L'Holocauste: Roman Contemporain
VII
ÉTRENNES LYRIQUES ET TRAGIQUES
J’ai passé la fin de l’année, le commencement de cette année-ci à songer à toi et à ne songer qu’à toi, ma pâle fiancée.
Tu vas me dire: «Ce n’est pas vrai. Je sais que tu passes tout ton temps—et tout le temps des autres—à songer à moi. Ne fais pas le malin. Tout le temps tu songes à moi,—et tu ne t’en portes pas mieux pour ça.»
Mais ne badinons pas: j’ai songé à toi la nuit de l’An—devant témoins.
J’étais dans un appartement lointain, avec quelques hommes de cœur ou d’esprit, d’esprit et de cœur, par hasard. C’étaient des hommes savants ou passionnés—ce qui est la même chose, qui pensent par métier, par oisiveté ou par vocation.
Ils pensèrent cette nuit-là: c’est dire qu’ils parlaient. Autour de cette longue table légère et blonde, parmi les lumières et les fruits, parmi les femmes qui se penchaient, qui écoutaient, qui chuchotaient discrètement, c’étaient les plus belles paroles du monde, de la terre et du ciel, aperçus nouveaux, aphorismes hardis, paradoxes aussi, mais paradoxes lyriques et des idées, des idées! C’étaient des plaisanteries aussi, des plaisanteries tantôt inconsistantes, tantôt éperonnées: c’était un concert, une mousquetade et des bombes, c’était charmant, exquis, vibrant, profond—et mieux encore.
Je voudrais trouver d’autres louanges encore et les plus larges cris d’enthousiasme, car je juge ces hommes sur leur réputation, sur l’estime que j’ai pour eux et sur ma conviction que, cette nuit-là, ils se sont surpassés eux-mêmes: la vérité, c’est que je n’ai rien entendu, rien écouté, et que, si je ne connaissais pas mes éminents compagnons, je ne saurais même pas s’ils ont parlé: je songeais à toi, ma pâle fiancée.
Lourdement, profondément enfoui en mes rêves et en mes souvenirs, plongé comme en un sarcophage de roses et de chrysanthèmes dans l’humide et vivante ombre de nos baisers, pétrifié, pour ainsi dire, de notre molle tendresse, je ne disais rien, je ne sentais rien,—et c’est à peine si je mangeais. Je n’appartenais plus à ce monde. J’avais émigré.
Il y a dans la nuit de la Saint-Sylvestre, un trou, un coin très ignoré, où l’on échappe à ses amis, à la monotonie de sa vie, où l’on s’échappe de soi-même, où l’on galope sur des routes bleues et en des coulées de lunes. On visite des ombres, on salue de vieux regrets, de vieux remords, et l’on va, pèlerin nostalgique, parcourir d’un regard le Pays de Tendre, ce pays dont on ne sut jamais dresser que des cartes muettes, car, les vraies cartes du Pays de Tendre, on ne les dessine pas, on les soupire et l’on ne peut rien y déterminer, pas même la place de son tombeau.
Cette nuit-là, je ne parcourus même pas le Pays de Tendre: j’y fus ravi en esprit, comme on écrivait au grand siècle—c’est le dix-septième que je veux dire—en esprit! j’exagère, car je n’avais pas d’esprit, j’étais lourd, comme on est lourd lorsqu’on est mort—et qu’on n’est pas mort d’amour.
Les mots autour de moi voletaient, s’entrechoquaient, se rencontraient, entraient l’un dans l’autre—et c’était comme un berceau d’arbres aux feuilles chantantes, comme le berceau de la nouvelle année que nous attendions en mangeant et en buvant et qui était venue toute seule sans qu’on s’en aperçût, sans qu’on fît attention à elle, qui était là, auprès de nous, sur nous, grelottant, mal lavée et grise.
Ah! elle ne ruait pas dans les brancards, elle ne se précipitait pas, la pauvre, pauvre année. Les hommes parlaient toujours; d’une année à l’autre, ils avaient jeté un pont de bateaux, un pont volant, un pont d’idées, de mots furieux, d’utopies et de plaisanteries. Et ils ne pensaient qu’à leurs pensées, et n’avaient pas la politesse, la sagesse de songer un peu à la petite année qui s’en était venue, qui était là, qui était triste, peu rassurée, et si petite!
Et je souris à la petite année.
Elle n’avait même pas la force de me sourire.
Je dis à une dame, à côté de moi:
—Je vous prends à témoin que je pense à ma fiancée.
Elle me donna acte de mon aveu et se remit à écouter les gens qui parlaient plus que moi et qui parlaient mieux. La petite année tremblait toujours. Je cherchai à la bercer en un discours.
—Petite année, lui dis-je, tu es jeune, tu ne sais pas, mais il y a beaucoup d’êtres qui tremblent plus que toi—à cause de toi. Ils croient que tu leur apportes des malheurs, des deuils, des hontes, des crimes, peut-être, ils t’imaginent agressive, armée et rosse, pour être de ton temps. Et d’autres te cherchent d’yeux égarés, d’yeux qui veulent voir partout la chance—et qui ne la voient nulle part. Petite année, je sais que tu es très bonne et que tu viens, nue, les mains vides et pauvre. L’autre année s’en est allée, à son honneur, sur des applaudissements de théâtre: elle ne t’a pas passé un bilan mais l’a caché dans un coin. Ne t’apeure pas, petite année, je te prends: pour que tu n’aies pas froid, pour que tu saches sourire, pour que tu saches aimer, je te dédie à ma fiancée, je te dédie à mon amie. Tu te réchaufferas, tu t’illumineras du reflet de ses yeux, tu t’adouciras à la clarté de sa bouche.
«Petite année, tu nous appartiens à nous deux, mon amie et moi! nous t’adoptons, tu es notre enfant, tu verras comme nous te ferons belle, riche et parée. Rassure-toi, tu es à nous. Tu nous apporteras les pires émotions, les plus belles inquiétudes, les plus douces, les plus farouches étreintes, et tu déchaîneras sur elle et sur moi, sur notre unique âme à deux bouches l’essor éclatant des gloires; tu nous donneras la terre et tu nous donneras aussi le royaume des amoureux, qui n’est pas de ce monde, mais qui contient ce monde—et les cieux.
Petite année, tu es bonne et tu seras meilleure à vivre avec nous—et de nous.
«Les années, quand elles naissent, sont toute bonté, toute bonne volonté. Mais il y a des hommes qui, peu à peu, les cognent, qui jettent des événements en travers, qui se jettent au travers des événements, et qui provoquent ainsi des chaos divers auxquels les années les mieux constituées ne peuvent pas résister. Tu seras douce, n’est-ce pas, petite année, à l’homme chez qui nous sommes et qui discute là-bas et qui rit comme il lancerait des coups de sabre. Et tu seras douce à tous ceux et à toutes celles qui sont ici—et aux autres, et à tout le monde.
«Non! petite année, tu ne seras pas douce à tous; les années ne sont pas faites pour être douces, elles sont faites pour qu’on les tire, comme disent les forçats, dans le bagne étroit de la vie. Mais, petite année, je t’ai prise, par pitié, je te garde, je t’aurais prise de force. Je ne te violerai pas, parce que j’ai juré fidélité à ma fiancée, mais je te garrotterai, je te ligotterai, je t’hypnotiserai. Sois tranquille, je ne me laisserai pas faire par toi: je te tiens.
«Quelqu’un qui sait tout et qui connaît les taureaux en outre, me répète que, d’un geste gracieux, les toréadors, avant de mettre à mort le taureau, le dédient à la plus belle. C’est ainsi que je te dédie à mon amie. Je n’ai pas envie de te tuer, petite année, mais je veux combattre; tu ne seras pas pour moi un an de repos, mais un an de luttes où, s’il en est besoin, je me créerai des ennemis, où j’inventerai des dangers et des obstacles pour pouvoir, pendant et après, être plus tendre avec mon amie, pour pouvoir pleurer avec elle plus de larmes et pour être avec elle plus longuement et plus inquiètement heureux. Petite année, je t’ai baptisée au nom de l’amour, va, je te souhaite d’être bonne.»
Par une des fenêtres entraient toutes sortes de lumières, des lumières menues qui tremblaient, qui s’enfonçaient dans l’infini: la Seine s’étendait sous elles et autour d’elles, immobile et lente. Les étoiles, le ciel grave, ces lumières qui se faisaient parfois rouges et vertes, cette lenteur de l’eau, tout assemblait un paysage sans âge, sans couleur locale, d’un charme vague, de la mélancolie la plus gracieuse et la plus cosmopolite. C’était Paris, certes, et c’étaient ses environs où des forêts poussent pour qu’on s’y parle amour, de très près, et c’était aussi Venise et c’était l’Ècosse, et c’étaient les pays nostalgiques, les lacs nostalgiques où glissent des barques et des rêves, et c’étaient un peu ces corridors des limbes où il ne passe personne et où, à deux, on ne regrette pas le Paradis.
Et ton âme, mon aimée, passa dans l’air léger de cette nuit et me regarda des grands yeux du fleuve.
Ce fut une nuit exquise. Je m’obstinai à ne pas parler, à rêver, à me laisser aller à toi, à me laisser, de loin, prendre par ton souvenir, par ton âme, par tout toi. Et, lorsque je revins chez moi, tout Paris m’apparut qui se donnait à nous, les Champs-Elysées, les quais, les places. Même je fus heureux tout à fait: mon cocher passa sans nécessité devant la colonne Vendôme. Je vis que l’année me voulait du bien, et je l’en remerciai poliment.
Mais je me suis trop hâté de me réjouir. Quelle idée m’a pris de dire au cocher de me «déposer» à un café du boulevard?
Pourquoi les cafés, cette nuit de l’an, sont-ils ouverts toute la nuit, et pourquoi le souvenir des terrasses où je rencontrai l’autre me hante-t-il à cette heure où l’année s’est changée? où arrive une année toute propre et toute pure?
C’est une de ces nuits d’hiver où il ne fait pas assez froid. On s’est assis à la terrasse d’un café et l’on a tâché à causer parmi les douze cris de minuit. On a ri un peu pour se persuader qu’on ne va pas être plus vieux d’une vieillesse soudaine et que la mort n’est pas plus proche: on a tiré sur les mots, sur les plaisanteries, on les a fait durer pour sentir un pont entre les deux années, pour y entrer mollement, sans s’en apercevoir, en se sentant même.
Voilà: le douzième cri s’est éteint, l’heure s’est homologuée à toutes les horloges pneumatiques de la ville, on est dans l’année nouvelle, franchement, absolument, de la tête aux pieds, des dettes aux espérances, jusqu’à l’âme.
Les minutes s’égouttent. On vit de la même vie, en un trouble. Et ce sera une nuit comme les autres nuits.
Non. Le boulevard s’émeut, frémit et devient tyrannique; le boulevard, opprimé par les baraques mystérieuses, le boulevard étranglé par les lumières Collet, par les camelots et les soldats permissionnaires, déborde, crache et vomit. Il vient à nous, roule à nous des hommes et des femmes. Ça chante et ça ricane, ça nous éclabousse d’un blasphème et d’un hoquet gouailleur, d’une plainte qui s’use à force d’avoir servi: c’est la misère et l’infamie qui viennent nous frapper au cœur et qui grimacent pour se faire reconnaître: vieilles connaissances, vieilles amies, parentes de province, maîtresses incestueuses d’hier.
On finit par regarder pour ne plus voir, pour ne pas sentir autour de soi les petites filles qui mendient comme elles dormiraient et les haleines d’assassins des vagabonds. Et l’on demeure, éternel, les yeux fixés sur l’horreur cinématographique du boulevard.
Qu’est-ce que cette foule-là?
Nous ne l’avons jamais vue. D’où sort-elle? Nous avons vu ce jeune homme à une audience de police correctionnelle, nous avons coudoyé ce policier dans une réunion anarchiste, et cette femme, nous l’avons vue qui riait à une représentation de mélodrame. Mais ce ne sont pas des individus, c’est un ensemble, c’est une procession, c’est une armée, c’est un monde: ça se tient et ça colle avec de la boue, avec des menottes, avec du blanc gras et de la mauvaise sueur.
Vieux hommes courbés, blanchis et sales, les yeux durs et fixes en une vision de revanche sur la société et le destin, filles en cheveux roux, cyniques et dolentes, les haillons, adolescents précis aux bouches féroces et aux paupières lasses, mûres courtisanes, terribles, mendiants et commis congédiés, simples pauvresses et scélérats à compartiments, ils tiennent le boulevard, bousculent et étouffent les infortunés bourgeois qui, les bras lourds de cadeaux, rentrent chez eux, et vont, les bras vides, les mains hésitantes et l’âme hésitante, devant nous.
Ah! ces regards qui ne s’arrêtent pas sur nous, qui nous percent, qui nous marquent et qui s’en vont! Ces mâchoires lourdes qui mâchent à vide, pour se faire les dents!
Et les gens marchent à vide aussi.
Nous entendons un murmure, nous devinons des paroles, un chant tacite, parmi ces chansons qu’on nous offre malgré nous. «Ah! disent ces gens, vous rêvez à l’année qui s’en est allée. Cette année, vous vous demandez si elle a été celle de ce romancier ou de ce souverain, de ce poète ou de cet inventeur, de cette utopie ou de ce vaudeville! Cette année a été presque la nôtre: elle a été celle de notre frère, de notre amant, de notre fils, qui a été guillotiné comme meurtrier, de notre ami qui s’en est allé au bagne, de par l’indulgence des jurés, et de notre camarade que voici, qui a été meurtrier, violeur et faussaire, mais qui est malin et qui a de la chance. Vous vous demandez que sera cette année; vous demeurez anxieux au bord de cette année en cherchant à deviner ce qu’elle apportera, à qui elle sera. Ne vous fatiguez pas. Cette année, c’est à nous, c’est nous. C’est nous, les faits divers, les cours et tribunaux de cette année, c’est nous, les drames de la misère, la faim, les cris, la fatalité de cette année. Vous nous retrouverez à la troisième page et à la première page des journaux, dans les vedettes et les manchettes des quotidiens et dans les terrains vagues avec des coups de couteau au flanc, vous nous retrouverez épars en des héroïsmes coloniaux (car nous sommes braves en dehors des fortifications) et en des maisons centrales du Midi, parce qu’on y est très mal. C’est nous qui mourrons et qui tuerons pour emplir cette année et c’est peut-être vous qui nous ferez mourir de faim, sans le faire exprès, et c’est peut-être nous qui vous tuerons, par hasard. Nous passons devant vous sans haine: nous ne vous connaissons pas. Vous aurez des paroles éloquentes sur nous, à distance, que nous n’entendrons pas, et nous nous rencontrerons, sans nous rappeler que nous nous sommes croisés déjà. Regardez-nous bien: vous ne vous verrez plus en troupe, vous n’apercevrez plus notre horde maudite et sainte: c’est une sortie du destin et de la légende, un défilé, un défi, une promenade de méditation au bord d’un précipice, au bord de l’action, avant nos petites escapades, notre révolte et notre bond vers l’Enfer. Regardez-nous bien: nous valons la peine d’être vus, n’est-ce pas?»
Oui, vous valez la peine d’être vus et d’être regardés, misérables! Vous êtes plus sinistres, plus amples, plus riches et plus grands, en votre sordide bassesse, que les gueux de Callot, de Goya et de Luce. Vous avez des rides infinies, des instincts et des remords en relief, vous êtes ciselés de toutes les gangrènes, mais nous n’avons pas besoin de vous regarder: nous vous connaissons.
Nous nous sentons en ce moment veules, sans souffrance et sans vie: c’est que vous vivez pour nous. Nous savons qui vous êtes: vous êtes nous, vous êtes nos vices et nos crimes—et vous êtes pires et pis: nos nuances d’âme; nos hésitations devant le Bien et la Beauté, notre manque de pitié, nos faiblesses, notre lassitude et notre ignorance, c’est vous.
L’année qui s’en est allée pèse toujours sur nous; elle est lourde. Nous nous sommes attardés à des sottises, à de la médiocrité. Vous êtes tout ça. Vous êtes les mots méchants que nous prononçons et auxquels nous ne pensons plus, et auxquels des gens pensent toujours; vous êtes les semences de haines que nous avons laissées, négligemment, au cœur des hommes et des femmes et les semences de haine qui germent en nous, à notre insu; la mauvaise volonté des autres et notre mauvaise volonté, le frisson d’envie, le désir de vengeance, que nous avons en nous ou autour de nous.
Ah! nous faisons effort pour nous sentir, cette nuit au moins, libres et bons! Vous êtes notre esclavage de vices, notre embarras de souvenirs, notre odieuse mémoire, notre conscience, notre fatalité, le mal que nous avons fait, le mal que nous sommes, le mal de la terre, le mal universel. Mais vous êtes le mal de l’année dernière: vous êtes nos remords en guenilles, nos remords à casier judiciaire qui passent devant nous et qui s’en vont. Vous vous en allez, n’est-ce pas? Vous avez des cauchemars à promener ailleurs et vous avez à disparaître. Vous êtes l’année passée.
—Mais non, ricanent les hagards promeneurs, nous sommes cette année-ci, l’année qui court déjà. Nous sommes de pauvres vagabonds, de modestes criminels, des individualités de la cambriole et de l’attaque nocturne; mais si vous voulez faire du symbolisme à notre propos, ne le faites pas à faux, messieurs. Nous vous connaissons, nous aussi. Tout à l’heure, chez vous, vous allez découvrir que, décidément, vous avez de belles âmes, de belles âmes toutes neuves, toutes fraîches, des âmes de foi, de calme et de liberté. Nous voulons bien, si ça vous fait plaisir, être vos crimes et votre horreur. Mais pas d’erreur! Vos crimes et votre horreur de l’an passé, c’est une affaire entre l’antiquité et vous, c’est enlevé, pesé, placé à intérêts composés; ça compte pour la retraite, ça nous est égal. Nous sommes cette année-ci, vos crimes et votre horreur de cette année. Lisez en nos faces, en notre hideur: vous y lisez les actes inqualifiables et qualifiés que vous allez commettre. Le remords! le souvenir! nous ne tenons pas cet article-là. Nous sommes l’avenir, l’avenir immédiat: ce n’est pas beau? Et pourquoi, subitement, seriez-vous plus beaux, plus vertueux? De quel droit la grâce serait-elle venue vous toucher parmi vos bocks et votre monotonie?
Je gémis—en moi-même—vers cette effroyable foule.
—Où avez-vous pris ma monotonie? J’ai été heureux, j’ai été triste—et si magnifiquement, si diversement! J’ai été beau, j’ai été bon!
Ma laideur d’âme, je ne la connais pas et cette année a été l’année de mon amie et de notre amour!
C’est une année qui s’est étiolée, qui s’est maladivement étirée parmi mon attente, qui s’est traînée jusqu’à notre rencontre et qui est morte voluptueusement au cœur de notre volupté.
Et elle se renouvelle, elle renaît pour nous, simplement, comme se font les miracles et comme se tisse l’éternité.
Ce ciel bas, ce cauchemar qui marche, cette épave désolée qui est le passé, ce fantôme d’épave, la conscience des autres, qui passe devant moi en boue et en loques, cette ville qui semble s’ouvrir et se prêter à des scandales, à des fièvres sans noblesse et à des torpeurs, ces gens, autour de moi, qui affermissent sur leur âme le masque de leurs manies et de leurs vices, rien ne peut souiller mon espoir, rien ne peut amputer mon ardeur et mon enthousiasme.
J’aime! j’aime! et je suis aimé. J’aime et je suis aimé à travers l’espace: elle est loin, celle qui est ma fiancée, que j’ai élue ma fiancée par delà les obstacles, celle qui est ma fiancée, de toute la beauté, de toute la sainteté, de toute la magie des liens d’amour.
Et, en ma solitude, j’aime sans amertume.
J’aime mieux, d’être seul.
Je cueille fortement, profondément des nuances qui m’avaient échappé, parce que j’allais au plus gros.
Des télégrammes chantent autour de moi, un télégramme que tu avais envoyé devant toi pour m’annoncer que tu venais et qui me surprit, parmi ma peur, comme un baiser d’ange surprend en un bagne. Tu me rappelais un fin baiser dont je venais de t’effleurer, à peine, en secret, un tout petit et tout pauvre baiser, même, volé et que tu confiais à mon souvenir avant de te confier, avant de t’abandonner.
Et ce sont des pudeurs à toi et des scrupules à toi—c’est tout comme—qui me reviennent, ce sont les mille riens qui m’attachent à toi à jamais et qui te font divine entre les déesses, humaine entre les femmes et c’est une tendresse qui s’épure, qui, en dehors de la passion, sans brutalité, devient si haute, si délicate, si essentielle et si simple, de la douceur et, parfaitement, de la tendresse. Et c’est pour moi un lit subtil de gentillesse, c’est le délice sans remords, sans vulgarité, un délice de conte de fées et un délice platonisant et pétrarquisant.
Comme je t’aime, chérie! Tu erres aux paysages mêmes où erra Pétrarque: tu respires dans les champs et dans les villes de l’amour et de la poésie, du désir et de l’éternité, mais tu y respires aussi de la solitude. Tu fais un voyage de noces sans nouveau marié et un voyage d’amoureuse sans amant. Tu dois te mettre en quête d’un bureau de poste étranger, perdu dans les ruines, dans la poussière et dans le pâle soleil, pour m’envoyer une lettre brève, tremblante encore, après un millier de lieues, du tremblement de ta main—et, dans toutes les villes qui invitent à l’amour, tu dois penser à moi—qui suis loin.
Et moi aussi, je dois faire un voyage. Je dois monter à notre chambre pour y trouver ta lettre et je dois la lire chez nous, la lire au lit vide, au feu éteint, à la lampe pas allumée et je dois m’attrister de leur tristesse et m’irriter de leur cynique espoir.
Mais chez nous, je songe à tant de choses qui n’y furent pas, à des coups d’œil, à des dessins de baisers, à des caresses d’yeux, à un envoi de tendresse infinie, jaillissant droit d’un regard, à des pressions de mains, à des élans à peine indiqués de ton corps vers mon corps et à d’infinies soirées passées à nous désirer tous deux, en des salons amis, en une foule.
Je savoure le passé, j’amasse peu à peu des pétales effeuillés et je me sens défaillir sous une jonchée de souvenirs exquis et épars, sous une mer lumineuse comme de petites larmes sans douleur, sous un univers d’émotion qui m’étreint et qui se laisse étreindre.
Mais, chérie, combien il eût été plus doux d’ouvrir l’année ensemble et de la happer naissante, avec toi, avec moi, de nos bras nus!...