L'Holocauste: Roman Contemporain
VI
LIVRÉ AUX BÊTES
...De la musique, de la poésie et des plaisanteries traînent encore du salon aux cabinets de toilette, en tout cet appartement transformé, déguisé en salle de spectacle, des conversations de couloirs ont improvisé les couloirs et l’on rit comme entre des strapontins et l’on chuchote comme en des coulisses.
Il y a un buffet, aussi, plaqué de verres de champagne et de gâteaux secs où des dames s’assoient, s’établissent, s’éternisent, sans boire, sans manger, pour bloquer les victuailles, pour protéger les consommations.
Que suis-je venu faire en cette galère?
Montrer ma tête tragique, mes yeux tombants, ma bouche cassée, exhiber ma fièvre et ma folie, faire toucher du doigt, d’un serrement de main, d’une poussée, ma faiblesse, mon épuisement, ma pâleur et ma colère.
J’ai rencontré tout de suite celle que je cherchais, «l’autre», l’amie, Alice. Elle m’a serré la main, les paupières baissées sur des visions neuves et sur des visions plus anciennes, comme pour se rappeler tout à fait; elle a froncé son front, pincé sa bouche, balancé sa tête comme un oiseau, un oiseau de mauvais augure et elle m’a annoncé qu’elle avait des choses à me dire. Je l’ai implorée d’un ton bref, je les ai exigées, ces choses.
Elle m’a demandé du temps, de l’isolement. Je lui ai fait un désert d’un regard, et elle a senti en ce même regard que des siècles tombaient,—qui ne tombaient plus. Elle a parlé—sous cent yeux, devant cent attentions, devant des hyènes qui flairaient un secret, devant des chacals qui happaient une douleur.
Elle ne m’a rien appris: tout cela, je le savais, je l’avais deviné, ça m’était venu en mes hallucinations, en mes larmes: c’était une confirmation, brutale, apitoyée. Et je me suis accroché à cette messagère de mauvaises nouvelles, à ce courrier de tristesse, à cette courtière de deuils: je l’ai suivie d’une femme à peine connue à une femme inconnue, d’un député à un colonel, d’un chansonnier à un marchand; elle cherchait d’ici, de là, un mot affectueux, un compliment, un sourire à rendre; ombre noire, me tenant, me soutenant à sa robe claire, je l’escortais sinistrement, elle avait encore autour d’elle, parmi ces atmosphères nouvelles, parmi cette ambiance changeante, le souffle de mon amie, de mon aimée; elle avait, en cette fausse atmosphère de joie, en cette ambiance de gaieté, le relent de la désespérance de mon aimée, elle avait, en ces lumières, en cet appartement élargi, sur elle le reflet du coin sombre, de l’obscurité étroite où mon aimée avait pleuré avec elle, sur soi et sur moi.
Va, petite femme, va, futile Alice, cueille des mots d’humoristes et des mots d’imbéciles, parle toilettes, parle littérature; les paroles restent sur toi que tu ne m’as pas rapportées, qui te dépassent de toute leur douleur qui te débordent de leur immensité de résignation, de désespoir et d’espérance, des silences aussi pleins d’amour, pleins de souvenirs et de mirages; je ne te quitterai pas, je m’enivre de cette auréole, de ce manteau tacite et fluide sur toi, sans t’effleurer; je chancelle, je suis sans force, je continue. Va toujours, petite femme, je n’ai pas pris tout ce que j’ai à te prendre. Mais ça viendra.
Et des dialogues ont couru, ont fusé, se sont alanguis dessus, dessous, ont voulu aplatir et noyer mon chagrin,—et des camarades sont survenus qui m’ont voulu consoler, qui m’ont voulu divertir, qui ont voulu m’exiler de ma patrie d’horreur et de voluptueuse lamentation. Ils ont étalé leur amitié comme une nappe, ont placé dessus des friandises de récits, d’ironies, de diffamations, de courage et d’opinions hardies, ont organisé une dînette autour de moi et m’y ont convié.
J’ai mangé du bout des dents—le cœur ne mange pas—et j’ai ruminé mon affaissement, encore, toujours. On m’a laissé à moi-même, au néant.
Et je suis retourné à toi, petite femme, qui errais parmi les salutations et les mots de passe—car tout le monde te connaît et te reconnaît ici, affreusement—et j’ai recherché entre ces mots, entre ces salutations, le souvenir secret, mon souvenir et cette odeur de larmes, d’ennui et de lâcheté envers le sort. Je l’ai retrouvée: je n’en étais pas assez ivre, je m’en suis enivré, tout à fait. Tu te glissais entre des chaises, tu t’occupais d’hommes et de femmes, et, bousculant ces hommes et ces femmes, bousculant la fête de ma fièvre et de mon horreur, de mon ivresse obstinée, de mon désir d’ivresse, impatient et alangui, farouche, je restais sur toi, happant férocement une indécise tristesse, une nuance de résignation, de révolte et de trouble espérance, un lointain d’élégie—qui n’étaient pas à toi.
Et la fête se lâcha sur nous. Un tourbillon de plaisanteries, comme une pluie de cendres, s’élança, valsa, éclata devant ma douleur et ce fut le brouhaha galant, le tumulte discret des causeries mondaines: on m’avait volé mon dolent et cher souvenir.
Chérie, chérie, ne m’abandonne pas ainsi: je n’ai pas peuplé de toi ce salon trop plein, je ne t’ai pas assise sur une de ces chaises légères, je ne t’ai pas fait sourire aux endroits plaisants: je me suis reculé, je me suis hissé jusqu’à toi, là-bas, là-bas, et tu me laisses retomber, perdre pied de plus en plus et m’enfoncer en ce monde, en cette molle et grouillante foule qui parle, qui écoute, qui pense même—et qui n’est pas triste, en ce moutonnement de rires, en cette fuite de sourires, en ce néant joyeux, écrasant, absorbant.
Chérie, chérie, il y a ici des hommes de talent, et ils ont du talent—ici. Ils disent, ils échangent les plus belles choses du monde: ce sont des silences où l’on savoure et où l’on achève de comprendre, c’est l’essor des sous-entendus, des insinuations, puis tout à coup un mot qui sort tout armé, qui griffe, qui jaillit, qui éclaire, tout ce qu’on appelle feu d’artifice, joute oratoire, esprit français, tout ce dont on fait le délice.
Je sais, hélas! un mot qu’ils ne diront pas, un pauvre mot glacé et qui bat des ailes, un mot sans malice et sans éclat, un mot de banalité, un mot qu’ils ne ramasseraient même pas dans un petit bleu, le mot: «Chéri!» Mais ils ne sauraient pas le dire, Voix de salon, voix de théâtre, ce n’est pas la voix qu’il faut.
Un monsieur tout à l’heure, s’est épuisé en imitations, il nous a restitué en leur naturel, en leur emphase, les meilleurs de nos comédiens morts et les plus éternelles de nos comédiennes en vie: il ne t’a pas imitée, mon inimitable amante, il n’a pas imité ta voix profonde et secrète, ta voix de cœur, car il y a des voix de cœur, comme il y a des voix de tête—et ça ne s’imite pas.
Ah! c’eût été une profanation—et je la désire: entendre ta voix; entendre ta voix, chérie. Entendre ce mot, de ta bouche! Ah! qu’on me le donne, qu’on me le jette, qu’on m’en tue. Que le monsieur s’essaie à cette imitation. Un mot à dire, ce n’est pourtant pas difficile?
Mais n’y pensons plus: d’ailleurs on n’imite plus, on ne dit plus.
On parle. Ce sont des groupes rapides, des groupes sympathiques et ce sont, lâchées d’on ne sait où, envahissantes, agressives, des jeunes filles.
Elles sont charmantes, naturellement, et fraîches et franches. Elles se laissent regarder et regardent. Et elles savent tout, en outre. Elles m’assiègent, me cernent—pourquoi? Parce que je suis du souvenir, du rêve, de l’horreur, qu’elles le sentent, de leur instinct flaireur et déterreur, et qu’elles veulent y remédier, de leur médiocrité.
Autour de moi, Ahasvérus Canette effleure savamment la jalousie d’Alice, en prenant des airs penchés avec une adolescente dont, aujourd’hui, c’est le jour de sortie du Conservatoire. Et, farouche admirateur du dos d’une lente vierge, ce petit satyre de Capry le fixe, mais ne pouvant le fixer en face décemment, il troue la poitrine devant laquelle il s’est situé, pour atteindre ce dos, pour se tapir en ce dos, pour s’en enivrer et s’y perdre. Il le désire, il le possède, et c’est, en cette nuit qui s’achève, une atmosphère de volupté mondaine, de volupté immonde, courte, dépravée, à fleur de corsage décolleté en pointe—et j’ai à me lamenter là-dedans, à me désespérer en ce décor!
Et j’ai des jeunes filles autour de moi qui me grignotent vivant, qui me dévorent, qui parlent littérature et sentiment.
Je suis malade! je souffre et ce n’est pas d’elles que je souffre! je me souviens pour ne pas les regarder. Et j’ai aimé, j’aime d’un amour qui n’est pas de leur monde. Elles s’emparent de moi, prennent livraison de moi, s’offrent mes grimaces de douleur, mes étouffements, mon silence même qu’elles violent, auquel elles arrachent des mots. Et elles me tirent des généralités, des banalités, me font faire effort, me mettent en peine, me chassent de mon amour et de moi. Elles continuent avec moi des conversations qui s’engagèrent l’année dernière, et affectent de me croire le cœur de les terminer, comme au temps où je n’avais pas de cœur.
Et elles me gardent jalousement, en ce coin, lourd et glauque de vie, avide de nuit, elles contraignent mon immense désespoir, ma souffrance immense, mon immense besoin de solitude, mon dialogue qui reprend avec celle dont je viens d’entendre le nom et dont j’ai été si loin chercher le souvenir, en une autre.
Et les voici qui parlent de celle-là même, sans savoir, par cet énorme instinct de mal faire et de faire mal.
«Et votre pâle fiancée?» m’a demandé tout à coup une fille dont j’ignorerai toujours le nom. «Vous pensez encore à votre pâle fiancée?»
J’ai le regard du vaincu qui se relève pour mourir et je me suis levé en effet, crevant de douleur et de douceur, et, pour ne plus penser à ces jeunes filles, mettant en un mot toute la méchanceté que je n’ai pas, la blessant, l’apeurant cruellement, vulgairement: «Mademoiselle, dis-je, il ne faut jamais parler d’elle. Ça porte malheur.»
Et les jeunes filles songent, en sang, à des fiancés inconnus, les cherchent en cette salle, vont à Canette, à Capry, à d’autres, cependant que, délivré des bêtes, je m’en vais agoniser à ma guise, prisonnier de l’ombre chérie et prisonnier de la petite ombre qui me crispe et qui me sourit.