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L'Holocauste: Roman Contemporain

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VII

L’APPRENTISSAGE DE LA MORT

Quand j’avais faim, jadis, il n’y a pas si longtemps, des gens, m’ont dit: «On ne meurt pas de faim». Je ne suis pas mort parce que, toujours, j’ai écouté ce qu’on m’a dit. Aujourd’hui et hier, les gens m’ont dit: «On ne meurt pas d’amour.»

Et je ne meurs pas. Mais vraiment, ça y ressemble.

Je dois en mon sommeil renouer violemment des relations avec la souffrance et je me réveille avec, au coin des lèvres, des fragments de dialogues qui ne furent pas, avec, aux coins des yeux, des morceaux de paysages que je ne vis pas, mal dégagé d’un suaire d’horreur et de la peau d’un autre être qui serait mal revenu des pays lointains, des enfers et du fond des lacs de cauchemars.

Et, dès mon réveil, je me mets à être malade.

C’est l’impression que j’ai tout le corps roidi mais d’une mauvaise roideur, molle, si j’ose dire, et cassante et d’une lassitude et d’une inconsistance! C’est non une pointe au cœur mais le cœur hérissé de pointes, hérissé, sans plus, saignant de petits filets de sang et zigzaguant, se noyant en une mer soudaine de larmes et ne voulant pas sombrer.

Je me rappelle une chronique de M. de Stendhal où des assassins tuant sans amour d’ailleurs et longuement une triste veuve, lui demandent naïvement à chaque coup de poignard si le cœur est atteint.

J’ai ces poignards-là dans le cœur. Ils me demandent eux-mêmes, car les poignards parlent le matin, s’ils touchent le cœur. Et, ça dure, ça dure.

A des moments, tout de même, je crois que je vais mourir, enfin.

Mais mon cœur fait le mort, simplement, puis s’éveille peu à peu, bâille, bée et recommence à saigner et à souffrir mille morts: je ne lui en veux pas de sa coquetterie dans l’agonie: il a mal, comme moi. Et rauques, des pensées, des souvenirs, des gémissements rôdent autour.

Vous savez comment ça s’appelle: ça s’appelle la folie.

Ça consiste en des idées fixes autour d’une idée fixe—ou d’une image. Ce sont d’ailleurs des idées fixes qui bougent, qui dansent, c’est une ronde, une sarabande d’idées fixes, des mots qui reviennent, qui se suivent et qui m’étouffent en ma chambre trop étroite, et, au milieu, au bord, un élan vers mon épée qui sommeille toute droite et grave et qui se laisse regarder quand je la regarde, sans me donner un conseil et sans me déconseiller.

Et, en ce cauchemar, c’est, comme un vomissement, des larmes qui s’arrêtent, qui me brouillent les yeux et qui refusent de jaillir.

Je pleure en dedans.

D’ailleurs, je me suis réfugié, je me suis terré en moi-même.

Et je suis secret même pour moi. Je ne parle plus, je ne pense même plus, je suis le sarcophage désolé de moi-même.

Et toi, chérie, je ne pense plus à toi. Je ne puis me représenter ton visage, tes traits, tes cheveux.

Je t’ai en moi, si profondément! Je t’ai en moi! Je t’ai en moi! Et, tous deux, dans le mystère de mon enveloppe terrestre, en dedans, nous nous aimons, nous nous aimons, chérie, et si ingénieusement que je n’en sais rien.

Et c’est la fatigue, non l’absence, qui me tue.

Quoi qu’il en soit, je meurs,—et je meurs debout. Car je me lève et je vais par les rues et je m’enferme en mon bar ordinaire où passent de gentils camarades et des indifférents et des ennemis mais moins, parce qu’il fait chaud et que peu de gens sont encore à Paris. Pour mourir debout, je me couche sur un canapé et je m’évertue à ne pas penser, à m’anéantir, pour ne pas mourir de penser, de me souvenir et de rêver. Cette phrase peut ne pas paraître claire mais ce n’est pas ma faute, c’est la logique coutumière des hommes, ce sont les habitudes de souffrance et les principes de guérison.

Toute la médecine est en cette plaisanterie (une plaisanterie dantesque) d’Ugolin mangeant ses enfants pour leur conserver un père. De même les agonisants affectent de ne pas se fatiguer pour avoir à se fatiguer ensuite et d’oublier leurs méninges, pour les retrouver, avec des béquilles, à l’heure pâle de la convalescence.

Aujourd’hui je suis plus malade. Voici dix ou douze jours atroces qui furent pour moi, l’un après l’autre, un néant épuisant, un néant évidé, une chaîne de néant, étroite. J’ai attendu le dimanche avec toute l’impatience que me permettaient ces jours affreux.

J’ai encore la superstition du temps, des changements de lune et des retours de semaine. Dimanche, c’était un cycle nouveau, une ère qui s’ouvrait. Ç’a été le digne couronnement d’une semaine infâme. Et ça recommence ce lundi où, mourant, hâve, tragique, je descends les escaliers d’un omnibus, comme jadis on descendit du pilori.

Je tombe sur Ahasvérus Canette.

Il me tend sa lente main, s’informe de ma santé!—ma santé,—m’interdit d’être malade, d’une voix qui ronronne et m’ordonne de l’inviter à déjeuner, moyennant quoi il me donnera une bonne nouvelle.

Une bonne nouvelle! Ce diable de Canette ne sera jamais sérieux. Est-ce que j’ai la tête d’un homme à qui on apporte une bonne nouvelle! La nouvelle est en retard, vieux!

Mais je l’invite à déjeuner tout de même. De nous deux, il y en aura, de la sorte, un qui mangera.

Et le cynisme de Canette est charmant. Il a été celui qui, sans raison, sans intimité, débarquait dans ma vie en grosses bottes d’importun, pour me demander sans préambule, des affiches illustrées pour son sergent quant il était soldat et des billets de théâtres, à tous les moments de son existence. Et, saluons la bienveillance des dieux: ces affiches, ces billets qu’on m’eût impitoyablement refusés si je les avais demandés pour moi, on me les accordait pour Canette, d’enthousiasme, par prédestination. Voici que Canette s’est dérangé de son bonheur; il est très fier, un peu attendri de sa promenade de pitié et il me considère, de sa face ronde, de son teint mat et bien reposé, de son appétit, de son soin d’ensemble d’amant en exercice et m’objurgue, la bouche pleine:

—Guérissez, ça n’a pas de bon sens de se crever comme ça.

Je ne me crève pas, je crève: c’est plus facile.

Il me faut aller voir Alice qui a quelque chose à me dire. C’est vague et c’est un voyage—et c’est un spectacle dont je me passerais.

Car voici des mois que, douloureusement et, après tout, involontairement, j’ai passé à épurer mon amour.

Mon amour s’est dépouillé de tout ce qui pouvait, je ne dirai pas le souiller, mais l’alourdir: il est rare, il est sans date, sans âge, sans époque, saint. Je l’ai reculé de mon vide—en amour l’absence, comme les campagnes, compte double—jusqu’aux siècles et jusqu’aux infinis préséculaires où l’on aimait, sans savoir, avant de savoir ce qu’était la vie, où l’on aimait dans le chaos, avant la création, avant Dieu.

Et Alice, c’est l’humanité, la mauvaise humanité de Claire. C’est l’histoire après la légende, la caricature de l’histoire après l’épopée, le procès-verbal après l’hymne. Alice, c’est le pendant raté d’un tableau sublime, la sœur qui a mal tourné—avant, la compagne de chaîne qu’on retrouve dans les romans, après qu’on a oublié le bagne dans toutes les splendeurs, tous les triomphes et toutes les vertus. Elle me fera toucher du doigt la terre perdue alors que je suis déjà dans la terre promise et elle me chassera de mon ciel amer sans me rendre le délice aboli.

Truchement menteur malgré soi, traducteur infidèle à son serment et à son assermentement, par habitude, héraut qui parle en latin de cuisine—ou d’alcôve. Oui, je sais, j’ai tort. C’est un oiseau, c’est un enfant et elle a des yeux de vierge. Trop blonde d’ailleurs pour être responsable et trop fine; martyre de vitrail qui marcherait,—mais elle marche.

Et j’aime être seul comme je suis seul maintenant: il n’y a qu’Ahasvérus Canette en face de moi. «Allez-y, continue l’intéressant jeune homme, vous ne vous en repentirez pas.» Il se passe la langue sur les lèvres, un peu parce qu’il vient de boire—et pour se représenter ma joie et mon émotion. Mais il ne peut me donner d’éclaircissement. Il ne sait pas. Il saurait que ce serait la même chose: il vend du mystère.

Mais à mon tour, je l’objurgue. Je ne sais pas si je vivrai encore demain: qu’il vienne ce soir me dire de quoi il s’agit.

Il promet et va à ses affaires, je veux dire à ses amours en me contraignant,—ou presque,—à l’accompagner, oh! pas jusqu’au bout: deux ou trois rues seulement.

J’aime mieux l’attendre. J’attends. Pourquoi? Parce que j’ai peur de moi, de la violence, de la sérénité, de la divinité de mon amour.

Ces nouvelles l’assagiront, jetteront sur sa haute flamme l’eau du Simoïs, qui n’est que nostalgique et qui coule encore entre les terres.

J’attends, car le moindre défaut de M. Canette est de se faire attendre: on met sa coquetterie, sa vanité, son ambition où l’on peut. Il y a même des pays spéciaux et personnels, si ce mot est décent en parlant de M. Canette, où M. Canette se retire pour attendre, attendre qu’on l’ait assez attendu, trop attendu, partout à la fois, pour attendre qu’on l’ait assez désiré, qu’on ait assez désespéré de lui, qu’on en ait fait son deuil, mais un grand deuil, car il faut bien que M. Canette attende, lui aussi comme tout le monde.

Et c’est une raison de ses succès mondains. Du reste, généralement, il se contente de ne pas venir du tout, de faire banqueroute à ses promesses, aux songes qu’on a échafaudés fragilement sur son arrivée et de s’avancer dans le paysage qu’il a déçu, un soir par hasard, sans remords, sans une ironie trop grossière, en enfant mal élevé et gâté qu’il s’obstine laborieusement à paraître, à revêtir de son monocle, de son embonpoint relatif, et de ses longs cheveux roux plantés bas sur le front auguste du roi Bomba lui-même.

C’est sur le coup de dix heures et demie qu’étant descendu de ma place au bureau du contrôleur par fatalité, dans le petit théâtre où j’écoutais plus ou moins la petite tragédie d’un petit poète que M. Ahasvérus Canette,—il a repris son nom d’Ahasvérus à cause de sa littérature et des revues jeunes où il collabore—a empli mon horizon de son gilet de combat, bleu azur moiré de reflets mauves, de son monocle et de sa visible et parfaite tranquillité d’âme.

«J’ai un service à vous demander», m’a-t-il coulé à brûle-pourpoint, après avoir pris la peine de me présenter—c’est moi qu’il présente—à un petit garçon de seize ans, borgne, qui dirige un organe d’éthique bi-mensuel à Loudéac (Côtes-du-Nord), un des piliers nomades de la décentralisation morale.

Moi je veux bien. Mais un service à lui rendre! Encore!

—Voilà, articule-t-il (il devrait dire: Voici). Il est toujours entendu que vous allez demain chez Alice à deux heures et demie. Allez-y à deux heures moins le quart parce que moi, je l’attends à deux heures et demie.

—C’est que, dis-je, j’ai invité à déjeuner votre ami Capry.

—Ah! débarrassez-vous de ce raseur de Capry! Et puis allez-y à deux heures moins le quart, voilà.

Il s’est exprimé avec la rondeur qu’il met en toutes choses. Il a parlé haut, en homme qui porte la tête haute et ferme.

Mais il y a temps pour tout. Il a eu tort de ponctuer sa phrase et d’enfoncer violemment son «Voilà», puisque nous sommes en un escalier de théâtre. C’est tout de suite un scandale où il convie des ouvreuses et des contrôleurs. Il insiste devant toute cette troupe. «Si vous y allez après deux heures moins le quart elle ne vous recevra pas.» Je ne puis le suivre sur ce terrain: mon amour crié dans ce théâtre, mon amour amusement pour ouvreuses, c’est tout de même un malheur qui passe mon espérance.

Je m’en vais, mon amour gargouillant en moi, me faisant trébucher, zigzaguant en mon ventre, à vide. Et Ahasvérus me rejoint; je l’écarte. Alors, pour le plaisir, il m’injurie:

—Vous êtes une canaille, un homme dangereux... Je ne vous ai jamais fait que du bien. Mais vous allez voir.

Je fuis, j’ai trop envie de pleurer. Et vraiment, c’est bien fait pour moi. Pourquoi suis-je sorti de chez moi? pourquoi suis-je sorti de mon mal? J’ai si mal et j’ai mal d’une façon si nouvelle, où il y a du mal pour tout moi, pour toutes les parties de mon corps, et pour mon âme!

J’ai ton image, chérie, qui se taille en mon cœur, dans du sang, à vif, j’ai tes mots anciens qui me brûlent la gorge, j’ai tes baisers d’hier, d’hier, n’est-ce pas? qui me déchirent la lèvre, j’ai mes conversations secrètes avec toi, qui m’ouvrent toutes grandes les portes de l’au-delà et j’ai la douceur de mourir pour toi, pour te montrer que jamais je ne serai à une autre. Et je meurs aussi de cette chose qui est de toi, qui grandit maintenant et bientôt sera presque de l’existence, j’en meurs douloureusement, et j’espère que c’est autant de douleurs de moins pour toi.

Si Ahasvérus savait combien la privation qu’il m’a infligée me prive peu! S’il savait combien m’indiffère cette pauvre Alice et combien ma pitié pour elle est lointaine! Et si les gens qui trouvent que je baisse, qui s’étonnent et qui en sont heureux, savaient combien ils m’amusent!

Je ne me tuerai pas, je mourrai, je le sens, oui, je le sens, je mourrai le jour de la naissance de l’enfant, de celui que j’appelle l’Enfant avec un grand E et qui me tient, le fixant de mes yeux hagards, comme si je considérais un Dieu et l’univers même.

Et—c’est la folie—je pense au général Bugeaud qui annonça par un coup de canon la naissance du pauvre enfant de la duchesse de Berry. Il lui fallut tirer un coup de pistolet et entendre bien des coups de canon, bien loin, sur les Arabes, pour oublier ce coup de canon-là, Ma mort sera-t-elle mon coup de canon moral. Voici que je ne veux plus mourir! Mais comment vivre? je ne suis même pas dégoûté de la vie, je n’y crois plus.

Et je ne connais plus que l’immense souffrance, maligne église qui enserre le monde: elle ne garde pas de fidèles et n’a pour prêtres que des infirmiers et des sœurs converses qui montent au ciel par l’escalier de service.


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