La maison en ordre : $b comment un révolutionnaire devint royaliste
CHAPITRE V
AU RÉGIMENT
Outre le motif que j’indique à la fin du précédent chapitre, il se peut que j’aie été porté à m’engager d’abord par un certain penchant vers les choses de la guerre qui me restait de la ferveur napoléonienne dont ma petite enfance fut imprégnée. L’atavisme aussi a dû m’influencer car, si loin que remonte le souvenir, il y eut des soldats dans ma famille paternelle. Le dernier en date était mon oncle Adolphe, mort capitaine de zouaves, à Solférino. C’est en mémoire de lui que ce prénom me fut donné.
Mais il semblait probable que, vu l’esprit d’indiscipline et de révolte dont j’avais fourni tant de preuves, le régiment ne me modifierait pas et que j’y deviendrais bientôt un pilier de salle de police ou ce qu’on appelle en argot militaire un tire-au-flanc.
Eh bien, l’événement démentit toute prévision à cet égard. Non seulement je m’adaptai très vite aux exigences parfois pénibles du métier, mais encore je fus, je puis le dire sans vanité puérile, un bon soldat.
Par une disposition vraiment providentielle, cette vie si rude, si nouvelle pour moi, me fit reprendre conscience de la réalité. Si j’étais demeuré dans le civil, comme, fils de veuve, c’était mon droit[6], j’aurais encouru le péril de sombrer dans la rêvasserie romantique au point de me détériorer l’entendement ou de m’empêtrer d’une façon si étroite dans l’aberration révolutionnaire que je n’aurais pas conservé assez d’énergie pour rompre, à temps, les mailles de cet absurde filet.
[6] En ce temps-là, les fils de veuve étaient exemptés du service militaire.
Au régiment, j’eus cent devoirs terre-à-terre à remplir. Tenir mes armes propres, bien panser mon cheval, apprendre l’exercice et l’équitation. Cela demandait de la ponctualité et une docilité toujours attentive. Il fallait exécuter, sans discussion ni murmures, des ordres dont souvent je ne saisissais pas l’utilité immédiate. Si je sortais, il fallait rentrer à heure fixe. Enfin il fallait me plier à vivre, sans cesse, avec des camarades paysans ou plébéiens, moins cultivés que je ne l’étais, mais qui, en revanche, possédaient certaines qualités dont l’acquisition me fut profitable.
Si je prétendais que mes humbles occupations et le contact perpétuel des êtres frustes qui m’entouraient me furent, dès le début, très agréables, on refuserait de me croire. Il y eut des moments où je trouvais dur de balayer l’écurie, de porter des civières de crottin au tas de fumier, d’accueillir, avec une feinte bonne humeur, les plaisanteries lourdes de la chambrée et les épithètes malgracieuses dont nos instructeurs se montraient prodigues. Mais le sentiment ne tarda pas à naître en moi que ces corvées et ces froissements d’amour-propre m’étaient salutaires. Je cessai de me tenir pour le centre du monde ; j’appris la modestie en constatant que plusieurs de mes émules, à l’école des élèves-brigadiers, montaient mieux que moi et maniaient le sabre avec plus de dextérité ; j’appris surtout les bienfaits de l’obéissance réfléchie à une règle qui, à l’époque, était très rigide.
Du sérieux m’entra dans l’âme : je vécus avec la pensée que servir le pays sous l’uniforme était une noblesse, et que je devais m’en rendre digne en prenant des habitudes de dévouement et d’abnégation.
D’autre part, mon physique, robuste de naissance, acquit un surcroît de vigueur et d’endurance. Menant une vie active, toujours à l’air et en toute saison, par la gelée, par la pluie, par le vent, par le soleil, je jouissais d’une santé si imperturbable qu’en cinq ans je ne fis pas un seul jour d’hôpital ou d’infirmerie. Je l’ai conservée telle jusqu’à la quarantaine.
Lorsque, sans grand délai, je pus coudre sur mes manches des galons de laine rouge puis d’argent, je fus un gradé qui mérita de bonnes notes pour la tenue de ses hommes, leur instruction technique et la précision de leurs mouvements sur le terrain. J’obtins beaucoup d’eux parce que je ne les persécutais pas d’exigences tatillonnes ni ne les tarabustais à-tort-et-à-travers.
Je leur disais seulement : — Si vous me faites punir, je saurai vous rattraper. Que chacun travaille de son mieux, je n’aurai pas à sévir.
Faisant appel à leur fierté, je leur disais aussi : — Vous ne voudriez pas qu’il soit dit que notre peloton manœuvre plus mal que les autres.
Enfin je confiais, pour une grande part, la formation des recrues à leurs anciens. Le résultat était excellent. Grâce à ma méthode, je n’eus jamais à infliger de punition. Ceci est à la lettre.
D’ailleurs tout le régiment, bien commandé, tenait un rang des plus distingués dans la cavalerie de la région. Les généraux inspecteurs le voyaient d’un bon œil.
Il faut dire qu’en ces temps, pas très anciens, le recrutement régional, avec ses inconvénients multiples, n’existait pas. Les permissions étaient rares ; la discipline beaucoup plus stricte qu’elle ne le fut par la suite. On cultivait l’esprit de corps. Et enfin les miasmes du socialisme n’infectaient point la caserne, d’autant qu’il était sévèrement et judicieusement défendu d’y introduire des journaux, de quelque nuance politique qu’ils fussent.
De la sorte, on avait une armée solide et ne ressemblant en aucun point aux milices sans cohésion que s’entêtent à réclamer les disciples de feu Jaurès.
Ah ! certes, nous ne réalisions pas non plus le vœu que le rhéteur inepte Jules Simon formulait en ces termes à la fin du second Empire : « Nous demandons une armée qui ne possède à aucun degré l’esprit militaire ! »
Et ce n’étaient pas nos officiers qui, sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, auraient donné satisfaction à ce précurseur du défaitisme. Passionnés pour leur profession, mus par le désir de constituer une armée capable de tenir tête à l’Allemagne et surtout de reprendre les provinces volées par l’ennemi héréditaire, ils se donnaient tout entiers à cette tâche essentielle.
A cet effet, ils dressaient la troupe avec une sollicitude infatigable. Mais tout en maintenant la hiérarchie, ils se gardaient de traiter leurs hommes en machines sans âme comme cela se voit couramment chez les Boches. Ils ne se désintéressaient ni de leur bien-être matériel, ni de leur moral. Ils s’efforçaient de développer en eux l’amour de la patrie et le sentiment que combattre pour elle était un titre à la gloire. Comme ils s’adressaient aux fils d’une race depuis des siècles propres aux vertus guerrières, ils enregistraient des résultats fort appréciables.
Eux-mêmes, en dehors des exercices et des prises d’armes collectives, travaillaient âprement à perfectionner leurs aptitudes. Ils n’étaient pas « les fêtards » imbéciles qu’une légende d’origine démocratique commençait à dénoncer pour la plus grande joie des survivants de la Commune. Issus, pour la plupart, de familles appartenant à la noblesse terrienne, ne possédant que des revenus médiocres, attachés par tradition à la Monarchie légitime, on ne peut dire qu’ils aimaient la République. Ils aimaient la France, ce qui n’est pas du tout la même chose. Sans doute, entre eux, ils jugeaient le régime avec une sévérité motivée. Mais ils évitaient de fréquenter les salons où l’on s’occupait de politique et ne manifestaient point leur opinion devant les soldats. Une seule fois, je les vis déroger à cette règle de conduite. Je dirai tout à l’heure en quelle occasion.
Dans leurs relations avec nous, simples soldats et gradés subalternes, ils se montraient fort courtois et même affables. Je n’ai connu qu’une exception : un capitaine que l’intempérance rendait sottement tracassier et mal-embouché lorsque l’absinthe, dont il avait pris, paraît-il, la désastreuse habitude en Algérie, menait tapage dans sa cervelle. Les hommes, par allusion à la couleur de sa boisson favorite, l’avaient surnommé Vert-de-gris. Ses collègues le tenaient à l’écart. Les lieutenants et les sous-lieutenants de mon escadron lui marquaient la plus grande froideur et n’entretenaient avec lui que les rapports nécessités par le service. Le colonel ne pouvait le souffrir. Il le punissait constamment et n’eut pas de cesse qu’il n’eût provoqué sa mise en réforme. Ce fut un soulagement général quand il s’en alla, car tout le monde considérait son vice comme un déshonneur pour le régiment.
Combien différents nos autres officiers ! Aussi étaient-ils respectés et mettait-on du zèle à les satisfaire. Pour certains, on éprouvait une sincère affection. Parmi ces derniers il y avait mon chef de peloton, M. de Condat. Nos cuirassiers l’adoraient. C’est à qui le lui témoignerait par sa promptitude à lui obéir aussi parfaitement que possible. Il le méritait par son équité, sa ferme douceur et son extrême politesse. La phrase la plus acerbe que je l’entendis prononcer, lorsque quelque chose clochait à la chambrée ou à la manœuvre, la voici : — Voyons, Retté, c’est absurde ! Dites donc à nos garçons de faire un peu attention !…
Cette réprimande si mesurée suffisait. Tout marchait de nouveau à merveille.
Jamais M. de Condat ne prenait de ces airs distants qu’affichent volontiers les parvenus. Sans nulle morgue, aux moments de repos ou sur la route, il causait souvent avec moi de choses d’art et surtout de musique dont il était grand amateur.
Il y avait alors au Grand-Théâtre d’Angers un orchestre excellent, des chanteurs passables et, le dimanche après-midi, des concerts classiques fort bien organisés par le marquis de Foucauld. M’y sachant fort assidu, mon lieutenant m’en demandait mon impression lorsque quelque contre-temps l’avait empêché d’y assister lui-même. Tandis que nous gagnions le terrain, lui en tête du peloton, moi en serre-file, chacun à sa place réglementaire, il me faisait venir à côté de lui. Tout en chevauchant botte-à-botte, il m’interrogeait sur le spectacle de la veille ou sur la dernière audition de Beethoven ou de Mozart. Nous n’étions pas toujours d’accord sur le mérite des solistes ou sur la valeur de l’opéra en cours de représentation. J’argumentais avec feu, selon ma nature. Lui gardait toujours un ton calme, selon la sienne. Et nous allions, discutant, jusqu’au débouché dans la plaine calcaire où nous faisions la manœuvre. Alors M. de Condat lançait un commandement pour faire passer le peloton de la formation en colonne par quatre à la formation en bataille. Il redevenait le chef avisé qui, tenant ses hommes bien en main, leur enseignait les évolutions les plus compliquées. Les connaisseurs apprécieront sa maîtrise par ce détail qu’il nous faisait exécuter des conversions à pivot mouvant au galop sans que l’alignement fût rompu. Mais aussi quelle ardeur à le contenter nous y mettions !
Ce sont là de petits faits. Je les crois significatifs, comme tout ce que je viens d’écrire sur nos officiers dans leurs rapports avec la troupe. J’ai pris d’autant plus de plaisir à les assembler qu’ils se réfèrent à une époque où l’armée n’était pas encore stupidement et odieusement calomniée. Alors, tout le monde était patriote même, sauf quelques disciples du Juif bochisant Karl Marx, les socialistes.
Depuis, nous avons assisté à l’éclosion d’un clan d’écrivains antimilitaristes qui décriaient l’armée parce que, durant leur volontariat, ils n’avaient pas été traités — estimaient-ils — avec la considération que réclamaient leurs hautes capacités intellectuelles.
Si je ne me trompe, ce fut ce tarabiscoteur plombagineux d’Abel Hermant qui donna le signal avec son Cavalier Miserey. Il reçut, du reste, une verte leçon de M. Anatole France. Je citerai un fragment de cette critique, ne fût-ce que pour montrer à quelle distance du bolchevisme l’auteur de Sylvestre Bonnard se tenait alors. Après avoir blâmé le fiel recuit dont s’imprègnent maintes pages du roman, M. Anatole France conclut :
« Ce serait me flatter, sans doute, que de croire que l’honorable colonel du 12e chasseurs s’inspirait de ces idées quand il rédigea l’ordre du jour par lequel il interdisait à ses hommes la lecture du Cavalier Miserey. En ordonnant que tout exemplaire saisi au quartier fût brûlé sur le fumier, le chef du régiment avait d’autres raisons que les miennes, et je me hâte de dire que ses raisons étaient infiniment meilleures. Je les tiens pour excellentes : c’étaient des raisons militaires. On veut l’indépendance de l’art. Je la veux aussi ; j’en suis jaloux. Il faut que l’écrivain puisse tout dire ; mais il ne saurait lui être permis de tout dire de toute manière, en toute circonstance et à toutes sortes de personnes. Il ne se meut pas dans l’absolu. Il est en relations avec les hommes. Cela implique des devoirs. Il est indépendant pour éclairer et embellir la vie ; il ne l’est pas pour la troubler et la compromettre. Il est tenu de toucher avec respect aux choses sacrées. Et s’il y a, dans la société humaine, du consentement de tous, une chose sacrée, c’est l’armée. » (La Vie littéraire, tome I, page 79).
Toutefois, la lourde diatribe de M. Hermant doit être considérée comme assez anodine si on la compare à ce que nous avons lu hier sous la signature de pacifistes enragés. Par leur fait, beaucoup se sont accoutumés à entendre traiter les officiers de soudards ignorants, de braillards qui ne rêvent que massacres et pillages, de brutes inhumaines tenant leurs subordonnés pour un bétail bon à mener à la boucherie à coups de plat de sabre.
Aujourd’hui — à peine sortis de cette guerre où l’armée donna tant d’exemples d’héroïsme et d’abnégation — des communistes, opérant dans des feuilles où l’on vénère Lénine et Trotsky, resservent ces infâmes sottises. Il n’est donc pas inutile qu’un vieux soldat dise, après d’autres, l’influence salutaire que l’armée exerça sur lui[7]…
[7] Certains rappelleront peut-être que moi-même, vers 1894-95, j’ai bafoué l’armée. C’est exact. Je dirai plus loin comment et pourquoi. Et je ne dissimulerai rien.
Maintenant, pour terminer cette esquisse de mon existence au régiment, je donnerai trois croquis. Ils achèveront, je l’espère, d’en susciter nettement l’impression chez le lecteur.
De 1883 à 1885, Jules Ferry, président du Conseil, persécute l’Église, soutenu par la Chambre où la majorité républicaine partage sa phobie antireligieuse. C’est le temps des décrets chassant les congrégations non autorisées. C’est le temps où la maçonnerie fait rage contre les « ensoutanés » dans les provinces. C’est le temps où, au témoignage de Taine, caractère droit, incapable d’un mensonge, un très haut fonctionnaire s’écrie : « Le socialisme, c’est la gale ; mais le cléricalisme, c’est la peste. J’aime mieux la gale ! »
Cléricalisme lisez catholicisme. Car la prétendue Libre-Pensée, au XIXe siècle, n’a cessé de jouer la comédie du respect pour la religion et de soutenir, avec effronterie, qu’elle n’en poursuit que les abus. Mais ce subterfuge hypocrite ne donne de change qu’à ceux qui ont intérêt à simuler l’aveuglement. Et malheureusement, il dupe aussi les libéraux, alliés inconscients de la Révolution au pouvoir.
Or, la plupart de nos officiers possèdent la foi. Catholiques fervents, ils vont à la messe, s’approchent des Sacrements, sans ostentation mais sans respect humain. Au quartier, ils s’abstiennent de prosélytisme. Seulement, ils ne tolèrent pas qu’on blasphème devant eux. Ils ne punissent pas les coupables puisque les règlements gardent le silence sur ce délit. Toutefois, ils les reprennent de telle sorte qu’aucun d’eux n’ose tenter une récidive.
Cette fidélité à Dieu et à son Église chagrine et courrouce les Vénérables des Loges acharnés à détruire la croyance séculaire des Français. Ils mouchardent avec persévérance, mais ils n’obtiennent pas encore les répressions iniques dont ils rêvent. Patience, le règne des fiches approche…
En l’une des années du ministère Ferry, des expulsions de Religieux et de Religieuses ont lieu à Angers. Le préfet, un sectaire qui porte le nom élégant de Jabouille, acquiert, par son zèle en la circonstance, l’estime de la Maçonnerie et le mépris des honnêtes gens qui n’attendaient qu’une occasion de le lui manifester.
Voici le 14 juillet, fête de Marianne-des-Athées. Comme de coutume, il y a au programme une revue de la garnison : 12e cuirassiers, 2e d’artillerie-pontonniers, un régiment de ligne, dont je ne me rappelle pas le numéro, une compagnie de remonte, des tringlots.
Le général commandant la subdivision étant indisposé, notre colonel, M. de Bouligny, le plus ancien en grade, le remplace.
Sur l’esplanade, entre le Mail et le faubourg Saint-Michel, on a élevé une tribune où, vis-à-vis des troupes alignées, Jabouille se pavane, entouré de Compagnons de la Truelle, d’agents électoraux et d’un choix de mastroquets, soutiens indispensables de la démocratie. Leurs épouses et leur progéniture les accompagnent.
Mais, pour marquer son blâme des mesures prises contre les congrégations, la société catholique d’Angers, importante par le nombre et l’influence, n’est pas venue.
Je ne sais si M. de Bouligny a prémédité de s’unir à cette protestation et s’il s’est concerté à cet effet avec les autres chefs de corps. Toujours est-il que, sur son ordre, le défilé de l’infanterie s’exécute sans musique et au seul roulement des tambours. Notre tour approche quand Jabouille — qui devine de quoi il retourne — délègue à notre colonel un quelconque attaché pour le prier de nous faire passer devant lui au trot et en musique, comme les années précédentes.
Mais M. de Bouligny, colosse d’un mètre quatre-vingt-quinze en hauteur, large à proportion et campé sur un cheval lui-même gigantesque, aplatit d’un regard écrasant le chétif envoyé du préfet. Et, d’une voix de tonnerre, il répond : — Mes chevaux sont fatigués ; le régiment défilera au pas…
Puis il appelle le trompette-major et lui commande de faire souffler à sa fanfare le morceau le plus lugubre de son répertoire.
C’est donc, à une allure d’enterrement et au son d’une marche funèbre que nous défilons. Plus encore, au lieu de tourner la face vers l’autorité civile, ainsi que le prescrit le règlement, chacun de nos officiers baisse le nez jusque sur le garrot de son cheval, tandis que la crinière de son casque, ramenée en avant, s’éparpille sur sa cuirasse comme une chevelure éplorée.
Sur l’estrade, Jabouille se démène ; il échange avec ses acolytes des propos irrités. M. de Bouligny n’a pas même l’air de s’en apercevoir. La revue terminée, négligeant de saluer le préfet, il prend la tête du régiment et le conduit au quartier sans paraître se douter qu’il vient de léser gravement la majesté du régime.
Pour nous soldats, tenus à l’écart de la politique, ce que nous distinguons de plus attrayant dans cette manifestation, c’est qu’elle nous épargna de la poussière et que, grâce à la brièveté de la cérémonie, nous pourrons prendre du loisir une heure plus tôt. Ce pourquoi nous bénissons M. de Bouligny.
Quant aux chevaux — reposés comme par miracle — le lendemain matin, ils manœuvrent jusqu’à midi, aux allures les plus rapides, devant le général-inspecteur, survenu à l’improviste, suivant son habitude.
Les feuilles locales ne font à l’incident que des allusions détournées — sourdement approbatives dans le journal conservateur, fielleuses, comme il sied, dans le papier que subventionne la Maçonnerie.
Jabouille s’est-il plaint au ministère ? Il se pourrait, car, de plusieurs jours, nous n’avons pas vu le colonel. Ce qui donne à supposer qu’on lui a infusé des arrêts. Mais nos officiers gardant un mutisme total sur ce point — du moins en notre présence — nous ne pouvons former que des conjectures.
Peut-être que, lorsqu’ils voient un régiment de cavalerie évoluer à toutes les allures en gardant un alignement irréprochable et modifier ses formations avec une régularité parfaite, certains « civils » sont enclins à se figurer que ces mouvements s’opèrent d’une façon toute naturelle ou comme par inspiration.
Or, il n’en va pas ainsi. Pour obtenir cette aisance et cette précision, il a été nécessaire d’éduquer lentement les chevaux aussi bien que les recrues.
Pour ceux-là comme pour ceux-ci, besoin fut de procéder à un travail minutieux.
Les jeunes chevaux, arrivant du dépôt de remonte, ne savent obéir ni aux quatre rênes de la bride, ni aux pressions variées des jambes de celui qui les enfourche. Il y en a de rétifs ; il y en a de chatouilleux qui ne supportent la selle qu’après de vives défenses. Il y en a de patauds à qui l’on doit faire répéter cent fois le même exercice avant qu’ils parviennent à le comprendre. Tous ont une tendance à se dérober, si on les amène devant un obstacle. Chacun d’entre eux marche au pas, trotte ou galope selon son caprice ou ses aptitudes.
Il faut donc leur apprendre une foule de choses. Par exemple, à rester immobile quand le cavalier se hausse sur l’étrier, à ne pas s’affoler quand on met le sabre à la main, ni quand la lame miroitante passe tout près de leurs yeux ou siffle à leurs oreilles ; à entendre sans broncher les sonneries de trompettes ou les coups de feu ; surtout à discipliner leur fougue de façon à acquérir tous le même pas, tous le même trot, tous le même galop.
Faire des jeunes chevaux, maladroits de leurs membres, raides d’encolure, aussi peu dégourdis que des campagnards à la ville, de bonnes montures de campagne, c’est un labeur qui demande de la patience et de l’ingéniosité. C’est le dressage.
Au 12e cuirassiers, les chevaux de dressage des cinq escadrons étaient réunis en une reprise — terme technique — commandée par un officier, deux brigadiers, un sous-officier et comprenant de quinze à vingt hommes choisis parmi les cavaliers les plus alertes et les plus intelligents.
Je fus désigné pour diriger l’équipe sous le lieutenant de Gastines, qui était considéré, non sans raison, comme le plus habile écuyer du régiment. J’ai passé dans cet emploi mes deux dernières années de service.
Tantôt en groupe, au manège ou sur le terrain, tantôt isolément sur les routes, nous étions en selle six à sept heures par jour. Chacun des gradés avait deux chevaux à dresser. Comme c’était une besogne absorbante, nous étions dispensés de nous occuper de notre peloton et nous ne prenions ni garde ni semaine. En outre, on nous octroyait quelques privilèges : celui de monter notre cheval d’armes le dimanche et les jours de fête pour aller en promenade où bon nous semblait, celui de n’assister qu’aux manœuvres de régiment. Enfin nous jouissions de la permission permanente de minuit.
Ces avantages étaient équitables. En effet, nous avions la responsabilité de la reprise et, de plus, montant les chevaux les plus difficiles, nous risquions parfois notre peau. Même avec les bêtes d’un caractère docile, tout danger n’était pas aboli. Par exemple, au saut d’obstacles, il y avait encore assez souvent des membres rompus et des têtes meurtries. Moi-même, j’y fis de fortes culbutes, mais sans autre dommage que quelques contusions.
Une fois, pourtant, j’ai vu la mort de près.
Je dressais la jument Idole, bête magnifique et sauteuse hors ligne.
Il y avait sur le terrain une série d’obstacles : douves, haies, barrières et enfin le plus scabreux de tous, celui qu’on appelle la banquette irlandaise. Voici en quoi il consiste : un fossé profond et plein d’eau puis, tout contre, un remblai que domine une plateforme juste de la longueur d’un cheval, puis un talus à pic qui dévale sur un autre fossé plein d’eau également.
Il faut que d’un élan unique le cheval franchisse le premier fossé, retombe droit sur la plate-forme, puis franchisse le second fossé.
On se rend compte du péril : un faux-mouvement du cavalier, une hésitation du cheval — c’est la chute.
Cette après-midi-là, le temps n’était nullement favorable aux exercices de sauts d’obstacles. Il avait plu toute la nuit précédente et encore le matin. La terre en restait détrempée. Venu seul avec ma jument, je me contentai de lui faire exécuter des figures de haute-école aux endroits où il y avait le moins de boue.
Survient M. de Gastines, accompagné d’un officier étranger — un Russe, si j’ai bonne mémoire — depuis quelques semaines en subsistance au régiment. M. de Gastines me fait signe d’approcher et détaille avec complaisance à son interlocuteur les belles qualités d’Idole.
— Je regrette, conclut-il, que le terrain soit trop glissant ; nous aurions fait sauter les obstacles à cette bête… Elle n’y a pas de rivale.
Sur ce propos, je me permets d’intervenir
— Oh mon lieutenant, dis-je, si vous y tenez, je puis essayer. Je crois que maintenant le sol s’est assez raffermi pour qu’on tente le coup. D’ailleurs, je suis sûr d’Idole.
On devine que j’éprouvais un grand désir d’épater le Slave et je soupçonne que mon lieutenant nourrissait la même arrière-pensée que moi, car, après avoir un peu hésité, il reprit : — Eh bien, allez-y !… Seulement, vous laisserez de côté la banquette irlandaise ; elle est trop dangereuse aujourd’hui.
Je ne réponds rien, fort décidé, in petto, à franchir la banquette comme le reste. Après je dirai, pour m’excuser, qu’Idole s’était emballée. Je prends du champ ; je pars au grand galop.
Ma bonne bête vole par-dessus barrières, haies et douves, murs en pierres sèches, etc. Puis, quand j’arrive, à toute vitesse, sur la banquette, au lieu de la doubler, je lance la jument droit dessus au train de charge. Elle s’enlève d’une façon superbe. Mais au moment où elle pose les quatre pieds sur la plateforme, celle-ci, imbibée de pluie et peut-être mal entretenue, s’écroule. Nous glissons, nous perdons l’équilibre, et, roulant pêle-mêle sur le talus, nous tombons dans le second fossé dont l’eau fangeuse jaillit de toutes parts. Tout cela, qui est si long à raconter, n’a pas duré trois secondes.
En tombant, j’ai lâché, d’instinct, les étriers et la bride. C’est ce qui me sauve. La jument, indemne, s’est déjà relevée ; elle file à travers la plaine en hennissant, en pétaradant et en décochant des ruades prodigieuses.
Moi, pendant ce temps, étourdi, moulu, trempé jusqu’aux os, je me suis assis sur le revers du fossé.
Les deux officiers accourent, me croyant broyé.
Voyant qu’il n’en est rien, M. de Gastines s’écrie : — Dieu soit béni ! Il n’est pas mort !… Mais qu’est-ce qu’il fait donc ?…
Ce que je fais ? Portant un binocle à cause de ma myopie, je m’occupe à vérifier si les verres n’en sont point cassés.
— Ça, par exemple, continue le lieutenant, c’est un peu fort ! Bougre d’animal, regardez plutôt si vous n’avez pas une patte en capilotade.
Cette bourrade — tout affectueuse — me fait reprendre mes esprits. Je me dresse, je sors du fossé, je me secoue, j’esquisse quelques gestes.
— Je n’ai rien, mon lieutenant, dis-je.
En effet, quoique assez fortement froissé et courbaturé par la chute, je n’ai ni fracture, ni plaies. Et je me trouve même assez dispos pour appeler Idole qui, bien dressée, vient à moi aussitôt, et pour me remettre en selle.
M. de Gastines, tout en me félicitant de ma chance, me gourmanda pour lui avoir désobéi. Il eût été inutile de lui servir l’excuse que j’avais préparée, car il m’avait très bien vu pousser la jument sur la néfaste banquette. D’ailleurs il n’insista pas, content, au fond, d’avoir montré au Russe que son sous-ordre avait du ressort.
Je dus garder le lit pendant vingt-quatre heures. Et ce fut tout ce qui résulta de ma culbute…
Plus tard, causant avec des psychologues professionnels, je leur ai souvent cité ce premier mouvement tout instinctif qui me fit d’abord m’inquiéter de l’état de mon binocle, comme un exemple de réflexe caractéristique.
Infuser sa volonté au cheval qu’on dresse, le rendre si maniable qu’on ne fait qu’un avec lui, c’est réaliser la fable du Centaure, c’est passionnant. Je m’adonnais à cette tâche d’une façon tellement assidue qu’on pourrait croire qu’elle suffisait à m’absorber. Certes, je m’y intéressais beaucoup mais les soins qu’elle exigeait ne me rendaient pas indifférent aux occupations d’ordre intellectuel. C’est encore une des inepties calomnieuses chères aux pacifistes, que de prétendre que le métier militaire abrutit son homme. Ceux qu’il hébète, on peut être sûr qu’ils se seraient hébétés dans n’importe quelle autre profession.
Sauf la première année, où, comme il est compréhensible, le souci de m’adapter rapidement à des conditions d’existence nouvelles et les fatigues qui en résultaient ne me laissèrent pas le loisir de penser à la littérature, j’eus bientôt assez de temps pour lire et même écrire.
Au quartier, ce n’était guère possible. Mais, dès que mes fonctions à la reprise de dressage m’eurent dispensé du service ordinaire, je louai une chambre en ville pour m’y cultiver sans être dérangé par le va-et-vient des camarades et les bruits du quartier.
Avoir un pied-à-terre dehors, ce nous était défendu. Mais je sus choisir un logis assez éloigné et assez discret pour ne pas craindre de surprise.
Soit dit en passant, j’avais encore un autre motif d’enfreindre de la sorte le règlement. Une paire de beaux yeux noirs, dont il m’était permis d’admirer de près le sombre éclat, venaient de me conquérir. J’aimais mieux les voir scintiller dans une chambre bien à moi, parmi des meubles à peu près convenables, que de leur fixer des rendez-vous en l’un de ces hôtels sordides et malfamés où mes collègues menaient à dénouement leurs aventures galantes. D’autant que, pour moi, il s’agissait d’un mariage qui se conclut un peu plus tard.
J’organisai mon temps libre de la façon suivante. Tous les jours, après avoir surveillé le pansage de nos jeunes chevaux et transmis à mes hommes les ordres pour le lendemain, vers quatre heures, je quittais le quartier pour n’y rentrer qu’à minuit sonnant.
Le jeudi et le dimanche, j’allais au théâtre ou au concert, comme je l’ai dit plus haut. Parfois — assez rarement, car il fallait prendre des précautions à cause d’une patronne grondeuse — j’accompagnais les yeux noirs à la musique sur le Mail. Mais, le plus souvent, je restais à la maison pour y noircir beaucoup de papier et pour y dévorer les volumes que me prêtait une bibliothèque municipale ou ceux que me fournissait un cabinet de lecture assez bien au courant des nouveautés.
C’est alors que Balzac me fut révélé. Je le lus tout entier, d’un seul trait et, quand j’eus fini, je le relus encore et encore. Balzac, ce géant dont l’œuvre domine le XIXe siècle, me fit comprendre la société contemporaine en ses origines, sa structure, ses vices et ses avortements. Comme il insuffla une vie intense à tous les personnages de la Comédie humaine, ceux-ci m’apparaissaient aussi réels que si je les avais coudoyés dans la rue ou fréquentés à domicile. Littéralement, Rastignac, Rubempré, Pons, Nucingen, Philippe Bridau, Hulot, Esther, Eugénie Grandet, Madame de Mortsauf, Jenny Cadine et tous les autres, respiraient, agissaient autour de moi. L’empire du génie balzacien sur mon imagination fut extraordinaire.
J’étais trop jeune, j’ignorais trop complètement la religion, la politique, la sociologie pour saisir toute la portée de ces romans — si l’on peut appeler « romans » de pareilles anatomies du Vrai. C’est seulement des années plus tard que j’ai perçu la sagesse incluse dans des livres comme le Médecin de campagne et le Curé du village et que j’ai admis les principes qui coordonnent toutes les parties du monument élevé par Balzac à l’Église et à la Monarchie.
Mais, dès cette époque, tout ce qu’il grava de son burin irrésistible aux profondeurs de mon être contribua, sans doute, à former quelques-uns des éléments de ma réaction future contre la folie révolutionnaire.
Immédiatement, je reçus de lui des enseignements précieux pour ma formation littéraire.
Sous son influence j’écrivis un conte, bien entendu plein de gaucherie et de réminiscences ingénues, dont je n’ai gardé qu’un souvenir très vague, l’ayant détruit presqu’aussitôt, tant il me parut au-dessous de mon modèle. Tout ce que je me rappelle, c’est que j’y racontais, à travers force descriptions prolixes, les avatars d’un disciple de Pythagore voué à la métempsycose. Voilà le thème ; quant aux développements, je les ai oubliés.
Peu à peu, le démon de la littérature me posséda de nouveau et d’une façon si entière que je fus obligé d’abandonner les projets que j’avais conçus pour mon avenir. Naguère, encouragé par mes supérieurs, je méditais d’entrer à l’École de Saumur, puis, une fois officier, de poursuivre ma carrière dans l’armée d’Afrique.
L’idée n’était pas déraisonnable. Mais, de par Balzac, de par quelques autres livres aussi — les poèmes et les proses de Baudelaire, les romans de Barbey d’Aurevilly — elle fut emportée, balayée comme au souffle d’une rafale brûlante. La fièvre littéraire se ralluma dans mes veines. Mille sujets de livres me tourbillonnaient dans la cervelle. Selon cette infatuation juvénile qui gonfle les débutants, je me voyais entassant volume sur volume, à l’exemple du Maître, acclamé par une multitude de lecteurs, couronné d’un laurier d’or par la Gloire !…
Ah ! comme la vie et les dures expériences qu’elle implique se chargent d’émonder ces rêves exubérants. « La gloire est le soleil des morts », a dit magnifiquement Balzac lui-même. Mais je n’étais pas encore apte à retenir cette maxime si profonde en sa concision. Le sens philosophique du livre amer d’où je l’extrais et qui s’intitule la Recherche de l’Absolu m’échappait. Et mon esprit devait bien des fois se fracasser les ailes avant d’en réaliser la vérité…
Toutefois, durant mes six derniers mois au régiment, je ne négligeai pas trop mon service. Mais le feu sacré n’y était plus. Il flambait ailleurs — à Paris, où je me voyais déjà installé, en train de polir les livres dont je ne cessais plus de rêver.
Cette hantise, je l’emportais dans mes promenades solitaires, à la Roche-d’Érigné, sur le chemin du Lion d’Angers, aux ardoisières de Trélazé, comme sur cette rive de la Maine où de sveltes peupliers frémissants reflètent leur feuillage délicat dans les moires et les remous de l’eau qui fuit sans trêve.
Plus de galops bien rassemblés, plus de trots rythmiques. J’allais au pas, les rênes flottantes, laissant mon cheval faire ce qu’il voulait. Je vivais dans le monde féerique des images et des formes, et je les entendais bourdonner en moi comme une grappe d’abeilles impatientes d’essaimer.
Ainsi absorbé, j’atteignis le jour de ma libération. Ce fut le 1er septembre 1886…
En quittant le quartier, je n’éprouvai pas du tout cette sensation de délivrance qui m’avait rendu si joyeux lors de mon départ du collège. Au contraire, prenant congé de mes chefs qui me témoignèrent leurs regrets que je n’eusse pas rengagé, je me sentais le cœur passablement serré. C’est que l’armée m’avait inculqué le goût d’une vie régulière, pleine d’occupations bien déterminées. Là, sous une discipline bienfaisante, j’avais appris à réfréner ma nature impétueuse. Enfin j’avais trouvé une sorte de famille remplaçant celle qui m’avait fait défaut. Bref, je tiens à le souligner, au régiment, j’avais été heureux parce que j’avais appris à obéir.
Maintenant qu’il me fallait affronter, seul, sans foyer, sans fortune, sans relations ni indices d’une réussite, les hasards de la carrière des lettres, je me reprochais presque d’avoir pris ce parti. Mais la vocation me sollicitait d’une façon trop impérieuse pour que je revinsse sur ma décision. Si je l’avais fait, je crois qu’au bout de très peu de temps j’en aurais été au désespoir.
Les écrivains, qu’un appel irrésistible força de suivre la Muse, malgré tous les obstacles, me comprendront.
Du moins, j’emportais avec moi la notion que, comme l’a si bien démontré Alfred de Vigny, la servitude militaire a sa grandeur. Gardienne de la civilisation française, l’armée suscita en moi le sentiment de la solidarité nationale et y enracina l’idée de patrie. Par la suite, sous l’action de circonstances déplorables, l’illusion humanitaire m’égara pendant quelques années. Mais, par la grâce de Dieu, je retournai assez vite au bon sens. C’est pourquoi, en ces jours de réflexion mûrie par l’épreuve, où je récapitule les vicissitudes de ma jeunesse, je me félicite, j’aime à le redire, d’avoir été — un bon soldat.