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La Légende des siècles tome I

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LE CID EXILÉ


I

Le Cid est exilé. Qui se souvient du Cid?
Le roi veut qu’on l’oublie; et Reuss, Almonacid,
Graos, tous ses exploits ressemblent à des songes;
Les rois maures chassés ou pris sont des mensonges;
Et quant à ces combats puissants qu’il a livrés,
Pancorbo, la bataille illustre de Givrez
Qui semble une volée effrayante d’épées,
Coca, dont il dompta les roches escarpées,
Gor où le Cid pleurait de voir le jour finir,
C’est offenser le roi que de s’en souvenir.
Même il est malséant de parler de Chimène.
Un homme étant allé visiter un domaine
Dans les pays qui sont entre l’Èbre et le Cil,
Du côté que le Cid habite en son exil,
A passé par hasard devant son écurie;
Le duc Juan, dont cet homme est serf en Asturie,
Bon courtisan, l’a fait à son retour punir
Pour avoir entendu Babieça hennir.
Donc, chacun l’a pour dit, n’est pas sujet fidèle
Qui parle de Tortose et de la citadelle
Où le glorieux Cid arbora son drapeau;
Dire ces mots: Baxa, Médina del Campo,
Vergara, Salinas, Mondragon-les-Tours-Noires,
Avec l’intention de nommer des victoires,
Ce n’est point d’un loyal espagnol; qu’autrefois
Un homme ait fait lâcher au comte Odet de Foix
Les infantes d’Irun, Payenne et Manteline;
Que cet homme ait sauvé la Castille orpheline;
Qu’il ait dans la bataille été le grand cimier;
Que les maures, foulés par lui comme un fumier,
L’admirent, et, vaincus, donnent son nom célèbre
Au ruisseau Cidacos qui se jette dans l’Èbre;
Qu’il ait rempli du bruit de ses fiers pas vainqueurs
Astorga, Zamora, l’Aragon, tous les cœurs;
Qu’il ait traqué, malgré les gouffres et les piéges,
L’horrible Abdulmalic dans la sierra des Neiges,
En janvier, sans vouloir attendre le dégel;
Qu’il ait osé défendre aux notaires d’Urgel
De dater leurs contrats de l’an du roi de France;
Que cet homme ait pour tous été la délivrance,
Allant, marchant, courant, volant de tous côtés
Effarant l’ennemi dans ces rapidités;
Qu’on l’ait vu sous Lorca, figure surhumaine,
Et devant Balbastro, dans la même semaine;
Qu’il ait, sur la tremblante échelle des hasards,
Calme, donné l’assaut à tous les alcazars,
Toujours ferme, et toujours, à Tuy comme à Valence,
Fier dans le tourbillon sombre des coups de lance,
C’est possible; mais l’ombre est sur cet homme-là;
Silence. Est-ce après tout grand’chose que cela?
Le pont Matamoros peut vous montrer ses brèches;
Mais, s’il parle du Cid vainqueur, bravant les flèches,
On fera démolir le pont Matamoros!
Le roi ne veut pas plus qu’on nomme le héros
Que le pape ne veut qu’on nomme la comète;
Il n’est pas démontré que l’aigle se permette
De faire encor son nid dans ce mont Muradal,
Qui fit de Tizona la sœur de Durandal.
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