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L'Holocauste: Roman Contemporain

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V

«CELLE QUI EST TROP GAIE.»

—Je ne t’aime pas assez.

—Qu’est-ce qui te prend?

—Toi.

—Pas assez?

—Non. Pas assez. J’ai réfléchi à ça sur mon omnibus.

—Je t’avais pourtant défendu...

—Je l’ai tout de même assiégé et occupé.

—Pour me désobéir? Pour te faire remarquer?

—On ne remarque pas les gens en omnibus.

—Et tes voisins?

—Ils ont à penser à eux.

—Enfin, puisque tu as songé à moi en omnibus, ça prouve que tu songes à moi et que tu m’aimes.

—Je ne t’aime pas assez.

—Encore! Tu viens de me raconter que, de ne m’avoir pas rencontrée avant-hier, tu es devenu aveugle, que mon absence hier t’a rendu fou: c’est bien, que veux-tu de plus?

—Toi d’abord.

—Tu m’as.

—Et je veux plus. De l’omnibus, pour ne pas faire attention aux voisins que tu me reproches, pour ne pas les laisser me parler, je causais avec Dieu. Je lui disais: «Fais-moi la grâce d’aimer celle qui m’aime. Je suis jaloux d’elle. Elle m’aime plus et mieux.»

—C’est vrai.

—N’est-ce pas? n’est-ce pas?

—Mais oui. Pourquoi m’obliger à t’aimer plus que tu ne m’aimes?

—C’est que tu es trop gaie. Tu ris. J’aurais voulu te voir triste pour les journées que nous avons perdues.

—Nous ne les avons pas perdues, mon ami: elles t’ont apporté de la tristesse, de l’horreur, elles t’ont blessé. Et je te retrouve aujourd’hui et j’ai pu venir vers toi et nous nous disons des choses dans les bras l’un de l’autre et j’ai ta chair sous les mains, sous les lèvres, j’ai ton cœur, là, qui s’inquiète, qui tâche à s’inquiéter près de mon cœur, j’ai ton ennui de petit enfant, j’ai ta mauvaise humeur, ta bouderie contre le bonheur: que veux-tu encore?

—Je veux t’aimer.

—Ah! mon chéri, aimons-nous en joie, aimons-nous en un tumulte, en une exaltation, en une allégresse. Tu me connais pourtant et tu sais combien j’ai besoin d’intimité, combien j’ai besoin de secret, d’être seule avec toi. Eh bien! aujourd’hui mon amour me semble bruyant, presque public, tout de clameur et de puissance. Il éclate, il se lâche, il hurle, il rit.

—Chérie, chérie!

—Eh! quoi, il aurait fallu commencer par m’aimer comme un saint sacrement, par m’aimer en un songe, de loin, de si loin...

—Je t’ai aimée de si loin et en un tel songe...

—Ça t’a passé?

—Non, ça ne m’a pas passé. Je te caresse, je souffre, je te touche, j’exaspère sur ton cœur et sur ta chair, ma chair et mon cœur—et mon songe dépasse, déborde mon délice et mon songe, comme un halo, comme une ténèbre épaisse couvre tout, vague, vole, emplit le monde.

—Sois sincère: tu m’aimes et tu m’aimes bien, tu m’aimes fortement, en homme, et ce qui vaut mieux, en enfant impatient, fou, avide, qui pleure et qui trouve une furie, une fièvre nouvelle et féconde en pleurs et tu m’aimes, mieux que tout le monde, mais comme ferait tout le monde.

—Chérie, chérie, aie de la pitié pour les heures et les jours que j’ai passés sans toi, à t’attendre. Aie pitié de ces heures si longues, si lentes, de ces heures de néant et de souffrance, où ma vie venait expirer à mes lèvres en un baiser, un baiser que je ne te pouvais donner. J’ai les lèvres gercées de ne pas t’avoir embrassée.

—Et tu m’embrasses lourdement, étroitement, d’un baiser pointu, aigu, qui cerne, qui se multiplie et qui s’éternise.

—Ne fais pas attention, chérie, et pardonne-moi ma férocité.

—Je ne te la pardonne pas, je l’aime. Je ne l’excuse pas car c’est ta seule excuse et ta seule raison de vivre. Et pourquoi sommes-nous ici, s’il te plaît?

—Chérie, chérie, nous sommes venus ici nous mettre en dehors de l’humanité, nous sommes venus ici être des dieux, des dieux de tristesse.

—Zut!

—Chérie, chérie, pourquoi ne plus être toi-même? Tu es sortie de toi comme, un jour de sortie, on sort de son couvent de pudeur et de pureté. J’ai remarqué que seule au monde et parmi toutes les femmes, tu étais femme du monde, que tu savais t’avancer avec la grâce de la décence, que ta démarche était parfaite comme la beauté. J’ai vu des filles dont les hanches saillaient, valsaient, perçaient l’étoffe, le décor, les rues, le siècle, et dansaient le cancan, dont les hanches avaient l’air d’être en vedette sur une affiche de music-hall et qui roulaient, littéralement, des filles qui ne savaient que faire de leurs mains, qui avaient une marche d’attente, de provocation, même quand elles ne voulaient pas, et d’abandon dans la honte, des filles qu’on tutoie de loin, par nécessité, pour les tenir à distance. Toi, on est toujours tenté de te dire: «Vous.»

—Pas toi?

—Oh! moi, je tutoie Dieu. Mais chérie, te rappelles-tu les belles, les nobles lettres que tu m’écrivais? La tendresse s’y haussait à l’héroïsme et c’était une sérénité ardente et pure; le sentiment s’y haussait à l’idée et c’était profond et grand et le cœur y devenait de l’âme. Je me sentais tout petit devant tes lettres: je t’y découvrais sainte et martyre et si innocemment, si furieusement, si savamment maternelle! Tu m’enveloppais de conseils, en même temps que tu me lançais ton lyrisme, et ton lyrisme s’éployait et me dépassait, s’enfonçait dans le mur et dans le ciel: Je pleurais de n’être pas digne de toi, de ne pas être aussi poète, aussi grand que toi, de ne pas pouvoir t’aimer autant que toi. Femme, femme, ta ferveur, ta foi, toute la religion qui éclataient à chaque mot, qui se fondaient en tous les mots d’amour, qui faisaient de tes lettres un globe d’or, d’or subtil, d’or liturgique s’enfonçaient en moi comme des pointes de remords, me revêtaient d’un cilice de honte. Moi qui croyais si peu, qui croyais par saccades, hystériquement, moi qui...

—Laisse ça: tu ne m’humilieras pas. Je t’ai.

—Chérie, chérie, tes belles lettres, tes belles pensées, tes images, ton acceptation résolue de l’amour et de ses dangers et ta timidité devant l’amour, tu n’imagines rien de plus joli, de plus délicat, de plus fort.

—C’est le désir qui me dictait mes phrases. Laisse ça.

—Mais, chérie...

—Ou laisse-moi. Ne sois pas hypocrite. N’aie pas à la fois le plaisir, tout court, et le plaisir de te faire de la peine et de m’en faire. Je suis toujours la femme ancienne, la femme de tes rêveries, de tes psychologies, de tes poésies. Mais je suis gaie aujourd’hui: je veux rester gaie et je veux que nos lyrismes soient des lyrismes en action. Et toi aussi, petit Tartuffe du sentiment!

—Eh! oui, chérie.

—Ne dis pas ça comme ça. C’est à ton corps défendant que...

—Tu vas faire un calembour de fille.

—Tu es dur aujourd’hui pour les filles. Tu m’as écrit des lettres où tu les plaignais et tu rêvais à moi au milieu d’elles. C’était très bien. Qu’as-tu donc?

—J’ai que tu es trop gaie. En ces deux jours où je t’ai espérée et où j’ai désespéré de toi, toute mon existence est revenue et tous mes malheurs m’ont repris, de frais, m’ont secoué, m’ont courbé, m’ont empli, m’ont enduit de leur glu méchante.

—Tu n’es tout entier qu’une plainte. Il te reste les yeux pour pleurer. Tu permets que je les embrasse?

—Tout de même. Fais vite.

—Ah! ah!

—Quoi?

—Ah! ah!

Je ne puis en tirer autre chose, avec des caresses et des baisers et la plus qualifiée fureur amoureuse. Elle tient tant à être gaie, elle est si fatalement gaie aujourd’hui que, n’ayant rien pour me répondre, elle rit, pour ne pas parler, pour ne pas entendre. Elle ne veut rien savoir sinon qu’elle est là—et moi.

Et ce sont des rires qui volent, qui m’enserrent, qui crépitent, qui éclatent sur moi, avec des baisers, qui entrent en moi, avec des baisers, qui fusent de moi, avec des baisers, c’est un bain de rires et il y a des rires en ses bras, en ses mains, en ses cheveux, dans tous les plis de ses vêtements.

Je n’ai jamais été plus malheureux. Car ces rires me prennent et je vais rire moi aussi, je vais être joyeux, nerveusement, sauvagement et cette chambre va être joyeuse—qui n’est pas faite pour ça.

Cependant la rieuse se lève, se campe, toute droite et rieuse: «Tu n’as rien à me demander?»

—Tu veux que je te demande de te déshabiller?

—Ou veux-tu que je te jette mes vêtements à la figure?

—Je vais te déshabiller moi-même.

—Tu vas te fatiguer.

Et les agrafes sautent, avec des rires encore, des rires dans les cordons qui se dénouent et qui rament, des rires dans le tournoiement des choses blanches et des choses bleues qui s’évident, qui meurent, qui tombent sur le fauteuil, des rires dans les hauts de meubles, des rires dans la lampe et un rire, un rire blanc, un rire rose, un rire en relief, un rire d’harmonie, un rire de chair, de lumière, de grâce, de ferme jeunesse résolue, son corps qui se dresse, qui s’infléchit, qui s’affirme et qui, tout de suite, disparaît, se voile, se drape... dans un drap.

Ah! maintenant, chérie, ne fais pas d’effort pour m’égayer: la voilà, la gaieté, la gaieté tyrannique, la gaieté jumelle, la lourde et pire gaieté qui m’a pris, qui m’a tordu,—et le lit est un lit de rires. Nous rions pour rien, pour nous, pour tout, nous rions comme des enfants, comme des démons, nous rions comme si nous accomplissions un sacerdoce. Rire qui se varie, qui varie le labeur et la peine de notre volupté, qui se greffe sur notre volupté, qui jaillit de notre volupté, qui la voile, qui la viole, un rire qui se glisse en notre étreinte, qui nous sépare, qui nous unit, qui nous soude, qui nous confond. Ce n’est pas un rire épileptique: c’est la nature qui tour à tour gazouille, crie, s’alanguit, vibre en lui, c’est un rire excusable.

—Mais pourquoi rions-nous?

Nous sommes de petits et clairs animaux mais des animaux qui rient.

Et quand tout est consommé, roidie et électrique, les yeux clos laissant filtrer un éclair trouble, les cheveux comme métalliques, le corps gaufré, la bouche durcie en sa lassitude avide, les bras ouverts, lâchant et retenant à la fois, le nez spasmodique, tu ris encore et je ris encore et nous sommes un monstre qui rit, qui rit de partout, malgré tout, malgré soi, qui ne rit plus que pour rire et qui va recommencer pour rire encore, qui va fuir de son épuisement pour rire et nous sommes une machine à rire, un rire bossué, crevé, échevelé, ruisselant, épars, un rire de sueur, de satisfaction, de désir, un rire d’horreur et d’éternité.

Nous ne sortons de notre rire que pour y rentrer, pour rire plus fort, après avoir dit—en riant—des bêtises. Comme j’ai fait, de profil perdu, quelques grimaces, pour l’oreiller, pour le lobe de ton oreille, pour un peu de tes cheveux et pour ton œil aussi qui regardait de biais, tu m’as dit: «Avez-vous fini, monsieur singe?» du ton d’un clown anglais et je me suis précipité sur ce «monsieur Singe». Je te l’ai renvoyé, en un baiser rieur, je te l’ai appliqué sur la joue et sur le cœur, de deux baisers, je t’en ai barbouillé le visage, le corps et l’âme, de trois, de dix, de cent baisers.

Et nos rires sont devenus des rires de panthères sans méchanceté.

Tu m’as menacé:

«Répète un peu.»

J’ai répété.

Tu as ajouté:

«Tu vas voir.»

Et j’ai vu.

De tes ongles, tu t’es amusée longuement, patiemment à m’égratigner la poitrine et le dos. Je m’obstinais, riant plus fort: «Monsieur Singe! monsieur Singe» et tu t’obstinais, aiguë, les dents serrées, m’égratignant, sous mes baisers, sous mes rires, pour avoir à rire encore, plus fort, de toi, de moi, pour avoir à me plaindre et à me soigner en riant.

Nous avons continué à nous aimer en riant; nous avons ri pour toute notre vie et pour la vie des autres—et ça a duré une heure, une heure et demie—pas plus.

Tu t’es habillée de rire, tu m’as mordu d’un «Au revoir» en riant et ç’a été une fuite de rires et des rires qui restaient aussi—pour moi.

J’en ai eu pour mon omnibus, j’en ai pour mon dîner, j’en ai pour ma nuit, pour...

Mais qu’est-ce que cette lettre? Une écriture contrefaite, épaisse, insistant sur sa vulgarité et sa pesanteur. Et des lignes lâches: «Mme Claire T... est restée avec vous aujourd’hui dans un appartement dont vous aviez la clef. Prenez garde à moi: je ne vous lâche pas, attendez-vous à tout.» Pas de signature, naturellement. Carte-lettre qui se tourne, qui s’ouvre, qui se ferme, qui offre toujours aux yeux la même ignominie. Je n’aurais pas imaginé que le service des postes fût aussi rapide. Elle m’est venue si vite, cette lettre!

Il doit y avoir un service spécial des postes pour les canailles, contre les âmes et contre les cœurs.

Mes rires? où sont mes rires? j’en avais horreur tout à l’heure. Il me les faut maintenant.

Ils sont loin.

Et elle est loin aussi, la rieuse. Et, si loin, elle a dû recevoir la même lettre, aussi ignoble, aussi rapide. Je tâche à me représenter son dégoût, sa terreur.

Je ne revois d’elle que son rire.

N’aie pas peur, n’aie pas peur, chérie. Je suis là—mais lui, eux, où est-il, où sont-ils, où se cache cette chose qui a écrit cette lettre, cette chose qui se terre pour se lever sur mon chemin, sur ton chemin, pour nous épier, pour nous suivre, qui monte la garde, la méchante garde devant notre bonheur et qui lance sur lui les mots qui arrêtent, qui souillent, les mots qui ont vu, les mots-témoins qui ricanent, les mots-valets qui trahissent, les mots qui accusent, qui reprochent, qui menacent, qui condamnent,—sans mandat.

Peu m’importe ce papier, peu m’importe le nom de l’infâme. Je le défie en son anonymat, je le défie, unité, et je le défie, légion: je ne veux rien suspecter parce qu’il me faudrait suspecter tout le monde, parce que tout le monde, n’importe qui, peut se glisser le long d’un secret, peut lire et voir à travers, peut baver dessus sans savoir, parce que tout le monde peut être au courant de tout, parce que le mystère, l’occulte ne choisit pas, se prostitue au hasard, se livre et livre les gens au hasard, parce que le mal, la haine, l’envie, la perfidie inutile est partout, parce que la trahison est nationale et internationale, qu’il suffit d’avoir du bonheur pour être perdu, qu’il suffît d’avoir du cœur pour sembler insulter ceux qui n’en ont pas, la foule, le monde, l’univers.

Homme ou femme qui as écrit, qui as vomi cette lettre, sois tranquille; elle ne servira de rien.

Demain, tu me verras monter chez moi, chez nous à pied et je m’éventerai avec ta lettre, de ta lettre, je me jetterai de la boue, de la honte, de l’humanité au visage, pour m’éveiller, pour ne pas m’endormir et m’ensevelir en mon lyrisme, en ma félicité, en ma divinité.

Mais elle, elle, «Madame Claire T...?» Je l’évoque courbée sur cette lettre, courbée sur ces menaces, sous ses craintes; je l’évoque broyée, s’abandonnant, mourante. Non! je l’évoque riant, je ne puis me rappeler d’elle que son rire! J’ai possédé un rire, je suis l’amant d’un rire, je suis un demi-rire! Tes cheveux! ta bouche! tes yeux! Je ne les revois que mourant, s’échevelant en un rire et tu ris sur cette lettre, tu ris dans cette lettre, chérie, chérie...

Tu n’es pas venue—et c’était inévitable. Tu avais reçu la même lettre, la mienne, son reflet de haine et tu t’en étais affolée. Tu n’as pas osé crâner, tu m’as envoyé un télégramme qui m’est arrivé, j’en suis sûr, en voletant d’effroi jusqu’à moi, sans porteur, sans autre intermédiaire que ta peur du danger, un télégramme haletant, craquelé, d’une haute et courte écriture se pelotonnant, cherchant à s’échapper, flageolante et vide, un télégramme éploré, un télégramme d’agonie—et j’ai imaginé, malgré moi, ton rire autour.

Cette chambre est pleine de rire, encore, d’un relent de rire que je sens, que je vois. J’ai acheté un petit abat-jour pour le voir moins, j’ai essayé d’écrire pour moins entendre: le rire a percé l’abat-jour, a percé mes oreilles.

J’ai fini: le rire m’a suivi.

Sois content, anonyme: tu as réussi. Et tu ne savais pas que, avec toi, contre moi, il y aurait son rire à elle et mon rire, le rire qui t’a bravé, qui t’a attiré, le rire néfaste qui t’a créé et engendré tout armé, gros de larmes, inépuisable d’horreur.

Il faut pourtant que je sache qui tu es, anonyme. Tu peux être plusieurs: des gens m’en veulent, parce que je n’ai pas voulu d’eux et de leur amitié, d’autres parce qu’ils n’ont rien à faire. Des voisins, des confrères ils sont trop! des domestiques, des filles!

J’ai une piste.

Ils sont deux qui vivent ensemble, en une tour d’ivoire qui est une tour de soleil et une tour de lune, une tour de marbre ou plutôt une tour d’immatérialité mauve car la lune et le soleil et les étoiles, c’est encore trop grossier pour eux. C’est le frère et la sœur: ils sont poètes puisqu’ils sont frère et sœur et qu’il est poète.

Ils se nomment Tristan et Iseult sans effort, sincèrement, de par la volonté de leurs parents qui, les premiers entre les premiers, avaient entendu Wagner—dans le texte.

Blonds comme on n’est blond que dans les légendes, beaux comme on est beau dans l’au-delà, si purs en leurs regards, leurs gestes, leur démarche et leurs doigts, si visiblement vierges, si ouvertement ingénus et désabusés, célestes de naissance, anges par vocation, ils sont harmonieux en leurs discours et leurs silences et chantent quand ils veulent parler. Leur affection est pour tous ceux qui les connaissent une consolation de l’existence et un avant-goût de l’au-delà. Nonchalamment, dédaigneusement, ils égrènent un chapelet de sublimités, et épandent, sans la couper, la beauté en des phrases qui se dorent de tous les ors et se doublent de tout azur. Rien ne trouve grâce devant eux; que dis-je? rien ne les blesse, rien ne les touche, rien n’existe que les idées, les utopies et les ailes. Assis en leurs hautes chaises, ils rêvent mollement, imperturbablement, comme ils prieraient. Tristan a permis à des fidèles de lire des poèmes lyriques, sans violence où l’élégie—la plus noble élégie venait attendrir et nuancer de discrétion l’audace de son génie.

Quant à Yseult, elle est musicienne et transpose les musiques pour séraphins, pour monades et pour Dieux. C’est un délice vivant et si peu vivant, c’est une extase ambulante, si peu, qui ne sait pas ce que c’est que les rues, qui ne sait pas ce qu’est le chemin de fer, ce que sont les bateaux à vapeur et qui erre dans les forêts, sur les mers et dans les clairs de lune après y avoir été amenée par l’envol d’une Chimère.

Eh bien! ce couple, cette extase, cette immatérialité, c’est ma lettre anonyme.

Chacun a écrit la sienne, lui et elle, chacun a espionné, lui et elle, moi et toi, chère, chère «Madame Claire T...!» Claire! Prénom que je n’ai jamais prononcé, prénom devant lequel j’ai hésité! Il ne vous a pas émus, misérables, ce prénom magique, il ne vous a pas retenus comme au seuil d’une grotte enchantée, comme au seuil du paradis lumineux? Ah! ah! un mot, un mot de plus, à ajouter aux mots qui frappent et qui font saigner, un mot bref, qui ne fatigue pas. Et votre main l’a craché, votre main de scandale et de ténèbre.

Canailles! canailles!

Chaste et pâle Tristan, je ne sais pas si tu as aimé ma maîtresse ou si tu l’as désirée—je ne suis pas de ces gens qui peuvent établir une distinction, une gradation, un pont entre l’amour et le désir et qui peuvent entre eux jeter un précipice—, je ne sais même pas si, pour parler le style de la Bible, tu l’as convoitée: je sais que tu l’as obsédée de ta mélancolie, de tes plaintes, de ton néant lacrymatoire que tu prodiguais, de ton infortune, de ta souffrance, que tu l’as souillée de tes supplications et de ton désespoir, que tu as exercé sur elle le plus effroyable chantage à la tristesse, le chantage à la pitié, le chantage à la fraternité, le chantage à l’âme-sœur.

Et, de ta Tour d’ivoire, tu es descendu dans la rue, tu as bu chez des marchands de vin et le peuple t’a marché sur les pieds, a grouillé autour de toi et sur toi, tu as attendu en des coins d’ombre, en des murs gras, tu as suivi des omnibus, tu as filé des fiacres, et ta sœur—ton rêve de sœur,—a sali ses souliers dans des ruisseaux, courant, suant, se tachant, culbutant pour le plaisir, pour le plaisir de trahir.

Dévouement? A toi.

Ah! c’est beau! c’est très beau!

Mais ne me demande pas d’admirer—puisque tu ne peux même pas me demander de te punir, puisque tu m’es sacré—à cause de ta trahison, puisque, étant entré dans mon secret par la petite porte, la porte de l’assassin, tu fais partie de mon secret, comme le meurtrier qui, après avoir tué le prêtre en son église, demeurait en sûreté en cette église: jouis du droit d’asile et va... va...

C’est moi qui fuis: il me semble que tu es tapi en cette chambre, et que tu emplis cette chambre. Non.

Il y a une voix qui entre ici, une voix basse, gluante et pointue, une voix où tout tremble, où tout implore:

—La charité, messieurs et dame!... pauvre vieillard de soixante-quinze ans, incapable de gagner sa vie!...

Je ne puis pas voir, je ne puis me préciser la hideur grimaçante et chenue de cet homme, sa sordide sérénité. Cette vieillesse qui traîne dans la rue, cette misère croupissante, cette désolation qui, des confins de la vie plonge dans la mort, se précipite dans ma chambre et, sans me menacer, me prend, me prend pour toujours, voix d’outre-tombe qui prolonge la misère, qui m’offre toutes les misères, qui m’entraîne dans les mailles du filet de Misère.

Y aura-t-il une place en ma chambre pour ton évocation à toi, chérie, pour ta haute et câline apparition, pour chasser d’ici la trahison et la détresse? Apercevrai-je, en un mirage consolant, ton pensif visage d’espoir? Ah! je t’aperçois et je ne perçois qu’un rire, un rire éclatant, sans pensée, un rire effroyable, ton rire, notre rire d’hier!

Je fuis, je fuis plus ton rire, ton effroyable rire que tout le reste, ton rire qui clame, qui s’étend sur la trahison et sur la misère qui, plus effroyable, ensevelit en lui—pour les ressusciter—ma douleur, mon trouble et mon inquiétude.

Je me suis arrêté à la terrasse de café où je me suis arrêté déjà, où j’ai rencontré ton mari, où je le rencontre encore. Cette fois-ci, je lui ai demandé:

—Votre femme va bien?

d’une voix tordue et brisée, sèche comme la fièvre, âpre et courte comme la peur, et je me suis approché de lui, tout près, pour boire ton image en ses yeux, pour lui voler ton immédiat souvenir. Il m’a répondu:

—Oui, très bien.

Et les larmes me sont venues. C’est que je subissais ton martyre, chérie, ton incessant supplice de dissimulation et de simulation, ton effort pour paraître calme et joyeuse, joyeuse et—j’en étais sûr,—tu pleurais maintenant, tu t’effarais, tu t’affolais à ton aise, loin de ton époux—qui était là.

Et je t’évoque...

C’est ton rire qui me frappe en plein visage, ton rire jaillissant de ma mémoire, jaillissant du passé pour m’éclabousser et m’éclabousser de sang, ton rire s’égrenant, glougloutant, menu, compact, total.

Une vieille femme, genoux fléchissants, allonge sa face, son cou plissé, ses rides vers mon cou:

—J’ai quatre-vingt-six ans, jeune homme, tousse-t-elle si lentement, et j’ai faim.

Ton rire, chérie, ton rire fuse derrière la vieille femme, l’auréole d’une auréole malfaisante et je me recule de ce cadre de rire, de cette niche agressive de rires.

La vieille femme ramasse ses vieux membres et ses vieilles rides, comme elle ramasserait des sous, et s’en va, d’un pas usé, du pas dont un revenant s’en retourne vers la tombe—où il était mieux. Elle n’est pas triste—elle ne peut plus être triste—elle a connu tant d’échecs!

Je me rue sur elle, à travers le fantôme de rire, je lui donne convulsivement des pièces de bronze qui débordent son attente; et des remerciements pénibles, trop de remerciements, filtrent vers moi, des remerciements qui me font peur, qui m’apportent le malheur, qui m’attirent de plus en plus dans le chemin de misère et qui m’y clouent...

Et ton rire, chérie, me suit dans mon taudis solitaire, en mon petit lit à moi, se glisse entre mes camarades, vole de mes livres, de mes cauchemars, de mon sommeil.

Ne ris plus, ne ris plus, chérie! Mais on ne commande pas aux absents!

On ne commande pas au passé quand il revit.

Ton rire, je le retrouve dans les rues, dans les aboiements des chiens, dans les rires même qui fleurissent dans les rues, les rires des petites ouvrières, des filles, des oisifs et des sergents de ville.

J’ai rêvé à ton enfance, chez nous, et ton rire a revécu dans tes rires d’enfant; j’ai rêvé à ta ville natale, à cette dormante Péronne, si triste, si légendaire, si enfoncée dans les siècles—et des rires se sont égaillés de ses tours, des rires ont glissé des jours de ses dentelles, ont passé à travers ses batistes, ont crépité sur ses marais, ont rougi ses briques, ont bondi des murailles, de ses couvents, rires vert-de-grisés, rires nostalgiques, rires millénaires; des rires de bronze ont été chassés de ses canons encloués, des rires se sont élevés de ses tourbières, des rires ont été secoués par les cloches de ses églises et des rires se sont échappés, en boitillant, des rires étroits, de son hôpital.

J’ai rêvé à ton père mort jeune, à ta mère sitôt morte et des rires ont violé leurs cercueils; je t’ai évoquée, jeune orpheline: rires en cornette, rires en crêpes, rires partout!

Et notre chambre est trop étroite pour tous ces rires et mon cœur est trop étroit pour leur amertume: je ne puis les cracher, ces rires, avec des larmes. Je ne puis pleurer, comme un vieil homme, pleurer les larmes qui toussent, qui hoquètent, qui écartent.

Et huit longs jours m’encagent en tes rires, huit jours sans nouvelles, huit jours de rage, de douleur et d’impuissance qui s’étirent entre l’attente d’une lettre d’amour et l’attente d’une lettre anonyme, huit jours raidis, huit jours qui retombent, l’un après l’autre, usés sans avoir servi.

Je t’envoie du courage, poste restante, et—n’est-ce pas?—tu n’oses pas retirer mes lettres et tu vis, cloîtrée en ta terreur, haletante, guettant l’arrivée de ton mari pour te mettre à sourire, longuement, et pour figer sur tes lèvres ce sourire difficile, ce sourire de momie torturée?

J’entends ton rire sourdre de mes mots qui se débattent et qui hésitent en leur appel, sourdre de mes désespoirs, sourdre de la fatalité qui nous étreint, qui nous sépare, qui nous précipite loin de l’autre après deux baisers contrariés et disjoints.

Je veux travailler, tracer des mots indifférents: ton rire, ton rire, encore!

Ah! chérie, reviens pour que je ne t’entende plus rire!

Tu reviendras.

J’ai reçu une lettre de toi, enfin, une lettre de tendresse, de récriminations, de reproches sanglotants et d’étreintes contenues et sanglotantes aussi, une lettre ratiocinatrice, de belle et large raison et d’une passion si exacte, si jolie, si noble, si stricte, lettre digne d’une matrone romaine et d’Eloa, de Mme de Sévigné, de Mlle de Lespinasse, lettre d’héroïne et de martyre.

Et ton rire, ton rire infatigable, l’encadrait, tournait autour.

Je cours au rendez-vous que tu m’as donné pour tromper ton rire.

Par un caprice, par une prédestination, par un exquis sentiment de pudeur, de poésie et de lointain, tu m’as dit de t’attendre au Trocadéro, au milieu de la galerie.

J’y devance l’heure que tu m’as indiquée, je m’y morfonds, je m’y affole. Jamais je n’eusse cru à un tel nombre de galeries.

C’est le labyrinthe même.

Pour y retrouver la frêle Ariane qui veut y renouer le fil de notre fable, j’erre, j’erre solitaire—et pas assez solitaire. Des gens tournent et montent qui sortent de je ne sais où.

Et les dieux captifs ne sortent pas pour me protéger, pour m’encourager. Des allumeurs de réverbères et des agents s’y relaient et la pauvre rouille des arbres et la triste blancheur des statues, le jardin chauve en contre-bas, sous la lividité des pierres et des arches, des voûtes et des portes, des colonnes et de l’écho, tout se mue en des rires, en ton rire, chérie, ton rire qui se courbe, qui tourne, qui monte, qui descend, qui s’engouffre du jardin sous la galerie, qui, des portes closes, se rue dans la galerie, ton rire qui, des bouches invisibles des dieux hindous aux bouches muettes des agents, des vagabonds et des allumeurs de réverbères, aux bouches blanches des statues, des troncs des arbres aux feuilles-fantômes, prend tout, roule sur tout, agite tout, valse—en quelle valse immense, redoublante—de l’écho au crépuscule, et grandit avec la nuit.

Je vais d’une sortie à l’autre sortie et je reviens: ton rire tue les minutes! tant de minutes sous lui, s’en nourrit, s’en engraisse, ton rire déborde ces voûtes, déborde ce jardin, galope jusqu’au Champ-de-Mars, jusqu’en haut de la Tour Eiffel et retourne à moi en une poussée, en un soufflet gigantesque, le soufflet de tout l’enfer, de toute la méchanceté, de toute la bassesse humaine, le soufflet dont le démon souffletterait l’idéal et ton rire spasmodique, haletant, précipité me frappe et s’éloigne pour me frapper encore, pour me prouver que je n’ai plus rien de toi, pas même le souvenir et la mélancolie.

Ah! merci! chérie! tu te jettes contre ton rire: c’est toi, c’est toi! Te voilà!


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