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La Légende des siècles tome I

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II
LES JARDINS DE BABYLONE

Une deuxième voix s’éleva; celle-ci,
Dans l’azur par degrés mollement obscurci,
Parlait non loin d’un fleuve à la farouche plage,
Et cette voix semblait le bruit d’un grand feuillage.
—Gloire à Sémiramis la fatale! Elle mit
Sur ces palais nos fleurs sans nombre où l’air frémit.
Gloire! en l’épouvantant elle éclaira la terre;
Son lit fut formidable et son cœur solitaire;
Et la mort avait peur d’elle en la mariant.
La lumière se fit spectre dans l’orient,
Et fut Sémiramis. Et nous, les arbres sombres
Qui, tandis que les toits s’écroulent en décombres,
Grandissons, rajeunis sans cesse et reverdis,
Nous que sa main posa sur ce sommet jadis,
Nous saluons au fond des nuits cette géante;
Notre verdure semble une ruche béante
Où viennent s’engouffrer les mille oiseaux du ciel;
Nos bleus lotus penchés sont des urnes de miel;
Nos halliers, tout chargés de fleurs rouges et blanches,
Composent, en mêlant confusément leurs branches,
En inondant de gomme et d’ambre leurs sarments,
Tant d’embûches, d’appeaux et de piéges charmants,
Et de filets tressés avec les rameaux frêles,
Que le printemps s’est pris dans cette glu les ailes,
Et rit dans notre cage et ne peut plus partir.
Nos rosiers ont l’air peints de la pourpre de Tyr;
Nos murs prodigieux ont cent portes de cuivre;
Avril s’est fait titan pour nous et nous enivre
D’âcres parfums qui font végéter le caillou,
Vivre l’herbe, et qui font penser l’animal fou,
Et qui, quand l’homme vient errer sous nos pilastres,
Font soudain flamboyer ses yeux comme des astres:
Les autres arbres, fils du silence hideux,
Ont la terre muette et sourde au-dessous d’eux;
Nous, transplantés dans l’air, plus haut que Babylone
Pleine d’un peuple épais qui roule et tourbillonne
Et de pas et de chars par des buffles traînés,
Nous vivons au niveau du nuage, étonnés
D’entendre murmurer des voix sous nos racines;
Le voyageur qui vient des campagnes voisines
Croit que la grande reine au bras fort, à l’œil sûr,
A volé dans l’éden ces forêts de l’azur.
Le rayon de midi dans nos fraîcheurs s’émousse;
La lune s’assoupit dans nos chambres de mousse;
Les paons ouvrent leur queue éblouissante au fond
Des antres que nos fleurs et nos feuillages font;
Plus d’une nymphe y songe, et dans nos perspectives
Parfois se laissent voir des nudités furtives;
La ville, nous ayant sur sa tête, va, vient,
Se parle et se répond, querelle, s’entretient,
Travaille, achète, vend, forge, allume ses lampes;
Le vent, sur nos plateaux et sur nos longues rampes,
Mêle l’horizon vague et les murs et les toits
Et les tours au frisson vertigineux des bois;
Et nos blancs escaliers, nos porches, nos arcades
Flottent dans le nuage écumant des cascades;
Sous nos abris sacrés, nul bruit ne les troublant,
Vivent le martinet, l’ibis, le héron blanc
Qui porte sur le front deux longues plumes noires;
L’air ride nos bassins, inquiètes baignoires
Où viennent s’apaiser les pâles voluptés;
Des bœufs à face humaine, à nos portes sculptés,
Témoignent que Belus est le seul roi du monde;
A de certains endroits notre ombre est si profonde
Que la nuit en montant aux cieux n’y change rien;
Nous avons vu grandir le trône assyrien;
Nos troncs, contemporains des anciens jours de l’homme,
Ont vu le premier arbre et la première pomme,
Et, vieux, ils sont puissants, et leurs antiques fûts
Ont des rameaux si durs, si noueux, si touffus,
Et d’un balancement si noir, que le zéphyre
Épuisé s’y fatigue et ne peut leur suffire;
Et leur vaste branchage est fait d’un tel granit
Qu’il faudrait l’ouragan pour y bercer un nid.
Gloire à Sémiramis qui posa nos terrasses
Sur des murs que vient battre en vain le flot des races
Et sur des ponts dont l’arche est au-dessus du temps!
Cette reine, parfois, sous nos rameaux flottants,
Venait rire entre deux écroulements d’empires;
Elle abattait au loin les rois moindres ou pires,
Puis s’en allait ayant l’homme jusqu’aux genoux,
Et venait respirer contente parmi nous;
Gaie, elle se couchait sur des peaux de panthère;
Quels lieux, quels champs, quels murs, quels palais sur la terre,
Hors nous, ont entendu rire Sémiramis?
Nous, les arbres hautains, nous étions ses amis;
Nos taillis ont été les parvis et les salles
Où s’épanouissaient ses fêtes colossales;
C’est dans nos bras, que n’a jamais touchés la faulx,
Que cette reine a fait ses songes triomphaux;
Nos parfums ont parfois conseillé des supplices;
De ses enivrements nos fleurs furent complices;
Nos sentiers n’ont gardé qu’une trace, son pas.
Fils de Sémiramis, nous ne périrons pas;
Ce qu’assembla sa main, qui pourrait le disjoindre?
Nous regardons le siècle après le siècle poindre;
Nous regardons passer les peuples tour à tour;
Nous sommes à jamais, et jusqu’au dernier jour,
Jusqu’à ce que l’aurore au front des cieux s’endorme,
Les jardins monstrueux pleins de sa joie énorme.
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