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L'Holocauste: Roman Contemporain

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IX

LE CHAPITRE DES ENFANTS

Pour monter chez nous, chérie, il faut que je prenne l’omnibus.

L’omnibus, c’est—ou ce sont—deux omnibus. Le premier s’arrête en face de la Madeleine, au bord de la Madeleine. Je suis obligé d’attendre là quelques instants, des minutes, et malgré l’impatience qui m’enfièvre, malgré la peur où je languis de ta venue avant moi, j’attends sans trop de déplaisir, en un recueillement ému et amer.

Il y a des couples qui, le matin, qui tout à l’heure, sont venus chercher en cette église les bénédictions du monde et du ciel, qui ont appelé auprès d’eux les anges et Dieu officiellement et qui se sont éloignés—dans la paix.

Il y a des êtres aussi qui ont passé là, un à un, dans un coffre de bois oblong: ils allaient dormir auprès d’êtres chers—et il y a cette église aussi si longue, si grise, si lasse, lasse de pardons, lasse de confessions, lasse de prières hypocrites, lasse des craintes et des concupiscences, de la misère et du néant que suent ses fidèles sans foi, ses fidèles sans zèle.

Le second omnibus qui m’emmène me fait longer cette église accroupie, mal soutenue de piliers fléchissants, cette morgue d’âmes qui y croupissent, qui y pourrissent et qui y crèvent—car il y a des âmes qui ne sont pas immortelles—heureusement!

Et j’aime m’en venir à notre amour publiquement, dans du peuple, dans de l’indifférence et sauter, par-delà le vain marchepied, de la foule et de la médiocrité en notre intimité, en notre secret.

Tu me gronderais encore si tu connaissais mes omnibus... et tu me gronderais parce que tu ne les connais pas. Tu crois l’univers acharné à notre perte: notre perte n’est désirée que par deux ou trois pauvres diables. Et tant d’horreur, tant de candeur monte—où?—dans mes omnibus! Pauvres femmes sans âge, tannées, ravagées, mangées de soucis, figées dans le dénûment, pauvres hommes d’après-midi, hommes sans atelier, hommes de courses et de démarches qui au lieu d’être rivés à vos travaux, allez, venez, dérangez ce monsieur ou cet autre et vous, jeunes gens qui ne faites rien, et vous, vieillards qui véhiculez vos vieux os, péniblement, vers des soleils improbables, maîtresses de piano et maîtresses d’allemand, vous m’êtes une haie vivante—et si peu vivante—de torpeur, de monotonie, vous êtes ternes pour mieux me préparer à l’éclat vibrant et hautain, à la caresse claironnante et vibrante, à la chaleur chantante des bras que je sais, de la bouche que je sais, des cheveux que je sais.

L’omnibus, lui aussi, gémit des leit-motivs sur les lents et rugueux pavés qui montent, contre le chemin de fer: c’est lourd, pesant et triste comme il convient.

Et j’ai voyagé aujourd’hui en un omnibus presque vide. Ce n’était pas l’heure des promenades suspendues ou du labeur à distance. Nous n’étions que cinq ou six, sept peut-être et «une petite fille sur les genoux» qui ne payait pas sa place, pour des raisons d’âge.

Dès que j’entrai, je sentis son regard sur moi, en moi.

Et son regard ne me lâcha pas.

Ce n’était pas la séduction du miroir sur les alouettes ou de l’œil de serpents sur les gazelles, la froide et féroce séduction du mal, du fauve, de la perfidie. Le regard ne s’arrêtait pas sur un point précis ou sur ma hideur, il plongeait, sautelait comme la petite eût dansé à la corde, se plaisait à mille spectacles, errait parmi mon charme et ma fatalité.

Petite fille, toute petite fille, tu n’es pas la première petite fille qui me regarde et qui me sourit—car tu me souris de quel joli, de quel immatériel sourire, de quel sourire de fleur et d’étoile! J’ai voulu chasser ton sourire parce que j’ai toujours voulu tenter Dieu. Je t’ai fait les gros yeux d’un méchant monsieur qui mange les petites filles: ton sourire a percé mon masque de férocité, tout de suite, et est revenu se plonger au lac sacré de mon amour et ton sourire est devenu meilleur, pour mon effort, pour la peine inutile que j’avais prise et pour la joie que tu devinais en moi, à te voir me sourire, obstinément. Je cueillis en ton sourire toutes les promesses, tous les plaisirs, toutes les nuances.

Pourquoi me souriais-tu, de ton sourire et de ton regard?

Tu me disais—car les enfants savent tout—tu me disais, à travers le rythme de l’omnibus, sans parler: «Petit enfant, tu es un petit enfant comme moi, plus triste que moi et qui joue moins que moi. On t’a cassé tes joujoux dans la main quand c’étaient des spectacles, des héroïsmes, des hommes et des femmes et tu n’as jamais beaucoup joué. Quand tu étais tout petit, il y avait des leçons et la misère pour t’arracher aux jeux de ton âge et plus tard, tu achetas des livres et des lunettes pour les lire, au lieu d’acheter des toupies avec du soleil dessus. Et tu aimes les enfants, profondément, au plus secret de toi-même, parce que tu n’as pas été enfant et que tu l’es, toujours, comme tu serais infirme et les enfants t’aiment, par force, mystérieusement et ils sourient au petit enfant qui est en toi, qui ne fut jamais, qui n’a pas vécu et qui n’est pas mort. Tu as remarqué, n’est-ce pas, que tous les enfants t’aiment, qu’ils te sentent, qu’ils te sourient entre tous les hommes, qu’ils vont à toi, qu’ils se caressent à toi, qu’ils découvrent en toi un frère, un enfant et un dieu. Tu rencontras de petits enfants sur ta route et tu te détournas d’une ironie et d’une critique, d’un lyrisme même, pour être doux envers eux. Il y avait une petite fille que ses père et mère amenaient dans les bars parce qu’ils allaient dans les bars. Et ils y allaient parce qu’ils avaient du talent et que les gens ont du talent pour parler dans les bars, pour sourire à propos et pour rire quand ça fait bien. Ils n’avaient pas d’aversion pour leur petite fille mais elle ne buvait pas encore assez. Ils la laissaient, ils laissaient ses quatre ans sur le tapis et ricanaient d’autre chose. Tu jetas les yeux sur le tapis et tu ne ricanas plus. Tu te laissas glisser, tomber de tes vingt-trois ans aux quatre ans de l’enfant et tu lui dis: «Josette! Josette!» du ton d’un de ses petits camarades si elle avait eu de petits camarades. Tu ne lui demandais pas: «Voulez-vous jouer avec moi, mademoiselle» comme ça se fait dans les squares et dans les serres. Elle te dit: «Nous allons jouer à la blanchisseuse». Tu ne savais pas mais tu ne lui avouas pas ton ignorance. Elle se procura quelque part des serviettes, les numérota, les taxa, discourut dessus et t’interrogea comme, dans les jupes de sa mère, tapie devant l’intrusion d’une femme rouge et d’un panier, elle avait vu et entendu faire, croyant jouer en se souvenant, croyant jouer en se livrant à une mesquine et triste imitation, croyant jouer en se préparant à la vie, au ménage, à la servitude et à la minutie. Et toi qui ne sais pas jouer, tu voulus la faire jouer, vraiment. Tu la fis courir, tu la culbutas, tu la fis rire, tu la fis sauter, tu lui montras d’une fenêtre des gens en blanc qui remuaient des broches et du feu pour sa satisfaction personnelle et tu te roulas avec elle sur le tapis. Tu étais en redingote et c’était fort ridicule: tu n’eus pas honte. Et même lorsque, à un moment, tu fus fâché avec ses parents, tu continuas ses jeux, ayant peur seulement qu’on lui enlevât son plaisir, pour te punir. Les gens ne t’aiment pas: ils sont rebutés par ta mine, par l’inquiétude déchirante de ton âme, trahie par ta face, par les contractions grimaçantes de ton humanité, par ton dégoût, ton dédain, ta timidité, ta fièvre, ton labeur, ta douleur, qui marchent, qui s’exaspèrent, qui s’éternisent. Et tu ne sais pas marcher: tu cours, tu hésites, tu te rattrapes en une chute et tu voles même. Les gens gouaillent autour de toi, raillent tes cheveux, ton monocle, ta lèvre, ton déhanchement, ta complexité et ta naïveté. Les animaux sont plus simples: ils te comprennent, te lèchent, aboient autour de toi comme des complices et des annonciateurs, comme des compagnons de divinité et des francs-maçons d’une maçonnerie qui déborderait—en l’enserrant—l’humanité et l’univers. Et les enfants t’entourent et te tendent les bras.

—C’est que, petite fille, ils sentent à travers moi les limbes et qu’ils sentent qu’en mourant, être incomplet, pas assez impur et pas assez pur, être inconscient, impulsif, instinctif et boudeur, boudant contre son instinct et contre sa pureté, j’irais aux limbes comme les enfants sans baptême et sans crime et que je les retrouverais, les petits enfants et que je jouerais avec eux—enfin. Ils m’apprendraient à jouer. D’ailleurs je ne veux pas me vanter. J’aime les enfants. Ceux de ma génération ne les aiment pas et les fuient. Moi, j’en veux, à moi.

—Tu en auras. Tu vas...

—Petite fille, petite fille, ne poursuis pas. Tu ne sais pas comment ça se fait, les enfants.

—Enfant! Je ne te parle pas. Mais prends-moi comme je suis: je suis un symbole. Tu n’es pas symboliste, tu peux donc t’habituer à rencontrer un symbole en omnibus. Et ça ne t’arrivera pas tous les jours. Mais moi, petit enfant, je t’annonce un petit enfant,—pour bientôt.

—Quand? quand? petite fille...

Mais la petite fille descend car c’est le bureau des omnibus et elle s’éloigne—à si petits pas—tirant bas le bras de sa mère et éteignant dans la foule son sourire qui est le sourire de la Joconde et qui est aussi, dans d’autres tableaux, le sourire de l’Annonciation.

Elle s’éloigne, prophétie à jupons courts, prophétie à demi-place sur les lignes de chemin de fer, prophétie gratuite en omnibus—avec correspondance.

J’ai droit encore à une prophétie puisque j’ai droit à un autre omnibus. C’est un autre enfant, un petit garçon, s’il y a un sexe à cet âge. Il prend à peine le temps de me sourire, du sourire de la même petite fille et entre tout de suite en matière:

—Désirez-vous assez un enfant! Depuis que, petite fille encore, si jeune, si innocente, elle est tombée de son innocence dans les bras de son mari, désire-t-elle assez un enfant! Elle l’a désiré d’abord parce que, encore petite fille, pas encore désaccoutumée des poupées, elle a eu l’ambition d’en avoir une toute à soi, bien à soi, «fabriquée» par soi, d’une possession intime. Elle l’a désiré ensuite, par amour, pour avoir un objet d’amour, pour aimer. Elle l’a désiré ensuite, parce qu’elle ne l’avait pas. Elle l’a demandé à Dieu, puis à son mari, puis au diable, puis à toi. Et vous l’avez cherché ensemble sur les routes où, puisque la morale n’y passe pas, ne passe que Dieu et—son sourire et sa bénédiction. Te rappelles-tu? Un soir de lettre anonyme où tu attendais un omnibus de mélancolie pour pouvoir t’apeurer à ton aise, chez toi, en ton autre chez toi, comme l’omnibus (ta vie, ce sont des omnibus) ne venait pas, un camelot promenait des bébés en peau de lapin qui dansaient avec des grelots et des ficelles. Il te dit: «Monsieur Maheustre—il te connaissait parce que tu es au centre du monde et l’on te connaît sur le boulevard—achetez-m’en un pour vos enfants.» Il gouaillait mais tu fus ému, à crier, à pleurer. Cet homme qui, ce soir de solitude, ce soir de lettre anonyme où tu voulais errer anonyme toi aussi, t’enfuir et te terrer loin des dangers et des craintes, venait à toi, t’appelait par ton nom, te parlait de postérité, qui, comme dans la Bible, te prédisait que tu reverrais ton épouse et que tu ne serais pas stérile, vaguement, profondément, en vrai prophète, qui te prédisait une union féconde, en trois mots humbles, sembla te vendre un talisman, sembla te venir de Dieu. Tu fus prêt à te prosterner devant lui et si tu lui marchandas son jouet, c’est parce qu’il y avait du monde, qui tu n’avais pas d’argent et que toujours tu aimas tenter Dieu. C’est encore pour renier le divin que le camelot t’avait vendu sur le boulevard avec une poupée de pacotille, que tu la glissas, ta poupée, dans le lit, pour effrayer, pour amuser l’attendue,—mais celle que tu attendais ne vint pas parce qu’elle était en terreur et parce que tu n’avais pas été poli envers l’oracle fourré! Tu t’es lavé, depuis, de ton péché par des larmes et tu as su, décidément, qu’il fallait respecter les enfants jusque dans le frisson de l’espoir et jusque dans le crépitement du leurre. Imagine-toi donc que la récente absence de ton amoureuse, ce fut une retraite au bord de l’événement. Embrasse-la sur le front, suivant un cérémonial nouveau puis...

—Petit enfant, je t’ai entendu avec patience. Je t’ai laissé disserter sur des choses que tu feras bien d’ignorer quinze ans encore. Ne continue pas. Je n’ai pas horreur des symboles et je consens aux ratiocinations mais je ne consens ni à l’indécence ni à la réglementation du mystère. D’ailleurs tu descends: tu es arrivé. J’ai encore du chemin: sans adieu.

Je vais voyager dans le vide et dans le silence, comme il convient. Je ne veux pas penser car j’aurais trop à penser, pensées humaines, pensées légales, pensées mystiques: merci.

Et je suis arrivé: je vais attendre—sans plus.—Eh! si! j’attends plus: je ne sais pas.

Et pour m’interdire la torpeur, voici des enfants qui jouent contre mes volets. Enfants que je ne vis jamais et que je ne veux pas voir. Enfants qui ont troué de leurs cris le plan de notre délice, enfants qui s’amusent, qui font des farces, qui frappent le volet, qui étendent leur murmure dans la rue comme du linge frais.

Mais vous ne me troublez pas et vous ne m’êtes pas odieux aujourd’hui, enfants. Vous êtes postés comme des sentinelles le long de mon paysage, le long de mon horizon, et, de votre innocence effrontée, de votre innocence polissonne et grossière, vous gardez chez moi Dieu, le miracle et l’infini. Et vos chants se fondent dans la rue, vos refrains empruntés à vos mères et aux amants de vos mères deviennent une seule chanson d’immortalité et une hymne.

Vous êtes un chœur antique, un chœur unique, un chœur hermétique et prédestiné, le chœur des limbes, le chœur de fécondité.

Vous devancez la venue de Claire et vous entourez, comme en des légendes et des épopées son approche, des joyeuses trompettes de vos âmes, des lyres secrètes de votre candeur.

Chers enfants inconnus, comme je vous aime et comme vous m’êtes précieux, à travers mon volet: car je n’attends pas, car, retiré derrière votre chant, grave, ému, je me prépare peu à peu, liturgiquement, magnifiquement.

Vous nuancez votre musique: ce n’est plus un prélude, un appel, un encouragement, ce n’est plus le chuchotement complice qui dénonce, qui trahit, la sonnerie hypocrite qui confirme, c’est une fanfare qui éclate, qui accompagne, une fanfare d’escorte, une fanfare triomphale, une fanfare vivante et féconde—déjà—d’où tu jaillis, chérie, d’où tu te précipites parmi mes baisers, et une fanfare qui s’infléchit, qui s’adoucit, qui semble s’apaiser pour devenir plus triomphale et pour enlacer notre étreinte, comme des roses soudaines d’harmonie...


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