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La maison en ordre : $b comment un révolutionnaire devint royaliste

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CHAPITRE VII
L’ANARCHIE

Durant les premiers mois qui suivirent ma sortie du régiment, je ne m’occupai pas du tout de politique. Absorbé par mon labeur littéraire, je ne lisais, dans les journaux, que les articles traitant de littérature. J’ignorais jusqu’au nom des ministres qui se succédaient au pouvoir comme des ombres chinoises sur une lame d’étoffe, mal tendue, mal éclairée et secouée de trépidations chroniques.

D’instinct, et comme tout Français capable d’observer et de construire un raisonnement, je sentais la malfaisance et l’absurdité du régime ; je n’éprouvais aucune espèce de vénération pour la République. Ainsi que la plupart de mes contemporains, je haïssais l’Allemagne et je nourrissais l’espoir que l’heure où nous prendrions notre revanche de la défaite de 70 ne tarderait pas à sonner. Et il est certain que j’aurais endossé de nouveau et très volontiers la cuirasse pour foncer sur l’ennemi héréditaire.

Mais ces sentiments me demeuraient à l’état latent. Ravi par le culte de la Muse, je ne prêtai, tout d’abord, guère d’attention aux intrigues et aux papotages stériles de nos maîtres.

Cependant, Paris s’enfiévrait si fort autour de mon rêve qu’il me fallut bientôt, bon gré mal gré, m’enquérir des causes de ce tumulte énorme.

En effet, c’était le temps où Boulanger syndiqua tous les mécontents pour balayer la clique de fantoches malhonnêtes qui détenaient le pouvoir. Aux cris : Dissolution ! Révision ! la grand’ville, en haine des parlementaires, tombait amoureuse du soldat qui surexcitait son patriotisme et, à la fois, ses penchants frondeurs.

On ne parlait plus que de Boulanger. On ne chantait plus que des refrains boulangistes. Je m’en aperçus au détriment de mon repos. Dans la maison où j’habitais, il y avait une petite cour, une sorte de puits étroit entre les quatre corps du bâtiment. Là, un garçon charcutier, tout en confectionnant ses hachis, n’arrêtait pas de hurler les couplets en vogue. Il répétait surtout En revenant de la Revue, chanson cocardière qui enthousiasmait alors les révisionnistes — c’est-à-dire le plus grand nombre des Français. J’avais beau faire le possible pour ne pas entendre, à chaque instant une voix aussi fausse que perçante lançait jusqu’à ma mansarde ces deux vers :

Et moi, je n’cessais d’acclamer
Notr’ brav’ général Boulanger !…

Dehors, pareille ferveur : Paris employait ses jours et même ses nuits à « revenir de la Revue » Et la province — les campagnes comme les villes — faisait chorus. Si bien que je finis par m’échauffer et par entrer dans la danse.


Il y a quelques années, villégiaturant dans une auberge de campagne, j’avisai au mur de la chambre qui m’avait été désignée, un portrait du général Boulanger.

— Hé, dis-je à mon hôte, vous aussi, vous avez été boulangiste ?

— Mon Dieu, oui, comme tout le monde, me répondit-il.

Avec un haussement d’épaule énergique, il ajouta

— Cet animal, s’il avait voulu !…

— Nous ne serions peut-être pas où nous en sommes, dis-je en achevant la phrase.

— C’est cela même !

C’est vrai, pensai-je, une fois seul, il y eut une époque où à peu près tout le monde était boulangiste, sauf, bien entendu, les francs-maçons, les quelques socialistes et les clans de politiciens opportunistes et radicaux qui se disputaient les faveurs de la Marianne enjuivée.

Mais le général ne sut pas vouloir. Il n’eut ni l’audace réfléchie de Bonaparte, ni le sang-froid de Monk. Ce fut un romantique sentimental qui, alors que la France l’exhortait à la délivrer de sa vermine, choisit de roucouler aux pieds d’une Marguerite tuberculeuse. Voilà ce qui arrive quand on préfère à la gratitude du pays les baisers à la créosote d’une Dame aux Camélias mondaine.

Très brave en tant que soldat ! — il l’a prouvé en Indo-Chine, en Italie et contre la Commune — Boulanger manqua de courage civil. De tous les côtés, on lui criait : — Fais le coup de force, renverse le régime ; nous te suivrons…

Il recula, ayant pris trop au sérieux les absurdes déclamations de Victor Hugo dans les Châtiments et dans l’Histoire d’un Crime. Peut-être aussi, son idée fixe de rester dans la légalité se doublait-elle du sentiment de son insuffisance à remplir le rôle magnifique et redoutable qui lui était offert.

Et puis quels pitoyables lieutenants pour le seconder ! Déroulède, Thiébaud, Pierre Denis, Barrès, deux ou trois autres mis à part, quel ramassis d’aventuriers et de pamphlétaires besogneux autour de lui ! Un Laguerre, à vendre comme une fille des rues, un Mermeix, un Vergoin et surtout, traître probable, le juif Naquet !

Lui-même cultiva par trop l’équivoque ; flattant les républicains, marivaudant avec les bonapartistes, caressant les royalistes pour en tirer des subsides, distribuant des poignées de main aux disciples de Blanqui, allant en cachette à Prangins sonder le prince Jérôme, dînant chez la duchesse d’Uzès, il usa son prestige à louvoyer entre les partis avec l’arrière-pensée de les duper tous au profit de son ambition. Il y eut du sous-officier fricoteur chez Boulanger. A mon avis, dans l’Appel au Soldat — livre remarquable d’ailleurs et dont certains chapitres resteront comme de grandes pages d’histoire — Maurice Barrès l’a peint un peu trop en beau.

Sans génie, mais doué d’un charme incontestable, Boulanger n’eut pas besoin de se donner beaucoup de peine pour séduire les masses. Les circonstances le portèrent. Le jour où elles ont cessé de le favoriser, il prit la fuite d’une façon piteuse, puis s’effondra. Sa mort ne fut pas celle d’un Caton, ni même d’un Marc-Antoine, mais celle d’un Roméo suranné.

Emporté par le courant révisionniste, stimulé par quelques-uns de mes camarades de lettres qui ne juraient que par Boulanger, je me mêlai à plusieurs manifestations.

J’ai raconté, dans un autre livre, comment je rendis visite au général. Mais il entrait dans mes actes plus d’impatience de voir ce qui allait arriver que de conviction profonde.

Le soir de la fameuse élection du 27 janvier, nous nous tenions, quelques amis et moi, près de l’entrée du restaurant Durand, situé place de la Madeleine et où Boulanger, entouré de ses principaux partisans, attendait le résultat du vote. Ne doutant pas qu’il ne fût favorable à notre chef, frémissant du désir d’achever la déroute des parlementaires, nous ne quittions pas des yeux le balcon du premier, où un transparent communiquait le chiffre des voix obtenues dans les vingt arrondissements. La foule les saluait de clameurs triomphales car, en tout lieu, Boulanger l’emportait sur son adversaire.

La police était en désarroi ; la garde acquise au général ; on savait que la garnison l’idolâtrait. Enfin le bruit courait que les ministres, pris de panique, faisaient leurs malles pour décamper en tapinois et se blottir dans les cachettes, préparées d’avance, où ils espéraient se dérober au premier feu des représailles. Toutes les chances étaient donc pour le général.

Il allait manquer à sa fortune.

Vers onze heures, on connut le résultat définitif. Paris avait élu Boulanger à plus de quatre-vingt mille voix de majorité. Tout de suite s’éleva, depuis la Madeleine jusqu’aux extrémités des boulevards, le cri qui dictait son devoir à Boulanger : — A l’Élysée ! A l’Élysée !

Dans les salons de Durand, les amis de Boulanger le pressaient d’obéir à la volonté populaire. Déroulède se montrait le plus éloquent Mais l’élu tergiversait, se dérobait, multipliait les arguties pour ne rien faire. Puis il déclara qu’il lui fallait se recueillir, seul, dans un cabinet adjacent. Or, dans cette pièce, il y avait Marguerite de Bonnemain. Que lui dit-elle ? Sans doute quelque chose dans ce genre : Ah ! mon Georges, si tu descends dans la rue, tu cours le risque d’attraper un mauvais coup. Reste donc dans mes bras ; n’écoute pas tous ces exaltés qui te trompent !…

— Tu as raison, ma chérie, dut-il répondre.

Défaillance d’une âme amollie par des excès sensuels, et devenue incapable de se hausser le cœur ! Est-ce que Bonaparte a consulté Joséphine au 18 Brumaire ? Ou plutôt, est-ce que Joséphine, au lieu de l’énerver, ne le seconda pas en dupant le naïf directeur Gohier ?…

Boulanger rentra dans le salon et déclara, d’un ton qui ne souffrait pas de réplique, que, satisfait de sa victoire électorale, il refusait absolument de tenter une action violente contre le régime.

Alors Thiébaud, plein d’amertume et de prévisions sinistres, tira sa montre :

Il est minuit cinq, dit-il, depuis cinq minutes le boulangisme est en baisse…[11]

[11] Pauvre Thiébaud, si convaincu et si chimérique ! Il avait coutume de psalmodier cette sentence : — La France n’est pas rouge, la France n’est pas blanche, elle est bleue…

Léon Daudet, dans Salons et Journaux, a dessiné, d’un crayon alerte, une amusante silhouette de Thiébaud après le boulangisme.

C’était exact. De ce jour le déclin de Boulanger commença ; il alla en se précipitant jusqu’au coup de revolver final.

Il ne faut rien regretter de cette déconfiture. Boulanger dictateur, c’était probablement la guerre avec l’Allemagne. L’armée du service de cinq ans était magnifique et d’une solidité à toute épreuve. La nation, vibrante de patriotisme, fût entrée en campagne avec allégresse. Mais quel chef d’État ou quel généralissime pour une pareille crise !…

Au surplus, sous la forme césarienne et plébiscitaire ou livrée aux factions de Parlement, la démocratie constitue l’organisme politique le plus défectueux qui se puisse concevoir. Aristophane l’a bien jugée : Démos, berné et flagorné par Cléon ou s’éprenant de la guerre et du cheval noir de Lamachos, est incapable de discernement. Il lui faut un guide immuable et qui ne dépende pas de son vote : le Roi.


La déroute du boulangisme coïncidait avec le scandale du Panama. On se rappelle cette immense coquinerie financière où l’on entendit un ministre, Rouvier, un président de la Chambre, Floquet, avouer leurs concussions en invoquant, pour excuse, des nécessités politiques. Cent quinze parlementaires de gauche furent convaincus d’avoir vendu leur vote ou leur influence aux Lesseps, tripoteurs de vaste envergure, qui, contre l’avis des spécialistes s’entêtaient à creuser, sur des plans insensés, le canal qui devait joindre les eaux de l’Atlantique à celles du Pacifique.

Malgré mille manœuvres louches et un large emploi de la corruption, l’entreprise échoua. Quantité de petites gens qui leur avaient confié de chétives économies furent ruinées. Mais, grâce à la défaillance d’une Justice à l’image du régime, les chéquards du Parlement furent acquittés ou obtinrent des non-lieu, sauf un seul, Baihaut, qui, tardivement tourmenté de scrupules, reconnut son crime et devint le bouc émissaire des Chambres.

Je ne veux pas remuer cet amas de pourriture démocratique ni rouvrir les ulcères purulents qui rongeaient les parties honteuses de Marianne. Maurice Barrès a raconté le Panama dans un livre magistral, Leurs Figures, où la vigueur vengeresse du style n’a d’égale que la force de la pensée. Cette œuvre reste et restera.

Ce que je retiendrai de l’épisode, c’est ceci : nombre de boulangistes, enragés de n’avoir pas réussi à détruire des institutions qu’ils haïssaient sans trop savoir quoi mettre à la place ; beaucoup d’actionnaires du Panama, constatant que les principaux coupables se tiraient du cloaque à peu près indemnes et conservaient les sommes qu’ils avaient détournées, devinrent des anarchistes.

Lorsque Ravachol dynamita des magistrats, lorsque Vaillant jeta sa bombe inoffensive parmi les députés, lorsque Émile Henry tua les premiers venus, lorsque Caserio poignarda le président Carnot, ces humiliés et ces offensés, s’ils n’osèrent applaudir en public, ne laissèrent pas de ressentir une trouble gratitude à l’égard des fous et des assassins que, par une aberration du sens moral fréquente à cette époque, ils tenaient pour des justiciers.

D’ailleurs, l’état de la société mondaine favorisait le développement de la doctrine anarchiste. Un matérialisme jouisseur, des mœurs débraillées, l’incohérence gouvernementale, les querelles des factions, la survenue de tribus juives apportant, avec une odeur de ghetto, les rêveries meurtrières des nihilistes — tout contribuait à pervertir les esprits dévoyés par plus d’un siècle d’intoxication révolutionnaire.

En maints salons, où les cosmopolites coudoyaient les snobs, on écoutait avec considération les esthètes qui préconisaient, comme panacée sociale, un horrible mélange de Nietzsche, d’Ibsen et de Tolstoï.

Des cercleux, plus stupides que des pingouins, des caillettes hystériques admirèrent Laurent Tailhade lorsqu’à propos des meurtres anarchistes, il déclara : « Qu’importent les vagues humanités, pourvu que le geste soit beau ! »

On ne saurait croire la vogue qu’obtint cette cruelle ineptie analogue à celle d’Oscar Wilde qui, dans le même temps, demandait qu’on supprimât les vieillards, « parce qu’ils sont laids », disait-il.

Châtiment providentiel : le premier fut éborgné par une bombe libertaire ; le second finit — on sait comment.

Dans la littérature, et particulièrement chez les symbolistes, l’individualisme sans frein présentait trop d’affinités avec l’anarchisme pour que celui-ci n’y conquît pas des adeptes.

On vit par exemple Pierre Quillard, qui était pourtant un doux poète et un helléniste de valeur, publier un Éloge de Ravachol, où le bandit était comparé à — saint François d’Assise. Tout simplement…

A cause de ma formation romantique, j’étais trop enclin à me conduire d’après des sentiments désordonnés, pour ne pas imposer silence à la raison lorsqu’elle contredisait le goût que j’avais alors pour les émotions violentes. D’autre part, l’esprit de révolte couvait toujours en moi et ne demandait qu’à m’incendier de nouveau l’imagination. Les bonnes habitudes prises au régiment, ce n’était que — des habitudes. Comme elles ne s’appuyaient pas sur des principes fermes, judicieux et stables, comme aussi je me nourrissais de philosophies négatrices, j’étais tout préparé à devenir un anarchiste, ainsi que beaucoup de mes confrères.

Mon introducteur dans l’Anarchie fut ce Milo, qui, on s’en souvient peut-être, caricaturait nos professeurs au collège. Très doué comme dessinateur, mais fort décousu dans son existence, nonchalant et rêvassier, il était venu à Paris comptant sur son crayon pour vivre. Il n’avait pas réussi à sortir de l’obscurité. D’où de l’aigreur contre une société qui, estimait-il, méconnaissait son réel talent, puis de la rancune, puis de la haine et, en conséquence, son affiliation à un groupe communiste dont les divagations de Bakounine constituaient le Credo.

J’avais retrouvé Milo dès ma sortie de l’armée. Longtemps, épris de la seule littérature, je ne donnai guère d’attention à ses tirades subversives. Et puis, à défaut de convictions politiques, je gardais un certain bon sens — inné en moi — le même qui m’avait fait saper le socle de l’idole Mallarmé. Il m’empêchait d’admettre que, pour réaliser le bonheur intégral de l’humanité, désormais libre et consciente d’elle-même, il fallait d’abord tout détruire en commençant par les inégalités sociales.

Mais, peu à peu, sous l’action des causes que j’énumère ci-dessus, puis influencé par le prosélytisme opiniâtre de Milo, je me laissai aller à la dérive. Comme tant d’autres, je m’écriai en toute occasion : Ni Dieu, ni Maître ! J’entonnai l’hymne anarchiste qui s’intitule les Briseurs d’Images et dont voici un couplet des plus caractéristiques :

Les rois sont morts, les dieux aussi,
Demain, nous vivrons sans souci,
Sans foi ni loi, sans esclavages :
Nous sommes les briseurs d’images !…

Il n’était pas dans ma nature de poser des bornes aux idées qui me séduisaient surtout quand elles surexcitaient en moi l’orgueil de penser soi-disant au-dessus de mes contemporains. Puis l’âge d’or futur présenté par l’Anarchie comme un idéal accessible ravissait en moi le poète. J’y vivais plus que dans le présent parfois morose. Tous mes livres de cette période portent l’estampille de cette illusion chatoyante. Même en mes articles, employant l’insinuation et l’allégorie, pour ne pas effaroucher le public, je donnais toujours quelque coup de griffe à la Religion, à la famille, à l’autorité sous toutes ses formes. Pour l’armée, comme je n’aurais pu, sans mentir, dénoncer ses tares en corroborant mes critiques de griefs personnels, je me tenais dans les généralités.

Mon hallucination — c’est le mot propre — dura six ans, de 1893 à 1899. Comment elle se dissipa, je le dirai plus loin. Qu’on me permette auparavant d’esquisser le croquis d’un milieu anarchiste où je fréquentais assez souvent et ensuite d’émettre quelques réflexions sur la genèse de l’Anarchie au XIXe siècle.


Georges Valois, qui a traversé, comme moi, l’Anarchie a eu raison de dire dans son livre si substantiel D’un siècle à l’autre :

« Les hommes d’ordre croient, en général, que les hommes de désordre sont d’horribles personnages, à l’âme noire, pleine de passions sanguinaires et de haine féroce, ayant l’appétit de la destruction. C’est une grosse erreur. Les groupements révolutionnaires appellent à eux, nécessairement, des hommes qui possèdent ces caractéristiques antisociales, et il y en a plus chez eux que dans les groupements d’ordre, pour la raison bien simple qu’un pillard trouve toujours à piller pendant une révolution, quelle qu’elle soit. Mais, en temps de paix, les groupements révolutionnaires sont formés d’hommes qui ne diffèrent des autres que par l’esprit et qui ne sont ni plus ni moins sanguinaires, ni plus ni moins haineux que la plupart de leurs contemporains. Il se trouve même, parfois, qu’inférieurs par leur philosophie sociale à un citoyen normal qui ne possède que deux ou trois bons principes d’ordre, ils soient d’une qualité morale supérieure à beaucoup d’hommes considérés comme les piliers de l’ordre moral et social. C’est ce qui fait souvent le prestige de certains révolutionnaires beaucoup plus que leurs idées, que le bon sens commun juge absurdes avec raison. Il n’est pas rare, et je dois même dire que c’est fréquent, que les théoriciens de l’anarchie intégrale soient des hommes mus par la volonté de créer de l’ordre. Ils ont une autre conception de l’ordre que les hommes d’ordre : elle est fausse, je le sais assez, mais ce n’est qu’une erreur intellectuelle. »

Rien de plus exact. J’ajouterai qu’il est téméraire de mettre en doute, comme on le fait trop souvent dans les milieux conservateurs, la bonne foi des théoriciens de l’Anarchie. — De la bonne foi, ils en possèdent à revendre, car ils sont tellement persuadés du bien-fondé de leur doctrine qu’ils se laisseraient tuer en souriant plutôt que de la renier. Et c’est pourquoi ils sont si dangereux, tout en demeurant, quant aux mœurs, les plus paisibles des humains.

A l’appui de mon dire, je retrouve dans mes notes la relation d’une rencontre chez Jean Grave, avec Élysée Reclus, qui fut, à la fois, un savant distingué, un rêveur ingénu et une âme profondément charitable.

Voici donc mes souvenirs à ce sujet.

Au bas de la rue Mouffetard, face à l’église Saint-Médard, célèbre depuis les convulsionnaires jansénistes, une haute maison, à façade enfumée, crevassée, sordide. Un escalier obscur, dont les marches vermoulues mènent à une mansarde où se rédige la Révolte, journal qui représente à cette époque — 1893 — quelque chose comme le moniteur de l’Anarchie.

C’est là qu’habite Jean Grave, ancien cordonnier, converti aux idées libertaires par Kropotkine, puis promu rédacteur en chef de la feuille hebdomadaire dont la périodicité est assurée, tant bien que mal, par des cotisations venues d’un peu partout — voire de l’Amérique du Sud.

Dans le fond de la mansarde, sous l’angle surbaissé du toit, un lit de fer aux couvertures en désordre. Près de la fenêtre étroite, une large table en bois blanc, posée sur des tréteaux et couverte de paperasses. Trois ou quatre chaises de paille. Au mur, une caricature du président Carnot représenté en crieur de journaux vendant la Révolte. Une autre donnant l’effigie de Rothschild accroché à une potence. Car, comme le dit encore Valois, « il y avait, chez beaucoup d’anarchistes, un antisémitisme certain. »

Jean Grave se tient assis contre la table et griffonne un article où les principes de l’Anarchie sont formulés avec rigueur et selon un pédantisme des plus naïfs.

C’est un petit homme trapu, aux épaules carrées, doué d’un ventre qui se permet de bedonner. Sa tête toute ronde grisonne. Une moustache en brosse coupe sa face sous des sourcils en broussaille.

Jean Grave n’est pas méchant. Il appartient à cette catégorie d’anarchistes qui se contentent, la plupart du temps, de rêver à ce que serait ce paradis terrestre du communisme dont, par amour pour elle, ils voudraient gratifier l’humanité.

D’ailleurs, il désapprouve ceux des libertaires qui recommandent « la reprise individuelle » et « la propagande par le fait ».

On sait que ces euphémismes — qui seraient cocasses s’ils ne dissimulaient d’affreuses réalités, — signifient le vol et le meurtre.

Pour Jean Grave, il est d’une honnêteté scrupuleuse et ne tuerait pas un moustique, en eût-il été piqué dix fois de suite.

Vis-à-vis Jean Grave, accoudé sur la table et dévorant un tome de Hœckel, le compagnon Martin, ancien séminariste, maintenant orateur dans les réunions ouvrières. Il est maigre, famélique, affublé d’une redingote pleine de taches et tournée du noir au roux. Des yeux pleins de chassie ; un énorme nez qui lui encombre toute la figure.

Malgré son apostasie, Martin a gardé quelque chose de clérical dans l’attitude et dans les propos.

Un jour, érigeant un index solennel, il articula, devant moi, cette déclaration : — Nous sommes les Pères de l’Église anarchiste et nous en promulguons les dogmes.

Mais il fut vivement rabroué par Jean Grave en ces termes : — As-tu fini de poser au Souverain-Pontife, espèce de défroqué !…

Martin n’en reste pas moins convaincu qu’il est un apôtre, un docteur — presqu’un Prophète. Au surplus, vivant, lui aussi, dans un songe. Lorsqu’il fut arrêté en 1894 et englobé dans le procès des Trente, il s’étonnait qu’on lui reprochât quelque chose.

— Mais, je n’ai rien fait, disait-il, que me veut-on ?

Il fut acquitté.

Le matin d’avril où je trouve les deux rédacteurs de la Révolte en tête à tête, comme je viens de le décrire, j’avais été convoqué par Grave pour faire la connaissance d’Élysée Reclus.

Je suis assez impatient de cette entrevue. D’abord, j’admire Reclus pour cette œuvre magistrale, la Géographie universelle, où la beauté du style met en valeur une science hors de pair. Ensuite, le sachant anarchiste, je désire fort l’entendre parler sur la doctrine. J’espère qu’il confirmera mes convictions libertaires encore mal assises.

En l’attendant, nous causons. Je me souviens que Jean Grave me reprocha de donner trop d’attention à la poésie. Il se croyait un esprit très positif et tenait les vers pour un bruit agréable mais vain. En conséquence, il m’exhorte à fabriquer des brochures en prose à l’usage des prolétaires.

— Je le ferai peut-être, dis-je, mais, ô Jean Grave, cela ne m’empêchera pas de versifier, car je chéris la Muse.

Il hausse les épaules : — Ces poètes… Tous des enfants !…

Quant à Martin, en fait de poésies, il n’apprécie que celles de Verhaeren, homme excellent mais rimeur barbare, qui, à cette époque, produit, en un patois mi-wallon, mi-flamand, des rhapsodies vaguement subversives.

Survient Milo, le dessinateur. J’ai dit ses sentiment haineux contre la société et la violence de ses opinions. A peine entré, il nous en donne des preuves par une sortie enragée contre les politiciens en vedette ; et il parle de massacres nécessaires.

Je dois dire qu’il rencontre peu d’écho dans la mansarde.

Jean Grave, perdu de chimères d’ordre spéculatif, ne s’enthousiasme pas pour les apologistes de la bombe et du poignard. Martin n’aurait pas donné une chiquenaude au propriétaire le plus implacable de Paris. Pour moi, j’avais l’horreur du sang versé, fût-ce pour des théories dont je n’apercevais pas alors les conséquences homicides.

L’arrivée de Reclus rompt les propos sanguinaires tenus par Milo. Le célèbre géographe est un homme de petite taille, à la barbe blanche, aux yeux bleus, où brille un regard très profond et très doux. Un aimable sourire entr’ouvre ses lèvres sur une denture intacte malgré l’âge.

Il a pour chacun de nous des mots gracieux. Quand Grave m’a présenté, il me complimente pour des articles publiés récemment et où j’ai exposé la doctrine.

Ensuite, nous descendons déjeuner chez un mastroquet de la rue Mouffetard. Végétarien mitigé, Reclus mange des œufs sur le plat et quelques légumes. Mais il ne fait nulle observation en nous voyant absorber du saucisson et du gigot saignant aux haricots. Il ne boit que de l’eau sans se formaliser de ce que nous buvons du vin au litre. En lui, rien du prêcheur ni du puritain-rasoir, quoiqu’il fût d’origine protestante.

La conversation effleure d’abord des sujets quelconques. Puis Grave, que préoccupe un litige avec divers compagnons, dit soudain à Reclus : — Il faut que je vous demande un avis. Vous savez que j’ai publié, dans la Révolte, un article où je soutiens que dans une société comme la nôtre, les Anarchistes ne devaient pas voler, car, ce faisant, ils se conduisent comme les bourgeois qui sont eux-mêmes les voleurs, étant propriétaires. Là-dessus, des camarades ont récriminé. Ils m’ont déclaré que la reprise individuelle constituait un droit strict pour les Anarchistes et que c’était un préjugé bêta qui m’aveuglait l’intelligence… J’ai envie de répondre que, voulant établir le règne de la justice, nous devons éviter l’injustice, qui consiste à léser autrui, même si autrui est notre adversaire. — J’ajouterai ceci : les exploiteurs de notre état social ignorent, pour la plupart, que leur domination résulte d’une iniquité ; par conséquent, ils n’en sont pas responsables. Je terminerai en disant : instruisons-les ; apprenons-leur que les hommes sont naturellement bons et que seules les institutions sont mauvaises, et que quand l’humanité se sera délivrée de ces instruments d’oppression : la religion, la famille, la propriété, le militarisme, les lois, elle pourra développer, sans effort, ses instincts originairement pacifiques dans le communisme intégral. Dites-moi si vous m’approuvez.

Ce résidu sommaire des paradoxes délirants de Rousseau, quelque peu accommodés à la sauce-Proudhon, constituait bien en substance le programme des doctrinaires de l’Anarchie. Aussi ne fus-je pas étonné que Reclus répondît : — A mon sens, vous avez raison… Non, continua-t-il, en fixant Milo, qui protestait à la sourdine, l’anarchiste ne doit ni voler, ni tuer. Précurseurs d’une ère où les hommes comprendront que, pour être heureux, il leur faut s’abstenir de violence et de contrainte, nous ne remplirons notre destinée que si nous donnons l’exemple des vertus qui régiront — sans foi ni lois — la société future. Que recherchons-nous ? L’équilibre entre les instincts égoïstes et les instincts altruistes. Cet équilibre, nous devons, dès à présent, tendre à l’établir en nous et par conséquent éviter ce qui le romprait — à savoir tout dommage causé à autrui.

Grave marqua de la satisfaction. Moi aussi, car les vols et les assassinats auxquels certains libertaires donnaient un sens de revendications équitables m’étaient des cauchemars qui me refroidissaient à l’égard de l’Anarchie.

Pour Milo, admirateur forcené de Ravachol et de Vaillant, il aurait volontiers protesté. Mais la déférence que Reclus lui inspirait, malgré tout, le retint.

On se sépara. Depuis, je ne revis Élysée Reclus qu’une seule fois, pendant quelques minutes, à Bourg-la-Reine, où il habitait. Il m’avait prié de venir pour me remettre une aumône que je porterais à la famille d’un anarchiste alors en prison.

Sa bienfaisance le différenciait de maints anarchistes qui ne voulaient pas qu’on vînt en aide aux indigents. Ils donnaient pour raison que les secourir, c’était affaiblir en eux l’esprit de révolte. Pourtant, je soupçonne que si l’on offre, en même temps, à un meurt-de-faim un bon pot-au-feu et une brochure libertaire en lui laissant le choix, sa réponse ne sera pas douteuse. Manger d’abord, dira-t-il, ensuite on pourra philosopher si l’on en a le loisir. Il n’aura pas tort.

Si, maintenant, on se reporte aux sophismes candides où Reclus et Grave établirent généreusement leurs illusions, avec une ignorance totale de ce que vaut la nature humaine, on voudra bien ne pas oublier que ce sont ces théories, ou d’autres analogues, qui ont produit le bolchevisme. Cela démontre quels poisons se dissimulent en ces sucreries humanitaires.


L’idée anarchiste n’est pas un produit de la génération spontanée, prolem sine matre creatam ; elle a une mère : la démocratie, une aïeule : la Révolution, des bisaïeux : Rousseau et les Encyclopédistes.

Les anarchistes ne font donc que pousser à leurs conséquences extrêmes les faux principes qui régissent notre état social depuis 1789.

Examinons brièvement ce que furent deux des principaux rhéteurs qui promulguèrent la soi-disant bonté originelle de l’homme et la foi au progrès par la science, dogmes de la démocratie athée : Rousseau et Condorcet.

Quand on réfléchit à l’énorme influence que les théories de Rousseau exercèrent sur la fin du XVIIIe siècle et sur le XIXe siècle tout entier, on s’étonne que des calembredaines de cet acabit soient considérées par beaucoup de personnes sincères et qu’on supposerait douées de jugement, comme des vérités incontestables. L’étonnement devient de la stupeur lorsque, lisant, par exemple, les Confessions, on découvre que ces divagations eurent pour auteur un fou acariâtre et bucolique, un névropathe, à classer parmi les saligauds. En effet, il s’exhibait honteusement devant les femmes et, de son propre aveu, il cultiva pendant toute sa vie un vice solitaire par où il acheva de se détraquer. Ajoutez la manie de la persécution qui le mena au suicide.

Voilà, n’est-ce pas, un « penseur » tout désigné pour réformer la société ? C’est du moins ce qu’estimèrent les hommes de la Révolution qui eurent pour Évangile le Contrat social où il est enseigné que la volonté du nombre — autrement dit le suffrage universel, — réalise le dernier mot de la justice, de la clairvoyance et du désintéressement. La démocratie contemporaine emboîte le pas et les anarchistes, ses fils méconnus, suivent à la file, avec cette restriction qu’ils suppriment le vote et le remplacent par les coups de bâton sur l’échine de la minorité.

Quant au progrès de l’humanité par la science, vous trouverez sa formule développée avec méthode dans l’Esquisse des progrès de l’esprit humain de Condorcet, encyclopédiste de marque qui poussa le rationalisme jusqu’à ses dernières limites.

Sainte-Beuve a fort bien jugé cet opuscule au tome III de ses Lundis. Je ne saurais mieux faire que de le citer :

« Condorcet supprime, en idée, tout ce qui est du caractère et du génie particulier aux diverses races, aux diverses nations ; il tend à niveler dans une médiocrité universelle les facultés supérieures et ce qu’on appelle les dons de nature ; il se réjouit du jour futur où il n’y aura plus lieu aux grandes vertus, aux actes d’héroïsme, où tout cela sera devenu inutile par suite de l’élévation graduelle du niveau commun. On n’a jamais vu d’idéal plus tristement placé. C’est là le dernier rêve, et le plus fastidieux, de la pure raison entêtée d’elle-même. Condorcet nous en offre la dernière expression. Il pousse l’espérance du progrès jusqu’à conjecturer qu’il pourra arriver un temps où il n’y aura plus de maladies et où la mort ne sera plus que l’effet ou d’accidents extraordinaires ou de la destruction de plus en plus lente des forces vitales. Et tout cela par suite des progrès de la médecine. O Molière, où es-tu ?…

« Condorcet, dans son rêve d’Élysée terrestre, oublie un genre de mort qui pourrait devenir fréquent si la chose se réalisait jamais, c’est qu’on y mourrait d’ennui… Son erreur propre, c’est de croire qu’on n’a qu’à vouloir que tout soit désormais pour le mieux et qu’en changeant les institutions, on va changer les mobiles du cœur humain. Refaire le cœur humain à neuf, telle est la prétention exorbitante de cette école finale du XVIIIe siècle et dont Condorcet est le produit suprême et comme le cerveau monstrueux. Jamais il ne s’est vu de délire plus déclaré, de délire plus raisonneur…

« Mais ces gens-là ont beau faire, disait quelqu’un assez gaiement, ils oublient toujours que les sept péchés capitaux subsistent et que c’est eux qui, sous un nom ou sous un autre, agitent le monde. »

Citant ce mot d’un homme d’esprit, Sainte-Beuve se rencontre avec Baudelaire qui avait coutume de dire : « La civilisation n’est pas dans le gaz (il dirait aujourd’hui dans l’électricité), ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes ; elle est dans la diminution des traces du péché originel. »

Or, comme le péché originel subsiste, comme, depuis la chute, l’homme est toujours en proie aux mêmes passions, cette civilisation n’existe pas. Et elle a d’autant moins de chance d’exister que la démocratie, fidèlement suivie par les anarchistes, nie le péché, nie le Dieu vengeur et rémunérateur, et refuse à son Église le droit d’enseigner ses commandements à tous.

Pour la science, nul ne conteste ses découvertes dans l’ordre matériel. Mais étant donné qu’elle promettait, en outre, de fournir à l’humanité une morale et même une sorte de religion : le monisme, on ne peut que constater qu’en ce dernier sens — elle a fait faillite. Brunetière — qui a si souvent porté des jugements inanes — eut, cette fois, raison de le dire. Car il n’a pas dit autre chose…

Le patriotisme ? La démocratie l’accepte à la rigueur, mais elle se méfie de l’armée, sauvegarde de la patrie. De même, les anarchistes qui entrent en fureur lorsqu’on prononce devant eux le mot caporal ou le mot frontières.

Et puis la patrie, les plus avancés des démocrates en envisagent avec complaisance la suppression. Voyez Victor Hugo, bourgeois lyrique, qui a condensé dans son œuvre toutes les sottises en vogue au XIXe siècle. Parlant de la France et de son avenir, voici en quels termes il prédit sa disparition, qu’il espère imminente : « Phénomène magnifique que cette volatisation d’un peuple qui s’évapore en fraternité ! O France, adieu ! Tu es trop grande pour n’être qu’une patrie. On se sépare de sa mère qui devient déesse. Encore un peu de temps et tu t’évanouiras dans la transfiguration. Tu es si grande que voilà que tu vas ne plus être. Tu ne seras plus France, tu seras Humanité. Tu ne seras plus nation, tu seras ubiquité. Résigne-toi à ton immensité. Subis ton élargissement fatal et sublime, ô ma patrie !… »[12]

[12] Préface pour un livre intitulé Paris et publié en 1867. — En effet, la France a failli disparaître, non pas selon la révélation hugotesque, mais selon la barbarie germanique.

Ah ! que les anarchistes ont dû frissonner d’enthousiasme en lisant ces vaticinations si foncièrement démocratiques !

Et eux encore, eux qui ne veulent pas de la famille et qui préconisent l’union libre, qu’ils ont dû se frotter les mains quand la démocratie institua le divorce.

Donc quand la démocratie se plaint d’avoir engendré l’anarchie, on a le droit de lui répondre : — Patere legem quam ipse fecisti. Traduction libre : Si tes enfants sont des révolutionnaires, tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même.


Au commencement de 1894, je récoltai un mois de prison pour outrage à la magistrature. Cela me contraria d’abord un peu parce que mon exode à la campagne s’en trouvait d’autant retardé. Mais, en somme, je pris la chose avec plus de philosophie qu’on n’aurait pu en attendre d’un homme aussi réfractaire à la claustration.

Il faut même admettre que l’Anarchie n’avait point filtré jusqu’aux parties les plus profondes de mon âme, car, à peine fus-je sous les verrous, au lieu de me considérer comme « un martyr de la cause » et de ruminer des représailles contre l’Autorité persécutrice, je ne pensai plus qu’à la littérature.

Il y avait pourtant des jours où je m’ennuyais fort et où la nostalgie de l’air libre me portait aux idées sombres. Alors je m’accoudais à la fenêtre étroite de la chambre poussiéreuse, hantée par les rats, que l’on m’avait désignée et considérais la cime d’un haut platane qui ondulait à la brise dans le jardin du directeur. Je me remémorais les vers délicieux de Verlaine :

Le ciel est par-dessus le toit
Si bleu, si calme !
Un arbre, par-dessus le toit,
Berce sa palme…

Mais je ne m’appliquais pas le dernier distique du poème :

Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ?

parce que je ne me repentais nullement de mon incartade et que je ne tenais pas ma jeunesse pour gâtée du fait d’avoir manqué de respect aux jupons noirs et rouges qui défendaient le régime panamiste contre les attaques verbales ou écrites de ses adversaires. Plusieurs avaient commis des « délits » analogues au mien et personne ne leur imputait à déshonneur les condamnations qu’ils avaient encourues.

D’autres fois, contemplant un de ses crépuscules pensifs qui teignent de nuances pareilles à celles des roses fanées le ciel occidental de Paris, je me sentais pris d’une vague mélancolie. Pour m’inciter à la patience, je me récitais alors la pièce de Baudelaire dont la strophe initiale semble un chant de violoncelle dans un lointain vaporeux :

Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille,
Tu demandais le soir, il descend, le voici ;
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la joie, aux autres le souci…

Et quand les premières étoiles commençaient à scintiller dans le ciel assombri, j’articulais à voix toute basse le vers chuchoteur et velouté qui termine le poème :

Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche…

Ou encore, ayant formé avec ma femme le projet d’une visite à notre bien-aimée forêt de Fontainebleau, dès ma sortie de prison, je me récitais en pensant à elle les vers d’une si caressante musique de l’Invitation au voyage :

Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble…

La cadence berceuse de cette incantation m’ennuait d’une brume bleuâtre et dorée où il me semblait déjà percevoir le murmure des frondaisons et le roucoulement des ramiers sauvages.

Entre temps, je relus tout Shakespeare et je m’attachai particulièrement aux comédies : le Songe d’une nuit d’été, Comme il vous plaira, la Tempête, le Marchand de Venise.

L’œuvre de Shakespeare, c’est aussi une forêt féerique, et très réelle à la fois, où l’on goûte la joie incomparable de rencontrer des personnages qui pleurent, rient, aiment ou haïssent comme le font les hommes que nous coudoyons dans l’existence ; et cependant, ils paraissent appartenir à une humanité supérieure. Le génie shakespearien crée un monde où la fiction nous représente la vérité même.

Pendant mes promenades quotidiennes, au préau, je déclamais maints fragments évocatoires que je savais par cœur et, par là, j’ébahissais les gardiens qui, n’y comprenant rien, se demandaient avec inquiétude si cette poésie récitée avec tant de feu ne contenait pas des allusions subversives. Fallait-il m’imposer silence ou faire un rapport au geôlier en chef ?… Je ris encore à me rappeler leurs mines ahuries.

Un jour, l’un d’entre eux — fort brave homme qui, je ne sais pourquoi, m’avait pris en gré, — s’enhardit jusqu’à me prier de lui répéter un morceau dont je venais de transfigurer l’atmosphère morose du préau. C’était l’adorable dialogue de Lorenzo et de Jessica, au dernier acte du Marchand de Venise. Vous le connaissez, mais, tant pis, j’en mets ci-dessous le passage le plus exquis afin de vous faire plaisir et à moi également :

« Lorenzo : Ma chère âme, allons attendre l’arrivée des messagers… Mais non, ce n’est pas la peine ; pourquoi rentrer ? Ami Stéphano, va, je te prie, annoncer à la maison que votre maîtresse va revenir et fais sortir les musiciens en plein air.

(Sort Stéphano.)

Lorenzo. Comme le clair de lune dort doucement sur ce banc de gazon !… Viens nous y asseoir, Jessica, et que les accents de la musique glissent à nos oreilles. Le silence et la nuit conviennent aux caresses d’une harmonie suave. Assieds-toi, Jessica. Regarde comme le parquet des cieux est incrusté de brillants disques d’or. Il n’est pas jusqu’au plus petit de ces globes que tu contemples qui, par ses mouvements, ne chante comme un ange, en accord éternel avec la voix des chérubins aux jeunes yeux. Une harmonie vibre en l’âme immortelle, mais tant que ce vêtement de boue, destiné à périr, notre corps l’étouffe de son étoffe grossière, nous ne pouvons l’entendre.

(Entrent les musiciens.)

Lorenzo : Allons, venez éveiller Diane par un hymne ! Que vos modulations les plus souples aillent frapper l’oreille de votre maîtresse. Attirez-la chez elle par la musique !…

Jessica : Je ne suis jamais gaie lorsque j’entends une musique douce.

Lorenzo : Cela vient de ce que vos sens sont absorbés. Remarquez seulement un troupeau sauvage et folâtre, une bande de jeunes étalons indomptés, faisant d’espiègles cabrioles, soufflant et hennissant à grand bruit, emportés par l’ardeur de leur sang. S’il leur arrive d’entendre un bruit de trompettes ou si quelqu’autre musique les rend attentifs, vous les verrez soudain s’arrêter tous et leurs regards farouches prendront une expression timide par le pouvoir pacifiant de la musique. C’est pourquoi les poètes ont figuré Orphée attirant les pierres et les arbres et les flots, car il n’est rien de si stupide, de si dur et de si grossier dont la musique ne puisse, pour un moment, changer la nature… Qui ne porte pas de musique en soi, qui n’est pas ému par un concert de sons harmonieux, celui-là est propre aux trahisons, aux ruses et aux rapines ; les mouvements de son âme sont mornes comme la nuit et ses penchants noirs comme l’Érèbe. Méfiez-vous d’un tel homme ! — Mais nous, écoutons la musique… »

Quand j’eus fini de réciter le texte admirable, le bon gardien, les larmes aux yeux, s’écria : — Que c’est gentil ! Que c’est gentil !…

C’était bien plus que gentil, c’était sublime. Mais j’admirais la puissance du génie qui venait de bouleverser de la sorte ce simple et cet illettré. Certes, l’humble fonctionnaire avait, lui aussi, « une musique dans l’âme… »

Ah ! comme durant ces quatre semaines les utopies et les colères anarchistes étaient loin de moi ! Peut-être que si ma détention s’était prolongée, je serais complètement revenu à une doctrine moins absurde. Ma captivité me fut quand même bienfaisante : elle élimina, pour un temps, de mon être, le virus libertaire.

Cependant, après ma levée d’écrou, au contact de ceux qui professaient la folle illusion, je retombai peu à peu dans mes errements de la veille. Ce n’est que plus tard que je m’en délivrai d’une façon définitive. Je vais dire comment.


Je tendais de plus en plus à considérer l’Anarchie comme un idéal qui ne pourrait peut-être se réaliser qu’à une époque très lointaine et en passant d’abord par le socialisme, lorsque — en 1898 — la malheureuse impératrice Elisabeth d’Autriche fut poignardée, à Genève, par une brute libertaire du nom de Lucheni.

Comme je l’ai dit, sauf par quelques boutades fortuites, émises avec beaucoup trop de légèreté, je n’avais jamais approuvé les propagandistes par le fait. Ce dernier crime me les fit prendre en horreur et me causa une si violente répulsion pour le parti qui les accueillait que je dis ma façon de penser devant quelques compagnons, dont mon ancien camarade de collège, Milo. Au contraire de moi, celui-ci se montrait de plus en plus enragé ; ses discours devenaient tellement furibonds qu’à l’observer, je le comparais à Marat poussant aux massacres de septembre dans l’Ami du Peuple.

M’entendant réprouver l’assassinat de l’impératrice, il se mit à écumer comme un loup en colère et déclara que je méritais d’être expulsé du groupe avec ignominie.

Je haussai les épaules. — Il ne sera pas besoin de me chasser, répondis-je, je m’en vais de moi-même et je vous notifie que je romps avec vous et avec vos doctrines, d’une façon définitive.

Un autre sentiment encore que le dégoût et la désillusion contribuait à m’ancrer dans la résolution que je venais de prendre. J’avais appris qu’un article de moi où je plaisantais le mariage indissoluble avait eu la plus déplorable influence sur un pauvre déséquilibré, qui s’en était imbu au point de quitter sa femme et ses enfants pour s’enfuir avec une gueuse. L’abandonnée était morte de chagrin. J’avais éprouvé du remords de ma responsabilité partielle dans ce drame de famille et je m’étais juré de me tenir désormais en garde contre les écarts de ma plume.

Sous l’impression de ces incidents, je me repris à étudier sans parti pris les conceptions anarchistes ; je relus les livres où elles étaient présentées avec le plus de précision.

Ma conclusion fut celle que j’ai donnée dans Du diable à Dieu. Comme elle est très nette, je crois bon de la reproduire :

« Qui ne possède point la foi peut se laisser attirer un certain temps par les parties généreuses et les illusions de la doctrine anarchiste. Mais bientôt, on réfléchit. Et l’on ne tarde pas à s’apercevoir que la société, telle que la souhaitent ces sectaires, ne pourrait subsister que si toutes les facultés humaines gardaient un constant équilibre entre elles. L’âme, au sens anarchiste, devrait être pareille à une balance dont les plateaux resteraient toujours de niveau, même si l’on mettait un poids dans l’un d’eux.

« Des hommes dépourvus de moelle épinière, d’estomac et d’organes reproducteurs seraient tout à fait qualifiés pour pratiquer l’Anarchie ; mais les hommes, tels qu’ils furent créés, ne peuvent se vouer à la réalisation de ce rêve sans choir sous le joug du Prince des Ténèbres, puisque, ignorant ou refusant la Grâce de Dieu, ils ne recherchent que la satisfaction éperdue de leur cinq sens. »

Au moment de ma rupture avec l’Anarchie, je n’avais pas encore la foi, comme au temps où j’écrivis les lignes précédentes. Mais ma raison, ayant réprimé les romantismes de mon imagination, fut assez forte pour me faire comprendre l’inanité de l’idéal libertaire. Ses prestiges se détachèrent de moi comme les feuilles mortes d’un arbre, à l’automne. Je les laissai se disperser dans l’oubli.

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