoze saute par-dessus les montagnes, les puys et les pics jusqu’à ce ventre de tromperie et de vol et jusqu’aux journées de volupté qu’on lui a dérobées. Il sautera à pieds joints dans ce bonheur illicite, dans ce passé d’hier, d’étreintes et d’extases.

Des soupçons anciens ourlés, gangrenés d’indices, grossis comme des sources promues torrents, sources perdues sous des rochers et de la terre, puis jaillissantes, énormes, dévastatrices, des allusions qui se gravent dans l’air et dans le ciel, immenses, des ricanements qu’il retrouve comme des pistolets chargés qui se déchargent, tout n’est plus, il n’est plus, lui-même, qu’une preuve.

Pas de discours:

«Viens,» dit-il à Marbon, car il ne veut pas le perdre en route, bagage d’ignominie, honte de rechange.

Pauvres affaires et vous, inventions, M. Marbon et M. Tortoze vous délaissent pour de la souffrance, pour de la cruauté, pour de la littérature.

Ils voyagent sans un mot, cependant que Marbon se perd en des imaginations de drames et que Tortoze s’affole, s’affaisse, se perd en ses malheurs, en ses stupeurs, en sa colère nerveuse et s’impatiente, en sa hâte d’être malheureux à deux; M. Marbon l’accompagne jusqu’à sa porte et lui serre la main, d’une manière inspiratrice: «Tu n’as plus besoin de moi? Au revoir, vieux.»

...Tu n’as plus besoin de moi! c’est vraiment un mot, un mot de vaudeville où il y a tout, Iago, et la Mouche du Coche, la mouche vénéneuse,—et où il y a Satan, sans plus.

Et «Au revoir» ça signifie: «Ce n’est pas toi que tu dois tuer.»

M. Tortoze n’a pas répondu: il s’est rué dans l’ascenseur, il a lancé l’ascenseur comme un boulet et il a buté contre sa femme qui sortait: «Ah! misérable! tu vas chez lui et...»

...Non, je ne puis plus évoquer, je ne puis plus lire dans hier! Claire! Claire! il n’y a plus que toi sur ce palier où tu rencontres ton mari: il s’abîme dans l’ascenseur, dans le train, dans Vichy et tu m’apparais seule, échouée, sanglotante, couchée, le ventre en travers, pleurant, te secouant, mourante...

Et je ne sais plus si Tortoze a voulu te faire vomir mon amour et mon être, te faire cracher les jours de délice, s’il t’a imposé, dicté la lettre que j’ai reçue et je ne veux pas savoir s’il t’a injuriée, s’il t’a battue, même, s’il a été malheureux, lui aussi: il n’y a que ton malheur: il emplit le monde, il n’y a que ta douleur et je n’en ai que le reflet—et il suffit à me tuer.

Et le monde qui s’agite en toi, et l’enfant qui commence à hésiter en toi, le moindre geste, le moindre mot, la moindre honte en cet ouragan de hontes et de mots, un rien peut, a pu le briser, l’émietter, comme une miette qu’il est: la mort partout! Ah! quel cauchemar!

Et pour chasser ce cauchemar, ces cauchemars, j’ai tapé sur l’épaule de M. Marbon.

Car c’est de l’avoir vu venir à moi, tout à l’heure, si amical, que j’ai tout deviné, que j’ai dénoué l’énigme de mes peines, que je me suis retrouvé en mes peines, que j’ai bâti l’invisible échafaudage de mes peines et l’ossature de ces catastrophes.

Il était tapi, à m’attendre, à me guetter: avant de s’enivrer de vin et d’alcool, pour les autres et de les amuser, il voulait son ivresse à soi, une ivresse personnelle, neuve: il est venu s’enivrer de moi et de ma souffrance, il est venu s’admirer en mon accablement, en mes ruines.

Et à mesure que ma conviction, en saignant, en ricanant d’un ricanement d’agonie, grandissait, je me faisais plus amical, moi aussi, par un stoïcisme contraint.

Mais je ne puis plus. «Allons boire, mon vieux Marbon.»

Je lui ai un peu froissé l’épaule: il en est fier: ça lui prouve que j’ai mal.

—Oui, dit-il, allons chez Durand: nous y pigerons ce cocu de Bastil.

C’est une attaque directe, c’est une flèche en ma blessure.

Continue.

Ça saigne mais ça saigne en dedans.

Il insiste: «Les cocus me font toujours rire.»

—Vous le leur rendez.

(Une politesse en vaut une autre.)

Mais pour Dieu! qu’il ne me parle pas de Tortoze! Il n’a garde: c’est son ami.

Mais Bastil lui reste. L’aventure est connue d’ailleurs—et c’est une affaire arrangée: tout le monde est au courant.

«... Il a été épatant. Il a pris sa femme par les cheveux, l’a traînée à son père en la tenant d’une main pendant que, de l’autre, il lisait une lettre...»

L’épithète m’a échappé, la plaisanterie et l’esprit.

Est-ce une façon de me renseigner? Est-ce ainsi que Tortoze?... Claire n’a ni père, ni mère: elle est aussi orpheline, aussi fille unique que possible. C’est une anecdote, sans plus, un à-propos.

Mais voici le café Durand et voici Bastil, tout en effort pour avoir l’air insoucieux, Parisien, sans grotesque.

Et je me le paie—amèrement,—ne pouvant me payer Tortoze.

Je tâche à lire sur lui les tourments, les pensées de Tortoze, ses mauvais desseins et son horreur. Il y a des gens qui entoureront, qui entourent en un autre café Tortoze comme nous entourons Bastil, qui l’écouteront ne pas parler de moi comme nous écoutons Bastil ne pas parler de son ami de l’autre semaine, le peintre Aupayr—et Aupayr ira s’asseoir à la table de Tortoze.

Je me sens une sympathie glougloutante et gloussante pour Bastil, et Bastil est plein de sympathie pour moi: il me choisit parmi ses disciples frais et me parle, me parle.

Causerie qui embrasse la terre—puisqu’il n’embrasse plus sa femme,—qui étreint les peuples, les rêves, la science, qui empoigne à bras-le-corps la société, les tyrans, les lois,—puisqu’il ne s’est pas battu avec Aupayr.

Et, de toute la fureur qu’il n’a pas mise en son infortune, de la fureur avec laquelle il fuit son infortune, il se précipite dans des paradoxes, dans de l’éloquence et m’entraîne à sa suite: hélas! il ne m’entraîne pas: je reste, moi, au bord de mon malheur, et ce n’est pas ma faute si je n’y rentre pas—jusqu’au cœur, jusqu’aux lèvres, jusqu’aux yeux.

Ma fièvre n’a rien de général et si je pleure toute la souffrance humaine, c’est que je l’ai posée, toute, en ma souffrance—dans un coin.

Et Bastil est trop vertigineux pour moi: je m’en dépêtre, malgré ses invitations, malgré sa sympathie qu’il enroule autour moi, en phrases éperdues.

Quelqu’un s’en va, me suit: c’est ce bon Marbon. «Rigolo, hein? exulte-t-il. Ça ne l’a pas vieilli. Ça lui réussit...»

Mais il s’arrête en son discours: il vient d’apercevoir Tortoze qui approche.

Marbon se fige de joie, d’anxiété voluptueuse: que va-t-il se passer?

Tortoze ne se l’est même pas demandé: il n’a pas vieilli, lui non plus: il est comme pétrifié, cuit en dedans, tout en un effort pour n’avoir pas l’air, comme Bastil.

Il a dû, avant de sortir, laisser à Claire assez d’outrages, de haine, de menaces, de reproches et—ce qui est pire—de plaintes et de larmes pour qu’elle puisse attendre son retour sur une réserve effroyable de remords, de plaintes, de honte et de larmes, pour qu’elle puisse se crier à soi-même après le lui avoir crié à lui qu’elle l’aime encore, qu’elle n’aime que lui, qu’elle veut son pardon, qu’elle veut son amour; elle lui a tendu ses lèvres, son ventre fragile, ses bras, ses cheveux, elle a tordu autour de lui comme des chaînes qui glissent sur la peau, ses protestations, ses gémissements, ses hurlements d’innocence et elle proteste pour soi, elle hurle pour soi, elle est innocente, de son amnésie, de sa volonté, de son manque de volonté, de son néant dolent et de son humilité.

Et M. Tortoze va son chemin, son chemin de tous les jours, calme de la folie qu’il a dépensée chez lui, qu’il a placée à gros intérêts, la moustache noire renflée, bien pris en sa petite taille, aussi mince, pas plus maigre qu’auparavant, coiffé de son éternel tout petit chapeau mou de voyage, de descente dans les mines et d’ascensions aérostatiques et il ne soulève pas un chapeau devant nous: il passe, sans affectation, il passe comme il passerait devant des inconnus.

Marbon reste stupide, se demande une minute lequel il va choisir des deux misérables que nous sommes, Tortoze et moi et il se décide pour moi, parce que, évidemment, je souffre plus.

Il opte pour la pire jouissance.

Et il s’étonne:

—Vous avez vu Tortoze?

—Oui.

—Il ne vous a pas vu?

—Je ne sais pas.

—Vous n’êtes donc plus bien avec lui?

—Et vous, vous n’êtes pas fâché?

Marbon s’indigne: il y a trois jours, ils étaient ensemble à Vichy, il l’a ramené lui-même et l’a laissé à sa porte!

—Alors c’est moi, accepté-je négligemment. Ça m’ennuie parce que j’aime beaucoup Tortoze. Mais il est si capricieux!

Marbon s’indigne encore, il n’est personne d’aussi peu capricieux, d’aussi sûr dans ses amitiés que Tortoze. Il se fâche rarement. Il faut qu’il y ait quelque chose.

—C’est qu’il y a quelque chose.

Marbon est un homme du monde: il n’insiste pas: il a assez remué le poignard dans la plaie. Il s’achemine vers les sujets classés de conversation et me déplie, comme des cinématographes successifs et troubles, les potins d’ici, de là, qu’il contera ce soir à toute personne, en y ajoutant, comme une couronne fermée, mon scandale à moi et des détails de bon goût.

Puis, sournoisement, il me décoche un mot, un mot que Claire a «fait» il y a dix-huit jours, qui a couru tout Paris depuis, que j’ai retrouvé quand je ne la trouvais pas, qui m’a déplu parce que c’était un mot, un mot d’homme d’esprit professionnel, un mot de philosophe et presque un mot de fille—et un mot qui, à cette heure de douleur, me soufflette de sa joie, survit à la liberté d’esprit, à l’esprit de Claire et nous survit.

Cette fois Marbon a visé juste.

D’une voix brève et saccadée, d’une voix de juge, je lui ai demandé: «Vous savez de qui est ce mot?»

Il ne s’agit plus de faire le malin. Marbon a brisé ma vie, en collaboration, a donné le coup de pied de l’âne, le coup de revolver qui achève le condamné et j’ai tout subi et je l’ai subi, il m’a parlé de Tortoze et j’ai subi cela! Mais que sa bouche épaisse s’entr’ouvre pour proférer le nom de Claire—et je le tue comme un chien.

J’aurai tort parce qu’il est sacré, que je ne pourrai jamais prouver sa méchanceté et qu’on le respecte parce qu’il n’a jamais rien respecté.

Je le tuerai... mais je ne le tuerai point car Marbon m’a regardé et a compris.

Alors, en une idée de génie, il me brave du regard et brave le ciel: «Si je le sais, articule-t-il, bien sûr que je le sais: c’est...»

Il écoute un instant ma douleur, ma fureur, mon regret qui s’entrechoquent, la folie qui me prend, il écoute même la mort qu’il sent à côté de soi, sur soi, et, paisible, lâchant le ciel, baissant les yeux en une modestie arquée vers ses pieds d’enfant, il achève sa phrase:

«...c’est de moi».


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