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L'Holocauste: Roman Contemporain

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VIII

LA FIN

...Voici que je meurs.

On ne sait pas que je meurs.

Et comment le saurait-on? Je me suis terré ici, en notre chambre, pour souffrir et pour mourir.

Et ça n’est pas un événement.

Personne n’est à mon chevet pour me verser le subtil élixir d’un sourire ou pour m’offrir encore un reflet, un regain de vie en la caresse d’un regard aimant. C’est que ma concierge se promène puisque c’est dimanche et c’est aussi que, loin, je ne sais où, ignorante et insoucieuse de mon angoisse, une frêle créature, alitée elle aussi, souffre comme moi, halète comme moi, est presque aussi pâle et plus en sueur que moi, parmi un concours de médecins et d’amis, devant le monde entier, et que, de sa souffrance, de sa pâleur, de sa sueur, une existence va naître.

D’elle!

Et moi? Moi, je suis le père. Je ne suis que le père. Et je n’ai pas le droit d’être le père. Je meurs d’avoir créé, je meurs d’avoir aimé, je meurs sans avoir revu mon adorée, je meurs sans voir cet enfant, d’avoir trop pensé à cet enfant, à mon enfant, d’avoir voulu lui donner, lui infuser parmi la ténèbre du non-être et de la gestation, mon sang et mon âme, mes rêves—déjà—et mes désirs; je meurs d’avoir senti trop profondément que je faisais, que j’avais fait de la vie, je meurs parce que mon enfant va naître.

Je n’ai pu te donner mon nom, je te donne mon âme et ma vie, en mieux, en tout neuf.

Et je ne suis pas assez riche pour faire le cadeau d’un enfant à quelqu’un.

Je le laisse après moi comme je laisse mon amour.

Et, pauvre enfant, voici que je m’attendris sur toi. Voici que, au moment suprême, qu’à ce moment si lent où, d’ordinaire, quand on pense encore et quand on a conscience de son état, on revit toutes les actions, toutes les hésitations et tous les instants de sa vie, au moment où on désespère et où on se repent, au moment où l’on aperçoit sa vie en vêtements blancs et noirs se pencher sur votre chevet comme sur un berceau, et baiser au front comme un tout petit enfant le pauvre mort qu’on est déjà, au moment où l’on sent cette vie frémissante s’éloigner de soi, s’en aller vers une autre enveloppe humaine, au moment où l’on se pleure, où l’on se hait, où l’on se regrette, je ne puis songer à moi, m’attrister sur moi et, de toutes les époques de mon existence, je ne me rappelle que ce qui se rapporte à toi, petit enfant, mon amour, la mort partout dans mon amour et la fatalité de mon amour, nos baisers, et, de tous ces baisers, j’en perçois un, énorme, au bord de mes lèvres, au bord de mon cœur, un baiser qui, si j’ose dire—et j’ose dire en ce moment suprême—m’enlace tout entier, me prend et m’enlève—m’enlève jusqu’au ciel ou jusqu’au gouffre infernal—et c’est le baiser dont tu nais, enfant, enfant, enfant!...

Et, en mes sommeils énormes, j’ai eu un rêve, une fois.

Je rêvais que je considérais un enfant comme le petit morceau de chair qu’on oublie, sans y attacher d’importance et qu’on retrouve accru par la grâce de Dieu et la grâce du temps, vivant juste assez pour vagir, je m’imaginais que tu viendrais sans hâte, que tu entrerais sans joie en ce monde et que j’irais à travers les rues et la vie, accompagné et suivi d’une foule d’enfants, patriarche au petit pied et en souliers vernis, ne goûtant de la paternité que les satisfactions honnêtes—et père jusqu’au point où ça me gênerait pour rentrer tard du cercle ou pour m’arrêter en des parties de baccara.

Et je rêvais—quelle ironie—que j’étais le mari de ta mère—et qu’elle était grosse.

Elle souffrait et je ne souffrais pas, elle souffrait solitaire et j’avais la petite vanité de l’homme qui s’affirme plus homme du fait qu’il a engendré un petit—comme une bête et que sa femelle le couve—douloureusement. Et je rêvai qu’un cri, un beau soir, un cri jaillissant de la bouche, du cœur, du ventre de ma femme un seul cri—mais quel cri!—me faisait sortir de mon indifférence, m’arrachait à ma vanité, me révélait ma paternité, me faisait père, exclusivement, férocement, si tendrement, jusqu’à la mort, cette mort, qui est là, qui s’impatiente, mais qui, courtoisement, attend la vie pour entrer en même temps qu’elle.

Ah! ce cri! Etait-ce toi, triste créature, qui le poussais en la nature et l’au-delà? Je ne sais pas! Mais que le cœur humain est peu de chose! que la vie humaine est peu de chose, qui tient à un cri. J’avais bien dîné dans mon rêve, je n’avais pas de nausées, moi, je n’avais pas mal à l’estomac comme ma pauvre femme, je rentrais en chantant un refrain en vogue, et j’avais, pour égayer un peu la malade, pour apaiser ses troubles entrailles, quelques plaisanteries toutes fraîches, quelques scandales, et cette menue monnaie de l’indifférence, des baisers.

Pâle, sinistre, grandie de toute l’angoisse et de tout l’émoi des gestations, tragique et lyrique, portant les mondes et toutes les épopées, tous les mystères et tous les crimes en son ventre, elle me recevait comme on reçoit un étranger dont on ne comprend pas la langue, un homme qui n’est pas du pays de Souffrance. Doucement elle me demandait: «D’où viens-tu, mon ami? Je crois qu’il est tard.—Tu crois, lui répondais-je. Tu ne sais donc pas, tu ne sais pas l’heure?—Non», fit-elle, simple. Je cherchais son regard. Je ne le trouvais pas. Elle regardait en dedans, la prunelle conquise par l’immensité de ses entrailles, l’œil fixé sur cette heure qui tardait à sonner et qui, si grosse et si aiguë, semblait s’éloigner en l’ombre des avenirs. Puis elle devenait livide et je voyais passer sur son visage crispé une flamme d’enfer et d’apothéose, tandis que, de son âme et de son ventre, ce cri jaillissait qui venait me frapper en plein ventre, en pleine âme. C’était une révélation—et quelle révélation! un tourbillon, tout le monde dansant autour de moi, tous les remords s’enfonçant en moi. C’était un mal atroce de tout mon corps, mes chairs comprimées, broyées, comme élastiques, comme électriques, une morsure, un coup de massue.

Je tombai.

Quel rêve! je tombai vraiment! Il paraît que je ne souffrais pas assez.

Je ne me relevai pas depuis. Je me réveillai lentement—oh! bien lentement, et sans sursaut dans mon lit, avec des linges glacés au front. Des gens, à mon chevet, me pressaient la main, et peu à peu j’entendis que j’étais malade. On parla vaguement de troubles cérébraux, de folie, d’hystérie même, que sais-je! Je sentis seulement que j’étais plus malade, très malade—et j’en fus très heureux. Les souffrances de la paternité!

Les imbéciles qui localisaient, qui bernaient ma géhenne, qui ne me croyaient que le cerveau atteint. Plus bas! regardez plus bas! pauvres gens! regardez au ventre! et ne regardez nulle part ou partout, c’est de partout que je suis faible, c’est de là, partout, que la vie me fuit, puisqu’elle s’en va vers celui que j’ai engendré—et comme c’est juste. Eh! quoi, la mère souffrira et souffrira seule! Non! je souffre aussi, moi, le père! Et j’aurais eu peur, si j’avais souffert moins, que mon enfant ne fût moins mien, qu’il ne fût tout à sa mère—qui l’affirmait sien, de son pauvre ventre que je ne voyais pas et de ses pauvres cris que je n’entendais pas, de ses nausées, de ses dégoûts, de ses caprices douloureux et des éclairs froncés de son visage. Mais je souffrais aussi, moi.

Engourdissement, torpeur, faiblesse, douceur aussi et, en une débilité si grande, en une débilité exaspérée et chaque jour accrue, en une agonie progressive, une telle douceur, une telle tendresse, un tel délice!

En ma demi-somnolence, mes yeux ouverts, mes yeux que je sentais pâlis et agrandis, apercevaient d’éternels épithalames, le mariage incessant du néant et de la vie, l’annexion des limbes à la terre, du ciel au monde, une théorie infinie d’enfants, de sourires sur deux petits pieds hésitants, une théorie de héros aussi—c’est la même chose, les dieux et le bonheur en roses et en fleurs, et parmi tout cela, épars, lumineux et subtil comme une buée de soleil et d’or, partout perceptible, partout souriant, partout héroïque et partout invisible, mon enfant, mon enfant chéri qui me clouait à mon lit, à mon rêve, à sa gloire, j’eus bientôt le sentiment que je ne te verrais jamais, mon enfant. Et c’étaient aussi toutes les délices avec Claire, que nous avions goûtées et des délices nouvelles, de rêve et de ciel, tissées de nos souffrances, tout, tout—et l’éternité!

J’étais si faible! Et les hochements de tête du médecin qui, pour n’avoir pas l’air de rien comprendre à ma maladie, se faisait apitoyé et un peu méprisant, comme un homme de science doit l’être pour un dément, comme un homme qui guérit doit l’être pour un homme qui meurt. Mais en quoi un sourire de cet homme pouvait-il m’affecter, moi qui étais, à travers les temps, rivé à un sourire, à une extase? Et à mesure que la chère femme te sentait plus lourd, petit enfant, je me sentais plus léger, plus diaphane, plus inconsistant, je me sentais m’envoler, sans poids, comme les fantômes, les fantômes qui, de près et de loin, veillent sur ceux qu’ils ont chéris ou qu’ils ont voulu chérir.

Et voilà. Voilà le moment où tu viens—où je m’en vais, puisque j’ai obtenu de Dieu de faire passer en toi toute ma vie, voici l’heure où j’entre en toi profondément, facilement, comme la malheureuse, comme la bienheureuse toute petite chose que je suis devenu, voici le moment où je m’anéantis absolument, où les mots me manquent, où les idées, les sourires et les désirs se fondent pour moi en un lit, en un ciel de repos et de néant.

Tu vivras pour moi, petit enfant. Je te lègue la vie que je devais vivre, et je te lègue la vie que j’aurais voulu vivre, la beauté que j’aurais voulu rêver et que je ne pouvais même pas rêver, tant elle était belle. Je te lègue tout ce qui n’était pas à moi, et je te donne le monde, l’univers, avec ce qui me reste de mon être, ce que tu n’as pas encore pris, ce que tu prends en ce moment. Je te lègue tout—excepté mes ennemis.

Et je te lègue ta mère, et je te lègue notre amour qui fut beau, qui fut éternel en sa brièveté, et qui fut triste. Tu ne pourras jamais savoir cet amour et tu ignoreras mon nom. Mais, profondément, tu le sentiras tout entier et tu me sentiras en toi et tu me consoleras et je te guiderai.

Et, seul, petit enfant, je t’embrasse par-dessus la vie et la mort, et je meurs heureux, les yeux pris par la vie, pris tout entier par ta vie, par la vie sublime, par la vie. Un cri encore: le tien, le mien, cri de naissance, cri d’agonie. Ah! vis, mon fils, mon fils, je meurs: vis!

Et toi, Claire! Claire!...

FIN


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