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L'Holocauste: Roman Contemporain

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V

LE LIT DE LARMES

Autour de moi se lève la horde des gens qui m’ont aimé et qui ne m’aiment plus, qui ne m’ont jamais aimé, qui me haïrent depuis toujours, qui m’envient, les pauvres! qui me craignent—pauvre de moi!—ou qui me détestent tout simplement parce qu’ils sentent en moi de la vie encore!—et une âme. Il en est dont j’ai trompé les espérances, il en est dont j’ai déjoué les calculs et il en est aussi qui me sont sympathiques et pitoyables.

Ils ont l’air de se relayer, de me faire un mur d’horreur, une escorte de méchanceté et j’ai l’air de ne pas les voir: c’est que par delà leur troupe, par delà le masque mauvais qu’ils imposent à la vie, à travers le brouillard insidieux qu’ils jettent sur la ville, je ne veux regarder qu’une petite lumière tremblante, la lumière de notre amour.

Je veux y réchauffer mes doigts vieillards et ma bouche gercée, mes yeux glacés et mon cœur radoteur. Je veux m’éblouir, m’aveugler de sa misère, de sa maigre clarté. Brille-t-elle encore, ma lumière, la lumière de notre amour? Chérie, tu ne peux pas me voir traverser Paris sur les impériales des omnibus. Tu ne peux voir à mes côtés, me gênant, m’écrasant de leurs hanches, les gens qui m’en veulent, qui me veulent du mal et les gens aussi qui me sont ennemis parce qu’ils ne me connaissent pas et que je n’ai pas une tête humaine.

Tu ne sais pas ce que sont ces jours qu’on traverse sur une impériale d’omnibus, qu’on traverse en musique, avec des bruits de prolonges d’artillerie et de corbillards grinçants, ferrés, épileptiques. Et peut-être ne sais-tu plus ce qu’est, ce qui fut la lumière de notre amour? Je m’en éblouis, je m’en aveugle, sans être bien sûr de l’apercevoir, je la crée de toute ma faiblesse, de toute ma désespérance. Et elle me brûle, elle me consume de son leurre, de son irréalité parce que c’est si près de moi qu’elle brûle, parce que c’est en moi qu’elle brûle, parce que c’est de moi, de moi seul qu’elle se nourrit.

Torche pâle qui dort parmi l’or du printemps, flamme pâle qui râle, tu agonises, n’est-ce pas? et tu t’éteins, tu t’es éteinte sous des soupirs? Pourquoi je dis cela? Parce que j’ai une preuve: je ne puis plus pleurer.

Les larmes qui ont été mes dernières amies, les larmes qui ont été notre dernier lien, ces larmes, cette humide et lente communion de deux êtres, les larmes qui, en leur ruisseau, emportent mollement les fleurs tristes de tendresse, les fleurs des fiançailles fidèles, les larmes m’ont fui comme tout m’a fui et se sont réfugiées chez des infortunés plus heureux.

J’ai passé quinze jours où je pleurais à propos de tout. Les livres que j’ouvrais dans mon lit, d’une main morne, les mots noirs sur lesquels je voulais traîner mes yeux pour oublier un instant ton cher fantôme d’argent profond, ces livres, ces mots se mettaient à vivre, de par ta vertu féconde, m’émouvaient de par ta vertu d’émotion et je t’y retrouvais cachée et je t’y retrouvais couchée, me souriant, m’appelant, me regrettant.

Ces livres, ces mots que je tenais dans ma main s’enfonçaient dans les plus chers lointains, se nuançaient des pires infinis et ces mots me sautaient à la gorge, au cœur et t’offraient à moi, pas très proche, belle et inaccessible—et mienne. Des mots naissaient sur les pages: les mots «promis», «promise», «femme», «mère», «maîtresse», «malheureuse», des mots rares qui étaient à nous quand nous étions l’un à l’autre et des mots de vulgarité que nous faisions entrer dans des ciels d’élégance. Je laissais se fermer le livre qui m’avait permis cet émoi quotidien, cet émoi matinal, ces larmes qui coulaient au bord de ma journée et je pleurais un peu, beaucoup, sans livres, pour toi, pour moi, pour rien; c’étaient des larmes où tu te mirais, sans le savoir, chérie! des larmes qui se magnifiaient de ton reflet, des larmes qui me donnaient de la confiance en l’avenir, des larmes qui me rendaient du courage. Et je m’en allais chercher d’autres larmes. Ah! j’en trouvais par les chemins! C’étaient les chemins que j’avais pris jadis pour aller à toi—et qui me rappelaient tout de toi—et tes discours.

Tu as aimé à me dire, à te dire que notre amour était un grand amour, que nous nous aimions plus et mieux que les autres, par-dessus les autres, que nous avions mis en notre amour la somme d’ardeur et de pureté qui emplit l’univers. Les amants de tous les temps et d’avant les temps s’étaient aimés pour nous, vers nous et c’était une chaîne d’amour à laquelle des anneaux s’étaient ajoutés, sans fin, une chaîne de baisers à laquelle des baisers s’étaient unis d’instant en instant, une chaîne de foi, de fraîcheur, de fièvre qui nous liait, qui épaississait sa lumière et son secret, son immensité légère, sa claire richesse autour de notre foi, de notre fièvre, de nos baisers.

Tu me disais: «S’ils savaient (ils, c’étaient ceux qui nous faisaient du mal, les noirs auteurs de lettres anonymes),—s’ils savaient comme nous nous aimons, ils auraient honte.» Tu ajoutais: «Ah! nous nous aimons bien» et, simplement: «S’ils savaient, si l’on savait!»

Et c’est fini et je ne puis plus pleurer. J’ai recherché mes larmes sur les routes où je les avais perdues et j’ai cherché aussi les discours d’hier, tes discours, chérie, que j’avais rafraîchis et retrempés de mes larmes, mais j’ai le cœur sec, roide et d’une fièvre sèche et dévorante.

Les journaux m’ont jeté ce matin des récits de banquet, le récit d’un banquet où l’on a fêté Tortoze, où l’on a «arrosé» et consacré sa rosette nouvelle d’officier de la Légion d’honneur.

Il est la plus jeune rosette de France.

Le discours du ministre du commerce a été à la fois cordial et éloquent,—et c’était entre hommes. Et ça me rappelle un autre banquet, le banquet du ruban rouge, du simple ruban, où je vis pour la première fois ta femme, Tortoze. Tu es promu officier en dehors du temps, avant l’âge. Je n’y étais pas.

Je veux me réfugier en ma chambre, en ma chambre-tombeau, en ma chambre-souvenir.

Il y a quelqu’un!

Il y a quelqu’un chez moi!

Elle peut-être.

Je m’attends tellement, chaque jour, en ce chez moi et en l’autre chez moi, à te trouver, à tomber sur toi, à te voir jaillir à moi, chérie!

Et j’entre comme un fou.

Écroulée au pied de mon lit, un bras sur ma couverture rouge, ployée, brisée, s’abandonnant, la face molle, et méconnaissable, à la fois vide, incroyable de lassitude et faiblement épileptique, une forme zigzague et flageole, c’est lui, lui, Tortoze!

Comment a-t-il pu entrer? Peu importe. Il est ici.

Et je ne puis que le voir.

Qu’en vais-je faire?

Il s’offre!

Non!

Il défie!

Il menace!

Lève-toi, lève-toi, misérable! Je n’ai pas osé songer à toi depuis des semaines et des mois parce que j’avais peur de voir se lever, d’un coup, toutes les souffrances, toute la souffrance, les mortifications, les tortures que tu infliges à Claire, parce que tu étais le bourreau et le démon, et tu viens toi, ses larmes, tu viens toi, injures, tu viens toi, Mort.

Misérable! Tes affaires te rappelaient à Vichy, à Marseille, ailleurs et tu es resté à Paris, en travers du lit de Claire, étroitement, atrocement, tu l’as gardée, tu t’es acharné, tu as été le couteau.

Lève-toi! Va-t’en! Je t’ai toujours détesté. Il a fallu que Claire passât par toi pour me trouver. Elle me disait: «Quel malheur que nous ne nous soyons pas rencontrés il y six ans.» Elle avait tort. J’étais trop jeune. Nous ne nous fussions jamais rencontrés sans toi.

Tu lui as appris des dégoûts, des raffinements que je ne sais pas, tu l’as dépravée légalement, tu l’as usée, tu l’as ennuyée, tu l’as obsédée.

Et elle t’aimait, et elle t’aime, elle t’aime encore. Tu survis à notre amour, tu survis à son cœur, tu me survis, tu survis à notre éternité.

Je vais te crier tout cela. J’ouvre la bouche:

«...Tortoze!» dis-je...

Mais tu me fermes la bouche, tout de suite.

Tu ne te lèves pas, mais tu lèves un peu vers moi ta face molle et tirée, noyée, ravinée, ta bouche enfoncée, ta lèvre qui tremble, tu te laisses contempler un instant en ton navrement, en ton horreur, puis, de ton bras qui rame, tu indiques le lit, le lit au pied duquel tu t’évanouis longuement et tu fais hésiter vers moi deux syllabes lentes et espacées:

—Là... là...

Ah! j’ai mal et j’ai plus mal.

Je ne me suis pas obstiné en mon discours. Et toute la folie de mon amour, tout mon orgueil, tout mon cœur m’ont abandonné devant toi, je ne me suis plus souvenu de moi, du tout, et je n’ai plus vu que toi et comment tu es ici.

Ces gens qui t’ont félicité, qui ont parlé et souri sur toi, qui t’ont attaché la gloire à la boutonnière et au dos, qui t’ont loué dans ta vie et dans ton être, ces gens t’ont fait plonger plus atrocement en toi, en ta solitude, en ta déchéance, en ton malheur. Te voici, chancelant après les derniers compliments et les dernières étreintes, ne sachant où aller, fuyant même le lupanar obligatoire et officiel et te fuyant toi-même. Te voici mordu de la pire humiliation et voulant y courir, pour mieux oublier la brûlure de ta gloire et l’ironie de ton apothéose, te voici, te ruant, contre la raison, contre la loi, à travers les pièges des policiers et de la propriété privée, en ce domicile que tu ne connaissais pas.

Tu ne l’éventres pas de ta folie. Tu refermes la porte, ou presque, et, tranquillement, tu te déchires, de haut en bas et tu pleures, tu pleures.

Il y a des heures et des temps que tu es là; ton frac froissé, poissé de larmes, te donne un faux air de domestique, en cet après-midi. Et tu es un esclave en effet, l’esclave, le servant de ta douleur, de ma douleur aussi et de la douleur totale, de la grande douleur du monde.

Ah! ta pauvre face, Tortoze!

Tu n’inventes plus et tes idées se brouillent et ton cerveau se perd à vouloir imaginer, dans un passé si proche, ton malheur.

Tu ne peux imaginer notre étreinte puisque c’est le délice et la beauté et que tu ne cherches que de la honte. Et je me sens une effroyable fraternité pour toi. Je me suis perdu en route, je me suis chassé à cause de mon orgueil et je ne vois que de l’horreur, où nous sommes côte à côte. Je veux te consoler.

—Je vous affirme...

Mais j’ai tort de faire effort, de vouloir affermir ma voix. Tu arrêtes mes dénégations, mes protestations et—qui sait?—mes excuses.

Plus affaissé, plus douloureux, plus tragique que jamais, si pathétiquement petit, tu rames de ton bras vers le lit, tu t’y agriffes, tu y cherches vainement des preuves et des meurtrissures, et tu hoquètes:

«Là... là...»

Ah! pauvre homme! j’ai évoqué parfois ton foyer, ton ménage, cimenté de mes larmes, de mon sang, de tout moi et j’ai évoqué votre couple... Ah! Tortoze! et tu souffrais aussi et tu souffres.

J’évoque maintenant une table que je connais, et où s’attablent des gens. Ce sont des maris qui ont perdu leurs femmes. Ces femmes n’ont pas été perdues pour tout le monde. Ils stagnent au bord de la quarantaine comme des crapauds au bord d’un marais avant d’y plonger, de s’y envaser et d’y disparaître. Des demoiselles viennent leur tenir compagnie, manger avec eux, les embrasser de temps en temps, en y mettant les dents. Et c’est le pire néant, la parodie de la volupté et la parodie même de la noce.

Tortoze, Tortoze, je ne veux pas que tu t’approches de cette table-là. Tu me touches tellement que, vraiment, je te donnerais ta femme si tu ne me l’avais prise. Tu me l’as reprise toute. Il en reste ici, n’est-ce pas, et tu t’en rends compte, obscurément, profondément, sans pouvoir détailler, sans pouvoir préciser en ton intelligence précise d’ingénieur.

Tu ne peux être malheureux d’une façon précise. Mais tu es si malheureux!

Je me rappelle le discours que, en face de toi, lorsque je venais de la posséder pour la première fois, me tint de loin sur toi ma lointaine maîtresse. Je me rappelle la glose de vos fiançailles: tu vois ici quelque chose que tu n’as pas eue, des sensations, des rêves qui te débordent et tu te lamentes vers eux.

Je ne puis te les donner: je ne les ai plus, je ne sais plus, j’ai mal et tu as mal.

Tu t’obstines: tu voudrais échafauder des reproches, tu voudrais en même temps ramasser ta misère et tu noies tes ongles, ta main dans le lit et tu t’embarrasses dans ta syllabe, dans ton cauchemar, dans tes deux lettres hagardes: «Là... là...»

Pourquoi ne pleurons-nous pas ensemble? Pourquoi ne nous penchons-nous pas ensemble sur ce lit qui est à nous, et où une vie qui est à nous aussi, à toi et à moi... mais il y a le respect humain qui te tient, qui me tient, même en ce moment.

Il y a que, désorganisé, déboîté par la douleur depuis des heures, évadé de ta gloire, de ta vie, tu n’oses pas, tu ne voudrais pas me serrer la main.

Il y a que j’ai honte et que je ne veux pas avoir honte, et que nous avons trop mal l’un pour l’autre.

Mais j’ai une trop grande tentation de me jeter dans tes bras, de pleurer avec toi, de pleurer enfin, car je me suis retenu, car je n’ai pas pleuré, à cause que tu pleurais.

Je vais pleurer ailleurs,—où je ne serai pas chez moi.

Je te fuis, je te fuis pour te faire plaisir car nous finirions, tout de même, par pleurer dans les bras l’un de l’autre, et tu ne me le pardonnerais jamais. Je te laisse la place, je te laisse ma chambre, je te laisse dans les pleurs et je vais vite, vite...

Et je suis revenu le lendemain à cette place où tu avais pleuré: j’y suis venu pleurer à mon tour et je n’ai plus trouvé trace de tes larmes, mais sur le lit défoncé, un écrin s’ouvrait où, de larmes encore de diamants et d’or pâle, s’écartelait ta croix de la Légion d’honneur,—offerte par une souscription spontanée,—oubliée, reniée, vomie, qu’il me faut te restituer, te renvoyer, qu’il me faut, sans phrases, anonymement, comme si je te l’avais volée, te reclouer au cœur.


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