La maison en ordre : $b comment un révolutionnaire devint royaliste
CHAPITRE VIII
CHEZ CLEMENCEAU
Sortant de l’anarchie, je désirai me rendre compte de ce qu’était le socialisme. Je ne le connaissais guère que par des lectures et je voulais étudier les politiciens qui en assumaient en 1899 la direction. Ils ne me charmèrent pas. Comme je l’ai dit ailleurs, « c’étaient, pour la plupart, des pédants issus de l’École de Droit ou de la Normale qui se considéraient comme les futurs propriétaires de la République. Quelques-uns se prouvaient désintéressés dans leur glaciale ambition — surtout ceux de l’escouade guesdiste — mais les neuf-dixièmes voyaient dans le socialisme une fadaise, plus efficace que les bourdes périmées, pour l’exploitation de Jacques Bonhomme. J’en entendis se gausser entre eux, au sortir des réunions, sur la facilité avec laquelle les prolétaires se prenaient à la glu des promesses de bonheur sans limite qu’ils leur prodiguaient. Je les vis intriguer pour conquérir des emplois d’attachés à des cabinets de ministres. Je surpris de vilaines manœuvres pour évincer des naïfs dont le dévouement avait conquis l’affection des ouvriers. Bref, je les jugeai très vite comme il fallait : Machiavels du ruisseau, médiocrates plus âpres au gain que leurs émules des partis bourgeois qui détenaient alors le pouvoir. »
Leur valeur morale me parut fort au-dessous de celle des théoriciens de l’anarchie ; on n’employait pas encore le terme bourrage de crâne, mais je vous prie de croire que les socialistes pratiquaient déjà largement la chose au détriment du peuple. Quant à leur doctrine, elle aboutissait à la plus pesante des tyrannies, sous prétexte d’organisation de la société. Leur dédain de la littérature et de l’art, quand ils n’ont pour objectif que la recherche de la Beauté ou la reproduction exacte de la comédie humaine, m’offusquait également. Et puis, il y avait parmi eux trop d’agités ne possédant qu’une culture des plus vagues et acquise à coups de manuels : par exemple, le pauvre garçon lunaire qui s’appelle Georges Pioch. Celui-là je ne pouvais le rencontrer sans que l’envie me vînt de lui dédier, à haute voix, ce vers — d’ailleurs fort mauvais — de Victor Hugo :
La sottise comme la violence de ses propos m’y eussent autorisé. Mais à quoi bon chagriner une aussi inconsistante créature ?
Bref, les socialistes ne me retinrent guère. Je demeurai ami du peuple, enclin, selon des principes erronés, à préparer ce que je nommais « son émancipation ». Mais je me mis tout à fait à l’écart des rhéteurs, disciples de Karl Marx.
Sur ces entrefaites, j’entrai au Rappel, par l’entremise amicale du secrétaire de la rédaction, Jean Destrem. C’était un lettré, d’esprit très fin, et qui, je crois, ne partageait qu’assez peu le radicalisme de la feuille dont il corrigeait les morasses. J’y donnai des chroniques bi-hebdomadaires.
C’était le temps où l’imbroglio-Dreyfus semait la discorde entre les Français, au profit de la juiverie internationale et de l’étranger.
Je ne pris qu’une part minime et tout à fait occasionnelle à ces dissensions. Mes articles traitaient surtout de critique littéraire. Je publiai notamment des études sur l’œuvre du grand écrivain anglais : Rudyard Kipling dont j’admirais et dont j’admire toujours la puissance d’évocation.
C’est alors que je fis la connaissance de Clemenceau.
J’avais publié, dans le Rappel, un article assez étendu sur le livre de Clemenceau : le Grand Pan. Il m’écrivit pour me remercier, puis, à quelque temps de là, me fit dire, par un ami commun, qu’il désirait me voir. Je me rendis aussitôt à cette invitation.
Il occupait déjà ce rez-de-chaussée de la rue Franklin, qui devint si célèbre par la suite. Comme il m’avait fixé rendez-vous le matin, d’assez bonne heure, il était encore au lit quand je fus introduit dans son cabinet de travail. Je dus attendre qu’il se levât, et j’eus le temps d’admirer un bureau de style Louis XV d’un goût exquis, un merveilleux paysage de Claude Monet, don du peintre, et que celui-ci lui avait offert en reconnaissance d’une étude perspicace sur son œuvre. Il y avait aussi des moulages de bas-reliefs d’après l’antique, rapportés d’un voyage en Grèce et, çà et là, de chatoyants bibelots japonais. Une quantité de livres garnissaient une bibliothèque spacieuse. De la fenêtre, on apercevait un petit jardin très fleuri et où, sur une pelouse au gazon bien égalisé, voletaient des pigeons magnifiques que le maître du lieu soignait lui-même.
Ce studio me plut fort, car il me démontrait que j’allais entrer en contact avec un artiste et un lettré et non avec un de ces politiciens ignorants dont pullule la démocratie.
Plutôt qu’un homme d’État, Clemenceau est, en effet, un homme de lettres, nerveux et touché de romantisme, capable de mener à bien un grand dessein, comme il l’a prouvé en devenant le Père la Victoire, peu apte à en poursuivre les conséquences, une fois le péril passé. Il faut adopter sur lui le jugement porté par Maurras : « Clemenceau n’est pas un de ces hommes réfléchis à qui l’on demande d’arbitrer le vrai et le faux. C’est un homme d’impression et de sentiment. Il est de la pâte dont autant et plus que des maîtres et des chefs, la nature aime à pétrir des poètes et des artistes et encore, et bien mieux, des héros nationaux. Son imagination, ses nerfs, les vibrations de son cœur, voilà sa seule muse. Encore faut-il voir que c’est une muse à qualifier de mineure, en ce sens que son œuvre tend à l’action limitée plutôt qu’à la grande conception équilibrée et cohérente. Son organe à penser paraît tenir au cervelet et non au cerveau ; là, il est vrai, quelle vigueur, quelle violence !… »
Au bout de quelques minutes, Clemenceau entra. Comme il ne pontifie pas, la cordialité un peu bourrue de son accueil me mit tout à fait à l’aise. Je ne me rappelle plus les propos que nous avons échangés ; ce dont je me souviens, c’est qu’il me charma par sa façon nette et incisive d’apprécier les gens et les choses.
Comme je prenais congé, il m’engagea vivement à revenir le voir, ajoutant qu’il se proposait de fonder, avec M. Lazare Weiller, un grand journal quotidien où il me confierait la critique littéraire.
Je m’en allai enchanté ; il m’avait conquis comme il en a conquis bien d’autres ; et je puis dire que, dès cette première rencontre, je me sentis tout disposé à le seconder dans toute la mesure de mes moyens. J’ai aussi le droit de mentionner, sans crainte de démenti, que, tant qu’ont duré nos relations, je lui ai donné maintes preuves de mon zèle à lui être utile. Il y eut même une circonstance où mon dévouement lui fut on ne peut plus auxiliateur. Je ne puis la rapporter présentement. Mais je spécifie que cela ne touchait en rien à la politique, que le fait l’honore — et qu’il ne me déshonore pas…
Clemenceau m’employa pour plusieurs démarches relatives à la fondation du journal projeté. De sorte que, durant cette période, je le vis presque tous les jours de très bonne heure et qu’ainsi, l’entretenant tête-à-tête, je pus l’observer à loisir.
Je l’ai dépeint, tel qu’il était en 1900, dans Du Diable à Dieu. Je reproduis un fragment — un peu retouché — de ce portrait qui a, je crois, le mérite de l’exactitude.
« Cet homme possède une puissance de séduction étrange. Il est d’autant plus malaisé de l’expliquer que, dur, sarcastique, parfois injurieux il traite d’ordinaire sans aménité ceux qui l’admirent et qui l’aiment. Peut-être sa mainmise provient-elle, pour un esprit cultivé, de sa forte intelligence, de son goût réel et de sa compréhension des choses de l’art et de la comparaison qu’on est obligé d’établir entre ses qualités de pensée et la sottise du troupeau radical. Puis, comme tous les tempéraments autoritaires, il vous courbe sous son geste. Il sait pourtant, lorsqu’il le veut, panser, d’un mot aimable, les blessures que font ses coups de boutoir. Enfin, il reconnaît les services qu’on lui rend.
« On distingue également en lui une misanthropie foncière, quelque chose de sombre et d’ardent qui lui fait émettre, dans les moments assez rares où il se livre, des aphorismes désenchantés. C’est un grand mépriseur de l’humanité. De là, des crises de scepticisme et de mélancolie, où son foie malade a certainement part et qui lui inspirent le dégoût de toute chose. Alors il produit les appels au nirvâna comme cette pièce : le Voile du Bonheur, qui révèle, d’une façon assez inattendue, un Clemenceau quasi-bouddhiste… Mais il se reprend bientôt et le combatif acerbe et résolu, possédé d’un orgueil immense, ne tarde pas à reprendre la lutte contre ceux qui le méconnaissent ou s’efforcent de le tenir à l’écart du maniement des affaires politiques… »
Ajoutez que, totalement dépourvu d’instruction religieuse, n’étant même pas baptisé, il témoignait, en toute occasion, d’une impiété agressive contre l’Église. Il croyait aux menées ténébreuses des Jésuites et aux complots du Vatican pour asservir la France à « l’obscurantisme ». Pour lui, les catholiques formaient « la faction romaine ». Il les accusait d’antipatriotisme et jugeait louables les lois de persécution. Bref, quoiqu’il n’ait jamais appartenu à la franc-maçonnerie, il manifestait sur ce point de la religion un état d’esprit digne de Tribulat Bonhomet, vénérable d’une Loge.
Heureusement, la guerre est venue qui modifia ses idées. Il fut obligé d’admettre que les catholiques n’étaient pas des Français inférieurs aux autres, ni les victimes abêties d’une hérédité déplorable. Et c’est ce qui le décida sans doute à faire nommer Foch généralissime des armées alliées, quoique le maréchal soit le frère d’un Jésuite et un chrétien pratiquant.
Je donnerai maintenant quelques-uns des souvenirs que m’ont laissés mes rapports avec Clemenceau. Je dirai ensuite comment je me séparai de lui.
Comme je l’ai rapporté plus haut, outre ma collaboration au Rappel, je fournissais des correspondances à deux journaux belges. Clemenceau usa de ma plume pour y allonger quelques coups de griffe à des adversaires ou même à d’anciens amis dont il estimait avoir à se plaindre.
C’est ainsi qu’un jour où je déjeunais avec lui et l’un de ses fidèles, en cabinet particulier, au restaurant Garnier, vis-à-vis de la gare Saint-Lazare, il se répandit en sarcasmes sur un de ses collaborateurs de jadis à la Justice, Stephen Pichon — mort depuis, si je ne me trompe.
Il nous raconta qu’à l’époque où Constant était ministre de l’Intérieur et où lui-même menait, comme de coutume, une guerre sans merci contre l’opportunisme, le jeune Pichon, qui avait de l’ambition, mal servie par ses capacités — disait Clemenceau, — imagina d’aller trouver en secret le tombeur de Boulanger. Il insinua que, si on lui promettait la préfecture de police, il se chargerait d’adoucir son terrible patron. Constant, roublard, l’enguirlanda de paroles flatteuses sans prendre aucun engagement. Mais le lendemain, rencontrant Clemenceau dans un couloir de la Chambre, il vint à lui, la main tendue et lui dit : — Eh bien, ami, j’ai vu Pichon, hier ; il paraît que tu penses à te rallier au ministère ?
Alors Clemenceau, imitant son accent toulousain : — Non, mon ami, si je te le disais tu ne voudrais pas me croire.
Rien n’était plus divertissant que de voir le Tigre représentant Pichon, représentant Constant avec une verve féroce qui nous fit rire aux larmes.
Je lui demandai la permission de reproduire l’anecdote dans ma plus prochaine correspondance. Il m’y autorisa volontiers.
Quand l’article eut paru, ne voilà-t-il pas que Pichon le lit et croit devoir s’en plaindre dans une lettre pleurnicheuse que Clemenceau me montra en ricanant d’une façon sardonique, comme il sait le faire. Il ne fit d’ailleurs aucune réponse et s’abstint de me désavouer. Je ne sais quelle dent il avait alors contre l’infortuné Pichon. Mais on peut supposer qu’il ne lui conserva pas de rancune puisque, quand il devint Président du Conseil, il lui offrit le ministère des affaires étrangères que le futur ambassadeur en Chine s’empressa d’accepter en délirant de joie.
Une autre fois, les choses faillirent d’abord se gâter et je fus gratiné d’une formidable algarade suivie, d’ailleurs bientôt, d’une absolution goguenarde.
Je me trouvais, un matin, vers neuf heures, chez Clemenceau. Il souffrait du foie — ce qui ne le disposait pas à la mansuétude — et demeurait étendu sur son lit, quoique tout vêtu, et sa calotte noire lui emboîtant le crâne. Je me tenais assis sur l’édredon, contre ses pieds et je l’entretenais du journal, lui rendant compte de diverses démarches entreprises à son instigation. Le teint encore plus jaune que de coutume, les yeux luisants de fièvre, il se montrait fort grincheux et traitait « d’absurde » ou « d’idiot » tout ce que je lui proposais. Je ne m’en émouvais pas beaucoup, m’étant plié dès longtemps aux écarts de son humeur[13].
[13] Le journal ne se fit pas, la combinaison financière sur laquelle il reposait n’ayant pas abouti.
Entre le valet de chambre qui annonce : — M. Mathieu Dreyfus est là, un autre monsieur l’accompagne et ils désirent vous parler.
— Qui est cet autre ? demande Clemenceau.
— Je ne sais pas, monsieur, je ne l’ai jamais vu ici.
— Encore quelque raseur qui vient m’em… bêter, grognonne Clemenceau, dites que j’y vais.
Tout en continuant de pester contre Mathieu et contre les Juifs importuns, il rejette la fourrure qui le couvrait, enfile ses pantoufles, et passe dans le cabinet de travail en me disant : — Je vais les expédier en vitesse ; attendez-moi.
Or c’était environ trois semaines après le procès de Rennes et la grâce octroyée au captif de l’Ile du Diable. Je connaissais Mathieu, l’ayant rencontré, une ou deux fois, rue Franklin. Mais, comme je l’ai dit, m’étant fort peu mêlé à l’affaire Dreyfus, je n’avais échangé avec lui que quelques paroles de politesse.
Soudain la porte s’entr’ouvre. Allongeant la tête dans l’embrasure, Clemenceau me dit à mi-voix : — Si vous voulez voir comment le capitaine Dreyfus a le nez fait, venez… Il est là.
Piqué de curiosité, je m’empresse de le suivre. On me présente ; le rescapé de Rennes me donne une poignée de main molle et humide. Puis je me blottis dans un coin, ouvrant les yeux et les oreilles afin de ne rien perdre de cette entrevue — historique.
Face rosâtre, regards ternes et sans chaleur entre des paupières rougies, Alfred Dreyfus se tenait assis tout raide à l’extrême bord de sa chaise. Il tripotait, de ses doigts blêmes, les bords d’un chapeau melon posé sur ses genoux. Il avait à la fois l’air très embarrassé et très ennuyé : la mine d’un homme qui accomplit une corvée particulièrement désagréable et qui souhaite d’en être quitte le plus tôt possible.
Clemenceau l’examinait sans trop dissimuler sa surprise irritée de cette attitude inconvenante. Mathieu s’en apercevait bien et s’efforçait d’entretenir la conversation qui se traînait, cahin-caha, en des banalités incolores. A chaque instant, il se tournait vers son frère et lui lançait des coups d’œil impatients comme pour l’engager à prendre la parole. Mais l’ex-capitaine, de plus en plus figé, de plus en plus gourmé, n’ouvrait de loin en loin la bouche que pour émettre un oui ou un non, qui sortait avec peine.
Le colloque dura ainsi pendant vingt minutes à peu près, coupé de silences où tout le monde se sentait à la gêne. Mathieu s’énervait visiblement. Quant à Clemenceau, il fronçait le sourcil et, moi qui le connaissais bien, je m’attendais à ce qu’il décochât une de ces boutades cinglantes dont il a le secret.
Peut-être que Mathieu eut le même pressentiment car, renonçant à dégeler son frère, il se leva, d’un mouvement brusque ; Alfred l’imita aussitôt, plus automate que jamais.
Clemenceau les reconduisit jusqu’à la sortie et je suivis, voulant me rendre compte de la façon dont tout cela finirait.
Déjà la porte du vestibule était ouverte, Mathieu, pourpre de colère, dans la rue, quand Alfred, s’adressant à Clemenceau, se décide à prononcer, d’une voix bredouillante, ces mots que je garantis textuels : — Très reconnaissant de ce que vous avez fait pour moi, très reconnaissant…
Cela seul et rien de plus. Puis il tourne le dos et rejoint son frère qui, du trottoir, lui lançait des regards gros d’orage.
La porte refermée, Clemenceau et moi nous nous regardons, passablement étonnés. Puis, d’une même impulsion, nous éclatons de rire.
Clemenceau me demande : — Que pensez-vous du personnage ?
— Hé, dis-je, il m’a donné l’impression d’un caporal qui en voudrait à un civil d’un service rendu par celui-ci.
— Eh bien ! moi, répond Clemenceau, il m’a fait l’effet d’un imbécile, vous m’entendez, d’une fichue bête et pas d’autre chose !…
A la réflexion, ce pourrait bien être là le jugement définitif à porter sur Dreyfus : une fichue bête. S’il a trahi, les Allemands ont pu le duper sans avoir besoin de déployer beaucoup d’astuce. Mais, tout de même, il est navrant que la France ait été bouleversée pendant quatre ans, que les honnêtes gens de tous les partis se soient entre-déchirés à cause de ce fantoche hébraïque.
Six mois plus tard, je rencontrai à la terrasse d’un café de la place Denecourt, à Fontainebleau, Maître Labori, alors député de l’arrondissement et qui fut l’avocat de Dreyfus devant le conseil de guerre de Rennes. Je l’avais connu par Clemenceau et j’avais collaboré à la Grande Revue dont il était le directeur. Personne n’a jamais été plus sympathique que lui, plus franc et plus loyal. J’eus grand plaisir à le revoir.
Il me narra les vilains procédés de la famille Dreyfus. Non seulement elle avait lésiné, d’une manière honteuse, pour le règlement de ses honoraires, mais encore il n’est pas de mauvais tours qu’elle ne lui eût joués par la suite. Il s’en montrait fort chagrin : l’ingratitude de ces Juifs, pour lesquels il avait été victime d’une tentative d’assassinat, lui allait au cœur.
— Eh bien, lui dis-je, si vous m’y autorisez, je vous vengerai par un article où je dirai ce que vous venez de me confier. Au surplus, ce Dreyfus m’est apparu comme un véritable pleutre. Je ne vois pas pourquoi je le ménagerais.
Labori me donna carte blanche et même il spécifia que je pourrais, si je le jugeais à propos, mentionner que je tenais de lui les détails de sa mésaventure.
Je me mis à la besogne sur-le-champ. Afin de corser mon récit, j’y ajoutai la relation de l’entrevue de Dreyfus et de Clemenceau. L’article ne contenait nulle violence de langage, mais je crois qu’il était plutôt percutant. Notez, en passant, que j’avais, cette fois, négligé de demander la permission de Clemenceau.
L’article paraît. Il fait du bruit et est reproduit un peu partout. Comme c’était la coutume à la feuille belge qui l’inséra, je l’avais signé X.X. Mais j’étais tout prêt à en assumer la responsabilité.
Quelques jours passent où je n’entends parler de rien, quand débarque chez moi l’un des secrétaires de Clemenceau qui me dit que « le Patron » me réclame immédiatement et qu’il a l’air furieux contre moi.
Je me doutais bien que l’article en question faisait des siennes ; mais je jouai la surprise et je demandai la raison de cette colère.
— Voici ce qui est arrivé, me dit, chemin faisant, le secrétaire. Avant-hier, Dreyfus est venu à l’improviste chez Clemenceau et, de l’air le plus rogue et le plus embarrassé du monde, il a marmonné des protestations touchant son attitude correcte vis-à-vis du Patron et de Labori. J’étais là et, pas plus que Clemenceau, je ne comprenais goutte à son bafouillage. Comme il s’éternisait en répétant qu’il n’avait rien à se reprocher et que les journaux mentaient, Clemenceau l’a prié, sans aménité, d’aller prendre l’air. Il ne se l’est pas fait dire deux fois.
Mais Clemenceau continuait à se creuser la tête, touchant le motif de cette démarche saugrenue, lorsque Winter[14] lui a apporté un tas de coupures en lui signalant je ne sais quel article reproduit je ne sais combien de fois. C’est après y avoir jeté un regard qu’il s’est mis à vous invectiver et qu’il m’a envoyé à votre recherche. Voilà tout ce que je puis vous dire, ne connaissant rien de plus.
[14] C’était le nom du factotum de Clemenceau.
J’étais fixé. Clemenceau n’ignorait pas que mes articles pour la Belgique étaient signés X.X., puisqu’il s’était servi maintes fois de mon incognito pour taquiner celui-ci ou celui-là. D’autre part, il se rappelait que j’avais été l’unique témoin de l’entrevue avec Dreyfus et son frère.
A peine entré dans le cabinet de travail, Clemenceau fonce sur moi, me traite de « brute » et « d’idiot », et me somme de lui expliquer pourquoi j’ai eu le toupet de publier l’article sans le prévenir.
Là j’étais dans mon tort, mais j’avais eu raison, à mon sens, de relever vertement les façons d’agir de Dreyfus à l’égard de Labori et de Clemenceau.
Très calme, je me contentai donc de répondre : — Les griefs de Labori, dont je n’ai d’ailleurs pas été le seul confident, m’ont paru valoir la peine d’être exposés au public. D’ailleurs, j’avais son autorisation…
Il m’interrompit : — Vous n’aviez pas la mienne !
— Non, c’est vrai, je ne l’avais pas, mais l’occasion était par trop tentante. Vous êtes un maître en journalisme et, par conséquent, vous ne sauriez me blâmer d’avoir utilisé une information aussi intéressante. Je n’éprouve aucun repentir de l’avoir publiée et si vous voulez bien prendre la peine de relire l’article, au lieu de me tarabuster, vous me féliciterez d’avoir dit son fait à ce paltoquet de Dreyfus qui, je le maintiens, s’est conduit avec vous de manière à indigner vos amis… Et de ceux-là j’en suis, vous le savez bien.
Clemenceau ne déteste pas du tout qu’on lui tienne tête quand on est sûr de soi. Sans récriminer davantage, il relut l’article.
— Eh bien, reprit-il en souriant d’un air qui me prouva que le morceau ne lui déplaisait pas, ce n’est pas mal touché. Mais, une autre fois, mille tonnerres, ne faites rien sans m’avertir…
— Je m’y engage, dis-je, en serrant vigoureusement la main qu’il me tendait…
En 1900 et 1901, je rencontrais quelquefois des parlementaires dans les bureaux du Rappel, où ils venaient mendier des réclames, et plus rarement chez Clemenceau. Celui-ci n’étant plus député, n’étant pas encore sénateur, leur semblait négligeable. Ils le jugeaient fini. Ils ne lui donnaient peut-être pas le coup de pied de l’âne, mais, cessant de le craindre, ils perdaient l’habitude de lui braire des flagorneries aux oreilles.
D’ailleurs, Clemenceau lui-même était alors très désabusé, très désorbité et si écœuré par les mauvaises odeurs que dégageait le régime qu’il paraissait souhaiter s’en tenir désormais à l’écart. Trois ou quatre fois il refusa le siège au Sénat qu’on lui offrait. Il fallut une intervention féminine pour le décider à rentrer dans le foyer des pestilences démocratiques.
Les quelques radicaux qui venaient encore le voir de loin en loin ou que j’observais au journal ne firent que me confirmer dans le mépris que j’ai toujours éprouvé pour le suffrage universel. Quel choix de médiocres et d’illettrés ! Je ne les nommerai pas ; ils sont tellement oubliés !
Disons seulement qu’ils avaient le caractère entièrement déformé par le milieu absurde où ils bourdonnaient dans le vide. Voués à de stériles intrigues, ils se pourrissaient les uns les autres, ne gardaient aucun contact réel avec le pays et s’appliquaient surtout à intriguer contre les cinq ou six hommes de valeur qui s’étaient fourvoyés dans leur groupe.
Certains pourtant affichaient des airs d’importance et essayaient même d’imiter les allures cassantes de Clemenceau. Mais ils se faisaient vivement remettre à leur place. Quod licet Jovi non licet bovi.
Non seulement « le patron » les fouaillait, avec sa verve coutumière, mais encore, eux partis, rien n’égalait le dédain selon lequel il commentait leurs pauvres manigances pour la conquête du pouvoir.
Les sentiments qu’il leur gardait, je l’entendis un jour les exprimer au restaurant Garnier où il m’avait invité en compagnie d’un de ses intimes. Celui-ci lui ayant demandé pourquoi il n’avait jamais fait partie d’aucun ministère :
— Mais parce qu’on ne me l’a jamais proposé, répondit-il en riant.
— Et maintenant, à supposer que vous rentriez dans la politique et que vous deveniez Président du Conseil, comment vous comporteriez-vous avec les parlementaires ?
Clemenceau ne dit pas un mot. Mais il étendit le bras au-dessus de la table et, le poing fermé, il fit le geste de donner des tours de vis.
Combien éloquent cet exposé de principe à la muette ! Quel dommage que cet autoritaire, ce dictateur-né soit resté, malgré tout, imbu des préjugés démocratiques qu’il avait sucés avec le lait. Il ne s’en est départi que pendant la guerre, pour le salut de la France. Mais quand vint le moment d’établir la paix, il est retombé dans ses anciens errements ainsi que dans sa partialité bizarre pour l’esprit anglo-saxon.
Que ne s’est-il retiré, après l’armistice, comme il avait d’abord l’intention de le faire ! Ou que n’a-t-il été un Monk ! La victoire n’eût peut-être pas été gâchée et nous ne verrions pas le Boche relever insolemment la tête !…
Au cours de l’entretien, nous fûmes amenés à parler des provinces perdues et alors Clemenceau se manifesta comme un ardent patriote. Je l’ai, d’ailleurs, toujours connu tel. Ses yeux étincelaient d’une flamme magnifique lorsque, dressé tout à coup, il s’écria :
— Ah ! si j’étais, un jour, Président du Conseil, qu’il y eût la guerre avec l’Allemagne et que nous fussions vainqueurs, quelle joie ce me serait de rendre l’Alsace et la Lorraine à la France !…
Empoignés par ce cri si sincère, nous applaudîmes. C’est la seule fois que je l’aie vu se passionner de la sorte, et c’était pour la patrie.
Oui mais, pourquoi lors de son premier ministère, s’appliqua-t-il à diminuer le prestige de l’armée en donnant le pas aux autorités civiles sur les généraux ? Pourquoi choisit-il pour ministre de la guerre Picquard, nullité prétentieuse s’il en fut jamais ?
Hélas ! ce fut encore un méfait de l’esprit de parti. La démocratie, régime de divisions intestines, montra là, une fois de plus, sa malfaisance foncière. Elle gâte jusqu’aux intelligences qui serviraient efficacement notre pays si, au lieu de se gaspiller parmi les factions, elles pouvaient observer une discipline sous l’autorité bien assise, indiscutée du Roi.
J’ai cessé d’aller chez Clemenceau en 1903.
Nulle brouille entre nous. Mais, à cette époque je commençais la crise d’âme qui se dénoua par mon adhésion à la foi catholique. Tant qu’elle dura, c’est-à-dire pendant trois années, je vécus dans la solitude de la forêt de Fontainebleau. C’est là, je me plais à le rappeler, que la Vérité unique m’apparut.
Ma conversion, relevant exclusivement de l’ordre surnaturel, je n’ai pas à en parler ici.
Je l’ai, du reste, racontée dans Du diable à Dieu. Ce petit livre ayant eu un grand nombre d’éditions et étant traduit en plusieurs langues, je me permets d’y renvoyer le lecteur, en l’avertissant que c’est le procès-verbal rigoureusement exact de mon évolution de l’incroyance à la pratique religieuse.
Il me reste maintenant à narrer par quelles expériences je fus amené à la Monarchie.
C’est ce que je vais tenter de faire dans les pages suivantes.