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L'Holocauste: Roman Contemporain

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LIVRE DEUXIÈME

LE MÉMORIAL DE SAINTE-HÉLÈNE


 

I

LA FOUDRE

Je ne la verrai plus.

Un homme ne savait pas s’il aimait une femme. Il savait seulement qu’il avait mis en elle son âme et sa vie. Il ne savait pas où il l’avait rencontrée. Son souvenir se fondait en tous les décors amoureux: c’était Venise, c’était le ciel d’Alger, c’était toute la mer, la mer inquiète et patiente, dolente parmi son épilepsie, qui se meurt éternellement aux pieds des fiancés pour leur apporter de la fraîcheur et de la fièvre. Il imaginait qu’ils s’étaient fiancés devant toutes les mers, en la mélancolique et lumineuse complicité des changeants couchers du soleil; que, tous deux, ils avaient visité les tombes frémissantes des amants et des conquérants, que l’écho de toutes les grottes leur avait, de l’un à l’autre, profondément et tendrement, passé au cœur leurs serments—comme on passe une bague au doigt.

Et ils n’avaient pas échangé de serments. Il songeait tout de même qu’ils étaient liés, étroitement et de haut, que les forêts les avaient caressés de leur chantante nostalgie rouillée, que leur épithalame s’était gravé dans les rochers, sans faire de mal aux rochers, et qu’ils avaient bu la vie à toutes les sources.

Il ne savait pas le nom de cette femme. Chaque matin, au caprice du calendrier, il la saluait, en son cœur, du nom de la sainte du jour et lui souhaitait sa fête, la fête de toutes les autres femmes. Elle existait seule pour lui, l’attirait de la pâleur de ses yeux, du frisson de sa lèvre, de la lenteur de ses cheveux, de la grâce délicate, menue et nuancée qu’elle alanguissait en son sourire. Il n’osait pas approcher d’elle, pour qu’elle ne le vît pas trembler, n’osait plaisanter avec elle, ayant peur de la trouver trop spirituelle et un peu frivole.

Et il allait avec cet amour en lui comme un viatique, viatique douloureux parfois, s’exaltant de sa chaleur et de son amertume, se purifiant de sa pureté et de son lointain.

Or, un jour il reçut une lettre d’elle. Elle était dure à la fois et malheureuse, irritée et pantelante. Femme qui se croit calomniée, elle reprochait des faits sans vraisemblance. Un mot revenait avec complaisance: «Vous vous êtes vanté de... vous vous êtes vanté: votre vanité...» Il n’aimait pas à porter un cilice sur son corps ou un cilice sur son cœur: ce papier lui brûlait les mains, il en avait honte pour lui et pour elle, mais il voulut conserver quelques heures ces mots de colère qu’il avait à peine lus. Tant qu’il aurait le papier, il y penserait moins: ensuite, le papier détruit, les mots, les mots effroyables resteraient, l’entoureraient, germeraient comme du mauvais grain, se développeraient comme un toxique en des entrailles infortunées, le brûleraient, le déchireraient, le tueraient.

Et—ce qu’il n’avait pas fait depuis qu’il était amoureux (il lui sembla que ça durait depuis l’éternité), il pensa aux gens. Ça n’était pas venu tout seul à cette femme. On lui avait dit, on avait inventé des choses.

Inventé? Non, deviné. Il y avait donc des gens qui devinent, qui voient en une bouche le baiser qui n’y est point, qui, des lèvres fermées, plongent dans l’âme et décachètent un secret comme on décachète une lettre interceptée? Il y avait donc des gens qui souillent de leur regard l’image qu’on garde en ses yeux, la discrète et idéale image qu’on veut préserver de tout, par piété, par amour? Il y avait donc des gens qui vous observent quand on se trahit, qui filent un désir comme on file un couple, qui filent une idylle secrète, une idylle intime, qui pincent un rêve comme on pince deux être adultères?

Mais c’était un trop grand effort pour lui d’avoir si longtemps,—quelques instants,—porté son attention sur les manœuvres des gens; il jeta sa pensée sur une femme, une femme qui devait encore avoir les sourcils froncés, la main nerveuse d’avoir écrit cette petite lettre,—si petite, si plate, qui tenait si peu de place et qui, en se refermant, avait écrasé sa vie, cette lettre plate qui se gonflait de tous les rires méchants des gens, de tous les malheurs qui allaient lui arriver à lui, gonflée de tous les sursauts de sa destinée, de sa destinée modifiée, de sa destinée arquée et se précipitant.

Il voulut répondre.

Il n’est pas de pire drame que d’écrire sans savoir si ce qu’on écrit sera lu, que de mettre sa vie dans des mots,—en se disant que, peut-être, ces mots seront déchirés haineusement et calcinés a priori. Et l’on n’envoie par la poste que des larmes séchées, non les larmes brûlantes et brillantes dont le charme intime et la vertu cachée apaise, émeut, console et unit. Et il n’est rien d’aussi bête qu’un malentendu d’amour, car, en amour, on ne doit pas s’entendre, on doit, muré par la tendresse et l’enthousiasme, sourd d’ivresse, deviner les mots qui sont prononcés à côté, là, tout près, et les étouffer sous des caresses. Mais il ne s’en disait pas tant. Il était si malheureux!

En sa course folle à travers Paris, la main crispée sur la petite lettre, il avait rencontré des amis et des indifférents et leur avait lancé un: «J’ai mal!» comme on lance l’anathème. Ils avaient répondu: «Où donc? Vous n’avez pas mauvaise mine», et avaient poursuivi leur course vers d’autres soucis. Et il se trouvait seul maintenant, seul avec les débris de son rêve,—avec sa vanité! Car il y avait la vanité.

Quelle vanité?

Il était, il avait toujours été immense de désirs, frénétique d’ambitions. Il avait gardé son âme d’orgueil dans la pire pauvreté, dans la pire promiscuité. Il s’était gardé de la satisfaction, s’était refusé la joie de la renonciation et de la résignation. Et il croyait que son ombre tenait la terre entière et les cieux aussi.

Non! A en croire cette femme, sa vanité avait été de vouloir faire croire faussement qu’il l’avait possédée, qu’il avait eu la femme d’un ami, comme un voleur, qu’il avait non pas même dérobé la chose d’un autre, mais qu’il en avait joui furtivement, salement, comme un valet. Des larmes lui montèrent aux yeux. Il rougit de son amour. Elle le supposait vil. Quelle pauvre petite âme avait-elle donc?

Il se décida à écrire: «J’ai reçu votre lettre. Je ne vous la pardonnerai jamais. Qu’il suffise de quelques canailles pour briser n’importe quel bonheur, c’est bien. Mais que des gens sans idéal, des gens qui ne savent pas rêver, des gens qui ne savent pas espérer, des gens qui n’ont pas de ciel dans leurs yeux puissent d’un mot, d’un bon mot, froisser et déchirer notre rêve, polluer notre ciel et jeter notre espérance dans la boue, c’est une chose que je ne puis admettre. Je ne vous ai jamais convoitée. J’ai vu passer un jour sur une route une femme en robe blanche et j’imaginai que cette femme devait m’accompagner en ma route, être ma confidente et mon encouragement, mon courage et ma foi, ma conscience aussi, qu’elle était non mon bonheur, mais ma destinée en robe blanche. Je lui faisais abandon d’un peu de mes malheurs, je lui faisais une place en toutes mes actions et toutes mes souffrances et cette femme n’est qu’une femme, une femme comme les autres...»

Il s’arrêta. Il ne pouvait écrire cela. Il l’avait écrit cependant. Mais non! non! ce n’était pas vrai.

Il se roidit et continua: «Mon âme et mon corps sont devenus un tombeau fleuri, un simple tombeau où reposent le souvenir de votre beauté et l’image de ce que vous fûtes pour moi. Je vous demande comme une grâce de ne pas toucher à cette image, de vos mains, de vos colères, de vos actes de petite femme—et d’ailleurs vous ne le pourriez pas. Cette image est à moi, à moi seul...»

Une larme venait de tomber sur ces paroles de vanité. Il ne résista plus, lâcha la plume.

Sur sa vanité exprimée, sa tête se secouait, en des sanglots, comme une tête de vieille femme qui sanglote. Il pleura et pleura mal, car du soleil vint se jouer entre ses larmes. Et le soleil n’était jamais entré chez lui. Venait-il par ironie? Non! le soleil ne s’était jamais moqué de lui—et le soleil est bon.

Le jeune homme se leva alors et, dans le soleil, la face humide, il défia le monde et espéra fervemment. Ce soleil, ce soleil divin, quel présage en ce moment! Il sentit que son suprême espoir, c’était l’amour de cette femme, amour lointain, amour revenu et reconquis.

Et il se rassit pour pleurer.

Car il espérait. Mais, tout de suite, qu’allait-il arriver? Mettrait-elle longtemps à lui rendre sa foi et son âme? Et comment lui faire savoir qu’elle se trompait, car il n’achèverait pas sa lettre?

Il implora le soleil, le pâle soleil qui chante des romances d’amour! Et il s’attendrit si violemment que, n’ayant pas la force de désespérer, espérant malgré tout, parmi ses espoirs et ses désirs, il se roula à terre, hurlant, râlant, étouffant de sanglots et de plaintes—par vanité...

Eh bien? cet homme, c’est moi,—et c’est ce qu’il y a de plus étrange en cette affaire!

Cet homme que je ne nomme, en ma pensée, qu’à la troisième personne, que j’éloigne de moi de toute ma force pour qu’il ne m’atteigne pas de son malheur, en l’horrible contagion de la fatalité, c’est moi.

Je ne me rappelle plus.

Je ne me rappelle plus avoir aimé, avoir été aimé, je ne connais plus cette chambre où je souffre, où il fait froid, où il ne fait pas assez froid.

J’ai mal.

Il n’est pas tard.

Le soleil et le jour ne s’en vont pas encore.

Le soleil! le jour! Claire—ce nom me brûle les lèvres à ne pas le prononcer, ce mot crie comme un cauchemar, s’ouvre comme un œil hagard et crépite comme une flamme méchante—Claire n’aimait pas les jours qui grandissent.

Notre amour aura été un amour de jours courts, un amour de soirs précoces, un amour de crépuscule et un amour d’hiver. Nous nous serons aimés pendant les heures honteuses que la nuit vole au jour et ce sont des heures que nous avons volées, nous aussi, que nous avons volées à la vie.

Et tout a pour moi un goût de mort, un goût de néant.

J’ai voulu voir l’heure, en ce jour qui s’obstine: ma montre s’était arrêtée et, malgré mes efforts et mes sollicitations, n’a pas continué sa course. Les amours qui y pleurent, le tombeau d’argent qui y chancelle s’y figeront, s’y affirmeront davantage, après plus d’un siècle.

Je ne sais plus: il me semble qu’Elle n’a jamais été à moi, jamais.

Et il n’y a entre ses lèvres et mes lèvres, entre mes lèvres et ses seins que l’épaisseur de quelques heures!

Et il y a, il y a qu’elle est enceinte.

C’est impossible!

Son ventre n’aurait pas crié pour moi! son ventre ne l’aurait pas prise à la gorge! son ventre n’aurait pas violemment étreint son cœur! oh! quelles images incohérentes et comme elles m’apparaissent éloquentes et vivantes!

Elle a écrit.

Elle m’a repris son enfant, d’avance.

Elle me l’a tué, d’avance.

Elle m’a chassé de mon enfant.

Mon enfant! Mon enfant!

J’ai la lèvre pleine et meurtrie encore des baisers de ma maîtresse, j’ai les mains fiévreuses de caresses anciennes, de caresses proches et des caresses aussi qu’elle me vole en ce moment, j’ai le corps las du poids du corps ami, j’ai cette femme dans les yeux, dans les lèvres, dans les mains, dans le cœur, dans le sang, puisqu’il faut, en amour, parler comme les charretiers, et, de ma douleur énorme, de ma douleur massive, de ma douleur brutale et bestiale, s’élève une douleur plus haute, une douleur plus pure, une douleur pure et si âpre, si profonde! la quintessence de ma douleur, et elle va à toi, petit enfant, comme un long et frêle baiser tout au bord de la mort.

Console-moi.

Agite devant moi un hochet comme j’en agiterai un autour de toi, si jamais, si jamais je te vois.

Tu vois que je pleure, petit enfant, tu vois que je pleure, car je pense que jamais je ne te verrai, que jamais je ne reverrai celle que je ne puis appeler ta mère, celle qui reste pour moi, dans le vide, ma fiancée, mon corps, ma jouissance et ma vie.

Un hochet, petit enfant!

Berce-moi, du fond de l’Inconnu, du fond du chaos. Agite devant moi les promesses de la vie, les honneurs, l’ambition, la fortune.

Tire des désirs par les pieds et barbouille-m’en pour que je ne me souvienne pas.

Et souris-moi, comme on sourit avant de sourire et de vivre.

N’est-ce pas, petit enfant, elle n’a pas écrit cette lettre?

C’est un faux.

Je l’ai reçue cependant et elle est bien d’elle, car je l’ai brûlée et il a fallu que je la brûle. On l’a forcée.

Contrainte et forcée.

Contrainte et forcée...

Ça chante pour moi comme un refrain... Contrainte et forcée.

Ah! ils triomphent, nos ennemis! Tristan, Yseult, vous pouvez promener par le monde l’orgueil vierge d’avoir fait du mal. Vous pouvez, du sang de nos deux cœurs et du deuil de nos deux cœurs vous faire un manteau rouge et un manteau noir et vous pouvez même, en nos larmes, vous laver du mal que vous nous avez fait. Il ne vous en restera plus, la honte et la gêne perdues, que la gloire et la volupté.

Et je ne veux pas songer à vous, je n’ai pas la force de m’indigner, je n’ai pas la force de vous juger, et je ne veux pas mêler le mal à ma douleur.

Il me semble que je me lamente en dehors de moi, que je pleure pour les autres, que je pleure pour toute la terre. Le pâle soleil est baigné et luisant de larmes, il sourit comme on sourit à une veuve et toute la journée est molle comme la mélancolie.

Les désespérances ne sont pas roides: l’affaissement, la misère les courbent, ne les brisent pas, les plient un peu; ma tristesse s’abandonne et s’abandonne trop ici.

Et je ne trouve plus rien.

M’en aller, marcher, marteler ma douleur, devenir néant.

Voici que je rencontre mon ami Cahier, celui qui servit de décor à mon trouble d’amour. Je me précipite vers lui, je précipite vers lui l’aveu de ma souffrance... Il ne me connaît plus, ne se retourne pas, presse le pas.

Ah çà! il est donc marié, lui aussi! Et la trame des lettres anonymes s’est épaissie, élargie et rétrécie! C’est le vide autour de moi. Et ce pauvre Cahier, de fantaisie et toute fantaisie, l’Anthelme Cahier du Phantasme quotidien a cru, a douté.

Il est marié! Je revois sa pauvre femme blonde comme je l’ai vue, en passant, si frêle, si souriante, exquise de la gentille indifférence empressée qu’elle témoignait aux gens, honnête en souriant comme elle souriait en offrant une tasse de thé. J’ai eu avec elle des causeries fraternelles et des demi-confidences—et me voici criminel de désirs et de tentatives!

Ah! Yseult, ah! Tristan, je dois encore vous admirer. Vous avez été, hautains esthètes, les plus habiles vaudevillistes, vous m’avez déguisé en Don Juan de boulevard et de ruelles, et je suis vulgaire de par vous comme, de par vous, je suis beau, gratuitement.

Vous auriez dû avoir pitié et avoir honte; ç’a été une conquête d’âme, ç’a été mystérieux, ç’a été une conquête et une étreinte d’outre-terre où il y avait tout, sauf de la vulgarité. Vous y avez mis de la vulgarité et du mensonge, en vous y mettant.

Et, maintenant, ce n’est plus rien qu’une pénible impossibilité pour moi de penser, de pleurer, de me souvenir, que des rues sans amour à traverser, à retraverser—et qu’un vide immense, qui se renouvellera, éternel.

Et je ne puis plus trouver pour t’aimer, chérie, pour t’aimer malgré toi et malgré moi, que de petits cris, de petits cris de hyène, de petits cris de petit enfant. J’ai désappris l’humanité, j’ai désappris l’amour, j’ai désappris les larmes: je ne me souviens plus; tu ne m’es plus même une image, une image aux sourcils froncés et qui étouffe la mémoire en sa colère, tu ne m’es plus que de petits cris, de petits cris qui soulagent un instant et qui éloignent.

Car je n’ai pas la force de te repêcher en mon océan d’horreur, de te débarrasser de ton voile de méchanceté, de la cruauté de tes mots. Je suis seul, hideusement.

Le jour baisse dans le boyau des petites rues où je me suis enfui, où je me cache, où je cherche un néant plus absolu, un étau de néant qui abolisse même l’envie de crier. Le soir est tombé comme un linceul noir et je ne puis m’arrêter dans mon désir de lasser mon désespoir, de lasser mon deuil, de le fatiguer sous moi, de le tuer sous moi, et, en mon ivresse de douleur, en mon ivresse de fatigue, sous la nuit éparse qui se dégonfle et qui emplit les rues, je me crois en une enfilade de couloirs obscurs, en un souterrain infini, en un enfer où il n’y a pas même la lueur des flammes, la distraction des démons et des tortures, en une cave étroite où ne filtre qu’un rais de lumière—et ce sont tes yeux lointains, et c’est ta voix lointaine, petit enfant qui es sorti des temps et des temps tellement avant terme pour me consoler de tout, et même de t’avoir fait!


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