La maison en ordre : $b comment un révolutionnaire devint royaliste
CHAPITRE X
LES LIBÉRAUX
Le libéralisme est une maladie qui se manifeste par une absence d’horreur pour l’hérésie, par une perpétuelle complaisance envers l’erreur, par un certain goût des pièges qu’elle tend et, souvent, par un certain empressement à s’y laisser prendre. Louis Veuillot : Mélanges, 3e série, tome III.
Suivre le courant, c’est en quoi se résument les fameuses inventions du libéralisme. Louis Veuillot : Mélanges.
Prusias : Ah ! ne me brouillez pas avec la République !… Corneille : Nicomède, acte II, scène III.
A mon entrée dans le catholicisme, Coppée, Drumont, Huysmans, spontanément, et en des termes à peu près identiques, m’avaient dit : « Vous allez voir ce que sont les libéraux !… »
J’ai vu.
Je voudrais bien n’avoir pas à critiquer des frères dans la foi qui, malgré leur aberration démocratique, sont le plus souvent irréprochables quant à la soumission aux dogmes.
Cela ne m’est pas possible. J’ai trop eu lieu d’observer la façon dont les libéraux pactisent avec le régime, anti-chrétien par essence, qui, depuis 1789, marche à l’encontre de la tradition française. J’ai constaté, à trop de reprises, combien ils témoignaient d’hostilité sournoise à tous ceux qui ne partagent pas leur erreur politique et qui réprouvent les alliances auxquelles ils se laissent aller.
Il importe donc que je précise à quel point leurs idées et leurs actes me semblent néfastes.
« Un catholique libéral, a dit très justement M. Paul Bourget, est un catholique qui aime beaucoup les libéraux et très peu les catholiques. Ah ! l’étrange déviation de la conscience ! Elle consiste à servir sous son drapeau en détestant, en critiquant des gens qui servent sous le même drapeau et à réserver toute son admiration et toute sa sympathie pour l’ennemi. » (Le démon de Midi, tome I, page 282).
Rien de plus exact. Je le vérifiai sans retard.
Tout d’abord, qu’on veuille bien se rappeler que je venais d’un milieu où tantôt ouvertement, tantôt dans l’ombre, il est de règle de combattre l’Église et de viser à son abolition en France. Les plus rusés de ses adversaires nouent parfois une entente avec les libéraux, soit parce qu’ils y trouvent un intérêt électoral, soit parce que cette concession facilite des calculs financiers, soit parce qu’elle sert leurs intrigues au Parlement, soit, tout simplement, par machiavélisme et pour susciter la discorde entre catholiques. Le piège est tellement grossier qu’il faut toute la naïveté des libéraux, toute leur hâte de se prouver républicains pour s’y laisser prendre.
Du temps où je marchais sous l’aile griffue de la Révolution, j’avais assisté cent fois à des conciliabules où j’avais entendu les parlementaires anti-cléricaux et leurs acolytes préparer des manœuvres de ce genre. Quand cela réussissait, ils riaient à perdre haleine et se frottaient les mains en s’exclamant : — Quelles poires que ces libéraux, ils nous fournissent eux-mêmes le cordon qui nous permettra de les étrangler en douceur !…
Car, il importe de le souligner, quand ils amadouent de la sorte les libéraux, les fils de Marianne n’abandonnent aucune de leurs préventions contre la religion catholique ; avec elle, point de paix définitive ; tout au plus un armistice ; encore prennent-ils soin de stipuler qu’ils ne l’octroient qu’avec cette réserve que leurs alliés du moment ne demanderont point l’abrogation des lois dites « laïques ». Ils gardent ainsi les moyens de persécuter de nouveau l’Église dès qu’ils le jugeront à propos. Comme on l’a vu aux dernières élections, les libéraux s’empressent de souscrire à cette exigence, tant ils ont à cœur de donner des gages à la démocratie.
Je n’ignore pas que l’Église, quoique chez nous elle ait toujours eu à souffrir des gouvernements d’opinion, a prononcé que la démocratie n’était pas incompatible avec sa mission en ce monde. De fait, il existe dans les Amériques du sud et du nord plusieurs pays à institutions démocratiques qui lui concèdent une liberté suffisante pour qu’elle exerce, sans trop d’entraves, son magistère.
Mais en France — et nous n’avons ici à nous occuper que de la France — la démocratie ne cesse d’être foncièrement anti-catholique. Républicaine, elle n’a qu’un objectif : ravir des âmes à l’Église en l’éliminant le plus possible de la vie sociale. Césarienne : Napoléon Ier essaie d’en faire un instrument de son despotisme ; Napoléon III la livre à ses ennemis dès que les rêveries du Maître ont besoin de cette trahison pour prendre corps.
Or quand, pour les motifs que je viens d’exposer, la République feignit jadis d’accueillir « les ralliés », quand, comme aujourd’hui, elle joue la comédie d’une certaine tolérance, soyez sûrs qu’elle tient toujours les libéraux pour des espèces de « parents pauvres » à l’égard de qui la méfiance reste indiquée ou pour des tard-venus qu’on fait asseoir, avec mauvaise grâce, au bas-bout de la table, à qui l’on permet, en rechignant, de manger les restes et qu’on jetterait dehors s’ils risquaient la plus timide des réclamations.
Les libéraux sont tellement imbus de leur utopie à savoir la conclusion d’un mariage contre-nature entre l’Église et la Révolution qu’ils acceptent toutes les humiliations et toutes les avanies plutôt que de s’en déprendre.
En vain, des clairvoyants leur signalent d’avance les chausse-trapes dans lesquels ils se laissent choir avec une régularité déplorable, en vain la Sainte Écriture les avertit « qu’un mauvais arbre ne peut pas donner de bons fruits », rien ne saurait leur dessiller les yeux. Non seulement une illusion tenace les persuade que le catholicisme connaîtrait de beaux jours s’il se pliait à toutes les exigences de ses persécuteurs, mais encore ils en viennent à considérer l’opposition au régime, ne fût-elle que théorique, comme un méfait pour la répression duquel ils sont heureux, dirait-on, de voir s’activer les sectaires des Loges.
Et dans quelle humble posture ils avalent les couleuvres et encaissent les quolibets et les rebuffades que ne leur épargnent pas les « purs » républicains férus d’athéisme !
J’entendis naguère un député mi-radical, mi-centre gauche, parfois vermillon, parfois rose pâle selon l’occurrence, formuler cette constatation : « Avec les libéraux, on peut se mettre à l’aise. Gratifiez-les d’un coup de pied dans le derrière, ils vous rendent un coup de chapeau… »
Oh ! ce n’est point par mansuétude chrétienne que les libéraux ont adopté ces façons d’agir, car ils s’en vengent aussitôt sur ceux de leurs coreligionnaires qui blâment leurs abdications de conscience. Il n’est point de procédés perfides dont ils n’usent contre eux.
C’est aussi contre les écrivains qui démontrent, avec pièces irréfutables à l’appui, la stupidité sanguinaire de la Révolution que leur fiel se répand.
Toucher à l’Idole, la bafouer, leur apparaît un si grand sacrilège, qu’ils ne savent qu’inventer pour apaiser son courroux. Alors ils multiplient les désaveux et tournant à la hâte le dos aux catholiques coupables de ce crime, ou se voilant la face d’un geste pudibond, ils s’écrient : « Nous ne connaissons pas cet homme !… » Puis ils le dénoncent aux prêtres du culte dérisoire de Marianne.
Si alors quelque cœur honnête, comme il s’en trouve heureusement beaucoup dans l’Église, leur objecte que le régime issu de la Révolution s’oppose à leur bonne foi, ils lui font signe de se taire en chuchotant : « Ah ! ne me brouillez pas avec la République !… »
C’est bien parce que le vers, mis par Corneille dans la bouche de Prusias, abaissant sa dignité devant Flaminius, résume parfaitement l’attitude des libéraux vis-à-vis des républicains de carrière que je l’ai choisi pour épigraphe à ce chapitre.
Au cours de mes randonnées à travers les provinces, je rencontrai beaucoup de libéraux. Malgré les avis de Coppée, de Huysmans et de Drumont qui, tous trois, avaient eu à souffrir de leur mauvais vouloir à l’encontre des catholiques trop droits pour servir à la fois deux maîtres : l’Église et la Révolution, je ne pouvais croire qu’il existait des fidèles qui précisément menaient cette conduite… singulière et multipliaient les équivoques pour la justifier.
Je me disais : Mes amis exagèrent. Si aveuglés qu’ils soient, les libéraux doivent se tenir en garde contre les gens du régime. Comment croiraient-ils à leurs bonnes dispositions et à leur esprit de tolérance ? La République ne vient-elle pas de chasser les congrégations et de les réduire à l’exil ? N’a-t-elle pas fermé le plus grand nombre possible d’écoles libres ? Par la franc-maçonnerie, n’a-t-elle pas établi un système de fiches et de mouchardise occulte pour rayer de l’avancement les officiers coupables d’aller à la messe ? Ne tient-elle pas en disgrâce les fonctionnaires civils attachés à leur foi ? N’a-t-elle pas fait la Séparation de manière à voler, sans l’ombre de vergogne, les biens de l’Église ?
Eh bien, il fallut me rendre à l’évidence : non seulement les libéraux paraissaient tenir peu de compte de ces infamies, mais encore ils blâmaient à la sourdine Pie X, parce qu’il avait refusé de donner dans le traquenard huguenot des Cultuelles. Et ils manifestaient une étrange considération pour les artisans d’iniquité qui accaparaient le pouvoir.
Lorsque, en 1908, je fis pour la première fois le pèlerinage de Lourdes, certains membres éminents de l’Hospitalité m’accablèrent de questions sur Briand qui, comme ministre des cultes, avait machiné le coup de la Séparation.
A leur façon de m’interroger, je me rendis compte qu’ils admiraient éperdument ce saltimbanque et même qu’ils espéraient en lui pour restaurer l’Église de France.
Je fus abasourdi, ne comprenant pas cette persistance dans l’illusion.
— Mais, leur dis-je, Briand, ce n’est rien du tout. Je ne puis dire que je le connaisse personnellement beaucoup, ne l’ayant guère rencontré qu’à deux ou trois reprises. Cependant je puis vous affirmer que dans les milieux révolutionnaires d’où je viens et où je l’entendis prêcher aux ouvriers la grève générale, avec les violences qu’elle implique, et aux soldats la crosse en l’air, on ne le tenait pas moins pour un arriviste à l’affût d’une occasion d’abandonner la Sociale. On le méprisait pour ses mœurs douteuses et l’on n’avait aucune confiance dans sa sincérité.
Il a donné raison à ces pronostics puisque, à l’instigation de Waldeck-Rousseau, qui eut toujours du goût pour les aventuriers louches, il s’est empressé de renier ses frères du socialisme à outrance, le jour où on lui permit de mettre les doigts dans l’assiette au beurre.
Quant à ses capacités, dès sa jeunesse, au quartier latin à Montmartre, on s’amusait de son ignorance et de sa fainéantise. On relevait les bévues historiques et philosophiques dont fourmillaient ses discours. Aussi, lorsqu’il fut désigné comme ministre de l’Instruction publique, ce fut un éclat de rire unanime parmi les gens informés de son passé.
Ce n’est, du reste, pas lui qui élabora le projet de Séparation. Ce fut un juif de Francfort, le nommé Grünbaum. Lui n’eut qu’à broder des variations à la tribune sur ce thème hébraïque.
Oh ! là, par exemple, je vous concède qu’il a réussi. Son talent de parole est incontestable. Il chatouille agréablement au bon endroit les parlementaires. Au seul souvenir de sa virtuosité labiale, ils font les yeux blancs. Il en profite pour duper tour à tour tous les partis car, suivant ses intérêts variables, il a des convictions de rechange. Le prendre pour un homme d’État, c’est prendre la lanterne fumeuse accrochée à la porte d’une maison malfamée pour le soleil levant. Ce fourbe insigne excelle à mener des intrigues malpropres dans les couloirs de la Chambre. Il est incapable de concevoir un grand dessein et de le réaliser. Il n’a que des appétits et il emploie ses loisirs à les régaler tandis que ses acolytes lui mâchent la besogne.
Vous auriez donc le plus grand tort de vous fier à lui pour mettre un terme à la persécution. Et si, comme je crois le comprendre d’après vos propos, il vous fait des avances, je vous engage à les repousser. La plus élémentaire prudence le commande…
Ce témoignage sans fard ne convainquit nullement mes interlocuteurs. Je voyais les visages se rembrunir à mesure que j’expliquais Briand et ses tares aux pauvres cervelles qui m’écoutaient. Je sentis que je me heurtais à un parti pris incoercible et je n’insistai pas — d’autant que j’étais venu à Lourdes pour prier la Sainte Vierge et non pour faire de la controverse politique.
Mais ce premier contact avec les libéraux me fut une leçon de choses que je ne reçus pas en vain.
En 1910, le journal l’Éclair avait pour rédacteur en chef Ernest Judet, confident de cet homme bénin mais peu perspicace : feu Piou.
Judet, convaincu de son génie politique, avait promis de mener l’Action libérale à la victoire sur le terrain des élections.
Soit dit en passant, l’Action libérale avait pensé faire preuve d’une finesse extrême en accolant à son étiquette l’adjectif populaire. Or, populaire, elle ne le fut jamais. Si peu éclairé que soit Jacques Bonhomme, il éprouve de la défiance à l’égard de ceux de ses courtisans qui lui offrent un programme consistant à caresser tout le monde sans donner de garanties formelles à personne. C’était bien le cas de l’Action libérale qui semblait tout le temps s’excuser de son catholicisme auprès des incrédules et demander pardon de ses politesses à l’incrédulité auprès des catholiques :
Ces allures obliques ne disaient rien qui vaille à l’électeur. En France, on aime les opinions nettes. Quoique ce prétendu souverain le Suffrage universel ne déteste pas de voir les échines se ployer en arc devant sa face, il se renfrogne quand on exagère la souplesse. Qu’on lui fasse chatoyer toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, cela distrait le vieil enfant qu’il ne cesse d’être. Mais la grisaille nébuleuse où s’estompe le libéralisme l’ennuie et il s’en détourne avec des bâillements réitérés.
Néanmoins Judet avait réussi à persuader aux libéraux qu’il était le cuisinier providentiel qui saurait coaguler la matière électorale et la leur servir toute chaude aux prochaines élections.
Sa tactique, disait-il, consistait à — encercler Briand (sic !)… Briand était bien trop « ficelle » pour le désavouer. Mais j’imagine qu’inter pocula il s’amusait follement à considérer la naïveté libérale. Et il feignait même parfois de se prêter à cette farce inénarrable.
Les choses en étaient là, Piou annonçait déjà le triomphe de Judet quand j’eus à m’aboucher avec celui-ci. Je ne l’avais, jusqu’alors, jamais rencontré. Mais un excellent prêtre, très ignorant de la politique et directeur d’une œuvre de charité, m’avait supplié de me rendre à l’Éclair pour obtenir que ce journal la recommandât à ses lecteurs.
J’eus beau lui dire que mon influence sur la feuille en question était absolument nulle, il insistait pour que je fisse la démarche nécessaire.
Il me répétait : — M. Judet combat pour l’Église sous les auspices d’un grand nombre d’hommes de bien. Il ne peut donc refuser de publier la note que je vous remets, puisqu’il s’agit de secourir les indigents.
De guerre lasse, je finis par consentir. Mais je ne croyais pas à la réussite, ayant remarqué que l’Éclair, sous Judet, s’abstenait soigneusement de rien publier qui eût rapport à la religion. Au surplus, je savais que les libéraux mettaient souvent leur drapeau dans leur poche, croyant, par cette piètre rouerie, s’attirer certains suffrages appartenant à la Libre Pensée non militante.
Mais, après tout, me dis-je, comme cette œuvre ne touche ni de près ni de loin à la politique, peut-être que Judet fera une exception pour elle.
Après une attente assez longue, je fus introduit dans le cabinet directorial ou trônait le bien-aimé des libéraux.
Je ne décrirai pas le personnage. Lisez Salons et Journaux, de Léon Daudet ; vous y trouverez son portrait gravé à l’eau-forte avec une verve étincelante.
Judet me reçut du haut de l’Olympe. Tandis que je lui exposais brièvement — et sans déférence excessive, on peut le croire — l’objet de ma visite, il se tenait adossé à la cheminée, écartant ses jambes interminables « pantalonnées de drap militaire », reniflant, toutes les trente secondes, d’une narine autoritaire. Il semblait vouloir me donner à entendre que j’étais quelque chose comme un insecte en présence du Maître des dieux.
Dès que j’eus terminé, il secoua négativement la tête.
— Non, bredouilla-t-il, à l’Éclair nous ne faisons pas de cléricalisme. Je n’insérerai pas cette notice.
— Mais, repris-je, il ne s’agit pas de cléricalisme, il s’agit des pauvres. Est-ce que le fait qu’un prêtre administre cette œuvre constitue à vos yeux un vice rédhibitoire ?
Ici Judet haussa le ton. Ce fut presque avec colère qu’il me répondit :
— Je n’aime pas les prêtres… Inutile d’insister…
— Oh ! dis-je, vous n’aimez peut-être pas leur personne, mais j’ai idée que cette aversion ne s’étend pas jusqu’à leur bourse, car, si je suis bien informé, c’est des subsides des catholiques que vit, en grande partie, votre journal et…
Au comble de l’irritation, il m’interrompit :
— Môssieur, cela ne vous regarde pas…
— C’est juste…
Je lui tournai le dos et me retirai, sans plus.
Ah ! pensai-je, une fois dans la rue, infortunés libéraux, vous voilà bien lotis ! Avec votre gaucherie coutumière, vous avez choisi pour servir vos ambitions un homme qui non seulement vous compromet par ses croisières dans les parages poissonneux de Briand, mais qui encore me paraît détester l’Église dont vous vous dites les plus habiles soutiens…
Déjà, à cette époque, Judet avait de gros besoins d’argent. Il est vraisemblable que, dénué de toute conviction religieuse, il ne s’était inféodé aux libéraux que pour leur soutirer des sommes notables.
D’ailleurs, elles ne lui suffisaient pas, puisque, même avant la guerre, il ne tarda pas à se mettre au service de l’Allemagne.
Quand le scandale éclata, qui fut mortifié de s’être trompé aussi lourdement ?
Les gens de l’Action libérale.
Mais vous verrez que l’expérience ne leur servira de rien. Gageons que, le cas échéant, ils trouveraient le moyen de s’enticher à nouveau de quelque aventurier issu des bas-fonds de la presse comme Judet et, peut-être comme lui, vendu à l’étranger.
Ils ont tellement l’habitude de se fourrer le doigt dans l’œil !…
Le sortilège qui plongeait les libéraux dans l’extase au seul prononcé du nom de Briand, j’en eus encore un exemple, à la fin de 1913, à Nice.
Je ne nommerai pas celui qui me le fournit. Sa situation lui conférait une influence légitime sur les catholiques ; on respectait son caractère ; on admirait sa grande piété ; mais beaucoup, qui ne goûtaient point ses vues touchant la politique, regrettaient l’ardeur envahissante qu’il mettait à servir la cause libérale.
Signe particulier qui le fera sans doute reconnaître par quelques habitués de la Côte d’Azur, dès qu’on entrait chez lui, on remarquait, dans l’antichambre, un énorme buste de Monseigneur Dupanloup, dont il avait été, dont il restait le fervent disciple.
Cette effigie d’un des plus fougueux tenants du libéralisme, sous le second Empire et sous l’Ordre moral, prenait la valeur d’une déclaration de principes. On était tout de suite fixé sur les sentiments du propriétaire de la villa.
Je séjournais alors chez les Cisterciens peuplant le monastère de Notre-Dame-de-Lérins, dans cette île Saint-Honorat qui désigne, vers le sud, l’entrée de l’incomparable golfe de Cannes. J’habitais, au chevet de leur église, une petite maison dans un jardin claustral tout fleuri de roses. Je me sentais si heureux et si paisible en cette retraite, où mon penchant à la contemplation dans la solitude et le silence trouvait pleinement à se satisfaire, que des mois s’écoulaient sans que je misse le pied sur le continent.
Or, en décembre de cette année, l’ami de feu Dupanloup apprit, je ne sais comment, ma présence dans l’île. Comme il se préoccupait fort des élections qui devaient avoir lieu au printemps suivant, l’idée singulière lui vint de m’employer à les préparer, selon le rite libéral et sous son impulsion. Aussitôt, il écrivit au Père Abbé de Lérins, Dom Patrice, en lui exposant son projet et en le priant de me déterminer à lui rendre visite à Nice où il comptait enlever mon acceptation.
Dom Patrice me communiqua la lettre. Mais je me récriai.
D’abord, je n’avais pas du tout envie de quitter la clôture pour entreprendre une campagne électorale. Quatre ans auparavant, cédant à des instances opiniâtres, j’en avais fait une dans les Hautes-Pyrénées, au profit d’un imbécile qui se disait « catholique mondial », et ce contact avec les dessous malpropres du Suffrage universel m’en avait dégoûté à tout jamais.
Ensuite, ainsi que je le préciserai plus loin, je professais la doctrine de l’Action française et, par suite, je me trouvais aux antipodes du libéralisme. Comment aurais-je pu servir avec zèle et sincérité un parti dont les idées me semblaient en tout point erronées ?
Mes raisons de m’abstenir, je les donnai au Père Abbé d’une façon si chaleureuse qu’il rit doucement de ma véhémence. Il n’insista guère, — d’autant que, vivant en Dieu, il était trop détaché des agitations humaines pour y intervenir.
— Refuser d’appuyer une politique, me dit-il, ce n’est pas un cas de conscience. Mais comme vous devez du respect à celui qui vous sollicite de la sorte, allez le voir. Présentez-lui votre refus avec calme mais de manière à le convaincre que vous ne lui seriez pas auxiliateur.
— En effet, cela se doit, approuvai-je. Je ferai donc cette visite, muni du ferme propos de ne pas m’emballer.
— C’est cela… Puis vous reviendrez tout de suite dans votre petit coin, auprès de vos chers livres — in angello cum libello dit le saint auteur de l’Imitation.
De Cannes à Nice, la distance est courte. J’occupai le temps du trajet à classer les excuses plausibles qu’il me faudrait offrir à un vieillard dont je savais, par ouï-dire, qu’il montrait une extrême ténacité dans la poursuite de ses desseins.
Mais je savais aussi que, différent en cela d’un grand nombre de libéraux, il était d’une entière droiture et incapable de décrier vilainement, sous le couvert de l’anonyme, quiconque n’acceptait pas de s’enrôler sous son enseigne.
Ayant combiné mes arguments en conséquence, j’arrive à la villa. Je jette en passant un regard plutôt morne au buste de feu Dupanloup et je suis introduit presque immédiatement.
Sans perdre une minute, avec une vivacité de diction et une flamme dans le regard qui paraissaient d’un jeune homme plus que d’un septuagénaire, mon interlocuteur m’expose ses plans. Il entend tout faire, loyalement mais vigoureusement, pour qu’aux prochaines élections le candidat qu’il patronne soit élu. Il a besoin d’un écrivain débrouillard qui sache aussi parler en public et qui appliquera, sans hésitations, ses directives. Ce factotum, pourquoi ne serait-ce pas moi ? Suivent quelques phrases beaucoup trop laudatives mais qui pourtant échouent à
J’objecte que j’ai renoncé à la politique militante, que je me suis voué à la retraite parmi les moines, que j’y travaille à un livre dont l’élaboration difficile m’absorbe totalement.
Je conclus : — Permettez-moi, en outre, de vous avouer que je ne crois pas beaucoup au succès du libéralisme à Nice…
Et, à part moi, j’ajoute : — ni ailleurs. Car il eût été malséant de formuler cette adjonction à voix haute.
Seconde tirade du bouillant vieillard. Il m’énumère les motifs qu’il pense avoir d’augurer que la démocratie s’oriente de plus en plus vers le libéralisme. Cette aberration prouve à quel point il prenait ses désirs pour des réalités, puisqu’au mois de mai qui suivit, le pays tourneboulé envoyait à la Chambre une majorité radicale et socialiste amoureuse de Caillaux et hostile à l’Église.
Prévoyant ce résultat, je lui dis que, loin de partager ses espérances, je jugeais les libéraux inaptes à déjouer les manœuvres de leurs adversaires.
Peu enclin à souffrir la contradiction, il reprit alors, d’une voix plus fébrile, sa démonstration des vertus politiques, en instance de réussite, du libéralisme. Puis, constatant que je demeurais impassible, il fit donner la garde :
— Eh bien, comme garantie, s’écria-t-il, je vous confie, sous le sceau du secret, que Briand nous soutiendra. Briand lui-même !…
Il me défila ensuite une longue apologie dudit personnage. Il vanta ses qualités d’homme d’État sans rivaux possibles ; il me le peignit comme un ami méconnu de l’Église, comme l’unique ressource de la France chrétienne, etc., etc.
Inutile de reproduire le couplet. Il est archi-connu.
— Vous n’avez rien de sérieux à critiquer chez Briand, continua-t-il, vous ne nierez pas sa bienveillance à notre égard. Je réponds de lui… Vous vous taisez ? Allons, dites-moi ce que vous pensez de Briand ?
Avec le plus grand flegme, je répondis :
— C’est une fille de joie.
Cette définition sans apprêt stupéfia mon interlocuteur. Il demeura un bon moment muet à force d’indignation. Puis, levant les bras au ciel, il s’exclama : Comment ? Comment ???… Expliquez-vous !
Avec placidité je lui appris alors que n’importe qui un peu au courant de l’envers du décor parlementaire tenait Briand pour une sorte de courtisane très souple qui caressait tous les partis dans la mesure de ce qu’elle calculait pouvoir en tirer pour la satisfaction de ses instincts jouisseurs. De convictions, pas l’ombre. De capacités, aucune. De l’ignorance et de la paresse, tant qu’on voulait. Un appareil à vocalises dans le larynx. Et c’était tout.
Je dis enfin : — Si les libéraux se fient à cette raccrocheuse des couloirs du Palais-Bourbon, je ne risque guère de me tromper en vous prédisant leur déconfiture.
A ce coup je crus qu’il allait me foudroyer. Ses regards me dardaient des éclairs et ses doigts tambourinaient la table comme s’il luttait contre l’envie de m’étrangler. Il se leva, fit quelques tours dans la chambre puis, se rapprochant de moi, comme s’il se forçait à une diversion, il se mit à m’interroger sur mes travaux et mes lectures. Mais je sentais bien que ce n’était qu’une trêve et qu’il reviendrait bientôt à la charge plus pressant que jamais.
Afin de couper court et de rompre un entretien qui me causait du malaise, je sortis une phrase que je tenais en réserve pour le cas où mes défaites ne seraient pas admises.
Je déclarai donc : — Lorsque je ne m’occupe pas à la rédaction du livre dont j’ai eu l’honneur de vous parler, je relis assidûment les œuvres complètes de Louis Veuillot.
A ces mots ce fut comme si le fantôme courroucé de Dupanloup se dressait entre nous. L’héritier de sa pensée fit un bond prodigieux dans le fauteuil où il venait de se rasseoir :
— Veuillot, s’écria-t-il, Veuillot !… Mais cet homme a fait un mal horrible à l’Église !…
— Ce n’est pas mon avis, répondis-je en saluant jusqu’à terre.
L’effet que je cherchais était produit. L’irréductible ennemi de Veuillot me fit comprendre par son attitude soudain glaciale que nous n’avions plus rien à nous dire.
Toutefois, il me reconduisit jusqu’à la grille du jardin, comme s’il attendait de moi un mouvement de repentir. Mais je ne témoignai pas de contrition pour mon péché de veuillotisme. Aussi, en me congédiant, il me dit sur un ton de pitié miséricordieuse : — Vous n’entendez goutte, mon pauvre garçon, aux vrais intérêts de l’Église et vous suivez de déplorables modèles. Instruisez-vous, étudiez Briand… Adieu !…
On aura peut-être remarqué que durant mes conversations avec le libéral de Nice, comme avec les libéraux de Lourdes, tous avaient usé de termes à peu près identiques pour célébrer leur bien-aimé Briand ; et, forcément, mes ripostes gardèrent aussi la même tournure.
Cette uniformité dans l’aberration, qui caractérisait leurs propos, me frappa. En regagnant la gare, je pensais : — C’est pourtant un phénomène bizarre que l’aveuglement unanime des libéraux en ce qui concerne ce fruit véreux de Briand. Ou bien ils obéissent à un mot d’ordre concerté, ou bien ils sont possédés d’un démon briandesque qui leur jette de la poudre aux yeux… Heureusement pour moi, le nom de Veuillot me servit d’exorcisme. Je suis à présent tout à fait sûr que personne, à Nice ou autre part, ne tentera de m’embrigader au service d’un candidat libéral.
Et en effet, on me laissa tranquille. Mais j’eus bientôt à constater que l’épidémie d’admiration pour Briand contaminait des âmes un peu partout.
En février et mars 1914, je fus appelé dans l’Ouest pour y donner une série de conférences sur le socialisme et l’anarchie. Je parlai à Saumur, à Angers, à Nantes, à Quimper, à Morlaix, à Saint-Brieuc, à Rennes et à Laval.
Eh bien, dans chacune de ces villes, je trouvai des libéraux qui m’interrogeaient sur l’homme de la Séparation. Naturellement, je leur répondais comme je l’avais fait à Lourdes et à Nice. Qu’aurais-je pu dire d’autre ?
Mais en tout lieu, l’impression produite par mes avertissements ne varia point. On marquait de la mauvaise humeur ; on ne me contredisait pas en face, mais je voyais bien que j’étais tenu pour un esprit léger portant des jugements précipités et sans assises sérieuses. Certains même cherchèrent à me nuire à la mode libérale, c’est-à-dire avec une sournoiserie papelarde.
Depuis longtemps j’ai appris, par des expériences réitérées, que la plupart des hommes n’aiment pas entendre la vérité, surtout si elle heurte leurs préjugés. Mais il n’en est point comme les libéraux pour se cramponner à une erreur malgré l’évidence. Plus encore, on dirait qu’ils ne pardonnent pas à ceux qui s’efforcèrent de les éclairer d’avoir eu raison.
Comment agir vis-à-vis de gens aussi épris du bandeau qu’ils se maintiennent sur les paupières ? Puisqu’ils ne me croyaient pas, quoique informés que je venais de passer plus de vingt ans parmi les ennemis de l’Église et que, par suite, je devais les connaître pour les avoir observés à loisir, je n’avais qu’à me tenir à l’écart de leurs conciliabules et de leurs chimères. C’est ce que je fis désormais.
En étudiant les origines du libéralisme en France, j’ai vérifié que ses adhérents n’ont jamais abandonné la doctrine qui, à mon avis, constitue leur erreur capitale, à savoir qu’une alliance est désirable entre l’Église et la Révolution.
Sans entamer ici un cours d’histoire contemporaine, je me permettrai de rappeler leur constance à soutenir ce point de vue et leur façon d’interpréter les monitions qui leur venaient de Rome.
Lorsqu’en 1832 l’Encyclique Mirari vos eut promulgué la condamnation de Lamennais, ses disciples, Montalembert, Lacordaire et d’autres ne le suivirent pas dans sa révolte contre l’Église. Ils s’inclinèrent loyalement — nul n’en doute — devant l’autorité du Pape. Mais telle était l’emprise des sophismes démocratiques sur leur esprit que, dès le lendemain de cette condamnation, ils poursuivirent — en partie — leurs errements. Certes, ils n’allèrent pas jusqu’à la démagogie athée comme Lamennais, mais, sous des formes insinuantes ou sentimentales, qu’ils empruntèrent au romantisme alors en vogue dans la littérature, ils ne cessèrent de préconiser les idées qui leur étaient devenues, pour ainsi dire, consubstantielles. Épris de ce parlementarisme qui compte parmi les causes les plus efficientes des maux dont la France eut à souffrir depuis la chute de l’ancien régime, ils imaginèrent de transformer l’Église en une faction analogue à toutes celles qui, sous prétexte de « libre discussion », entretenaient la discorde, en permanence, entre les Français.
La conception libérale se ramenait, — et se ramène — en somme, à ceci : — Il y a une Vérité catholique, mais il y a aussi des vérités conformes aux principes de la Révolution et qui ont le droit de se manifester même en opposition avec elle. Pour nous, nous souhaitons que, loin de se combattre, elles fusionnent. Tous nos efforts tendront à obtenir ce résultat. Mais qu’il y ait conflit ou alliance entre elles, le gouvernement, s’il possède des institutions vraiment démocratiques, n’a pas à intervenir.
C’est ce qu’ils appelaient « l’Église libre dans l’État libre », formule qui distille un ferment d’anarchie des plus virulents.
Or, comme l’a fort bien dit M. Mourret, dans son excellente Histoire de l’Église, l’Encyclique Mirari vos réprouvait cette doctrine. En effet, « l’on doit y voir la condamnation de l’État révolutionnaire et laïque, et il est juste d’y reconnaître en conséquence, avec un écrivain de nos jours, la simple réaction, énergique, sans doute, mais nécessaire « du bon sens, instruit par la notion de société » contre la prétention de quiconque, prince ou peuple, soutiendrait que « le libre conflit des idées, vraies ou fausses, est un bien en soi » ; que le droit de révolte est un droit permanent des peuples et que l’oubli des droits de Dieu est permis aux rois[17] ». Mais les libéraux s’étaient trop imbus des soi-disant conquêtes de la Révolution et des erreurs les plus flagrantes du matérialisme, dont on reconnaît l’empreinte dans les institutions de la plupart des peuples au XIXe siècle, comme de notre temps, pour accepter, sans restriction, l’enseignement de l’Église. De plus, avec un manque de logique vraiment extraordinaire, tout en plaçant leurs croyances sous l’égide de la Révélation, ils cultivaient l’illusion du progrès tenu pour la résultante obligée des théories évolutionnistes. Comme ces théories procédaient du déterminisme universel qui nie la Révélation, l’on voit dans quelle impasse ils se fourvoyaient.
[17] Histoire générale de l’Église, par l’abbé Fernand Mourret, tome VIII (chez Bloud et Gay). — L’auteur cité est M. Georges Goyau dans son livre : la Papauté et la civilisation.
De là, dans leurs écrits, leurs discours et leurs actes une disposition continuelle à tourner les préceptes politiques et sociaux de l’Église ou à en altérer le sens par leurs commentaires.
Le mal alla si loin et monta si haut que, pour le détruire dans sa racine, le Pape Pie IX promulgua, en 1864, l’encyclique Quanta Cura, développant les principes posés dans l’encyclique Mirari vos et portant, en annexe, ce catalogue complet des erreurs modernes, le Syllabus, admirable pour sa précision et sa clairvoyance quant aux égarements de l’esprit humain dès qu’il s’écarte de la Vérité catholique.
Plusieurs articles du Syllabus tombaient d’aplomb sur le libéralisme pour le pulvériser, ceux-ci par exemple[18] :
[18] Ne pas oublier que dans le texte original du Syllabus chacune des propositions condamnées est précédée de ces mots : Si quelqu’un dit et suivie de ces mots : qu’il soit anathème.
V. La Révélation divine est imparfaite et, par conséquent sujette à un progrès continuel et indéfini qui doit répondre au développement de la raison humaine.
XI. L’Église, non seulement ne doit, en aucun cas, sévir contre la philosophie, mais elle doit tolérer les erreurs de la philosophie et lui abandonner le soin de se corriger elle-même.
LV. L’Église doit être séparée de l’État et l’État doit être séparé de l’Église.
LXXIX. Il est faux que le plein pouvoir laissé à tous de manifester ouvertement toutes leurs pensées et toutes leurs opinions jette plus facilement les peuples dans la corruption des mœurs et de l’esprit et propage l’indifférence.
LXXX. Le Pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne.
Dès la publication de l’Encyclique et du Syllabus, on devine quelle tempête ces sublimes affirmations des droits de Dieu et des devoirs des hommes envers son Église suscitèrent de révoltes parmi les militants de l’incrédulité. Les libéraux étaient fort ennuyés et fort embarrassés. D’une part, ils ne pouvaient protester ouvertement sous peine de se mettre hors de l’Église. D’autre part, il était incontestable que la parole pontificale démasquait leurs manœuvres pour accorder les contradictoires. Afin de jeter le doute dans les esprits mal informés, ils imaginèrent d’expliquer le Syllabus à peu près à rebours des principes qu’il formulait. Ils lancèrent, à ce sujet, une foule de brochures où le paradoxe le disputait à la tautologie.
A Rome on prit fort mal ces piteuses arguties et l’on avertit les libéraux qu’ils s’engageaient dans une voie des plus périlleuses pour l’avenir de leur orthodoxie. Intimidés, les libéraux se turent. Mais ils ne tardèrent pas à choisir un autre terrain de combat.
Ils le trouvèrent lorsque le Pape décida de réunir un Concile où le dogme de l’infaillibilité serait défini et proclamé (1868). Pendant les dix-huit mois qui précédèrent ce célèbre Concile du Vatican, les libéraux de tous pays menèrent une campagne ardente contre le principe même. Ceux de France s’y distinguèrent par leur activité.
Il s’agissait de souscrire à cette déclaration : « Lorsque le Pontife romain parle ex cathedra, c’est-à-dire lorsque, remplissant sa charge de Pasteur et de Docteur de tous les chrétiens, il définit, en vertu de sa suprême autorité apostolique, qu’une doctrine sur la foi ou sur les mœurs doit être professée par l’Église universelle, il est doué, par l’assistance divine, de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu que son Église fût pourvue en définissant une doctrine sur la foi ou sur les mœurs. Par conséquent de telles définitions du Pontife romain sont irréformables par elles-mêmes et non en vertu du consentement de l’Église. »
C’était ce que les libéraux ne voulaient pas. Jusque là, plus que jamais pénétrés d’idées démocratiques, ils avaient espéré introduire dans le gouvernement de l’Église une sorte de régime parlementaire où l’épiscopat tiendrait à peu près autant de place que le Pape.
Je l’ai écrit ailleurs : « Certains d’entre eux allaient jusqu’à révéler le but qu’ils visaient en s’écriant : l’Église a besoin d’un 89 ! Le mot fut attribué à l’un des plus… politiques parmi les libéraux, le comte de Falloux. Celui-ci le désavoua en des termes si ambigus qu’un doute subsiste quant à sa véracité. Au surplus, s’il ne l’a pas prononcé, ses intrigues, ses propos, ses écrits, avant et pendant le Concile, prouvent que telle était bien sa pensée. Ses amis ne restaient pas en arrière : leur désir eût été que le Pape devînt une espèce de monarque constitutionnel gouvernant l’Église en collaboration constante avec un sanhédrin de prélats réunis périodiquement, constituant des partis, discutant, légiférant, administrant d’après les méthodes du parlementarisme. Or, à considérer la façon dont les assemblées de la démocratie appliquent ces méthodes, on se rend compte des maux que ce règne du bavardage stérile aurait produit dans l’Église. Tous les trois mois, on eût vu germer des schismes. Dieu soit béni de nous avoir épargné cette tribulation ! »
Le Concile, une fois réuni, une forte majorité se dessina tout de suite en faveur de la définition du dogme. Désespérant de le faire écarter, les libéraux plaidèrent alors que la promulgation en serait inopportune. On les laissa discourir, dans ce sens, tant qu’il leur plut, mais il arriva que leurs objections ne réussissaient à convaincre personne. En vain, quelques-uns firent-ils craindre une intervention des puissances séculières. En vain les plus diplomates essayèrent d’obtenir un ajournement. Il était trop visible qu’ils ne cherchaient qu’à gagner du temps pour préparer de nouvelles manœuvres contre l’infaillibilité elle-même.
Le dogme fut défini, à une énorme majorité, le 18 juillet 1870 et promulgué aussitôt par Pie IX. Et alors, selon leur coutume, les libéraux se soumirent sans restriction. C’est à leur éloge. Mais, auparavant, n’oublions pas qu’ils avaient fait le possible pour introduire la confusion démocratique dans l’Église.
On eut une nouvelle preuve — cette fois dans l’ordre politique — de leur penchant à restreindre l’autorité du chef au profit du parlementarisme lorsque, un peu plus tard, le Roi légitime faillit être restauré.
Le comte de Chambord — qui fut un Sage fort méconnu — avait étudié profondément les erreurs de son temps. Il n’ignorait donc pas qu’elles provenaient, pour une grande part, du régime des Assemblées. Il apportait le remède : et, pour cette raison même, les libéraux se méfiaient de lui.
Il avait déclaré qu’il entendait non pas seulement régner mais gouverner d’une façon effective. C’en était assez pour susciter la mauvaise volonté des libéraux. De là, le mot significatif prononcé par le duc de Broglie, l’un des signataires de la formule démagogique : « l’Église libre dans l’État libre. »
« Laissons-le revenir, dit-il, quand nous le tiendrons, nous le ficellerons comme un saucisson. »
Je crois bien que cette phrase élégante, qui lui fut rapportée, décida, autant que la question du drapeau, le comte de Chambord à se retirer…
On saisit maintenant qu’ayant étudié avec soin le passé des libéraux et constaté que, de nos jours, ils restaient épris des doctrines dissolvantes qui jadis les égarèrent, je ne me sentais aucunement porté à naviguer dans leur sillage.
— Ces gens-là, me dis-je, sont, inconsciemment, des générateurs d’anarchie. Or, l’anarchie, j’en arrive et je n’ai pas du tout envie d’y retourner.
J’allai donc vers la tradition et vers l’autorité rationnelle qui la représente — vers le Roi.