La maison en ordre : $b comment un révolutionnaire devint royaliste
CHAPITRE VI
LE SYMBOLISME
Dès les premiers jours de janvier 1887, je me suis fixé à Paris. J’habite une mansarde au septième étage d’une maison du boulevard Saint-Marcel et j’y grimpe par l’escalier de service.
Mon mobilier est plutôt rudimentaire : en guise de lit, un sommier posé à même le carreau et sur lequel ne pèsent pas bien lourd une galette de varech, deux couvertures de coton, un traversin rembourré de paille. D’édredon, aucun. S’il gèle, je le remplace par mes vêtements étalés sur mes pieds. Un tout petit poële dont le long tuyau zigzaguant contribue à me donner quelque chaleur. Deux chaises et une table de bois blanc, peintes en noyer. Une malle qui me sert d’armoire à linge et dont le couvercle supporte mes ustensiles de toilette. Des rayons de sapin où s’alignent trois douzaines de livres. Sans cadre et fixés à la muraille par des clous, un portrait de Baudelaire et une mauvaise gravure d’après la Ronde de nuit de Rembrandt.
C’est qu’il n’y a pas lieu de faire du luxe. Mon revenu fixe se monte à soixante-six francs par mois que me verse fort exactement une tante cossue mais qui entend trop ne pas favoriser ce qu’elle nomme « ma folie de littérature » pour y ajouter le moindre subside. Elle espère que je ne tarderai pas à me décourager et que j’accepterai l’emploi qu’elle me réserve chez un notaire de ses amis. Or je n’ai jamais rien voulu savoir. Je me suis donné ma parole d’être un homme de lettres et pas autre chose. Je n’en démordrai pas.
A cette époque, le coût de la vie n’est pas excessif. Pourvu que l’on possède bon estomac, il est facile de se nourrir à peu de frais. Ayant réduit mon entretien au strict nécessaire, portant avec sérénité des frusques achetées chez le revendeur et des chaussures souvent percées je m’offre donc des festins de charcuterie et de pain rassis arrosé d’eau fraîche. Des fruits, selon la saison, de loin en loin un œuf, complètent mes menus. Il y a aussi le café que je prends très fort, car je passe la plupart des nuits à travailler. Quoique j’aie supprimé le sucre, c’est ma dépense la plus onéreuse avec le pétrole dont je m’éclaire.
J’accepte cette gêne avec la plus parfaite insouciance. Je vis d’une existence si exclusivement cérébrale que je ne donne aucune attention à ce que je tiens pour de vaines contingences.
Mais j’ai beau pratiquer l’ascétisme pour l’amour du Beau, soixante-six francs mensuels, ce n’est tout de même pas suffisant. Afin de grossir mon budget, je me mets en quête de besognes alimentaires. J’en trouve parfois de bien cocasses. Par exemple, un commis d’architecte, mon voisin de palier, m’abouche avec le propriétaire de plusieurs maisons situées dans le quartier des Gobelins. Cet homme cultive une marotte assez bizarre : il voudrait obtenir l’entreprise de construction du Métropolitain dont on commence à parler. Des projets grandioses l’obsèdent, mais comme le style lui manque aussi bien que l’orthographe, ce bourgeois babylonesque me propose de lui écrire une brochure qu’il signera, fera imprimer et distribuera aux conseillers municipaux, à tous les sénateurs, à tous les députés. Il y aura un tirage de luxe destiné aux « grosses légumes » tels que le préfet de la Seine, les ministres et le Président de la République.
Mon Mécène me demande surtout du lyrisme et des phrases pompeuses. Qu’à cela ne tienne, je lui servirai autant d’emphase qu’il lui plaira. En huit jours, j’expédie la chose suivant les notes informes qu’il m’a confiées. J’y ai fourré à foison toutes les couleurs de l’arc-en-ciel et de l’érudition pillée dans les dictionnaires techniques — voire des citations cueillies dans les Fleurs du Mal, entre autres, cette apostrophe à la grand’ville :
et ce distique :
L’impression produite fut extraordinaire. Lorsque, comme possédé d’une fureur pindarique, j’eus déclamé cet étrange dithyrambe au bonhomme, il se prit d’un tel enthousiasme qu’il me compta mille francs, séance tenante. Or, nous n’étions convenus que de cinq cents à payer en deux fois. Quel succès — et quelle aubaine !…
On découvre ainsi quelquefois de ces bourgeois chez qui un « poète mort jeune » ressuscite soudain, après qu’ils ont fait fortune, pour s’extravaguer en conceptions délirantes. Ce n’est pas fréquent, mais cela se rencontre. Et ma bonne étoile m’avait amené l’un d’eux.
Je déniche d’autres tâches moins lucratives mais encore appréciables. Je rédige des fragments étendus de monographies sur les métiers parisiens pour un compilateur qui, mal doué quant aux facultés inventives, ne déteste pas de publier, sous son nom, le travail d’autrui. Ce parasitisme lui rapporte, paraît-il, beaucoup et il paie assez bien.
De passage à Paris, il m’arrive, flânant sur les quais de la rive gauche, d’apercevoir dans les boîtes des bouquinistes quelqu’un des volumes en question. Alors je ris dans ma barbe et je me remémore, avec un certain attendrissement, cette période de ma jeunesse où j’avais le droit de m’appliquer le Sic vos non vobis de Virgile…
Je fais aussi des recherches à la Nationale pour un historien amateur qui s’est imaginé de refondre, en les rectifiant, les Récits mérovingiens, d’Augustin Thierry.
Je place, çà et là, sans trop de peine, des articles de reportage pris dans des milieux picaresques et je les signe de divers pseudonymes.
Pour mon labeur personnel, je n’en veux rien livrer à la publicité tant que je ne serai pas sûr de mon instrument.
Je me romps au métier avec patience, avec persévérance. Empruntant des livres à des amis, en achetant d’occasion, fréquentant les bibliothèques, je me tiens au courant de l’actualité littéraire. J’étudie les philosophies et l’histoire, surtout celle de notre pays. J’aborde l’anglais — toutefois d’une façon superficielle. Je m’imprègne de Dante, de Shakespeare, de Goethe, des Maîtres de la littérature française au XVIe et au XVIIe siècle. Je fais du latin ; et je constate que, malgré une interruption de cinq années, je n’ai nulle peine à m’y remettre, ce qui est à l’éloge des méthodes d’enseignement en usage dans l’Université, au temps de mes études.
Je traduis, pour mon plaisir, le De rerum natura, de Lucrèce, et le Satiricon, de Pétrone. — Tous ces travaux me forment un fond solide de culture générale. Pour me récompenser moi-même de mon activité intellectuelle, je versifie, je prosifie à outrance. Que de poèmes j’ébauche qui ne réussissent pas à me satisfaire. Que de romans rêvés à loisir, esquissés dans la fièvre, jamais amenés à réalisation totale ! N’importe, je ne gaspille pas les heures ; j’apprends à bien manier la langue et les rythmes. Tout cela servira plus tard…
Cette formation solitaire a duré deux ans au cours desquels je vécus entièrement détaché du monde. Ce n’est pas à moi de dire si ce travail d’assimilation et de préparation m’a profité.
Au commencement de 1889, je publiai mon premier livre. C’était un recueil de vers qui me fit classer parmi les poètes de l’école symboliste. A la même époque, je descendis de ma mansarde pour m’installer en un autre logis, en plein quartier du boulevard Saint-Michel et pour nouer des relations avec quelques-uns des initiateurs de ce mouvement littéraire : Moréas, Paul Adam, Gustave Kahn, Henri de Régnier, Stuart Merrill, etc. Je collaborai au Mercure de France, qui est devenu, sous la direction judicieuse d’Alfred Vallette, le meilleur périodique de notre temps avec la Revue universelle ; à la Plume, disparue, où je fis la critique des livres pendant six ans ; à l’Ermitage, disparu, dont j’assumai, un peu plus tard, le gouvernement avec René Boylesve et Henri Mazel.
Ces trois revues étaient, au même degré, idéalistes et combatives. On y guerroyait surtout pour la liberté du vers et contre le naturalisme. On y martelait d’immuables têtes-de-Turc : Zola pour toute son œuvre ; Sully-Prud’homme pour son didactisme visqueux ; Doumic qui, incarnant le Rien-en-Soi, prétendait nous morigéner ; Brunetière, à cause de son pédantisme pseudo-classique et de ses diatribes ineptes contre Baudelaire… d’autres encore, tout à fait oubliés depuis les cinq premières minutes qui suivirent leur décès.
Je ne parlerai pas longuement du symbolisme. Je l’ai fait dans de nombreux articles et dans deux ou trois volumes où, si je ne me leurre, ceux qui entreprendront son histoire complète trouveront des renseignements exacts. Je n’en rédigerai donc qu’un résumé assez bref où je m’efforcerai de noter impartialement le bien et le mal qu’il produisit dans les lettres françaises à la fin du XIXe siècle et au commencement du XXe.
D’abord le mal.
Un accueil trop complaisant aux influences étrangères. Au détriment de la tradition nationale, on exaltait, sans mesure, Ibsen, Tolstoï, Schopenhauer, Nietzsche. L’apologie de ces Barbares allait souvent jusqu’à l’extravagance. Encore, chez nous, Français, l’engouement pour ces deux derniers s’expliquait jusqu’à un certain point : ils réprouvaient le germanisme et se manifestaient tout pénétrés de culture latine. Mais le Norvégien et le Russe, quels génies fumeux remâchant les thèses les plus éculées du romantisme, quels dissolvants dans une brume corrosive, leurs doctrines !
C’étaient, les dieux de la Revue blanche, périodique inspiré, subventionné, enkahalé par des Juifs polonais qui menaient de front les opérations de Bourse et les menées anarchistes. Diverses tribus hébraïques opéraient en cet endroit : les Bernard Lazare, les Cohen, les Léon Blum, les Ular, sous une trinité de Natanson.
Henri de Bruchard a, naguère, fort bien décrit ce milieu. Il a croqué sur le vif « ces juifs boursiers, assoiffés de boulevard, portant dans les lettres, avec de fausses apparences de mécénat, ce goût malsain de parodier et de parader qui est le propre de leur nation haïssable. Ils traînaient derrière eux toute une équipe de ghetto dont ils infligeaient le style, les images, les dégénérescences à une jeunesse, sans guides, sans appuis, que l’anarchie littéraire attirait en réaction contre les bassesses et les médiocrités de la salonnaille opportuniste ou radicale. Telle était cette officine où les esthètes coudoyaient les usuriers et les lanceurs de bombe où se tutoyaient et s’associaient bookmakers et auteurs dramatiques ».
De Bruchard donne ensuite un aperçu fort véridique du salon des Natanson : « Chaque jour, ils s’attachaient à couvrir d’un mauvais vernis boulevardier la crasse importée du Ghetto de Varsovie. Ne s’avisaient-ils pas de protéger les peintres ! On devine quelle peinture était prônée par ces affolés de modernisme. Ils se lançaient aussi dans leur monde et donnèrent des soirées. Ce fut même assez comique. Évidemment, on ne pouvait avoir d’emblée l’élite parisienne. Aussi se contentait-on de la famille Mirbeau et de Marcel Prévost. Puis, pour faire nombre, quelques gens de lettres naïfs et, obligatoirement, les collaborateurs de la revue…
« Paris s’amusa fort des glorioles que les Natanson affichaient. Dès leur second bal, la Pologne délégua tous ses Juifs, traducteurs de romans étrangers, rédacteurs d’agences de presse allemandes, correspondants des gazettes sémitiques. Puis apparut l’armée des traducteurs. Un vol d’Anglais, d’Américains, de Suédois, de Danois, de Teutons s’abattit sur nos libraires. Dans la presse, c’était l’âpre concurrence des petits juifs, si humbles la veille, la monopolisation du théâtre, le boycottage pour tout ce qui portait un nom français[8]. »
[8] Henri de Bruchard : Petits Mémoires du temps de la Ligue, 1 vol. à la Nouvelle librairie nationale. — Henri de Bruchard aurait pu ajouter que parmi les gloires de la firme Natanson, il y avait Nordau, juif-boche qui venait de traîner dans la boue la littérature française, et Brandès, juif-danois qui, pendant la guerre, exalta le pangermanisme et insulta notre pays.
Voilà qui est fort bien dit. Toutefois, il faut émettre la restriction que nous, symbolistes d’origine française, nous nous cantonnions sur notre chère Rive Gauche et que nous ne nous laissions pas contaminer jusqu’aux moelles par les miasmes d’outre-Rhin et du Ghetto. Pour ma part, je n’ai jamais mis les pieds dans les salons Natanson, et c’est tout au plus si j’ai donné deux fois de la copie à leur revue.
Mais il est vrai que nous faisions beaucoup trop facilement un sort aux produits de l’étranger. Plusieurs métèques abusaient de notre courtoisie pour prendre des airs arrogants vis-à-vis de nous. L’un d’entre eux, venu du Wisconsin ou du Connecticut, en trois bateaux, pour réformer la prosodie française, se distingua par son outrecuidance. Ce n’est pas la peine de le nommer ; ses élucubrations, sans rythme, ni rimes ni raison, n’ont jamais réuni qu’une douzaine de prosélytes obscurs. Et nul ne se souvient de son passage dans nos revues.
Un autre défaut des symbolistes, c’était un individualisme si accusé, si ombrageux qu’il en résultait que chacun suivait sa voie sans adhérer à une doctrine commune. Nous savions ce que nous ne voulions pas ; nous ne savions pas trop ce que nous voulions.
Au point de vue de la technique, tous s’appliquaient à libérer le vers des chaînes excessives dont les Parnassiens l’avaient surchargé. Mais où l’on n’était plus d’accord, c’était sur les limites entre lesquelles il était sage de se tenir. Les uns conservaient l’alexandrin, d’autres le rejetaient. On émettait force théories ; on se gardait, comme d’un crime, de poser des lois. C’était le règne de l’inspiration déréglée.
Au point de vue de l’art, en général, on entendait substituer aux inventaires de sensations basses où se confinait le naturalisme une littérature plus subtile, moins terre-à-terre que celle dont nous critiquions les tendances. On visait à remplacer le roman par la légende. De belles réalisations furent obtenues mais, comme chacun se forgeait à soi-même des convictions toutes personnelles, l’apport collectif restait indéterminé. C’était une sorte de symphonie où les dissonances tenaient plus de place que l’unisson. En somme, le symbolisme fut un groupement anarchiste toujours sur le point de se dissoudre. Cela se comprend, puisque on n’y trouvait point d’entente sur un programme accepté de tous.
C’est contre ce manque de cohésion que tenta de réagir Jean Moréas, quand il fonda l’école romane avec Charles Maurras, du Plessys, La Tailhède et Raynaud. Si, dans ses premières œuvres, il fit la part trop grande à l’archaïsme, il donna bientôt des poèmes où le soin de se conformer à la tradition classique ne contrariait en rien l’essor de sa personnalité. Ce furent les Stances où, sous une forme très pure, il exprimait ce que la sagesse païenne contient de plus élevé. Moréas fut un stoïcien attardé. Mais comme, de propos délibéré, il ignora le christianisme, c’est-à-dire le principe unique qui permette de vivifier les âmes, comme, en outre, il s’isolait dans un rêve de beauté antique, hors du temps où il vécut, sa tentative échoua. Ainsi que ses émules, il bâtit une chapelle littéraire, loin de la foule, et rien de plus.
D’ailleurs, tout en l’admirant, les symbolistes se montraient bien trop hostiles à toute idée de soumission à un chef d’école pour le reconnaître comme tel. Leur proposer une discipline était donc chimérique.
Le symbolisme individualiste eut probablement son expression la plus complète en Remy de Gourmont, esprit très fin, érudit très informé, intelligence aux multiples ressources, féconde en aperçus ingénieux, beau styliste. Mais un vice gâtait ces grandes qualités. Par instinct de destruction, il s’attachait tellement à dissocier les idées qu’il aboutissait par excès d’esprit critique au scepticisme total et à des négations hâtives. Parce qu’elle affirme, l’Église lui était en haine. Lorsqu’il la rencontrait, sa distinction native, son souci d’élégance dans la diction l’abandonnaient. Il rivalisait en propos indécents avec le pire Voltaire. Plus encore, il tombait dans l’anticléricalisme balourd d’un Homais.
Celui-là non plus ne fut pas le Maître que beaucoup attendaient.
Il ne méritait pas davantage de le devenir ce Mallarmé à qui un grand nombre de symbolistes vouaient une admiration désordonnée. Platonicien trouble, dont le mépris pour le Réel passait toutes les bornes, Mallarmé se confinait si étroitement dans la contemplation des fantaisies de son Subconscient que ses sectateurs les plus intransigeants devaient avouer leur impuissance à comprendre les écrits de sa seconde manière, tant qu’il ne les leur avait pas commentés.
Mais cette glose, elle-même, manquait souvent de clarté, de sorte que les mallarmistes en donnaient chacun une interprétation différente. Et pourtant — détail qui révèle un état d’esprit vraiment singulier — plus leur idole se rendait hermétique, plus ils la déclaraient sublime.
Il me semble utile de reproduire le fragment suivant d’un article que je publiai jadis dans la Revue de Jean Finot ; il prouve que, touchant le cas Mallarmé, je me séparais nettement du symbolisme, objet de mes prédilections partout ailleurs. — Voici :
« Mallarmé devint célèbre pour n’avoir pas écrit l’œuvre annoncée pendant dix ans comme devant résumer, sous une forme définitive, l’âme humaine et l’âme universelle. Il employa son existence à rééditer une traduction partielle d’Edgar Poe, dix sonnets, six poèmes en vers un peu plus étendus, quinze poèmes en prose, une scène de tragédie, quelques fragments théoriques. De son propre aveu, et quoique deux ou trois de ces morceaux — les plus clairs ou les moins obscurs — ne manquassent pas de valeur, ce n’étaient que des essais, les pierres d’attente d’un édifice toujours futur dont il expliquait, à l’occasion, le plan et la portée, mais qu’il ne voulut ou plutôt qu’il ne put bâtir.
« La raison de cette impuissance réside en ceci que Mallarmé se déclarait incompétent en autre chose que l’absolu. Or, on ne réalise pas l’absolu. On peut y rêver, mais le faire tomber sous nos sens, c’est là chose impossible. S’y entêter, c’est se vouer à la stérilité…
« Mallarmé essaya d’ailleurs de distribuer quelques tranches d’Absolu aux initiés préparés, croyait-il, par ses entretiens, à s’assimiler cette vague nourriture. Dans cette intention, il soumit la langue française à une série de déformations qui n’en laissèrent subsister que des membres épars. Puis, partant de ce principe bizarre que : « Nommer un objet, c’est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu », il s’interdit de traiter autrement que par allusion les vers et les proses qu’il offrait à la sagacité de ses lecteurs. Frapper directement leur esprit lui semblait puéril. Il prétendait ne leur suggérer que de la façon la plus détournée ses intentions. Ce qui ramène sa doctrine à ceci : quand on veut faire entendre quelque chose à quelqu’un, le fin du fin consiste à s’exprimer par énigmes. Voilà, du coup, la charade réhabilitée et même exaltée comme un genre littéraire de premier ordre.
« Et les mots, ces pauvres mots que tant de poètes, embourbés dans le Relatif pour n’avoir pas connu la région où vivre, avaient cru propres à rendre leurs sensations, leurs sentiments et leurs idées, Mallarmé les accuse de ne pas représenter suffisamment ses concepts. D’une part, il les méprise si fort qu’il préfère à tout texte « même sublime » des pages blanches portant « un dessin espacé de virgules et de points ». Mais, d’autre part, il leur confère une fonction nouvelle à quoi personne n’avait pensé jusqu’à lui : « Il faut, dit-il, que, de plusieurs vocables, on refasse un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire… qui nous cause cette surprise de n’avoir jamais ouï tel fragment ordinaire d’élocution, en même temps que la réminiscence de l’objet nommé baigne dans une neuve atmosphère… »
« Mallarmé eut donc pour objectif de créer un langage spécial, n’ayant guère de rapport avec le français et destiné à formuler des pensées tellement inaccessibles qu’il fallait se transporter, par l’imagination, dans un monde différent du nôtre, si l’on voulait parvenir à en soupçonner la signification à jamais symbolique.
« Il se donna tout entier à cette tâche impossible. Il y usa toutes les ressources de son intelligence sans avoir réussi même une esquisse de son rêve et surtout sans avoir déterminé une de ces révolutions qui changent la face de la littérature. »
Il ne détermina, en effet, que des apologies sans grande portée, puisque tout en proclamant la transcendance de son art, aucun de ses admirateurs ne crut devoir le suivre dans la voie qu’il indiquait. C’est, disent-ils, que Mallarmé ayant réalisé l’individualiste par excellence, on ne saurait l’imiter.
Non, grâce à Dieu, on ne l’a pas imité, parce qu’il n’a pas su « créer un poncif » comme le demandait Baudelaire à l’écrivain digne de maîtrise. Et puisque je cite Baudelaire, je lui emprunterai encore les termes qui définissent le mieux Mallarmé. Ce ne fut pas un génie créateur ; ce fut « une curiosité esthétique ».
Maintenant que j’ai dit le mal qu’on a le droit de penser du symbolisme, je vais dire le bien.
Les symbolistes ont assoupli la prosodie. Sans entrer dans le détail et tout en concédant que certains d’entre eux ont porté la réforme trop loin jusqu’à produire des choses vagues, qui n’étaient ni prose ni vers, on doit retenir à leur actif que, par eux, le vers devient plus musical, s’enrichit de rythmes nouveaux et réussit à exprimer, avec charme, des nuances de sentiment inaperçues avant eux.
Ils ont fait connaître Verlaine dont l’œuvre avait été sournoisement étouffée par ses frères du Parnasse et que la postérité tiendra probablement pour l’un des plus grands poètes du XIXe siècle.
Ils ont détruit, avec une rudesse pleine d’équité, plusieurs réputations usurpées.
Leur lutte contre le naturalisme n’a pas été vaine. Ils ont porté le coup de mort aux sottises matérialistes mises en vogue par Zola.
Enfin, ils ont rendu à l’Art un culte désintéressé et ils ont montré un mépris de la basse réclame qui condamne les commerçants de lettres dont nous constatons le règne aujourd’hui.
Voilà qui est pour excuser leurs erreurs d’autant, qu’ils ont été les victimes et non les guides de leur époque. Or, ce fut une période d’anarchie dans les idées et dans les mœurs — tout comme le milieu qui se décompose autour de nous tandis que j’écris ces lignes. Une société sans Dieu, sans autorité fixe, ne peut guère en produire d’autres.
J’échappai, en partie, aux tares du symbolisme parce qu’en 1894, après huit ans d’un séjour continu à Paris, je m’installai à la campagne. Je m’étais marié, dans l’intervalle, avec la femme, profondément chrétienne, intelligente et dévouée que j’ai perdue en 1901. C’est, sans doute, à ses prières Là-Haut que je dois la grâce de ma conversion.
Ce « retour à la Terre » me fit le plus grand bien non seulement au physique, mais au moral et au point de vue intellectuel. L’existence parisienne est si pleine de fièvres artificielles qu’on y perd presque le sens de la nature. Je le reconquis largement à Guermantes, où nous avions loué une maison paysanne avec jardin. C’était un petit village de cent trente-quatre habitants. La gare la plus proche étant à quatre kilomètres, j’y trouvai la solitude bienfaisante. Il était situé au cœur même de ma chère Ile-de-France, pays de coteaux modérés, de vergers plantureux, d’eaux courantes parmi les aubépines et les saules, de prairies tachées d’un bétail blanc et roux. De grands noyers, des ormes chenus, des sycomores tout bourdonnants d’abeilles, des cytises aux grappes dorées y entremêlent leurs feuillages. Des vents salubres le vivifient. Et nulle part les jeux de la lumière et de l’ombre n’ont plus de douceur.
En cette sereine ambiance, je poursuivis mes travaux littéraires. La besogne ne faisait pas défaut : une collaboration régulière à deux grands journaux de Belgique dont j’étais l’un des correspondants, mes articles bi-mensuels de critique à la Plume, des vers et des proses dans d’autres revues, surtout au Mercure de France, enfin la fabrication d’un livre annuel.
Pour atténuer la tension cérébrale résultant de ces multiples écritures, je faisais de grandes courses par les champs et aussi dans les bois de mon peu enviable voisin : Alphonse de Rothschild. En effet, le terroir de Guermantes borde en partie son vaste domaine de Ferrière.
D’autres jours, lâchant la plume et l’encrier pour la bêche et l’arrosoir, je cultivais mon jardin d’après les conseils de mon ami Butelot, cordonnier du village et en même temps horticulteur expert — ce qui ne l’empêchait pas de braconner astucieusement les remises grouillantes de gibier du Juif tout-en-or, comme dit Léon Daudet.
C’est à Guermantes que j’ouvris les hostilités contre les abus du symbolisme et particulièrement contre Mallarmé que je considérais — et que je considère toujours — comme sa plus grande erreur.
Cet irrespect louable à l’égard de l’idole m’aliéna une portion de mes anciens frères d’armes. Ils se sentirent si outrés de mon soi-disant sacrilège qu’ils me couvrirent d’injures au lieu de rétorquer les arguments très raisonnés que je développais à l’appui de ma thèse. Ils me traitèrent de « renégat », de « grossier personnage » et même de « frénétique ».
Pourtant, si l’on veut bien se reporter au fragment d’article cité plus haut, je crois qu’il faut convenir que le ton de mes critiques n’avait rien d’excessif et que je m’y maintenais dans les bornes de la courtoisie nécessaire. Eh bien, toute ma polémique à propos de Mallarmé, si incisive qu’elle fût par moments, n’alla jamais jusqu’à l’invective contre un homme dont j’appréciais le beau caractère tout en réprouvant ses attentats à la langue et sa méconnaissance des qualités essentielles de notre génie national, à savoir la précision et la clarté.
Mais, je le répète, mes détracteurs ne me rendirent pas la pareille. Je n’établirai pas la liste des procédés malveillants dont certains me poursuivirent. Ce serait aujourd’hui dénué d’intérêt. Et, d’ailleurs, je me suis réconcilié avec pas mal de ces adversaires aveuglés par le parti pris mais qui reconnaissent, au bout de vingt-cinq ans, que je pourrais bien ne pas m’être trompé.
Mais ce que je vérifiai alors et ce que me confirma, depuis, une longue expérience, c’est le manque d’esprit de justice qui règne dans la littérature. Si la bonne foi était exilée du reste de l’univers, ce n’est pas chez les écrivains qu’elle trouverait un refuge.
Fort heureusement, il y a des exceptions. Mais, en général, l’aphorisme de Plaute repris par Hobbes : Homo homini lupus rencontre, dans la gent-de-lettres, son application la plus constante.
Ajoutez une rage de médisance qui va souvent jusqu’à la calomnie. Voilà qui explique ma décision de me tenir le plus possible à l’écart de mes « chers confrères ». Je m’en félicite tous les jours.
Une autre « trahison » me fut imputée. Sous le pseudonyme d’Harold Swann, je décrivis, en divers périodiques, les petits travers extérieurs et les ridicules inoffensifs des symbolistes. Ces satires sans méchanceté, et où je ne m’épargnais nullement moi-même, eurent du succès auprès du public de nos revues. Lorsque, assez tardivement, le secret fut divulgué, M. Le Goffic, dans un article fort aimable, m’appela « l’enfant terrible du symbolisme ». C’était le mot juste. Mais quelques-uns des caricaturés — exactement ceux à qui je n’avais donné qu’un léger coup de crayon, en passant — prirent fort mal la plaisanterie. D’où un redoublement de malédictions[9].
[9] Coïncidence piquante : ces noms de Guermantes et de Swann, Marcel Proust me les a empruntés pour deux de ses romans. Comme je ne l’ai jamais rencontré, je voudrais bien savoir le motif qui détermina son choix. A moins que le hasard ait tout fait ?
Troisième grief : je désirais, donnant l’exemple dans mes poésies, qu’on ne fît pas du vers libre un vers amorphe. J’estimais qu’il y avait exagération à éliminer la rime pour la remplacer par de vagues assonances ou par — rien du tout. J’avançais que des superpositions de petites phrases fictivement accentuées ne valaient ni les césures anciennes ni les rythmes consacrés. Je soutenais que la réforme était suffisante qui abolissait l’alternance obligatoire des rimes féminines et masculines, qui permettait de faire rimer un singulier avec un pluriel et qui tolérait l’hiatus, pourvu qu’il ne produisît pas de cacophonie. Pour le surplus, je recommandais l’imitation de la technique du vers libre tel que la Fontaine, dans ses fables, et Molière, dans Amphitryon, l’ont magistralement pratiqué.
Là encore, on me vilipenda. Le métèque du Connecticut, dont les vers jargonnants n’évoquaient, en fait de rythme, que les bonds saccadés d’une sauterelle expirante, me décréta d’ostracisme. Dans le même temps, M. André Gide prenait l’initiative d’un manifeste où mes crimes antimallarméens étaient flétris en termes véhéments.
Ces excommunications burlesques me procurèrent une vive hilarité. Je ne répondis pas. Et je persévérai sans l’ombre d’un trouble de conscience.
Les curieux de controverses littéraires qui se donneront la peine de parcourir les volumes où j’ai réuni mes articles et, d’autre part, les ripostes de mes adversaires, jugeront de quel côté résidait le bon sens et la mesure.
Pour l’écrivain, c’est une nécessité, à laquelle il cède d’une façon presque machinale, que de se faire une conception du monde et de chercher le sens de la vie. Or, j’étais encore très loin de la vérité catholique. J’avais passé par une phase de pessimisme bouddhique sous l’influence de Schopenhauer. Puis, après avoir étudié Darwin et ses émules et compulsé Taine, je m’étais laissé prendre un temps aux propositions décevantes du déterminisme évolutionniste qui n’est, en somme, qu’un matérialisme fataliste. Étouffant dans ce caveau sans soupirail vers le soleil, je m’en étais bientôt évadé. Alors, au contact de la campagne régénératrice et, ensuite, par la forêt de Fontainebleau — merveille de grave beauté — je devins panthéiste. C’est dire que les Apparences furent les divinités auxquelles je rendis un culte. Je n’épiloguerai pas à ce sujet, me bornant à rappeler que la plupart de mes écrits, durant cette période, portent la marque formelle du Grand Pan.
D’ailleurs, et comme pièce probante, voici une prose que le Mercure de France publia et où je tâchais d’exposer ma communion avec ce que je nommais « l’âme universelle ». On m’excusera de la reproduire ; je la crois des plus significatives. Monologuant, je disais :
« … Toi qu’un destin — peut-être ironique — marqua pour enfanter des poèmes, toi que les Formes, les Sons, les Essences tiennent attentif, rappelle-toi comment naît, au fond de ton être le plus essentiel, le désir d’interpréter, en des strophes cadencées, les songes que la terre, l’océan, le ciel nuageux, ensoleillé ou plein d’étoiles ne cessent de te prodiguer.
« Tu marchais, perdu dans une vague rêverie, n’accordant qu’une attention distraite aux incidents de la route. Soudain, un rayon fait papilloter les vagules d’un ruisseau. Soudain, l’ombre bleuâtre d’une vieille muraille, dont maintes giroflées pavoisent la crête moussue, se découpe bizarrement sur le sol. Soudain, le vent taquine, en riant tout bas, les feuilles inquiètes d’un bouleau. Tu t’arrêtes, étonné et ravi. Ces choses, qui te sont pourtant coutumières, te frappent comme si tu ne les avais jamais vues. Tu les considères ; tes prunelles s’en imprègnent et, lorsque tu reprends ton chemin, leur image agrandie, nimbée d’or, éblouissante t’emplit le cerveau. Alors, tu établis instinctivement un rapport entre cette image et la disposition de ton âme au moment où elle te séduisit. Si tu es triste, elle reflète ta tristesse ; si tu es gai, elle reflète ta gaieté. Un rythme naît en toi et t’obsède. Sans t’en apercevoir, tu y conformes ton pas. Le rythme se précise ; des mots se précipitent en foule qui s’efforcent d’y entrer. Puis cent images accessoires s’élancent, comme des fusées, de ton Subconscient et tentent de s’associer à l’image primitive. »
J’expliquais ensuite comment le poème, issu de cette première incubation, aboutissait peu à peu, à force d’y penser, à la réalisation et j’ajoutais :
« Si tu fus sincère, si tes vers, largement humains, frappent par leur simplicité, il arrivera que le lecteur y découvrira des mérites dont tu ne te doutais pas. Alors vous vous réjouirez ensemble. Et vous serez semblable à des enfants qui, grimpés dans un cerisier et croyant l’avoir dépouillé, aperçoivent tout à coup une branche encore chargée de fruits. L’épaisseur du feuillage la leur dissimulait ; mais un coup de vent opportun leur révèle l’aubaine. Ils se la montrent ; ils poussent des cris de joie ; puis ils se partagent fraternellement les cerises juteuses… »
Puis, après quelques développements sur ce thème, je concluais :
« Non seulement les souffles des vents capricieux et les clapotis des rivières sinueuses contribuent à former les rythmes du poète, mais encore les collines aux lignes tremblées, les rochers pareils à des Titans méditatifs, les vagues de la mer, soit qu’elles se cabrent comme des poulains indomptés, soit qu’elles viennent mollement se pâmer sur le sable fin d’une grève étincelante.
« La forêt, la mer et aussi la plaine où les jeunes avoines se moirent d’argent bleuâtre, où les fleurs roses du sainfoin, où les fleurs veloutées du trèfle incarnat offrent leur pollen aux abeilles, il faut les aimer d’un même amour, afin qu’elles nous révèlent les secrets de leur magnificence.
« Nous entrerons dans la forêt pour apprendre des vieux chênes rugueux, des hêtres à l’écorce lisse, des pins aux rameaux gracieusement alternés, des bouleaux sveltes, l’art des proportions harmonieuses. Nous nous enfoncerons, sans nous inquiéter du retour, sous les futaies séculaires, pleines d’une brume sacrée où résident nos dieux. Le murmure éolien des hauts feuillages bercera notre extase. Et parfois, au détour d’un sentier, nous verrons le Grand Pan mener, au son de sa flûte, les danses des dryades. Il nous saluera d’un trille amical, puis, brusque, se fondra dans les taillis. Nous, cependant, nous demeurerons délicieusement perplexes, nous demandant si nous ne fûmes pas les dupes des magies du soleil et du brouillard ou si vraiment le dieu, sachant notre dévotion pour lui, a daigné nous apparaître.
« La mer, nous en longerons, à pas lents, le rivage. Ses flots miroitants, son balancement infini, sa face changeante, selon l’heure, nous seront des modèles pour varier nos cadences. Le sillage des navires, les traînées d’ombre violette que dessinent les courants, nous les transposerons dans nos vers. Et, de même qu’aux profondeurs dorment des richesses englouties, des nacres et des perles, de même, nos strophes recéleront, sous le prestige mélodieux des rythmes, des trésors de douleur, de joie et de rêve.
« Mais la forêt et la mer sont d’une beauté redoutable. A les fréquenter d’une façon exclusive, nous finirions par perdre la conscience de nous-mêmes ; nous ne saurions plus nous en détacher et nous aspirerions à la vie végétative, sans désirs et sans pensée. C’est pourquoi, lorsque nous nous serons saturés de leurs aspects, nous viendrons nous retremper au spectacle du travail humain dans la plaine. Là, nous admirerons l’art parfait selon lequel le laboureur trace ses sillons et nous nous efforcerons de l’imiter pour l’ordonnance de nos strophes. Ou bien nous suivrons le semeur ; nous le regarderons épandre le grain doré. Puis, à son exemple, nous ensemencerons nos poèmes avec des mots de lumière.
« La journée finie, contents d’avoir travaillé de notre mieux, nous irons nous asseoir parmi les gramens du verger prochain. Nous coûterons le calme du soir. Nous recueillerons le clair sourire des étoiles. Et, en récompense de notre bonne volonté, nous entendrons cette musique des sphères où s’adore l’Ame Universelle. »
La vie aux champs et dans la forêt eut donc cet effet bienfaisant de me pénétrer du sentiment de la nature. Mais elle ne m’ancra pas dans une doctrine immuable d’où je pusse déduire des certitudes. L’illusion panthéiste était beaucoup trop ondoyante pour me les fournir et même, si elle me les avait procurées, elle aurait été impuissante à les corroborer d’une morale stable, répondant à tous les besoins de mon âme inquiète. Au fond je cherchais une religion. J’aspirais à un idéal qui élevât davantage les sommets de mon être, qui me purifiât suffisamment pour que, contemplant sa lumière, j’apprisse à réfréner mes passions mauvaises et qui me consolât aux heures de doute et de découragement.
Cet Absolu divin je crus un moment l’avoir trouvé dans la philosophie de Lucrèce. Avec lui, je disais : « La religion, ce n’est pas de se tourner sans cesse vers la pierre voilée, ni de s’approcher des autels, ni de se jeter prosterné à terre, ni de lever les mains devant les demeures des dieux, ni d’arroser les temples du sang de beaucoup d’animaux, ni d’entasser les vœux sur les vœux, mais de tout regarder avec une âme tranquille[10]. »
(De rerum natura.)
Cependant cette sagesse orgueilleuse et solitaire, c’est précisément le contraire d’une religion, puisque celle-ci implique une foi commune à un grand nombre d’hommes. Et du reste Lucrèce, lui-même, considérait-il toutes choses d’une âme paisible, lui qui s’empoisonna pour une femme dont il désespérait de se faire aimer ?
Son empirisme philosophique ne l’avait donc pas prémuni contre ses propres faiblesses. Ainsi que tant d’autres, il formula de creuses sentences, propres à être citées dans un traité de rhétorique mais inefficaces pour guérir ou atténuer les souffrances et les déboires dont foisonne l’existence quotidienne.
Après quelques essais fort infructueux pour me créer une âme impassible selon ses préceptes, je me détournai donc de ce sophiste inconséquent.
C’est alors que, faute d’une croyance à un principe surnaturel, je me rejetai vers cette « religion de l’humanité » qui a fait divaguer tant d’intelligences depuis qu’il existe des aveugles volontaires pour refuser de voir Dieu. Comme mon tempérament me portait alors aux extrêmes, j’allai, du premier coup, jusqu’à l’Anarchie.