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L'Holocauste: Roman Contemporain

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VIII

JADIS ET PARALLÈLEMENT

Il faut que je fasse mon apprentissage.

Mon apprentissage d’amant.

De l’amant dont la maîtresse est en voyage.

Et que je me tienne très sage.

Attendant en vulgaire amant.

Ma maîtresse malgré soi volage.

Et qui d’ailleurs doit revenir incessamment.

Il faudra que le précipice de ton absence, chérie, se comble harmonieusement, des fleurs renaissantes et créatrices, des fleurs d’argent, des fleurs grises qui poussent de notre hier, et il faudra, ah! ça, il le faudra! il faudra que les Italies, que les voyages, que les dieux jaloux te rendent à moi.

Mais voici des gens qui emplissent mon présent.

Et voici une femme, Hélène.

Je la connais: c’est une année de mon existence.

Je ne l’ai pas rencontrée, je l’ai vue. Elle jouait des comédies diverses, qui ne devaient avoir qu’un soir. Elle ne me disait rien.

Ses traits n’avaient rien de ce qui constitue la beauté, selon les dissertations des professionnels de l’esthétique.

Puis, après des mois, je la rencontrai. C’était le temps où je sortais de l’obscurité et où les journaux parlaient de moi, l’un après l’autre.

Elle s’excita un peu sur ma gloire neuve, en l’imaginant à soi, m’approcha pour cueillir sur moi le secret de la chance et s’attendrit et ne trouva plus que de la fraternité.

Je m’attendris à mon tour, plus lentement, et ce fut une camaraderie songeuse, affectueuse et frissonnante. Nous nous contions nos enfances pareilles, nos misères pareilles et nous attendions le destin, en des cafés.

Bohème sentimentale plus que passionnée: Hélène appartenait à un autre, solidement. Elle portait un nom prédestiné.

Elle attirait, attachait.

Des gens l’avaient aimée, sincèrement, avant qu’elle eût du talent, l’avaient aimée pour elle-même, pour son corps et pour ses yeux farouches. Et elle me fut de l’émotion, des envies de pleurer, des crises d’humilité, un joli bruit de paroles et un joli silence, de l’humanité teinte en roux, un sourire et un mutisme fixe et attentif de chien d’arrêt qui guette l’avenir.

Et, Hélène, je te connus furieuse, agressive, méchante: c’est que tu te défendais d’avance ou en retard, contre la guigne d’avant-hier ou d’après-demain: tu m’injuriais, tu me raillais parce que tu avais peur et je ne répondais pas parce que je t’aimais et parce que, somme toute, j’étais plus «arrivé» que toi.

Nous fûmes un chaste ménage d’aventuriers pas en ménage, qui conspirent et qui s’arment: nous parlions art, nous nous partagions les mondes, nous pataugions dans de l’azur et de la pourpre et nous nous fâchions de temps en temps, pour ne plus penser qu’au présent, parce que nous nous effrayions de nos ambitions nouvelles, qui se gonflaient, qui s’affolaient d’être ensemble.

Et les honneurs te vinrent et tu disparus.

Tu revins un soir pour me dire des choses dures et te revoici.

Tu es tout à fait fraternelle. Un peu plus triste, peut-être, d’avoir moins à désirer—et nous avons un an de plus.

Je t’ai demandé si tu allais bien: tu vas bien. Je t’ai demandé si tu étais contente: tu es contente.

Je n’ai plus rien à te dire.

Mais c’est plus fort que moi: ma vieille sensiblerie me reprend. J’ai envie de m’émouvoir et envie de pleurer, à te voir. Et, de ma voix des soirs de reproche, de gronderie, de bouderie et de lassitude à deux, je gémis: «Hélène!»

Elle me regarde de ses yeux qui gouaillent gentiment et qui dansent, comme une gamine qui fait danser un petit voisin, pour le consoler, et de sa voix de courage, de sa voix décidée, de sa voix de combat, elle interroge: «Qu’est-ce que vous avez, mon pauvre Maheustre?»

Je n’ai rien: j’ai tout, le cœur le plus trouble, le plus vague, le plus grouillant du monde. Ça ne s’exprime pas.

Je répète: «Hélène!»

—Voyons, voyons! Soyez sérieux.

—Je suis sérieux, Hélène. J’aime.

—Ah! encore!

Car j’ai aimé. Je me suis perdu en des déclarations éloquentes. J’ai déclaré à Hélène que je l’aimais, sans préciser ce que j’aimais en elle. «Je vous aime c’est bref», mais je suis froissé de son «encore».

—Vous vous trompez, Hélène. Le mot «encore» n’a rien à faire ici. Ce n’est pas vous que j’aime.

—Ah! ce n’est pas trop tôt.

Je pourrais lui faire remarquer que mon amour ne l’embarrassa jamais beaucoup, que ce lui fut plutôt un collier d’améthystes lointaines qu’un carcan de fer, mais je suis emporté par mon lyrisme, et mon cœur éclate semant du sang et du ciel sur les routes que, là-bas, là-bas, suit et traverse mon amie.

«J’aime, Hélène, et je suis aimé. C’est une idylle, c’est, c’est...»

Je n’entends même plus mes paroles. Elles vont, jaillissent, rejaillissent et c’est très bien, très noble: ça me serre, ça me brûle la gorge: c’est mon amour qui s’épand, qui s’épanche, c’est le bonheur qui crie et c’est le désir qui, avec la satisfaction et l’espoir, forme un chœur: c’est une hymne, c’est une épopée: la grande ombre de la volupté se penche sur la terre.

Et Hélène, d’une voix étranglée, conclut: «Ah! Maheustre, pourquoi n’avez-vous pas eu la patience d’attendre!»

Attendre?

Qui? Toi?

Hélène, Hélène, je me suis excusé tout à l’heure de ne plus t’aimer. J’ai ajouté que c’était ta faute, que je m’étais enivré d’une ivresse plus forte lorsque j’avais trouvé une amie qui s’offrait, à la pensée que tu ne t’étais pas offerte.

Mais, Hélène, j’ai eu tort: tu ne t’es refusée que parce que j’ai bien voulu—et tu t’es donnée, dans ta vie.

J’aurais été humilié de te posséder puisque je ne t’aurais même pas prise.

De la pudeur, Hélène! Je ne t’ai pas eue parce que je t’ai réhabilitée, pour moi seul, pour moi, d’un amour sans désir, d’un amour de pitié et de fraternité, d’une intimité de pensée, sans arrière-pensée et je t’ai créée vierge, pour moi, à mon non-usage, je t’ai créée muse in partibus infidelium.

Ma sœur, tu te jettes là en une affaire de chair, tu te jettes sur mon désir et tu le saisis à pleine mains. Ah! Hélène, mon pauvre vain désir qui ahanne, qui cherche, qui hésite! mon pauvre vain désir, tu le détourneras facilement et tu jetteras sur notre pur passé le lourd reflet de notre enlacement.

Car, à l’époque où j’effeuillais avec toi l’avenir, je ne me souciais pas de chair, je niais la chair et j’élisais comme compagne et comme maîtresse la Puissance et la Gloire, incestueusement.

De l’humanité et de la divinité, l’irréparable m’ont assailli au détour d’un chemin et j’ai la bouche amère d’un goût de volupté, le cœur tanné de regret et le corps oint d’une sueur avide.

Tu regrettes? Tant pis. Car il est encore temps, tu sais, il est encore temps! Et le souvenir, après tout, sera meilleur.

Non. Car on ne touche pas au passé.

Hélène, Hélène tu demeures songeuse. Tu imagines une cour selon les principes de l’hôtel de Rambouillet, une interminable école de fidélité, avant, un culte d’attente, de fièvre discrète, de respect et de subtilité dans l’innocence. Tu as tort encore.

Car c’est moi qui ai attendu.

Et c’est Claire que j’ai attendue.

Tu as été, toi, un prétexte d’attente, une halte, une étape, la petite fille qu’on rencontre sur la route et à qui parfois, on demande son chemin, tu as été—peut-être—la tentation—qu’on déjoue,—qui tâche à vous détourner de votre but, qui tente en se laissant tenter et ne succombe pas pour faire succomber.

Et, Hélène, j’ai en ce moment, de mon isolement, de mon regret, de mon ardeur complices, la caprice de t’emmener là-bas, chez nous, pour un adultère pire que l’adultère, pour une étreinte si coupable et si inutile, à laquelle nous ne pourrions pas nous accoutumer. Mais tu remets ton manteau, sans hâte, et tu me tends la main et tu as toujours aux lèvres ton: «Pourquoi n’avez-vous pas eu de patience?»

J’irai seul à la chambre de mon amour—et je penserai—un peu trop—à vous, Hélène, qui fuyez, qui avez fui mélancolique et qui caressez un songe auquel vous ne consentiez point et qui vous devient précieux et cher aujourd’hui parce que j’ai dépassé ce songe et que je vis en un autre songe, plus haut.

Et voici que, chez moi, je ne sais comment, je perds ma clef. Il faut le temps d’en faire faire une autre, une clef qui n’aura servi à personne et qui ne servira qu’à nous: c’est le temps d’aller voir Alice.

Alice, c’est ton amie, chérie. Vous avez souffert ensemble de vos premières dents et vous vous êtes partagé les fées des premiers contes de fées: Alice prenait Urgèle, parce qu’elle a toujours été gourmande et tu prenais Carabosse, parce que tu avais bon cœur.

Vous vous êtes penchées ensemble sur des prières de jeune fille, sur de l’anglais et sur des manuels de politesse. Vous avez souri et rougi ensemble: on vous a enseigné la pudeur, à petits coups, conjointement et vous avez attendu des fiancés,—toi un peu plus longtemps, chérie.

Il y a le reflet de l’une de vous sur l’autre.

Lorsque j’étais jeune et que je commençais à t’aimer, je m’arrêtai un peu à croire que j’aimais Alice, plus proche, que j’avais saluée chez toi. Et je lui fis la cour, en songeant à toi, je lui avouai ma flamme, ardemment, en songeant à toi et je vais la voir, pour parler de toi. Elle n’est d’ailleurs confidente que par accident. Elle a toujours eu des aventures personnelles à conter—qu’elle ne conta pas—et elle t’initia à l’adultère par l’exemple, comme elle t’eût appris le trictrac.

Et c’est, un bonheur pour toi, chérie, d’avoir eu du cœur et de l’âme—et de m’avoir, moi, qui ai du cœur et de l’âme, car nous n’avons été adultères qu’accessoirement, sans y prendre garde, étant avant tout amants et si aimants, si tendres et si doux que nous sommes sans péché, devant Dieu.

Et tu aurais pu être adultère, sans plus, de par ta petite aînée, Alice.

Elle envisage notre passion comme une «liaison». Elle s’en exprime assez librement, me plaisante un peu de ne lui avoir pas été fidèle, à elle Alice, et me regarde fixement pour m’infliger des remords.

Et je songe à son amant, M. Ahasvérus Canette.

M. Ahasvérus Canette se nomme Canette du nom de son père et Ahasvérus parce que ce père se mourait d’admiration pour M. Edgar Quinet.

M. Canette père était né en un temps malheureux où les prénoms magiques avaient cessé d’être à la mode et n’y revenaient point encore par la porte basse des romans et du romantisme. Tout ce que ses parents avaient pu faire pour lui, ç’avait été de le mettre au monde, d’abord, et de le nommer Adolphe par un reste de déférence pour le député Benjamin Constant.

M. Adolphe Canette ne se consola jamais de sa prénominale obscurité. Et la vie lui fut très dure. Il n’obtint pas de mourir pour la liberté sous Louis-Philippe, pour les Burgraves sous Ponsard, pour les barricades sous Cavaignac et pour Changarnier sous Louis-Napoléon. La loi dite de sûreté générale ne l’atteignit pas: il reporta toute son affection native et déclamatoire sur l’enfant que la compagne de ses jours lui offrit pour ses étrennes avec un bonnet grec, à son retour d’un banquet glorificateur des Cinq et de l’idéale République. Puis il mourut d’une fluxion de poitrine d’indignation qu’il conquit sur le cadavre de M. Thiers.

Le jeune Canette reçut son prénom d’Ahasvérus comme il eût reçut le baptême, froidement. Il ne cria point, ne pleura point ou plutôt s’il cria, ne cria point et ne pleura point pour cela, simplement parce qu’il était jeune, et que, pour les enfants, c’est une manière roublarde de faire croire qu’ils comprennent déjà, qu’ils parlent déjà, et que—déjà—ils sont des intellectuels. Son père l’eût aimé parce qu’il était laid, en souvenir de Quasimodo; sa mère l’aima tel quel, comme ça, en ne négligeant pas d’aimer autre chose, particulièrement un trompette de cuirassiers, laissé pour mort sur le champ de bataille de Gravelotte, et qui, par la suite, la charma et la séduisit, pour tout dire, de ses qualités de bon vivant. C’est en cet intérieur que grandit Ahasvérus. Le trompette l’appelait, non Ahasvérus, mais Baba et Machin.

Au lycée où le conduisit la suite de l’idylle de sa mère, ses camarades l’appelèrent Chactas, sous prétexte que, Chactas et Ahasvérus c’était kif-kif. L’enfant fit des progrès continus dans la culture et le culte de la médiocrité, se révéla cancre accompli et ne négligea rien pour se maintenir à la hauteur de sa naissante réputation. Il termina ses études assez tard (sans les terminer), fut assez tard refusé à son baccalauréat et se décida assez tard à ne rien faire, sa mère morte, le trompette paralytique général (bel avancement pour un homme sorti du rang) et mit en valeurs ou en non-valeur son patrimoine. Il fit la vie, se coucha tard, se leva tard, apprit lentement à avoir la bouche pâteuse, à appliquer un monocle neutre sur une paupière plus neutre, et à répondre par des mots qui ne veulent rien dire à des diseurs qui ne veulent pas faire des mots. Il prit des joies du monde ce qu’on en peut prendre entre ses dix doigts quand on gante 8-1/4, et eut des tailles de femmes de ces proportions et pour une durée éphémère.

C’est ainsi qu’il atteignit la vingt-deuxième année de son âge, époque guettée par le destin des Empires et celui de M. A. Canette.

A vingt-deux ans, la grâce le toucha. Cet événement survint en un restaurant de nuit où M. Canette égrenait le chapelet coupable des maigres voluptés en compagnie d’une Champenoise entre deux âges qui répétait sans se lasser: «C’qu’on s’embête! C’qu’on s’embête! C’que t’es embêtant, mon chéri!» M. Canette, prédisposé à la méditation par la bonne chère, eut, parmi deux charitables exclamations de son amie, ce qu’on est convenu d’appeler une idée. Un mysticisme ambitieux, compliqué, puéril et pratique envahit son âme, et il s’écria, dans la stupeur générale: «Je vais m’établir franc-maçon!»

Il eut un succès très personnel, mais alla jusqu’au bout de son idée, et entra dans une loge dont son père jadis avait fait partie.

C’étaient des francs-maçons qui, pour suivre le rite écossais, n’en pratiquaient pas moins l’hospitalité du même nom.

Il fut invité à dîner chez le vénérable de sa loge. Ce vénérable était un petit jeune homme blême et glabre, dont les aïeux avaient vieilli dans les honneurs maçonniques. Il n’avait par de conversation, mais il rachetait ce léger défaut par une complaisance exagérée. Ayant l’occasion de s’éloigner pour présider un banquet de garçons de banque (il était député socialiste de son métier), il pria Ahasvérus de tenir compagnie à sa femme, de nature délicate, impressionnable, et qui trouvait dans la solitude—fallait-il qu’elle fût originale!—mille prétextes à s’apeurer.

L’honnête Canette promit au vénérable d’attendre son retour. Mais il regretta bientôt son imprudence: Mme la vénérable, sitôt son mari dehors, se précipita sur lui, le domina de ses yeux pleins de flamme, l’assujettit sur ses genoux à elle, lui mit de force une partie de ses cheveux noirs dans une de ses mains, tandis que, portant son autre main à ses lèvres, elle la mangeait littéralement de caresses. Et la bouche pleine, d’une voix sombre, elle hurla, lionne amoureuse:

—Ah! mon chéri! comme tu as un nom magnifique!...

Ce drame eut des lendemains. Canette, qui avait cédé par faiblesse, céda ensuite par habitude.

Ayant effleuré de ses lèvres, la coupe du plaisir, il y noya ses remords et continua.

Il connut les appartements meublés où l’on attend... et il y attendit. Même, par lyrisme, il voulut écrire des livres inspirés par l’amour: Étude des roulements divers de voitures qu’on entend dans la solitude. De la manière de reconnaître les voitures à leur son (sic). La voiture de la bien-aimée son approche, son odeur. Du flair des amoureux en matière de voitures. Des fiacres à galerie et l’égalité des sexes; tranchons le mot: il fut, lourdement et sans modération, adultère.

Mais s’il fut très aimé, si même il n’aima pas plus mal qu’un autre, s’il eut le romantisme d’un conseiller de préfecture ivre-mort, il ne fut pas heureux. Son appartement meublé donnait sur la Madeleine, sur le derrière de la Madeleine, mais le derrière de la Madeleine, c’est toujours la Madeleine.

Des rêves troublants, des hallucinations le harcelaient: les mariages qui s’engouffraient là-dedans, qui venaient déranger Dieu et MM. les vicaires, ça le gênait, ça lui faisait quelque chose. Il avait soif de régularité. Non qu’il désirât régulariser sa présente situation et épouser sa maîtresse; sa pensée était bien plus haute et plus générale, il aimait la régularité pour la régularité, voilà. Et ce devint un sentiment amer, empoisonné, effroyable. Car la vie de M. Canette se dérégla, se précipita, s’échevela. Son vénérable le présenta aux vénérables d’à-côté et d’en face, à des gens mêmes qui n’étaient pas vénérables du tout, mais qui n’en étaient pas moins hommes.

Et tous avaient des épouses, comme par hasard.

Je ne narrerai les péripéties aux suites desquelles M. Canette se réveilla—ou s’endormit—l’amant des femmes de tous ces hommes. Ce ne fut pas de sa faute, mais ce furent des fautes, en quel nombre! M. Canette suffit à la totalité de ses tâches: ses femmes lui avouaient qu’elles l’aimaient pour son nom, mais comme ce n’est pas un nom d’étreintes, elles en faisaient mille noms divers, l’appelaient Aha par rosserie, Sacha par patriotisme, Sévère par érudition, Dada par tendresse, Rara par cajolerie et Raca par sadisme. Il fut longuement le plus heureux des hommes. Et il n’était pas heureux! Est-ce que M. Canette était devenu le misérable pèlerin d’amour, l’homme sur qui pèsent toutes les joies amoureuses de l’univers et les siennes aussi, le porte-croix des baisers, le crucifié des étreintes? Était-il l’Élu de la Souffrance, le Néo-Rédempteur du Péché originel, le martyr de la caresse?

Non. Il avait des heures de joie, celles qu’il passait avec ceux qu’il trompait. Tous: il les lui fallait tous. Un, c’était bien. Deux, c’était mieux. Trois, c’était exquis. Quatre, c’était parfait. Cinq, c’était suave. Six, c’était délicieux. Sept, c’était sublime. Et son avarice envers les femmes, les sept femmes pour qui il n’avait qu’un appartement, fondait, s’évanouissait devant ses masculines victimes. Il leur offrait des dîners de corps (il ne se tolérait pas ce calembour vieilli), des liqueurs, des cigares, que sais-je?

Et ce n’était pas une ironie; il les chérissait, les estimait, les admirait, les enviait. Il était attiré vers eux par une fraternité secrète; en somme, il était né pour être trompé, lui aussi.

Mais quelque chose se dressait tout de suite entre eux, sept autres! Ah! mon Dieu! mon Dieu! Ses seules heures de bonheur! et ce n’était pas un bonheur complet! Bonheur empoisonné par des relents de baisers, par des reflets de voluptés. Horreur! damnation! Et comment en sortir? Répudier ses adultérines et passagères concubines? C’était se fâcher avec partie ou totalité des époux. Se marier? C’était changer de monde! Il était rivé à ses chaînes, à son métier de gigolo, à sa carrière d’amant.

Il vieillirait en cet emploi, avec son nom! Et qu’avait-il pour cela? Son physique, sa distinction! Ah! ah! Et quel ennui! Tous les maris avaient des histoires d’amour à raconter, histoires farces qui leur faisaient honneur à tous les points de vue et qui les posaient comme hommes d’esprit. Lui ne pouvait rien raconter, ne pouvait même pas avoir des sourires entendus, était muet pour cause de mauvaise conduite et stupide par devoir.

Et se sentant aimer de plus en plus ses maris assemblés, M. Canette maudissait tout ensemble feu M. Quinet, feu son père, le Juif-Errant et la franc-maçonnerie, causes de tout ses maux, Cupidon, Cypris et l’Amour.

Il était dans sa ligne, dans la suite de sa vie qu’il devînt l’amant de cette fatale Alice. Mais en cette aventure il fut,—proprement,—héroïque.

Ayant appris,—par un tiers,—que ses tentatives allaient être couronnées de succès, il alla aussitôt trouver le mari d’Alice, M. Antoine de Candie. Il lui tint cet authentique langage:

—Mon cher ami, on dit que je fais la cour à votre femme. Je n’ai pas à vous déclarer que je place au-dessus de toutes les considérations votre estime et votre amitié.

Antoine lui serra la main, noblement comme il fait toutes choses, et, le soir même, le destin l’emportant sur toutes les considérations et sur la déconsidération même, Canette était contraint d’accepter l’hommage du cœur de la mélancolique Alice et de lui offrir son propre cœur, en échange, suivant les règles.

Ça se passa très bien et ça dure.

Alice prend donc envers moi des airs complices: nous sommes les voisins, en somme, et elle ne fait entre nous et elle que la différence de son expérience, de son goût, sans doute, et de son bonheur professionnel. Elle nous traite en petits garçons: c’est ma première femme, Claire, et c’est son premier adultère.

Et malgré que sa sentimentalité native lui peigne toutes les amours comme éternelles, elle n’est pas éloignée d’envisager dans l’avenir de Claire une triomphale et sûre théorie de liaisons que j’ouvre, tel un tambour. «Vous êtes triste,» me dit-elle. C’est une conversation sans intérêt. Elle me pèse et me détaille du regard: suis-je encore son soupirant ou ai-je changé?

Et ce sont des comparaisons avec M. Canette.

Je file, je retourne à ma clef, terminée, toute fraîche, qui semble d’argent, clef d’une ère de fidélité et de tendresse, clef de la nouvelle année.

Je l’emporte, là-bas, où il y a des gens.

Les mêmes gens que toujours.

Mais, gigantesque, souriant, le monocle bien d’aplomb, élégant jusqu’à la frénésie, voici venir M. Ahasvérus Canette. Il ne se nomme plus Ahasvérus que dans l’intimité.

Contrairement à tant de gentlemen qui s’affublent d’un pseudonyme éclatant, il a choisi, pour le monde, en guise de nom de guerre, un nom simple et joli: Lucien.

Par une sorte de pudeur.

—Bonjour, Lucien, dis-je.

Et je le monopolise, dès son entrée.

Canette pourrait être surpris: je témoigne d’ordinaire peu de goût pour sa personne. Son cynisme, son égoïsme m’éloignent de lui. Mais il s’est habitué à tout, même à l’estime et à la sympathie. Et si mon affection l’étonne, c’est parce que je ne suis pas marié.

—Mon petit Canette, suppliè-je, vous restez dîner avec moi.

Il ne veut pas. J’insiste. J’ai à lui parler.

Et j’ai de la chance: il accepte, enfin.

Il s’est «fait» depuis ses débuts: il a pris ici de l’esprit, là du tact, ailleurs de la distinction: de faute en faute, il est devenu homme du monde. Il se tient, pense, écrit.

Et il me regarde avec un peu de dédain.

Je l’admire:

—Vous êtes un heureux gaillard, mon ami.

—Que voulez-vous dire?

Je vais être tout à fait ignoble: je vais entrer dans son secret et le faire entrer dans le mien, par réciprocité. J’ai tellement envie d’avoir auprès de moi l’ombre de mon aimée que je retiendrai cet homme, parce qu’il aime la camarade de mon aimée et qu’en nos paroles traînera un reflet.

—Ne faites pas le malin, Canette: je suis très au courant de votre affaire.

—Vous vous trompez.

—J’ai un amour autour de vous.

La phrase est sans élégance, est malheureuse: l’ex-Ahasvérus ne comprend pas.

Il a pris, en son accoutumement aux bonnes fortunes, la vanité de la divination. Il affecte de ne pas comprendre pour avoir le temps de trouver un nom et pour le jeter à ma stupeur.

Et, tout à coup: «Claire Tortoze! crie-t-il,—et du poing il meurtrit la table. Comment n’y ai-je pas songé plus tôt. Imbécile!»

C’est lui qu’il injurie ainsi. Et il met une grande bonne foi en son mépris. Pas de flair! mon bonhomme! c’est bien la peine d’avoir consenti au péché!

Tout de suite: «Mes compliments!» fait-il. Mais il n’insiste pas.

Sans transition: «D’ailleurs je me demandais pourquoi Tortoze s’était glissé dans notre société (notre!) et pourquoi je trouvais tant d’agrément à sa conversation. C’est un homme fort remarquable et, dans toute la force du terme, un tempérament. Ses dernières inventions sont des merveilles. Avez-vous vu le guéridon lumineux? Le cabinet de toilette électrique! Une puissance de quarante voltes!...»

Il s’y connaît en électricité! par devoir, pour pouvoir répondre!...

«Et fin, anecdotier! Figurez-vous qu’il est l’amant en ce moment de Néadarné, des Folies-Bergère. Et l’amant de cœur! Eh bien, mon cher...»

...Non, je n’entendrai pas ce que tu me contes.

Plus de mystère, mon ami, chuchote mieux: je n’entends pas! Je ne veux pas savoir. Tu as de l’estime pour lui, en raison de ses performances amoureuses! ah! ça m’est si égal!

Parle-moi de Claire ou plutôt n’en parle pas, ne parle pas. Reste là. Alice t’a parlé de Claire, comme Claire m’a parlé d’Alice et c’est une sensation intraduisible, c’est un émoi sans raison, une intimité sans dénomination, une fraternité, une atmosphère.

Et tu te tais et nous cueillons des souvenirs, des confidences, des rêves l’un sur l’autre, en nos silences.

J’oublie que tes amours sont compliquées, hérissées de subtilités, j’oublie la simplicité extatique, la naïveté passionnée de notre étreinte à nous et je communie, en nos deux péchés, en notre même péché.

Et puis tu n’es pas comique ce soir, ex-Ahasvérus. Tu es décent, grave, secoué seulement par une irritation qui s’obstine.

«Toutes les mêmes! à vous faire un mystère de tout! Elles se taisent et, après, on a l’air d’un serin, d’un homme qui ne sait rien et qui, de sa maîtresse, n’a que le corps! Elles nous prennent pour leur mari!»

Ahasvérus, Ahasvérus! des mots de vaudevilliste et de vaudeville! Il est vrai que tu es vaudevilliste mais ça ne t’excuse pas. Rentre en toi-même et sois juste envers cette réserve d’Alice: elle a arraché son secret à Claire, elle le lui a soutiré comme, au couvent, elle lui soutirait des pastilles de chocolat et des robes pour ses poupées et elle s’est endormie sur ce secret, dans tes bras, Canette: elle connaît l’amour, ses tourments et ses surprises, ses vicissitudes et son manque de sérieux. Et pourquoi s’occuper des autres? Elle veut être renseignée, pour soi, pour être digne de l’estime qu’elle s’est accordée et pour avoir un sujet de conversation, dans ce tête-à-tête avec Claire, un sujet de conversation qui dure, qui intéresse, hermétique, presque religieux.

Tais-toi tout à fait, mon ami, et rêvons. Nous rêvons: de temps en temps nous échangeons un mot, nous échangeons un peu de nos amours et c’est comme un répons qui fortifie notre amour, à nous et qui l’étaie, qui scande notre monodie muette et qui nous ancre en notre silence.

Et ça dure des heures. Nous emportons notre silence au spectacle et nous rêvons, entre des cris et des mots.

Et nous promenons ensuite notre silence dans les rues, dans les rues où il fait froid.

Des filles errent autour de nous et viennent briser contre notre silence leur bégaiement de tentation et les mots qui les déshabillent, horriblement. Parmi les sentinelles perdues de la prostitution, nous nous tenons en notre silence comme en une citadelle de la guerre des deux Roses et les tours de Barbe-Bleue aussi et de Madame de Malbrouck, d’où l’on ne voit rien venir.

Et je ne m’aperçois même pas que Canette me quitte, tant je rêve, tant je suis extatique, tant je regrette et tant je désire.

Eh bien! quand Claire m’est revenue, quand, après avoir épuisé en une heure tout ce que l’attente a de pire, de plus aigu, de plus amer, de plus rauque et de plus trompeur après une attente de trois semaines, quand j’ai pensé mourir en la sentant enfin en mes bras et quand en un baiser je lui ai donné l’année dernière et cette année, tous mes jours et mes soirs, elle se dégage de mon baiser, de son baiser à soi, de son amour, de sa fièvre, de son délire, affermit sa voix pour me dire que je ne suis pas raisonnable, pour me reprocher Ahasvérus Canette et notre dialogue, pour me gronder, pour me répéter qu’elle n’est pas contente de moi, etc.

Ah! chérie, comme nous nous aimons ce jour-là, pour t’obliger à ne songer qu’à nous, pour épaissir autour de nous notre secret, pour oublier l’amour parallèle, pour nous étreindre jusqu’à nous noyer dans le Léthé de l’étreinte! et comme nous nous aimons pour notre amour aussi et pour nous qui sommes tristes, qui sommes avides, pour rattraper les jours, le jour de l’an, la nuit de l’an et pour renouer, de baisers en baisers, la chaîne qui nous attache à des soirs d’automne de l’autre année et à des soirs d’été, à des couchers de soleil et à des levers de lune, qui, d’une année à l’autre, nous lancent leur sourire, leur grandeur et leur promesse d’éternité—comme un pont.


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