La maison en ordre : $b comment un révolutionnaire devint royaliste
CHAPITRE IV
TEMPS PERDU
Mon séjour à Bruxelles auprès de ma mère ne dura qu’une dizaine de mois. Je passerai rapidement sur cette période de mon existence.
Comme je m’y attendais, nous ne réussîmes pas à vivre en bon accord. Il y eut mésentente totale entre son caractère aussi impulsif que versatile et le mien, aussi opiniâtre en ses volontés propres que peu formé à subir un joug, quel qu’il fût. Comme je n’étais point méchant, une personne calme qui aurait su comment polir mes aspérités eût obtenu beaucoup de moi. Ma mère n’en obtint aucune concession.
Il importe de mentionner que son excessive nervosité accrue par les fatigues de sa profession ne la désignait guère pour entreprendre mon éducation. Maîtresse de chant justement appréciée, elle se trouvait en relations continuelles avec des artistes débutant sur la scène, parfois très bornés et à qui elle devait seriner leur rôle jusque dans les moindres détails. Tout ce qu’il pouvait y avoir de patience en elle s’y dépensait. Il ne lui en restait plus une miette pour son fils.
A ses intervalles de liberté, au lieu de prendre du repos, elle s’irritait les nerfs encore davantage à déchiffrer des partitions difficiles. Elle cultivait la musique de Wagner avec une sorte d’idolâtrie. Certes, ce n’était ni la Tétralogie, ni Tristan, œuvres géniales mais terriblement excitantes, qui pouvaient lui rasseoir le tempérament.
En outre, s’occuper du ménage l’agaçait. Elle n’y portait qu’une attention intermittente et toujours fort distraite. Que de fois je la vis interrompre ses comptes avec la servante pour courir à son piano et reprendre les passages les plus ardus d’un opéra qu’elle étudiait depuis quelques jours. Elle ne le quittait pas avant de s’être assimilé la pensée de l’auteur. Quand elle y était parvenue, elle m’appelait et, faute d’un public plus compétent, me jouait le morceau avec une joie triomphante. Moi, j’applaudissais et m’exaltais à son exemple.
Cependant la bonne se donnait du loisir. La poussière veloutait les meubles. Les repas étaient gargottés va-comme-je-te-pousse ; l’argent s’évaporait, car on devine que l’anse du panier se livrait chez nous à des cabrioles ingénieuses et à des pas redoublés.
Mais les minutes où, en guise de préceptes, je ne recevais que de fiévreuses impressions musicales étaient clairsemées. Plus souvent ma mère, qui s’exaspérait de me voir flâner, oisif, autour d’elle, m’envoyait « prendre l’air » dès le matin. Par là je contractai de nouveau ces habitudes de vagabondage dans les rues où je m’étais dépensé avant mon internement au collège.
Pourtant il arrivait que ma mère s’aperçût, par éclairs, et comme au sortir d’un songe, de mon inaction. Aussitôt elle échafaudait tout un programme d’études régulières et me l’exposait en un flot de paroles qui tendaient à me démontrer que je devais me préparer pour le Conservatoire. Ensuite je viserais à monter sur les planches comme baryton d’opéra-comique. Je ne sais quelle fantaisie de son imagination lui faisait croire que j’étais doué pour cet emploi.
Or, rien de moins exact. A dix-sept ans, je ne connaissais pas une note de musique et j’étais bien trop féru de littérature pour envisager une autre carrière.
Je le lui disais d’une façon fort nette et j’ajoutais que je me sentais tout prêt à devenir un travailleur zélé, pourvu qu’elle me laissât suivre mes goûts.
Elle se fâchait. Moi aussi. Et c’était à qui crierait le plus fort. Cela se terminait, de son côté, par un déluge de larmes et par l’octroi solennel de sa malédiction, tout comme si nous représentions devant un parterre pantelant l’acte le plus horrifique d’un noir mélodrame. Pour moi, je jurais, en vociférant, que je serais littérateur.
Ce conflit saugrenu se prolongea deux mois au cours desquels je fus maudit, sans trop m’en émouvoir, quatre fois par semaine environ. Au bout de ce temps, un fossile qui fréquentait la maison suggéra la plus étrange des idées à ma mère.
C’était un vieillard cacochyme, mis à la retraite après avoir raclé, quarante ans, de la contrebasse à l’orchestre du théâtre de la Monnaie. Il piquait l’assiette à notre table avec persévérance. Puis, l’hiver, il se recroquevillait au coin du feu, en prisant d’une manière dégoûtante ; l’été, il s’éternisait parmi les géraniums du balcon et déléguait des renvois vineux aux passants. Ma mère, par bon cœur, souffrait sa présence ; je soupçonne même qu’étant fort distraite, elle ne faisait guère plus attention à lui qu’à un meuble hors d’usage.
Les choses étant ainsi, comment advint-il que ce débris rabâcheur et puant lui parut soudain une incarnation de la sage Minerve ? Pourquoi se mit-elle à prendre ses avis comme s’ils méritaient d’être écoutés avec une profonde déférence ?
Ce sont là deux énigmes dont je n’ai jamais pu trouver le mot.
Quoi qu’il en soit, le barbon lui inspira de me placer chez un commerçant ! Assurément, depuis mon arrivée, j’en avais entendu de fortes, mais cette turlutaine dépassait toutes les autres. Ma mère s’en éprit tellement qu’elle ne cessa plus d’en parler.
Son conseiller improvisé ignorait totalement ce que c’est que le commerce. Elle-même, n’ayant jamais vécu que pour et par la musique, n’était pas mieux renseignée. N’importe, elle me voyait déjà potentat de quelque vaste caravansérail tel que le Printemps ou le Bon Marché. Pendant plusieurs jours, elle m’obséda de ses imaginations sur ce thème.
J’en fus d’abord étourdi comme si j’avais reçu un coup de matraque sur le crâne et je gardai un silence d’ahurissement. Mon second mouvement fut de me rebiffer avec la dernière énergie. Puis, à la réflexion, je me dis que mieux valait gagner du temps. Après tout, entrer comme aspirant-calicot dans une maison de tissus ou ailleurs, cela m’était fort égal puisque, dans quelque emploi qu’on me colloquât, j’étais absolument décidé à ne rien faire — sauf de la littérature.
J’acquiesçai donc, pour le plus grand contentement de ma mère, que je n’avais pas accoutumée à tant de docilité.
Notre contrebassiste au rancart fréquentait au café où il allait tous les soirs, un commissionnaire en marchandises diverses avec lequel il jouait aux dominos. Celui-ci, à peu près retiré des affaires, ne conservait qu’un employé pour sa correspondance, qu’il raréfiait de jour en jour. Par coïncidence, le dernier en date venait de le quitter pour une firme plus active. Le musicien posa ma candidature. M’ayant vu noircir du papier — ébauches de poèmes ou de romans — il croyait, de très bonne foi, que j’étais entièrement capable de rédiger tout ce qu’on voudrait.
Sur sa parole, le négociant m’accepta comme scribe et apprenti-comptable. Il se réjouit même de me former aux finesses d’un métier qu’il tenait, cela va sans dire, pour le plus beau du monde.
Dès le lendemain, j’entrais en fonction. M. Vanderstraeten, mon patron, n’était pas un malotru. Il se montra plein de mansuétude à mon égard et mit du soin à m’initier aux secrets de la mécanique commerciale. Malheureusement pour lui, je n’y entendais rien et, pis encore, je m’en désintéressais de parti pris. Pas une seule fois je ne réussis à établir une facture. Quant à la correspondance, elle me fut un prétexte à exercer mon humeur facétieuse. Je jugeais le style en usage entre négociants tout à fait hideux. Les formules convenues, les phrases gourmées ou patelines qui l’émaillent me semblaient d’une telle platitude que j’inventai de les remplacer par des tirades hautes en couleur d’après les traditions les plus échevelées du romantisme.
Je crevais de rire en relisant ces épîtres hétéroclites. Mais M. Vanderstraeten, qui goûtait peu la plaisanterie, me les faisait recommencer, après quelques reproches pas bien sévères. J’en profitais pour y ajouter de nouvelles truculences et j’y mêlais des citations de mes auteurs favoris.
Il fallait que mon patron fût doué d’une grande patience pour ne pas me mettre à la porte sur-le-champ. Au contraire, il se dit qu’à la longue, je m’amenderais. En attendant, il eut la bonhomie de reprendre lui-même la rédaction de ses lettres d’affaires. Entre temps, il désira que j’apprisse « comment on fait fortune ».
C’était le titre que portait un in-quarto massif dont il me fit cadeau en me recommandant de l’étudier avec dévotion.
J’emportai le volume sans l’ombre d’une objection. Mais une fois seul dans la petite pièce qui me servait de bureau, je m’écriai :
— S’il se figure que je vais me ravager l’esprit sur ce stupide bouquin, il se trompe fort. Qu’ai-je de commun avec les opérations de Bourse, l’escompte et autres saletés de ce genre ?… Il aurait agi d’une façon plus intelligente en me donnant ce bel exemplaire de La Légende des Siècles qui enrichit sa bibliothèque et dont, je le parierais, il s’est gardé de lire la première strophe !…
Sur quoi, je jetai le manuel de finances dans un placard humide où l’on rangeait des balais et des torchons et je l’y laissai moisir en une obscure solitude.
N’avais-je pas, pour tuer les heures, d’une façon plus utile à mon sens, les livres d’un cabinet de lecture où je m’étais abonné en cachette ? J’y découvrais la littérature contemporaine. Ce qui ne m’empêchait pas de poursuivre la fabrication d’un poème épique : les Argonautes, commencé dès avant ma sortie du collège. Conquérir, dans une atmosphère de rêves, la Toison d’Or avec Jason, cela me paraissait beaucoup plus urgent que d’apprendre l’art d’entasser des ors réels sous l’égide de M. Vanderstraeten.
Si débonnaire que fût ce brave homme, il finit par douter de mon avenir commercial. Après quelques hésitations, car il craignait de me faire de la peine, un matin, il m’allongea quelque monnaie — Dieu sait que je ne méritais pas cette largesse, — en me priant de ne plus revenir au bureau.
— Vous y perdez votre temps, me dit-il, et, du reste, je crains que vous ne soyez pas fait pour le commerce.
— Vous avez parfaitement raison, répondis-je.
Il me considéra d’un air qui prouvait que, malgré mes incartades, je lui inspirais de la sympathie, voire de la pitié, car il soupçonnait l’incohérence où nous vivions, ma mère et moi.
— Qu’allez-vous essayer maintenant ? reprit-il.
— Je me ferai soldat, déclarai-je.
C’était, en effet, le projet que je nourrissais depuis quelques mois. J’avais dix-huit ans et je ne voyais pas d’autre moyen de me tirer du milieu sans consistance où je risquais de gâcher ma jeunesse d’une façon irrémédiable.
— Ce n’est pas une mauvaise idée, dit M. Vanderstraeten, en France il y a là une carrière d’avenir.
Il me serra vigoureusement la main et nous nous quittâmes très bons amis.
Péripétie inattendue, ma mère renonça sans récriminer à ses illusions commerciales me concernant. Elle ne reparla pas non plus du Conservatoire. Sans doute l’idée la séduisit que j’allais revêtir un uniforme qu’elle supposait élégant. Peut-être aussi éprouva-t-elle du soulagement à la pensée que, libérée de ma présence intempestive, elle pourrait se donner toute à la musique et — qui sait ? — composer une marche guerrière pour célébrer mon élévation indubitable et prochaine au grade de général.
Mais alors, dira-t-on, pourquoi m’avoir retiré du collège ?
Oui, pourquoi ? Je me le demande encore…
Quoi qu’il en soit, elle consentit à mon départ pour l’armée. Muni de son autorisation, je gagnai Mézières et j’y contractai le 1er septembre 1881 un engagement de cinq ans au 12e cuirassiers qui tenait garnison à Angers.