L'Holocauste: Roman Contemporain
III
LE TROU AUX LETTRES
—Mon cher amour (c’est pour me faire plaisir à moi, c’est pour moi que j’écris: mon cher amour et je ne sais si vous me le permettez et je ne sais si vous êtes digne encore de ce nom et je ne sais si vous lirez ma lettre) mon cher amour, je t’écris pour ne pas crier, pour ne pas crier ma tristesse et mon horreur à tout le monde, comme, tout de suite, je viens de pleurer devant tout le monde. Ç’a duré une heure, je crois: des gens se relayaient autour de moi qui tâchaient à me consoler et ça me faisait pleurer plus fort. Il y en avait qui t’avaient vue et c’était un engrais à ma tristesse et il y en avait qui ne t’avaient jamais vue et je me lamentais à la pensée que jamais ils ne comprendraient pourquoi je pleurais. Si je me suis arrêté, c’est que je n’avais plus de larmes et voici que je gratte le papier comme on gratte la terre en une attaque d’épilepsie, voici que je me lâche et que des ongles de mon cœur, de mon cœur en lambeaux, de mon veuvage irrité, de ma crainte pour toi, de ma crainte pour ce que tu portes en toi, de mon impuissance et de ma colère, de ma faiblesse et de mon désert, je déchire ce papier, voici que ma main, la main qui tient cette plume s’irrite, se cabre, se déchaîne de tout cela et voici que je t’appelle dans de l’encre, ainsi qu’en un cachot, sachant que tu n’entendras pas, que ton cœur seul entendra, s’il veut, et que je ne puis te parler que de mon cœur à ton cœur parmi tant de dangers, tant de mauvaises volontés—et la tienne. Mais je t’aime. Il fut un temps où le bonheur m’emplissait tant, me murait si étroitement que je ne trouvais que ces trois mots, que ces trois mots seuls échappaient à la molle et muette apothéose de mon être. Et ces trois mots, de leur boucle d’infini, me sont aujourd’hui la bouée de sauvetage où je tâche à m’accrocher en l’effroyable naufrage de ma connaissance et de mon être, où je me hisse pour échapper aux profondeurs glauques et électriques d’une mer méchante et c’est le talisman, le talisman veuf qui me reste après la ruine, en une agonie. Ce sont les paroles magiques que j’écoute, les mauvaises paroles, les paroles dont j’écoute la folie, les paroles de belle et pure folie dont je chasse les folies horribles et lourdes. Et c’est le refrain dont je berce mon enfance soudaine, épuisée, cahotante, et c’est aussi une image dont je veux voiler la vie. Une image! toi! te revoir! ah! je n’ose pas y penser et je saigne de penser à toi. Tu n’es pas celle que j’ai connue, tu es de la douleur et du remords. N’aie pas de remords, je te le défends. Si mes baisers et ma tendresse, si l’intensité et la qualité de mon amour, si mon effort vers l’éternité de mon amour, si mes larmes, si la fatalité que Dieu a voulu mettre dans les heures brèves de nos étreintes, m’ont donné—et ils m’ont donné—des droits sur toi, je te défends d’avoir des remords. Nous nous sommes aimés, nous devions nous aimer. Nous n’avons mis que de la beauté et de la douceur en notre amour, nous nous sommes aimés sans bassesse, sans chercher les gros plaisirs et les grosses subtilités, les futilités gloussantes et les farces de chatouille dont on souille, dans l’adultère professionnel, la volupté. Tu es ma femme, devant Dieu et devant la mer. Tu es en exil, en ce moment, et en servitude chez cet étranger, chez ce maître de hasard, chez cet homme qui te captura sur l’océan d’ignorance et de simplicité, sur l’océan de jeunesse et de bonne foi, ton mari. Souffre mais ne souffre que jusqu’à l’âme, jusqu’au cœur—exclusivement. Ton âme, ton cœur, c’est à moi, c’est le sanctuaire que tu dois préserver dans les pires tourments, dans les pires abandons; c’est un dépôt sacré, ce n’est plus à toi, ça doit te survivre, pour moi. Et, douloureusement, sois fière comme toujours tu as été fière. Par-dessus tout Paris qui nous sépare, par-dessus les lois humaines et l’hypocrisie humaine qui nous séparent, élevons notre amour, jetons-le de l’un à l’autre et éployons-le comme un dais merveilleux et divin. Il couvrira même les pauvres gens qui vont obscurément par la ville et ce leur sera un peu de révélation, un peu de douceur, un peu de splendeur et un peu de ciel. Attendons les jours proches où nous nous retrouverons pour toujours. Et soyons tout espoir et tout courage. Mais non! tu pleures! Pourquoi? Tu ne sais pas: tu pleures. Et je pleure, je me remets à pleurer. Je ferme cette lettre sur une larme, larme tombée à une place où j’avais posé mes lèvres fanées, mes lèvres en jachère, lèvres stériles. Et je n’ai pas eu de mal d’ailleurs: j’avais posé mes lèvres partout, sur tout ce papier, pour le préparer, pour en faire notre invention, notre propriété, notre chose, la chose de notre deuil et de notre douleur. Je me décide à clore cette lettre: je pleure tout autour. Et je veux qu’elle ne t’apporte qu’une larme: une seule larme, ce n’est pas triste. Retrouve mes baisers sous les mots, au cœur des mots, les trouant, les bossuant de leur fièvre. Et aime-moi. Aie confiance. A bientôt. Je t’aime, je t’aime.»
...«En jetant à la poste cette lettre, en te l’envoyant très vite comme si tu l’attendais au bureau de poste, en te la jetant frénétiquement comme on se tue, je me suis crevé le cœur. Il ne m’est plus rien resté de toi, après, car cette lettre, ce m’était devenu quelque chose de toi. Je m’étais imaginé ton émotion en la recevant, ta quête des baisers sur le papier et ton effort vers ma larme. Et les baisers donnés, je les croyais reçus. J’ai été plus pauvre tout de suite après, tout pauvre et voici que, péniblement, en bégayant, en voulant retrouver des mots, des baisers et des secrets perdus, je t’écris une lettre nouvelle, pour ne rien dire, pour moi, en transfigurant cette lettre, en en faisant une conversation avec toi où tu me dis de si belles choses! Je n’ai qu’un mot à la bouche et au cœur: «Viens!» Ne t’en irrite pas; ne t’en attriste pas, ne crie pas que c’est impossible. Tu songes à venir et tu n’oses pas, tu le chasses, ce mot, et tu envisages des avenirs, des avenirs cul-de-sac, sans issue. Nous percerons des horizons, nous trouerons ces avenirs de notre infini, et, de cet infini, du reflet de cet infini, sans y toucher, des boulevards s’étendront rapides, des boulevards de triomphe et de facilité. Et je n’ai pas le cœur à faire des phrases, j’ai le cœur à toi, âcre, jaillissant, se perdant en sauts de grenouille et de grenouille douloureuse et j’ai ce mot qui ne rime à rien: «Viens! Viens!» Et je t’attends...»
...«C’est Trouville, se levant lentement de la mer et c’est un bar où nous sommes quatre et où nous mangeons, Anthelme Cahier... ah! tu ne sais pas, chérie et voici une parenthèse: mon Anthelme Cahier, celui que j’avais élu entre tous comme ami, qui m’offrait l’envers de sa bouffonnerie, la gravité de sa fantaisie, la profondeur de sa légèreté, la simplicité de ses phantasmes, Anthelme Cahier à qui je dois les heures les plus fraternelles et les plus émues de ma vie, Anthelme Cahier s’est détourné de mon chemin et de moi, m’ignore et me méprise. Il paraît qu’il est marié, lui aussi, et tous mes amis mariés ont reçu des lettres anonymes—ou lui tout au moins. Anthelme Cahier donc nous conte des choses et des choses diverses à Trouville quand, à une table, partageant le repas du patron et des garçons, il aperçoit un tout petit homme, cuit et ratatiné par la vie, d’un blond vert-de-gris, les yeux vifs comme de minuscules souris vertes cherchant un trou où fuir, qui l’observait depuis longtemps, tâchant à se rajeunir pour que la reconnaissance fût plus facile. Cahier le reconnut enfin et l’appela. Ce petit homme était tout rêve et toute nostalgie. Armé d’une cithare aiguë et plaintive comme Don Quichotte de son armet, il enfilait les rêves et les lâchait pour les laisser retomber sur leurs ailes, il égrenait des tristesses menues qui se faisaient tout intimes et qui se faisaient tout immenses, personnelles et secrètes comme une cicatrice et générales comme la mort. Rien n’est plus sensuel, rien n’est plus sentimental: ça vous prend aux nerfs et ça vous prend à l’âme et ça vous prend aussi aux cheveux qu’on n’a pas, aux cheveux de son amie, qui grandissent, qui se tendent et qui se détendent, qui deviennent les cordes de la cithare, et qui crient vers vous et qui crient vers Dieu et vers tout. Et je n’écoutai pas longtemps: je fondis en larmes. Cahier et les deux autres ne se moquèrent pas: ils s’arrêtèrent au bord de mes larmes et me laissèrent pleurer. Je t’imaginais en des matins d’Écosse et en des mélancolies légères. Et je croyais que je m’attendrissais. Je sais maintenant pourquoi je pleurais. Je sais les malheurs que je sentais, je sais que mes larmes avaient une raison—et que j’aurais dû pleurer plus fort—et je pleurai si fort! que j’aurais dû pleurer plus longtemps. Et j’aurais dû mourir en ces larmes. Aujourd’hui Cahier me hait, l’homme et la femme sont séparés, qui déjeunaient avec nous et toi, toi, chérie... Ah! que j’ai mal et que je regrette mes pleurs de Trouville: je ne t’avais pas possédée encore, je n’avais que des désespoirs et pas de regrets et je croyais que je pleurais pour rien, pour le plaisir! Et tu étais si loin! Moins loin qu’en ce jour!...»
...«Chérie, chérie, un mot, je t’en conjure. J’écris, je pleure, je prie dans le désert. Un mot pour mes insomnies, un mot pour mon incessante agonie et un mot pour moi aussi, pour moi que tu connus et que tu aimas. M’as-tu oublié, m’as-tu renié? Tu n’en as pas le droit. Mais je ne puis que te supplier. Les morts—je songe beaucoup aux morts—et c’est de ma part, presque un égoïsme—les morts se réveillent de temps en temps dans leur bière et ont besoin d’un linceul frais: je te demande un linceul frais, le linceul d’une phrase triste et douce. Et voici encore mes lèvres vaines, qui t’embrassent à vide et voici un baiser captif, un baiser plat, un baiser qui se plie, sans se briser et qui attend.»
«...De mon lit en hâte, un spasme vers toi, un spasme qui déborde tous les spasmes et qui déborde la vie. Un appel, un appel que j’étouffe, à cause des voisins: «Viens! Viens!» Je te veux pour cette minute, pour la nuit et pour la vie et pour l’au-delà, je te veux pour de la volupté, pour de l’extase et pour le tendre compagnonnage de l’existence. Je ne sais comment exprimer ici les soupirs, les râles, les cris inhumains, les gémissements égratigneurs et égratignés qui me déchirent pour toi, la fureur de femme qui me secoue et qui court autour de moi. La chandelle basse qui jette sa flamme à droite et à gauche, qui danse devant des livres et des hardes, le désordre d’une chambre de malade solitaire, mes couvertures marouflées, mes draps raidis et l’édredon crevé, tout est de la détresse, tout est de l’horreur. Et c’est la vie que j’ai à vivre sans toi! Viens: nous serons pauvres. Je connais la pauvreté: elle ne m’effraie pas. Tu ne la connais pas: elle t’amusera. Et nous avons à nous aimer. Et c’est notre but. Et c’est notre excuse. Ah! chérie, chérie, je ne sais plus ton nom, je ne sais plus que ceci: je t’aime et tu n’es pas à moi, je t’aime et je ne puis arracher de moi avec la peau, le souvenir de tes baisers et de nos rencontres. Tu trouveras ici des baisers sans les chercher, j’ai mordu le papier comme je te mordrais si tu étais là comme je te mordrai quand... mais viens, chérie, viens, viens...»
«...Ce petit bleu te parviendra taché de sang; ce n’est rien. En entrant dans un bureau, pour t’écrire, je me suis coupé à un carreau cassé de la porte; je ne sais si cela porte bonheur ou malheur mais je suis heureux que tu aies un peu de mon sang. Et tu l’auras, n’est-ce pas? et tu iras chercher cette lettre, et les autres que je t’ai envoyées... C’est une semaine de désir, de deuil, de craintes, car j’ai à souffrir pour toi et pour... Ah! je n’ose même pas en parler, à toi. J’ai si peur et je suis si seul, si impuissant, d’une faiblesse si accusée. J’ai mal au cœur, à crever, et chaque matin je m’éveille plus tôt, les yeux hagards, l’oreille tendue et j’attends une lettre, une lettre qui ne vient pas. Ah! que tu es cruelle, chérie! Tu as peur, toi aussi? mais ce n’est pas la même chose. Et tu sais que nous avons toujours eu Dieu avec nous et que notre chance... Oui, tu souris et d’un sourire de tombe: notre chance!... Notre pauvre chance... Ne souris pas de notre chance: ce n’est pas fini et j’ai confiance encore, parmi les gouttes de sang qui tombent sur ce papier. Aie confiance aussi, crois à notre chance et aide-la. Et aime-moi. Je suis devenu un pauvre homme. Et je n’ai plus de place. Un baiser, chérie, brouillé de mon sang.»
«...Il fait froid, très froid. As-tu remarqué, chérie, que, tant que nous avons été l’un à l’autre, il n’a jamais jamais fait froid. C’était une tiédeur bizarre qui amollissait l’hiver et c’était une coulée de chaleur dans de la brume et de la brume dans du brouillard et je ne sais quel amical halo. Le temps n’est plus retenu; il se lâche, il prend la terre, lourdement, méchamment. Ah! reviens-moi pour qu’il ne fasse plus froid et aimons-nous dans du soleil et dans de la joie. Je n’ai pas la moindre nouvelle: j’ai rencontré ton Tortoze qui n’a pas même eu un frisson de colère et j’ai imaginé votre triste ménage et j’ai eu envie de tuer cet homme qui passait. Ç’eût été des larmes encore! Quel être misérable je fais, n’est-ce pas? à pleurer, à pleurer sans cesse. Pardonne-moi, plains-moi et essuie mes pleurs de loin.»
«...Excusez-moi, madame, si ce papier est taché de poussière et un peu froissé. Je vous écris d’une chambre dont vous avez franchi la porte et où j’ai eu le plaisir de vous aborder quelquefois. C’est une chambre qui n’a pas été «faite» depuis un certain jour et qui n’a pas été ouverte depuis. Elle a toujours été pauvre en papier à lettre, comme en tout; je n’avais pas l’habitude d’y écrire, même des billets d’amour. J’y priais et j’y attendais, j’y attends encore, et j’y pleure, chérie. Pardonne-moi le début de cette page, puéril et méchant gratuitement, non, facilement. Car j’ai si mal. Et comme ça me fait mal de t’écrire des lettres infécondes, des lettres qui ne t’arrivent pas, que tu ne vas pas chercher. Je n’écris que pour moi. Et la boîte où je jette ces lettres, c’est un trou, le trou aux lettres, le trou avide qui happe, qui cache, qui stérilise, qui tue. Je suis humilié: il y a là tant de baisers qui restent pliés en quatre, qui ne se lèvent pas, électriques, qui ne crèvent pas les enveloppes, qui ne font pas éclater l’univers, qui ne jaillissent pas jusqu’à toi, tout droit. Ah! chérie, va à ce bureau de poste restante où tu allas déjà en des demi-malheurs, lorsque nous craignions tout, moins que ce qui est arrivé. Et tu seras embarrassée peut-être lorsque l’employé, à l’aveu de tes fidèles initiales, te donnera tant de lettres, les unes de trois mots, les autres si longues. Ne te demande pas par laquelle il faut commencer, ne déchiffre pas les cachets de la poste, mieux formés que mes baisers de fièvre. Toutes, toutes ces lettres sont mêmes: c’est de l’amour et de la tristesse, c’est une supplication et c’est un appel. Et si j’avais eu le texte de ma première lettre, je l’aurais recopié chaque jour—en datant. Et même, pourquoi dater? Ce sont des cris qui survivent à tout, au malheur et à l’espoir, ce sont des baisers qui ne vieillissent pas et c’est mon âme qui, pour toi et par toi, est immortelle. Je te veux. Je te réclame à tout et à toi. Je t’aime.»