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La Légende des siècles tome I

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II
LE DÉNOMBREMENT

On se mettait en route à l’heure où le jour naît.
Le bagage marchait le premier, puis venait
Le gros des nations, foule au hasard semée,
Qui faisait à peu près la moitié de l’armée.
Dire leurs noms, leurs cris, leurs chants, leurs pas, leur bruit,
Serait vouloir compter les souffles de la nuit.
Les peuples n’ont pas tous les mêmes mœurs; les scythes,
Qui font à l’occident de sanglantes visites,
Vont tout nus; le macron, qui du scythe est rival,
A pour casque une peau de tête de cheval
Dont il a sur le front les deux oreilles droites;
Ceux de Paphlagonie ont des bottes étroites
De peau tigrée, avec des clous sous les talons,
Et leurs arcs sont très courts et leurs dards sont très longs;
Les daces, dont les rois ont pour palais un bouge,
Ont la moitié du corps peinte en blanc, l’autre en rouge;
Le sogde emmène en guerre un singe, Béhémos,
Devant lequel l’augure inquiet dit des mots
Ténébreux, et pareils aux couleuvres sinistres;
On voit passer parmi les tambours et les cistres
Les deux sortes de fils du vieil Ethiopus,
Ceux-ci les cheveux plats, ceux-là les fronts crépus;
Les bars au turban vert viennent des deux Chaldées;
Les piques des guerriers de Thrace ont dix coudées;
Ces peuples ont chez eux un oracle de Mars;
Comment énumérer les sospires camards,
Les lygiens, pour bain cherchant les immondices,
Les saces, les micois, les parthes, les dadyces,
Ceux de la mer Persique au front ceint de varechs,
Et ceux d’Assur armés presque comme les grecs,
Arthée et Sydamnès, rois du pays des fièvres,
Et les noirs caspiens, vêtus de peaux de chèvres,
Et dont les javelots sont brûlés par le bout.
Comme dans la chaudière une eau se gonfle et bout,
Cette troupe s’enflait en avançant, de sorte
Qu’on eût dit qu’elle avait l’Afrique pour escorte,
Et l’Asie, et tout l’âpre et féroce orient.
C’étaient les nims, qui vont à la guerre en criant,
Les sardes, conquérants de Sardaigne et de Corse,
Les mosques tatoués sous leur bonnet d’écorce,
Les gètes, et, hideux, pressant leurs rangs épais,
Les bactriens, conduits par le mage Hystapès.
Les tybarènes, fils des races disparues,
Avaient des boucliers couverts de peaux de grues;
Les lybs, nègres des bois, marchaient au son des cors;
Leur habit était ceint par le milieu du corps,
Et chacun de ces noirs, outre les cimeterres,
Avait deux épieux, bons à la chasse aux panthères;
Ils habitaient jadis sur le fleuve Strymon.
Les abrodes avaient l’air fauve du démon,
Et l’arc de bois de palme et la hache de pierre;
Les gandars se teignaient de safran la paupière;
Les syriens portaient des cuirasses de bois;
On entendait au loin la flûte et le hautbois
Des montagnards d’Abysse et le cri des numides
Amenant, du pays où sont les pyramides,
Des chevaux près desquels l’éclair est paresseux;
Ceux de Lydie étaient coiffés de cuivre, et ceux
D’Hyrcanie acceptaient pour chef de leur colonne
Mégapane, qui fut prince de Babylone;
Puis s’avançaient les blonds miliens, studieux
De ne point offenser les démons ni les dieux;
Puis ceux d’Ophir, enfants des mers mystérieuses;
Puis ceux du fleuve Phta qu’ombragent les yeuses,
Cours d’eau qui, hors des monts où l’asphodèle croît,
Sort par un défilé long et sinistre, étroit
Au point qu’il n’y pourrait passer une charrette;
Puis les gours, nés dans l’ombre où l’univers s’arrête.
Les satrapes du Gange avaient des brodequins
Jusqu’à mi-jambe, ainsi que les chefs africains;
Leur prince était Arthane, homme de renommée,
Fils d’Artha, que le roi Cambyse avait aimée
Au point de lui bâtir un temple en jade vert.
Puis venait un essaim de coureurs du désert,
Les sagastes, ayant pour toute arme une corde.
La légion marchait à côté de la horde,
L’homme nu coudoyait l’homme cuirassé d’or.
Une captive en deuil, la sibylle d’Endor,
S’indignait, murmurant de lugubres syllabes.
Les chevaux ayant peur des chameaux, les arabes
Se tenaient à distance et venaient les derniers;
Après eux cheminaient, encombrés des paniers
Où brillait le butin rapporté des ravages,
Cent chars d’osier traînés par des ânes sauvages.
L’attroupement, formé de cette façon-là
Par tous ceux que la Perse en ses rangs appela,
Épais comme une neige au souffle de la bise,
Commandé par vingt chefs monstrueux, Mégabise,
Hermamythre, Masange, Acrise, Artaphernas,
Et poussé par les rois aux grands assassinats,
Cet énorme tumulte humain, semblable aux rêves,
Cet amas bigarré d’archers, de porte-glaives,
Et de cavaliers droits sur les lourds étriers,
Défilait, et ce tas de marcheurs meurtriers
Passait pendant sept jours et sept nuits dans les plaines,
Troupeau de combattants aux farouches haleines,
Vaste et terrible, noir comme le Phlégéton,
Et qu’on faisait marcher à grands coups de bâton.
Et ce nuage était de deux millions d’hommes.
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