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La maison en ordre : $b comment un révolutionnaire devint royaliste

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CHAPITRE IX
LE SILLON

Au printemps de 1907, Du diable à Dieu venait de paraître et, moi, j’occupais une chambre à l’Hôpital Saint-Joseph, situé au fond de Montrouge, après avoir subi une opération douloureuse qui m’obligea de garder le lit pendant une quarantaine de jours.

Comme je fus longtemps très faible, on prohibait les visites. La bonne Sœur Agnès, qui prenait soin de moi, s’opposait donc à l’intrusion des journalistes, curieux d’examiner la figure d’un homme bizarre au point d’être entré dans l’Église en un temps où beaucoup d’autres lui tournaient le dos.

Afin d’atténuer la déception des nouvellistes aux aguets, la Religieuse répétait à tous : — Après l’opération, il a fait de la fièvre, mais son délire était fort édifiant.

Il paraît, en effet, que tant qu’il dura, je ne cessais pas de redire le Salve Regina.

Les journalistes, pour la plupart, peu enclins à la piété, auraient peut-être préféré d’autres tuyaux. Mais Sœur Agnès refusait de leur en apprendre plus long, estimant que cette preuve de ma confiance en la Vierge répondait à tout. — Elle avait bien raison…

La consigne n’était levée que pour mon confesseur l’abbé Motet et pour François Coppée, qui venait me voir trois fois par semaine environ. Encore leur recommandait-on de ne pas s’attarder auprès de moi.

Je donne ces détails afin de souligner combien je manquais de forces.

Or, un matin, Sœur Agnès entre dans la chambre ; s’étant assurée que je ne sommeillais pas, elle me dit :

— Il y a dans le couloir un prêtre qui insiste tellement pour vous parler que j’ai cru devoir vous en avertir. Mais, ajouta-t-elle vivement, car elle observait avec scrupule les prescriptions du médecin, si vous ne vous sentez pas assez reposé pour l’entretenir, je le renverrai avec vos excuses. Il ne faut à aucun prix vous fatiguer.

— Je suis sous votre obédience, répondis-je, c’est à vous, ma chère Sœur, de décider ce que je dois faire.

— Il a eu l’air si désappointé quand je lui ai dit que, presque sûrement, vous ne pourriez le recevoir !… J’ai envie de le laisser entrer. Par exemple, je lui recommanderai de rester seulement quelques minutes.

— Soit, dis-je.

Pendant que Sœur Agnès s’acquittait de la commission, je me demandais, assez intrigué, quel puissant intérêt poussait ce prêtre à envahir de la sorte un malade aussi délabré que je l’étais.

Il entre. C’était un homme de petite taille et de complexion plutôt grassouillette. Il pouvait compter cinquante ans. Une physionomie intelligente, un regard vif et toujours en mouvement, une grande facilité de diction.

Après les congratulations que l’on devine, il se présente : l’abbé Lefèvre, directeur de la Croix de seine-et-Marne, résidant à Fontainebleau où il a eu souvent l’occasion de me croiser. Il n’y avait là rien de surprenant, la ville n’étant pas très grande, et tout le monde m’y connaissant. Pour moi, je ne l’avais jamais remarqué, chose aussi fort naturelle puisque, avant ma conversion, je ne prêtais pas la plus légère attention aux ecclésiastiques qu’il m’arrivait de rencontrer dans les rues.

Son préambule expédié, l’abbé Lefèvre entame, sans périphrases, l’objet de sa visite. — Il est un zélé Silloniste ; il pense fermement que l’avenir de l’Église en France et même dans tout l’univers dépend de son adhésion aux idées que propage le Sillon. Il me fait un exposé rapide et assez confus des dites idées. Et enfin, à travers le flux de paroles où il noie ces renseignements, je finis par percevoir qu’il s’est donné la mission de m’enrôler sous la bannière de M. Marc Sangnier, homme incomparable.

J’étais un peu ébahi de la flamme impulsive qui brûlait dans l’âme de l’abbé Lefèvre. Tandis qu’il pérorait, je l’avais étudié. Il me parut réaliser le type de l’abbé Chanut, le prêtre démocrate et moderniste si bien décrit, par M. Paul Bourget, dans l’Étape, roman que j’étais justement en train de relire[15].

[15] Puisque je mentionne l’Étape, je rappelle la haute portée de ce livre et sa véracité touchant les milieux révolutionnaires. De plus, l’esprit catholique l’anime et la thèse d’hérédité qu’il soutient me semble l’exactitude même. J’ai parfois traité assez rudement les livres appartenant à la première manière de Bourget. Mais en ce volume et en d’autres, d’une inspiration identique, je reconnais qu’il s’est montré l’émule de Balzac. Je ne connais pas d’éloge plus significatif.

L’abbé Lefèvre me mangeait des yeux, comme s’il s’attendait à ce que je m’écriasse :

Je vois, je sais, je crois, je suis illuminé…

Je fis un effort pour lui répondre :

— Mon Dieu, M. l’Abbé, dis-je, je vous avoue que je ne connais pas du tout M. Marc Sangnier. Je ne l’ai jamais entendu ni lu. Vous me faites sans doute beaucoup d’honneur en m’exhortant à voler dans ses bras. Vous m’affirmez que c’est un Apôtre. Votre sincérité est évidente. Mais souffrez que je vérifie par moi-même le bien fondé d’une assertion aussi… considérable. Et puis, si j’ai bien compris votre discours, Sangnier incarnerait la démocratie catholique… Or, la démocratie, je viens de m’en évader après l’avoir vue à l’œuvre sous la forme anarchiste, sous la forme socialiste et sous la forme radicale. En outre, j’ai eu le loisir de l’observer chez les disciples opportunistes de feu Gambetta. Le résultat de ces expériences m’a fort désenchanté. Certainement, ayant pris la peine de lire le volume que je viens de publier, vous vous en êtes aperçu. Par suite, je me méfie de tout ce qui porte l’étiquette démocratique. Jusqu’à plus ample informé, permettez-moi donc de me tenir sur la réserve.

L’abbé Lefèvre s’étonna que ses arguments ne m’eussent pas conquis d’emblée. Il allait entamer une nouvelle harangue. Heureusement, survint Sœur Agnès qui, me voyant tout étourdi et tout épuisé par la douche d’éloquence silloniste que je venais de subir, le pria, très poliment mais très nettement, de se retirer.

Il ne s’y résolut qu’à regret. Toutefois, avant de disparaître, il sortit des vastes poches de sa soutane et il étala sur mon lit force brochures et feuilles volantes dont la lecture, m’assura-t-il, m’infuserait les vertus transcendantes du Sillon…


Je lus, et je ne fus pas — infusé. En ce fatras, où un christianisme à tendances protestantes se combinait avec une doctrine sociologique toute parente de l’anarchie, je ne trouvai pas de quoi m’éprendre du Sillon. Et puis quelle phraséologie déplorablement sentimentale !

Ce qui me déplut également ce fut la faveur accordée dans ces écrits, aux pires sophismes nés de la Révolution et la façon par trop oblique et fuligineuse dont on tentait d’y adapter les enseignements de l’Église. En somme, l’individualisme à expression romantique, qui fut le grand péché du XIXe siècle, se cachait là sous des formes doucereuses.

Je fus choqué aussi de la mauvaise foi, peut-être inconsciente mais, en tout cas, fort déplaisante, que les Sillonistes manifestaient dans leurs polémiques. Et il y avait encore chez eux une ignorance de l’histoire — particulièrement de celle de notre pays — qui n’autorisait guère leur prétention à trancher dans le sens de leurs préjugés les questions les plus délicates.

Enfin, ce qui renforça ma répulsion à leur égard, ce fut l’étalage qu’ils faisaient de leurs mérites. Cela touchait au pharisaïsme.

Plus tard, des prêtres aveuglés me dirent : — Mais ces jeunes gens sont des catholiques fervents, ils vont régulièrement à la Messe, ils s’approchent des Sacrements, ils ont de bonnes mœurs, etc.

Je dus leur répondre par cette citation d’un des évêques qui combattirent le Sillon avec le plus de vigueur, Mgr Turinaz : « Dans tout le cours de l’histoire de l’Église, les dissidents qu’elle a dû repousser et condamner ont d’abord accompli ces devoirs et presque tous avec les apparences d’une grande piété. La pratique de la religion ne se borne pas à ces devoirs : on n’est pas vraiment catholique si l’on ne reste pas dans l’unité de la doctrine et de l’ordre établi par Jésus-Christ. » J’ajoutais — Et si cette doctrine et cet ordre on les interprète autrement que ne le fait l’Église par la bouche du Pape infaillible. Or c’était bien par où le Sillon se prouvait hétérodoxe, comme l’a démontré l’Encyclique qui le condamna.

Entre autres papiers à moi remis par l’abbé Lefèvre, il y avait le compte rendu d’un congrès tenu à Chambéry par les Sillonistes. Cela s’intitulait tranquillement : Un nouveau Messie. J’y lus ceci :

« Noël ! A la veille de la grande fête chrétienne, un nouveau Messie est venu en Savoie annoncer à la démocratie le règne de la fraternité humaine et de tous les points de l’horizon, des bergers et des mages, conduits par une étoile invisible, sont accourus afin d’entendre la bonne nouvelle. Ce jeune Apôtre (Marc Sangnier) exerce autour de lui un attrait puissant ; les auditoires les plus divers accueillent sa parole avec une attention quasi-religieuse et les ovations triomphales qui saluent son passage rappellent, dans une certaine mesure, celles du peuple d’Israël acclamant Jésus lors de son entrée à Jérusalem. Rien n’a manqué au messie de la démocratie pour évoquer parmi nous le souvenir de son Divin Maître… »

Ce boniment me plaça dès lors aux antipodes de l’agitateur qui ne désavouait pas un tel rapprochement, où le ridicule s’alliait au sacrilège.

En contre-partie des brochures du Sillon, et afin de me former une opinion complète, je voulus connaître les répliques des adversaires de ce mouvement. Je lus les Erreurs du Sillon par l’abbé Emmanuel Barbier et Le dilemme de Marc Sangnier par Charles Maurras[16].

[16] Les Erreurs furent éditées par Lethielleux, le Dilemme par la Nouvelle librairie nationale. On lira aussi avec intérêt le livre d’Ariès : Le Sillon et le mouvement démocratique (Nouvelle librairie nationale).

Le premier de ces livres réfutait le Sillon avec une parfaite modération de termes et une grande force d’argumentation aux points de vue théologique et social. Le second, aussi contenu dans la forme, le critiquait aux points de vue de la philosophie et de la tradition. Il n’est pas exagéré de dire que c’est un chef-d’œuvre de dialectique et de raison lucide. L’un et l’autre volumes m’aidèrent grandement à me créer la conviction que cette équipée anarcho-religiosâtre ne présentait rien de sérieux. Et lorsque j’eus interrogé quelques Sillonistes et qu’il me fut signifié par eux que « pour être du Sillon, il fallait d’abord croire à sa mission providentielle », je fus fixé d’une façon définitive.

Plusieurs années au delà, me trouvant à Lyon, quelqu’un me présenta à une dame qu’il me fallut classer tout de suite parmi celles que Louis Veuillot désignait sous le nom de matriarches. Sans cesser de se prendre pour une catholique-modèle, lorsque une erreur tentait de s’insinuer au sein de l’Église : sillonisme, américanisme, modernisme, elle n’y allait pas — elle y courait. L’hérésie naissante extirpée, elle se soumettait aussitôt… puis elle recommençait le lendemain.

Ah ! que saint Paul eut raison de formuler la règle : Taceat mulier in Ecclesia !…

Cette personne trépidante raffolait pour lors de M. Sangnier. Comme je marquais peu de chaleur pour cette contrefaçon d’Évangéliste, elle voulut absolument que j’aille l’entendre en une salle de conférences où, de passage à Lyon, il devait parler le lendemain. Elle me certifia que son verbe irrésistible ferait fondre mes glaces et elle me fourra, presque de force, un billet d’entrée dans la main. Quoique certain que l’événement tromperait ses prévisions, pour avoir la paix, je consentis à m’offrir au miracle.

En effet, le soir venu de la prétendue Révélation nouvelle, j’étais assis, en bonne place, non loin de l’estrade ou pérorait l’orateur du Sillon.

Mon impression fut double. D’abord, j’admirai, au point de vue de la phonétique, l’extraordinaire moulin à paroles qui fonctionnait, sans accroc, dans ce gosier infatigable.

Ensuite je m’aperçus que ce mécanisme vocal n’avait rien à moudre — ce qui s’appelle rien.

Je veux dire que les enfilades de phrases qu’il pulvérisait à la ronde ne contenaient aucune substance. Des redondances ampoulées, des apostrophes d’un lyrisme banal, d’interminables périodes d’un sentimentalisme blafard. Ni une idée pratique, ni un raisonnement enchaîné.

M. Sangnier traitait de politique, science qui, plus que toutes, exige des connaissances précises au service d’une intelligence positive.

Ici, pas même le semblant de ces qualités. On avait la sensation d’être plongé dans un bain d’eau tiède et trouble où ondulaient, avec trop de souplesse, des anguilles suspectes…

A la sortie, la dame agitée ne manqua pas de me demander fébrilement mon opinion.

Je répondis : — Ma foi, je pense de M. Sangnier ce que Danton disait de Robespierre.

— Et qu’en disait-il donc ?

— Excusez-moi, je n’ose répéter le propos. Vous savez, il n’est pas très élégant.

— Cela ne fait rien !… Répétez tout de même.

— Eh bien ! il disait… encore un coup, excusez-moi… il disait : « Ce bougre-là ne serait pas fichu de faire cuire un œuf ! »

La dame, indignée, me tourna le dos.

Je crois bien qu’elle m’aurait mis à la porte si je m’étais représenté chez elle. Mais je n’eus garde.

Un dernier mot. Le Sillon a été condamné par le grand Pape Pie X. M. Sangnier a déclaré qu’il se soumettait. Puis il s’est empressé de confier à un journaliste « qu’il poursuivrait son action personnelle ». Cela semble bien signifier que le Pape eut tort et que lui continue d’avoir raison.

Aux élections qui suivirent l’armistice, le Bloc national donna son estampille à M. Sangnier. Aussitôt élu député, celui-ci ne perdit pas une minute pour prodiguer les avances aux communistes, pour absoudre le bolchevisme et pour courir à Berlin consoler ces tendres agneaux, persécutés par la France, que sont les Boches…

Il faut souhaiter qu’un jour ou l’autre M. Sangnier, s’écriant avec Baudelaire : « Mes bras sont rompus pour avoir étreint des nuées », acquière le sens du Réel. Il faut l’espérer — mais ne pas trop y compter.

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