La maison en ordre : $b comment un révolutionnaire devint royaliste
CHAPITRE XI
CHARLES MAURRAS
Ce n’est pas d’aujourd’hui que nous nous connaissons Charles Maurras et moi. Je l’ai rencontré pour la première fois au café Voltaire en 1890. A cette époque, les jeunes gens qui formaient l’école symboliste et l’école romane se réunissaient là presque tous les soirs. On y récitait des vers, on y discutait passionnément de littérature.
Les théories s’entrechoquaient, mais sans dogmatisme excessif. En général, nous n’étions ni pédants ni poseurs. Nous nous montrions désintéressés dans notre amour de l’art et nous ignorions ce charlatanisme assoiffé de lucre et de basse réclame dont on a vu tant d’exemples depuis.
La belle flamme de la jeunesse embrasait nos propos, vivifiait nos convictions. Et il régnait entre nous une amitié véritable qui, quelles que fussent nos divergences, nous unissait dès qu’il y avait à faire front contre l’ennemi commun.
Cet ennemi, c’étaient les plaisantins du journalisme qui nous représentaient comme d’absurdes névrosés ou comme des farceurs enclins à mystifier le public. C’étaient aussi certains critiques ankylosés d’esprit, comme Brunetière ou des nullités fielleuses, comme Doumic.
Maurras venait habituellement accompagné de Moréas et d’Amouretti. Avec le premier, il opposait au symbolisme, romantique, individualiste et révolutionnaire, la tradition classique et la discipline de l’intelligence. Avec Amouretti, mort jeune et dont il s’est maintes fois réclamé comme de son initiateur à l’idée monarchique, il commençait à réagir contre l’anarchisme des symbolistes et contre la faveur excessive qu’ils accordaient aux influences étrangères.
Tous trois occupaient une table de coin sans toutefois affecter en rien de faire bande à part. Ils se montraient irréductibles quant à leur doctrine, mais ce ne leur était pas un motif pour nous témoigner de l’aigreur ou du dédain. Moréas convoquait volontiers quiconque pour lui déclamer, de sa voix cuivrée, son plus récent poème. Amouretti et Maurras, moins expansifs, dialoguant de coutume sur un ton modéré, ne laissaient cependant pas de s’animer lorsque quelque stupidité malveillante était décochée par la presse contre la jeunesse littéraire. Alors ils partageaient l’indignation de tous. Et la grande salle du café s’emplissait de clameurs pour l’effarement des universitaires à la retraite et des philosophes fossiles qui, venant là depuis des temps immémoriaux, se résignaient à subir nos tumultes plutôt que de quitter la place.
Ce qui nous mit surtout en bons termes, Maurras et moi, ce fut une polémique.
A ce moment, l’école romane commençait à s’affirmer par des œuvres de valeur et notamment par la publication du Pèlerin passionné de Moréas, recueil de vers d’un beau lyrisme quoique alourdi d’archaïsmes inutiles. Ce mouvement suscita des contradictions où la mesure ne fut pas toujours observée. Le métèque yankee, de qui j’ai dit quelques mots plus haut, dépité de voir que beaucoup préféraient le livre de Moréas à ses rhapsodies informes, se distingua par le ton perfidement agressif de ses articles.
Moi aussi, féru de symbolisme à cette époque, je critiquai quelques-unes des tendances de l’école romane. Mais on eut à me rendre cette justice que mes réserves, d’ordre purement littéraire, ne manquaient ni à la loyauté ni au bon goût.
Maurras se plut à le reconnaître dans un article publié par l’Ermitage en 1891 et dont j’ai plaisir à citer quelques fragments en témoignage de nos bonnes relations.
Voici d’abord le début :
« Des nombreux adversaires de l’école romane, vous fûtes à peu près le seul, mon cher Retté, à montrer de la courtoisie. Vos discours furent véhéments et je n’y lus aucune injure. Je n’y vis pas la moindre trace de cette basse envie qui enfla, tout l’été, les moindres ruisseaux du Parnasse. Vous osiez opposer Brunehild à Hélène, Siegfried au valeureux Achille[19]. Vous répandiez sur nos félibres un singulier dédain et vous réussissiez à dire ces blasphèmes dans la prose d’un honnête homme. »
[19] J’étais — et je suis encore, — un grand admirateur de la musique de Wagner. De là, en ce temps, mon goût excessif pour les héros de la Tétralogie. Mais je n’ai jamais admiré ni défendu la nébuleuse métaphysique du Maître de Bayreuth. Il s’en faut !
On voit le ton. Plus loin, à propos de Shakespeare, Maurras combattait cette opinion, émise par moi, que Shakespeare était, malgré des emprunts aux littératures grecque, latine et italienne de la Renaissance, un génie essentiellement anglais. Il me répondait :
« Je m’obstine à tenir le grand Will pour un italien. Non que j’accorde la moindre importance aux emprunts qu’il put faire de Boccace et de Bandello. C’est l’âme de Shakespeare qui m’apparaît toute gonflée des sèves de la Renaissance. Et, pour mieux dire, c’est en lui que Florence et Venise trouvèrent leur plus belle fleur. Il abonda dans la nature. Il ignora la loi comme l’ignorent les faunes. Nulle peur de la chair, nulle trace d’anglicanisme chez ce contemporain d’Elisabeth… »
Il semble que nous exagérions tous deux. La note juste eût été de reconnaître à l’unisson que Shakespeare est un génie universel. Mais j’ai tenu à reproduire ces lignes parce qu’elles montrent que, même lorsque nous n’étions pas d’accord, ce qui arrivait souvent, comme on s’en doute, nos controverses demeuraient tout amicales.
En une autre occasion, Maurras fut, à son tour, à peu près le seul dans la jeune littérature à approuver mes protestations contre l’engouement des symbolistes pour Mallarmé. Comme je le rapporte précédemment, je passais alors auprès d’un grand nombre de poètes pour un déserteur du symbolisme. Aussi me vilipendaient-ils à qui mieux mieux.
Ce n’était pas seulement le bistournage de l’art mallarméen que je critiquais. C’était surtout le culte rendu à un poète poussant l’individualisme au point de n’être compris que par lui-même. Maurras le démêla fort bien dans ma polémique. Et il le dit dans la Revue encyclopédique, en des termes judicieux. Je lui ai su gré de l’aide qu’il m’apporta d’une façon aussi nette.
Plus tard, lorsque la politique nous jeta dans des camps fort éloignés l’un de l’autre, je ne cessai pas pour cela de goûter la grande poésie, toute parfumée d’hellénisme, d’Anthinéa. Et quel est le lettré qui ne partage pas mon sentiment ? J’estimais aussi que le psychologue incisif et perspicace qui écrivit les Amants de Venise avait porté le jugement définitif sur l’aventure tragi-comique de Musset-Pagello-George Sand. Et cela, je le pense toujours.
Bref, si je me séparais de Maurras sur le régime qui convient à notre pays, je gardais toute mon admiration pour son talent au point de vue littéraire, et j’appréciais particulièrement la puissance et la solidité de sa dialectique.
Ceci spécifié, j’en viens aux circonstances qui m’amenèrent à reconnaître le bien-fondé de ses campagnes pour la Monarchie.
Après mes pérégrinations au pays des marmottes, je veux dire parmi les tribus somnolantes qui professent, comme dans un songe, le libéralisme, je me sentis incliné au découragement en matière politique. Mes expériences m’avaient fort déçu. J’hésitais à en entreprendre de nouvelles. Et pourtant l’irréligion cultivée et développée systématiquement par le régime, la nonchalance et la tiédeur qu’un grand nombre de catholiques mettaient à défendre leur foi contre ses entreprises m’inquiétaient. Je me demandais, avec tristesse, si l’Église retrouverait jamais, chez nous, des conditions de vie qui lui assurassent les moyens d’exercer en paix son ministère et le rang qu’elle a le droit de réclamer dans une société bien réglée.
En outre, préoccupé du gâchis où la démocratie maintient la France, je me disais : — Notre pauvre pays, débilité par plus d’un siècle d’empoisonnement révolutionnaire, je le compare à un homme qui prétendrait se passer de cerveau et de moelle épinière pour réfléchir et pour coordonner ses actes. De toute évidence, il lui manque un chef qui régisse l’activité de ses organes et qui ne soit pas soumis à leurs caprices et à leurs appétits impulsifs. Mais, ce chef, où le découvrir ?
J’imaginais parfois un César qui, porté au pouvoir par sa popularité, musellerait la révolution et nous donnerait la tête dont l’absence a produit le régime incohérent dont nous souffrons. Cependant j’avais trop étudié l’histoire moderne pour admettre que ce dominateur fût à la merci des plébiscites. J’avais aussi trop vérifié l’inconstance du Suffrage universel pour lui concéder le privilège de remettre sans cesse en question l’autorité à laquelle il se serait confié dans un moment d’enthousiasme.
Il faudrait, ajoutais-je, que le César fondât une dynastie et qu’à cet effet, il n’eût plus jamais à consulter les gouvernés sur la légitimité de son pouvoir. Mais cela, c’est une chimère. Et puis où prendre l’homme providentiel ?… Pas chez les Bonaparte. Cette famille a fait trop de mal à la France pour qu’elle leur livre de nouveau ses destinées.
Un homme nouveau ? On ne le voit pas poindre.
J’en étais là, vers 1910, quand je commençai de prêter attention aux idées de l’Action française. Presque tout ce que ses fondateurs publiaient dans leur revue puis dans leur journal me plaisait. Toutefois, ils me paraissaient trop peu catholiques. Et j’eus toujours, depuis mon adhésion au catholicisme, la conviction ferme qu’une renaissance nationale ne peut durer que si l’Église y participe largement.
D’autre part, je conservais des préjugés contre la Monarchie traditionnelle. Mais je dois dire que, dès cette époque, ils avaient peu de consistance. C’était plutôt un sentiment vague, survivance probable de mon passé révolutionnaire qu’une répulsion violente issue d’un raisonnement suivi.
Ce fut l’étude réfléchie des œuvres politiques et sociales de Maurras qui dissipa mes préventions et me rassura quant aux garanties qu’une Restauration donnerait à l’Église.
Je relus d’abord Le dilemme de Marc Sangnier et je fus impressionné d’une façon très favorable par la préface. Qu’on me permette de transcrire les passages qui me parurent les plus significatifs touchant les rapports de l’Action française avec l’Église.
Parlant au nom de ceux de ses collaborateurs qui ne pratiquaient pas comme au sien, Maurras dit :
« Quelqu’étendue qu’on accorde au terme de gouvernement, en quelque sens extrême qu’on le reçoive, il sera toujours débordé par la plénitude du grand être moral auquel s’élève la pensée quand la bouche prononce le nom de l’Église de Rome. Elle est sans doute un gouvernement ; elle est aussi mille autres choses. Le vieillard en vêtements blancs qui siège au sommet du système catholique peut ressembler aux princes du sceptre et de l’épée quand il tranche et sépare, quand il rejette ou qu’il fulmine ; mais la plupart du temps, son autorité participe de la fonction pacifique du chef de chœur quand il bat la mesure d’un chant que ses choristes conçoivent comme lui, en même temps que lui. La règle extérieure n’épuise pas la notion du Catholicisme, et c’est lui qui passe infiniment cette règle. Mais où la règle cesse, l’harmonie est loin de cesser. Elle s’amplifie au contraire. Sans consister toujours en une obédience, le Catholicisme est partout un ordre. C’est à la notion la plus générale de l’ordre que cette essence correspond pour ses admirateurs du dehors. »
Il ne s’agit donc pas ici d’une alliance éphémère avec l’Église en vue d’une manœuvre politique, mais d’une reconnaissance de ce principe qu’elle incarne l’Ordre conçu dans son acception la plus élevée.
Lisons maintenant cette superbe déclaration :
« Je suis Romain parce que Rome, depuis le consul Marius et Jules César jusqu’à Théodose, ébaucha la première configuration de ma France. Je suis Romain, parce que Rome, la Rome des prêtres et des papes a donné la solidité éternelle du sentiment, des mœurs, de la langue, du culte à l’œuvre politique des généraux, des administrateurs et des juges romains. Je suis Romain, parce que si mes pères n’avaient pas été Romains, comme je le suis, la première invasion barbare, entre le Ve et le Xe siècle, aurait fait aujourd’hui de moi une espèce d’Allemand ou de Norvégien. Je suis Romain, parce que, n’était ma romanité tutélaire, la seconde invasion barbare, qui eut lieu au XVIe siècle, l’invasion protestante, aurait tiré de moi une espèce de Suisse. Je suis Romain dès que j’abonde en mon être historique, intellectuel et moral. Je suis Romain, parce que si je ne l’étais pas, je n’aurais à peu près plus rien de français. Et je n’éprouve jamais de difficulté à me sentir ainsi Romain, les intérêts du catholicisme romain et ceux de la France se confondant presque toujours, ne se contredisant nulle part. »
Toute cette préface découle des deux propositions qu’on vient de lire. Pour moi, quand je l’eus méditée, je me dis : — Ce n’est point ici la déclamation d’un rhéteur qui développera peut-être demain la thèse contraire. Ce n’est point non plus une ruse pour se créer des partisans au sein de l’Église. C’est l’affirmation droite, profondément sincère, d’une âme qui, si elle ne pratique pas encore, éprouve une vénération totale pour l’Église de Dieu, sa Mère. Je connais assez Maurras pour me tenir assuré de sa bonne foi. Il faut lui faire confiance.
Ensuite, en même temps que j’approfondissais Trois idées politiques, L’avenir de l’intelligence, l’Enquête sur la Monarchie, volumes de Maurras, sur lesquels je reviendrai tout à l’heure, j’étudiai deux autres de ses livres : La Politique religieuse et l’Action française et la Religion catholique.
Ces deux volumes sont consacrés à la critique du libéralisme et à la réfutation de l’erreur politique où se confinent ceux qui croient à la possibilité d’une démocratie favorable au catholicisme en France. Le ton en est assez vif. Mais cette véhémence s’explique par le fait que les adversaires de l’Action française se montraient, le plus souvent, d’une odieuse mauvaise foi dans la discussion et que certains libéraux y employèrent des armes déloyales. C’est ainsi qu’on publia des brochures — anonymes, bien entendu — où des phrases tirées d’articles et de livres de Maurras et de ses amis étaient isolées du contexte et commentées de façon à leur attribuer un sens d’hostilité à l’Église.
Le procédé n’est pas nouveau. C’est celui dont les libéraux de jadis usèrent à l’égard de Veuillot pour soulever contre lui l’opinion des fidèles mal informés.
Il y eut, par exemple, l’Univers jugé par lui-même. Ce libelle fut publié d’abord sans nom d’auteur. Puis un abbé Cognat, familier de l’Évêché d’Orléans, en endossa la paternité sous la menace d’un procès qui eût montré sous un jour peu avantageux les inspirateurs du factum.
Là aussi, des fragments d’articles de Veuillot, extraits de la collection de l’Univers, depuis vingt ans, étaient juxtaposés avec un art perfide, tronqués ou falsifiés et entourés de commentaires qui en déformaient absolument la signification. Déjà Falloux — surnommé Fallax — avait témoigné d’une fourberie du même genre dans sa trompeuse Histoire du parti catholique. Et il n’est pas de ruses auxquelles le libéralisme n’ait eu recours dans l’intention de disqualifier Veuillot. Il est vrai que le pape Pie IX le prit sous sa protection et que ceux qui avaient tenté de le poignarder moralement dans le dos en restèrent diminués aux yeux des honnêtes gens de tous les partis[20].
[20] Sur toute cette affaire et pour se renseigner sur les procédés obliques chers à certains libéraux de tous les temps, lire la Vie de Louis Veuillot par son frère Eugène (Lethielleux) et aussi le livre vengeur de l’abbé Ulysse Maynard : Monseigneur Dupanloup et son historien l’abbé Lagrange. Ce dernier volume est épuisé. Mais on le trouve assez facilement dans les librairies d’occasions.
Traité à peu près comme le fut Veuillot, Maurras était donc autorisé à se défendre aussi vigoureusement qu’il le fit. Il manifesta d’ailleurs, dans sa polémique, ces mêmes solides qualités de logique et de franchise qu’on admire dans toute son œuvre.
Je n’entreprendrai pas l’analyse détaillée de ces deux volumes. Il suffira de mentionner que Maurras s’y disculpe, avec aisance, des imputations volontairement inexactes portées contre lui et les siens. Je transcrirai seulement deux citations qui, je l’espère, donneront l’envie de les lire aux catholiques, d’esprit impartial, qui ne les connaîtraient pas encore :
« Toutes les fois qu’il nous arrive d’établir une démonstration, notre point de départ invariable est une hypothèse faite en vue de parler au cœur, hypothèse qui prend l’appui ou l’attache sur quelque sentiment que nous supposons vif et fort chez nos auditeurs ou chez nos lecteurs.
« Ainsi, pour les conduire au roi, avons-nous dit aux patriotes : — Si vous voulez vraiment le salut de votre Patrie… ; aux nationalistes : — Si vous tenez à secouer le joug de l’étranger de l’intérieur… ; aux antisémites : — Si vous désirez terminer le règne des Juifs… ; aux conservateurs : — Si la préservation de l’ordre public est plus forte chez vous que vos divisions, vos préjugés, vos prudences…, au prolétariat de la grande industrie : — Si l’organisation sociale vous paraît vraiment plus nécessaire que tout… ; aux catholiques enfin : — Si votre volonté tend bien à triompher des persécuteurs de l’Église… Selon nous chacun de ces divers vœux est un chemin qui doit aboutir à la monarchie. Rien de plus facile que de montrer par notre examen de la situation — si complet et si rigoureux qu’on ne l’a jamais discuté — comment le roi seul pourra rendre au Catholicisme sa liberté, à l’ouvrier nomade un statut vraiment social, à la fortune acquise l’influence publique, aux conservateurs la protection et le contrôle que leur doit l’État, à l’antisémitisme la victoire prompte et paisible, aux nationalistes français leur délivrance des métèques, à la Patrie entière la sécurité et l’honneur. Mais la portée de chacune de ces argumentations régulières, quelque puissante qu’elle fût au point de vue formel, s’évanouirait au point de vue pratique, nos hypothèses seraient réduites à l’état de prémisses mortes, si elles ne correspondaient à des sentiments réels et vivaces, si le patriotisme, le nationalisme, l’antisémitisme, le désir de l’ordre et de la conservation générale, l’aspiration syndicaliste et enfin la foi catholique n’existaient pas ou faiblissaient ou manquaient de ressort. Otez-les, et vous enlevez la raison d’être de notre œuvre, les sources d’énergie capable de la réaliser jusqu’au bout. Ces sentiments forment si bien le cœur, le centre de notre doctrine, que c’est uniquement en leur nom qu’il nous paraît possible de demander au public français d’abord son audience et son attention, ensuite le sacrifice de ses idées fausses, de ses nuées, puis l’abdication de son dangereux titre de roi nominatif, fictif et constitutionnel, enfin l’action directe en faveur du vrai roi. (La politique religieuse, p. 100-101). Cet exposé limpide, résumant avec tant de force les raisons d’être de l’Action Française, mérite, tout au moins, d’éveiller l’intérêt de quiconque désire une France prospère et catholique.
Ma seconde citation, je la détache de l’admirable lettre que Maurras écrivit au Pape Pie X pour lui faire connaître les buts de l’Action française et lui démontrer combien les accusations que le libéralisme portait contre elle à Rome étaient iniques et sans fondement. Je regrette fort de n’avoir point la place de la reproduire tout entière. Mais enfin en voici un des passages les plus décisifs :
Rappelant les diatribes et les calomnies dont il avait été l’objet de la part des libéraux, Maurras répond :
« Assurément, l’ensemble des griefs, dont nous nous défendons (mes amis et moi), forme un torrent boueux où l’incompréhension le dispute à l’ignorance et est menée par des intérêts. Un consciencieux parallèle des allégations dirigées contre nous et de celle de nos paroles qui en ont fourni le prétexte fait apparaître, à chaque instant, la diffamation et la calomnie.
« La justice que j’en ai faite dans ce petit livre est probablement suffisante, peut-être même outrée et — bien qu’elle me semble assez modérée — cette défense vigoureuse m’ôte le droit de me plaindre de rien ni de rien demander. En bonne justice, je me crois simplement autorisé à conclure que, pour nous imputer soit une volonté hostile à l’Église, soit l’intention ou le désir de la combattre et de l’offenser, nos écrits ne suffisent pas : il les faut travestir. Pour me composer un visage d’ennemi public ou secret de l’Église, il faut mentir. La vérité est que je n’ai rien approuvé ni rien enseigné qui soit une invitation directe ou dissimulée à combattre ses croyances ou à s’en détacher. La vérité est encore que, tout au rebours du langage des amis « libéraux » de l’Église, c’est au catholicisme entier, et au plus strict, c’est au catholicisme le plus soumis à sa loi, parce que catholique et non quoique catholique, au catholicisme comme tel, que sont toujours allés mes hommages d’admiration ou de respect donnés aux œuvres, aux actes ou aux enfants de l’Église. Tels sont les faits. Les uns et les autres peuvent parler en notre faveur, Très Saint Père… » (L’Action française et la Religion catholique, p. 277, 278).
La lecture de ces deux livres fit disparaître mes appréhensions touchant le catholicisme de l’Action française. Et, par la suite, quand j’eus constaté que la plupart de ses rédacteurs étaient des catholiques pratiquants, dont nul ne pouvait, sans outrage, suspecter la sincérité, quand je vis Maurras prendre, en toute occasion, la défense de l’Église contre les attaques directes ou détournées de ses ennemis, je fus conquis d’une façon définitive. Il m’était d’ailleurs impossible de ne point adopter la conclusion du Père Descoqs dans son beau livre : A travers l’œuvre de Charles Maurras. La voici :
« L’ordre naturel que préconise le système de M. Maurras est le vrai ; loin de s’opposer à l’ordre surnaturel, il se trouve en harmonie parfaite avec lui, et Dieu y peut enter sa grâce sans obstacle. On a parlé, à propos de M. Maurras, d’apologétique du dehors. A voir M. Maurras se rencontrer fréquemment avec l’Église, on le croirait presque un de ses fils. M. Maurras comprend parfois mieux l’esprit catholique que certains catholiques. »
Nous sommes beaucoup qui espérons que bientôt « Dieu entera sa grâce » sur la bonne volonté de Maurras. Le jour où il sera non plus un catholique de désir mais un catholique pratiquant, on pourra dire qu’il réalise en lui le nationalisme — intégral.
Or, tel qu’il était, j’admis, par son fait et en ce qui me concerne, qu’appuyer dorénavant la propagande de l’Action française, c’était aussi bien servir l’Église.
Une pensée fortement exprimée n’est pas toujours une pensée juste. Mais chez Maurras, et, en particulier, dans l’Avenir de l’intelligence, la force implique la justesse. De là, sa puissance de persuasion sur les esprits où les nuées du romantisme n’ont jeté qu’une ombre passagère.
Dans l’Avenir de l’intelligence, la thèse qu’il soutient peut se ramener à ceci : de notre temps, un pouvoir a remplacé tous les autres, celui de l’or. Et cet or, un petit nombre de financiers internationaux le détiennent en si grande quantité qu’ils influencent, d’une façon excessive et uniquement en vue de leurs intérêts, la vie des nations.
Maurras constatant le fait, écrit :
« Un homme d’aujourd’hui devrait se sentir plus voisin du Xe siècle, (c’est-à-dire de la pleine féodalité) que du XVIIIe. Quelques centaines de familles sont devenues les maîtresses de la planète. Les esprits simples qui s’écrient : Révoltons-nous, renversons-les, oublient que l’expérience de la révolte a été faite en France, il y a plus de cent ans et qu’en est-il sorti ? De l’autorité des princes de notre race, nous avons passé sous la verge des marchands d’or, qui sont d’une autre chair que nous, c’est-à-dire d’une autre langue et d’une autre pensée. Cet or est sans doute une représentation de la force, mais dépourvue de la signature du fort. On peut assassiner le puissant qui abuse, mais l’or échappe à la désignation et à la vengeance. Ténu et volatil, il est impersonnel ; son règne est indifféremment celui d’un ami ou d’un ennemi, d’un national ou d’un étranger. Sans que rien le trahisse, il sert également Paris, Berlin et Jérusalem. Cette domination, la plus absolue de toutes, est pourtant celle qui prévaut dans les pays qui se déclarent avancés… Sans doute, le catholicisme résiste et seul. C’est pourquoi cette Église est partout poursuivie, inquiétée, serrée de fort près… Nos libres penseurs n’ont pas encore compris que le dernier obstacle à l’impérialisme de l’Or, le dernier fort des pensées libres est justement représenté par l’Église qu’ils accablent de vexations. Elle est bien le dernier organe autonome de l’esprit pur. Une intelligence sincère ne peut voir affaiblir le catholicisme sans concevoir qu’elle est affaiblie avec lui ; c’est le spirituel qui baisse dans le monde, lui qui régna sur les argentiers et sur les rois ; c’est la force brutale qui repart à la conquête de l’univers… »
Ces lignes furent écrites en 1905. Je suppose qu’après ce que nous avons vu depuis et ce que nous voyons encore, nul n’en contestera la valeur de prévision exacte.
J’étais d’autant mieux disposé à partager l’opinion de Maurras que ce qu’il affirmait de la sorte, selon l’ordre naturel, je n’avais cesse de le répéter dans mes livres catholiques en me plaçant au point de vue du Surnaturel. L’or, disais-je, en substance, c’est le mal, c’est la contre-Église déchaînée par celui que l’Évangile appelle « le Prince de ce monde ».
Cette persistance à dénoncer les méfaits de l’Or prépotent m’avait même valu l’animosité de certains catholiques qui s’efforcent aveuglément de « servir deux maîtres : Mammon et Jésus-Christ. »
Mais, comme le dit encore Maurras :
« Cette position du problème gêne quelques charlatans qui ont des intérêts à cacher tout ceci. Ils font les dignes et les libres, alors qu’ils ont le mors en bouche et le harnais au dos. Ils nient la servitude pour encaisser les profits, de la même manière qu’ils poussent aux révolutions pour émarger à la caisse du Capital. Mais constater la puissance, ce n’est pas la subir, c’est se mettre en mesure de lui échapper. On la subit, au contraire, lorsqu’on la nie par hypocrite vanité… Quand donc l’homme qui pense aura sacrifié les commodités et les plaisirs qu’il pourrait acheter à la passion de l’ordre et de la patrie, non seulement il aura bien mérité de Dieu[21], mais il se sera honoré devant les autres hommes et il aura relevé son titre et sa condition. L’estime ainsi gagnée rejaillira sur quiconque tient une plume. Devenue le génie de la cité, l’intelligence sera sauvée de l’abîme où descend notre art déconsidéré. »
[21] Maurras dit « de ses dieux », forme de langage admissible chez un classique qui n’est pas encore arrivé à la pleine Lumière.
Il passe ensuite en revue, avec des raccourcis bourrés d’idées ingénieuses et fécondes, la condition de l’Intelligence dans la société depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours.
Rien de mieux pensé, par exemple, que ce qu’il dit de Napoléon. Celui-ci avait beau dénoncer les méfaits de l’idéologie, il était lui-même un idéologue, « un homme de lettres couronné ». Toute son œuvre porte la marque encyclopédiste ou celle de Rousseau. Et de ces deux influences, par son despotisme, naquit un semblant d’ordre.
« Mais, fait remarquer Maurras, ceux d’entre nous qui se sont demandés, comme Lamartine : cet ordre est-il l’ordre ? et qui ont dû se répondre non, tiennent le rêveur prodigieux qui confectionna ce faux ordre pour le plus grand poète du romantisme français. Ils placent Napoléon à vingt coudées au-dessus de Jean-Jacques et de Victor Hugo, mais à plus de mille au-dessous de M. de Peyronnet. »
Dans la suite du XIXe siècle, Maurras relève également l’inaptitude de la plupart des représentants de l’Intelligence à concevoir comme néfastes les méthodes économiques nées de la Révolution.
« Les lettrés du XVIIIe siècle, dit-il, avaient fait décréter comme éminemment raisonnable, juste, proportionnée aux clartés de l’esprit humain et aux droits de la conscience, une certaine législation du travail d’après laquelle tout employeur étant libre et tout employé ne l’étant pas moins, devaient traiter leurs intérêts communs d’homme à homme, d’égal à égal, sans pouvoir se concerter ni se confédérer, qu’ils fussent ouvriers ou patrons. »
Ce régime était détestable ; « les faits économiques, s’accumulant, révélaient chaque jour le fond absurde, odieux, fragile, des fictions légales… Mais les lettrés ne comprenaient du mouvement ouvrier (qui créait les syndicats contre cette anarchie), que ce qu’il présentait de révolutionnaire ; au lieu de construire avec lui, ils le contrariaient dans son œuvre édificatrice et le stimulaient dans son effort destructeur. Considérant comme un état naturel l’antagonisme issu de leurs mauvaises lois, ils s’efforcèrent de l’aigrir et de le conduire aux violences. On peut nommer leur attitude générale au cours du XIXe siècle un désir persistant d’anarchie et d’insurrection… Ainsi tout ce qu’entreprenait d’utile ou de nécessaire la force des choses, l’intelligence littéraire le dévoyait ou le contestait méthodiquement. »
La déconsidération qui en résulta auprès du public lettré eut pour effet de rejeter une portion notable des écrivains vers la littérature dite « de tour d’ivoire », au détriment de la culture générale.
« Cette littérature, continue Maurras, creusa un premier fossé entre certains écrivains et l’élite des lecteurs. Mais, du seul fait qu’elle existait, par ses outrances souvent ingénieuses, parfois piquantes, toujours très voyantes, elle attira dans son orbite, sans les y enfermer, beaucoup des écrivains que lisait un public moins rare. On n’était plus tenu par le scrupule de choquer une clientèle de gens de goût et l’on fut stimulé par le désir de ne pas déplaire à un petit monde d’originaux extravagants… Cette « littérature artiste » isola donc les maîtres de l’Intelligence. »
Ici encore, je me rencontrais avec Maurras, puisque, dès longtemps, je combattais la littérature de l’Art pour l’Art et qu’à propos de Mallarmé, j’en avais dénoncé les abus chez les symbolistes.
Ensuite Maurras stigmatisait la littérature industrielle qui, par souci de gagner beaucoup d’argent, corrompait le rudiment de goût qui peut subsister dans le « gros public » malgré tant d’assauts destructeurs.
« Que signifient, s’écriait-il, les cent mille lecteurs de M. Ohnet, sinon la plus diffuse, la plus molle et la plus incolore des popularités ? Un peu de bruit matériel, rien de plus, sinon de l’argent. »
Comme de juste, sur ce point comme sur les autres, j’étais avec Maurras.
Ainsi dévoyée, et pervertie, l’Intelligence littéraire devait tomber fatalement sous le joug de la finance, surtout lorsqu’elle cherchait des ressources dans le journalisme.
Maurras proposait une réaction — celle-là même qu’il dirige aujourd’hui avec tant de maîtrise et de désintéressement.
Certes, l’entreprise présentait de grandes difficultés. Mais, concluait-il, « fussent-elles plus fortes encore, elles seraient moindres que la difficulté de faire subsister notre dignité, notre honneur sous le règne de la ploutocratie qui s’annonce. Cela ce n’est pas le difficile ; c’est l’impossible. Ainsi exposée à périr sous un nombre victorieux, la qualité intellectuelle ne risque absolument rien à tenter l’effort. Si elle s’aime, si elle aime nos derniers reliquats d’influence et de liberté, si elle a des vues d’avenirs et quelque ambition pour la France, il lui appartient de mener la réaction du désespoir. Devant cet horizon sinistre, l’Intelligence nationale doit se lier à ceux qui essayent de faire quelque chose de beau avant de sombrer. Au nom de la raison et de la nature, conformément aux vieilles lois de l’univers, pour le salut de l’ordre, pour la durée d’une civilisation menacée toutes les espérances flottent sur le navire d’une contre-Révolution. »
Cet appel pathétique et corroboré d’arguments vitaux cadrait trop avec mes propres préoccupations pour que je n’y répondisse pas. Aussi, je puis dire que, dès 1912, c’est-à-dire dès ma lecture de l’Avenir de l’Intelligence, faite, comme je l’ai rapporté, en même temps que celle des livres apologétiques consacrés par Maurras à la tradition catholique, je servis les idées de l’Action française. Je ne mis pas de fracas à les répandre. Mais je puis me rendre cette justice que, pour être discrète, ma propagande n’en fut pas moins assez souvent efficace.
Je lus aussi, à la même époque, Trois idées politiques, œuvre de la jeunesse de Maurras, mais où s’affirment déjà, avec une rare maturité de pensées un don critique qui trouvait matière à s’exercer à propos de trois figures significatives du XIXe siècle : Chateaubriand, Michelet, Sainte-Beuve.
Pour Maurras, comme pour quiconque se montre capable de se hausser à des idées générales, de se former un ensemble de convictions politiques et sociales, d’adopter une doctrine vérifiée par l’expérience et de s’y tenir, l’étude d’un écrivain n’implique pas seulement l’analyse de ses procédés littéraires. Il aime à le situer dans le temps et à relever les qualités et les défauts par lesquels cet écrivain s’adapta au milieu ou réagit contre ses tendances.
Maurras applique donc cette méthode à Chateaubriand. Il note tout de suite que, né « dans l’État français de 1789, monarchique, hiérarchique, syndicaliste et communautaire », le Père du romantisme « fut des premiers après Jean-Jacques, qui firent admettre et aimer un personnage isolé et comme perclus dans l’orgueil et dans l’ennui de sa liberté. »
De là, un individualisme imaginatif qui lui fait transmuer le catholicisme traditionnel en une sorte de déisme sentimental à la manière des Allemands ou des Suisses. Ce pourquoi Maurras le définit fort bien : « Un protestant honteux, vêtu de la pourpre de Rome » et qui « a contribué, presque autant que Lamennais, à notre anarchie religieuse ».
Il le montre aussi amoureux des ruines et de la mort, versant de la rhétorique éplorée sur l’Ancien Régime et sur la monarchie bourbonienne et tellement habitué à jouer l’ordonnateur des funérailles qu’il lui était fort désagréable de modifier son attitude.
Maurras, avec une fine ironie, signale ce qu’il y eut de néfaste et de comique à la fois dans cette « pose » perpétuellement endeuillée :
« Il fallait que son sujet fût frappé au cœur. Mais qu’une des victimes, roulées, cousues, chantées par lui dans le linceul de pourpre fît quelque mouvement, ce n’était plus de jeu ; ressuscitant, elles le désobligeaient pour toujours. »
De là, son humeur tracassière, vaniteuse et mesquine sous la Restauration. « Louis XVIII n’eut pas de plus incommode sujet ni ses meilleurs ministres de collègue plus dangereux. » Aussi, sous Charles X, s’empressa-t-on de l’éloigner en des ambassades, ostracisme très doré, très honorable qui pourtant suscitait en lui de violentes rancunes.
Tout en se proclamant conservateur, il ne cessait de marivauder avec la Révolution. C’est sans doute pour cela que tant de libéraux le réclament comme un ancêtre.
Après 1830, « la monarchie légitime a cessé de vivre. Tel est le sujet ordinaire de ses méditations ; l’évidence de cette vérité provisoire lui rend la sécurité. Mais, toutefois, de temps à autre, il se transporte à la sépulture royale, lève le drap, et palpe les beaux membres inanimés. Pour les mieux préserver des réviviscences possibles, cet ancien soldat de Condé les accable de bénédictions acérées et d’éloges perfides pareils à des coups de stylet ».
En somme, Chateaubriand est semblable en cela à ceux des conservateurs qui estiment que la Révolution n’a pas tous les torts et qu’il serait sage, pour subsister, de revêtir sa carmagnole, de chausser ses sabots et de coiffer son bonnet rouge.
En une demi-douzaine de pages, que je tiens pour irréfutables, Maurras a su fixer cette physionomie si représentative d’une race d’esprits condamnés à détruire, par impuissance à sortir d’eux-mêmes pour regarder le Réel en face et pour y conformer leur intelligence. Réaliste avant tout, il a donc raison de placer Chateaubriand en tête des fabricants d’illusions dont il faut se garder avec soin parce que les breuvages de rêve qu’ils nous offrent sont à base de morphine.
Autre sentimental, aussi énervé qu’énervant, voici Michelet. Maurras le définit fort bien :
« Cette brillante intelligence ne se posséda point elle-même. Il fallait toujours qu’elle pliât sous quelque joug, obéît à quelque aiguillon. Un esprit pur et libre se décide par des raisons et en d’autres mots par lui-même ; le sien cédait pour l’ordinaire, à ce ramassis d’impressions et d’imaginations qui se forment sous l’influence des nerfs, du sang, du foie et des autres glandes. Ces humeurs naturelles le menaient comme un alcool. Son procédé le plus familier consiste à élever jusqu’à la dignité de Dieu chaque rudiment d’idée générale qui passe à sa portée… Ces divinités temporaires se succèdent au gré de sa mobilité ; c’est, tour à tour, la Vie, l’Homme, l’Amour, le Droit, la Justice, le Peuple, la Révolution. Quelquefois ces abstractions variées se fondent les unes dans les autres, car Michelet manquait à un rare degré de l’art de distinguer. »
Toutes ces entités, filles d’une métaphysique humanitaire dont on ne compte plus les méfaits, Maurras remarque qu’elles constituent le Panthéon de la Démocratie. C’est pour cela que l’État laïque préconise Michelet comme un éducateur sans pareil. « Partout où il le peut, sans se mettre dans l’embarras ni causer de plaintes publiques, l’État introduit Michelet. Voyez, notamment, dans les écoles primaires, les traités d’histoire de France, les manuels d’instruction civique et morale, ces petits livres ne respirent que les « idées » de Michelet… L’État part de cette conjecture ingénue que l’auteur de la Bible de l’Humanité « émancipe », introduit les jeunes esprits à la liberté de penser. Michelet s’en vante beaucoup. Mais au son que rendent chez lui ces vanteries, je crois entendre un vieil esclave halluciné prendre ses lourdes chaînes pour le myrte d’Harmodius. »
Ce que Maurras aurait pu ajouter c’est qu’une des raisons qui font choisir Michelet pour former les intelligences juvéniles, c’est sa haine invariable de l’Église et de la Royauté.
Comment ce choix s’accommode-t-il avec la prétendue neutralité de l’école laïque ? Je crois qu’on embarrasserait quelque peu nos maîtres provisoires, si on les pressait sur ce point.
En tout cas, l’action de Michelet sur les cervelles sans défense qu’on lui livre ne peut être que désastreuse. Aussi approuve-t-on Maurras quand il conclut comme suit :
« Tout ce bouillonnant Michelet, déversé dans des milliers d’écoles, sur des millions d’écoliers, portera son fruit naturel : il multiplie, il accumule sur nos têtes les chances de prochain obscurcissement, les menaces d’orage, de discorde et de confusion. Si nos fils réussissent à paraître plus sots que nous, plus grossiers, plus proches voisins de la bête, la dégénérescence trouvera son excuse dans les leçons qu’on leur fit apprendre de Michelet. »
Cela fut publié en 1898. Constatons, une fois de plus, que Maurras s’est montré bon prophète.
Maurras écrit, aux premières lignes de son étude sur Sainte-Beuve, que celui-ci, « sur ses derniers jours, tenait à peu près la vérité ».
Au point de vue strictement catholique, c’est le contraire qui est exact. Car Sainte-Beuve ne montra de velléités religieuses qu’à l’orée de son âge mûr. Mais dès la publication des derniers volumes de son Port Royal, on s’aperçut qu’il inclinait de plus en plus vers le matérialisme. Cette disposition alla toujours s’accentuant, et aboutit à un sensualisme grossier de sorte que son existence terrestre se conclut par un enterrement civil.
Cette réserve faite, et en souscrivant au dire de Maurras qu’il « ne brille point par le caractère » et qu’il « laisse assez vite entrevoir les basses parties de son âme », en ajoutant qu’il fut un ami déloyal, un détestable poète et un romancier médiocre, on doit reconnaître que Sainte-Beuve fut, par contre, un critique hors-ligne.
Analyste perspicace, intuitif et grandement doué pour noter les nuances, il portait sa curiosité sur les intelligences les plus diverses ; en toutes il savait démêler les traits caractéristiques. Comme le dit fort bien Maurras : « Qu’il s’agisse de la correspondance d’un préfet, des écrits de Napoléon ou des recherches sur Le Play (ce Le Play qu’il appelle un Bonald rajeuni, progressif et scientifique), une diligente induction permet à Sainte-Beuve d’entrevoir et de dessiner, entre deux purs constats de fait, la figure d’une vérité générale. Cette vérité contredit souvent les idées reçues de son temps. »
C’est ainsi qu’il a souvent jugé, avec une clairvoyance totale, la Révolution et ses apologistes. Et c’est pourquoi je l’ai cité deux fois au cours du présent volume.
L’homme, cependant, restait révolutionnaire au tréfonds, mais, relève Nietzsche, « contenu par la crainte ». Ce Germain latinisé a raison de signaler, en outre, que « ses instincts inférieurs sont plébéiens, qu’il erre çà et là, raffiné, curieux, aux écoutes » et qu’en somme, c’est un être de complexion presque féminine.
Cela est vrai, répond Maurras, « mais à cette sensibilité anarchique s’alliait l’esprit le plus sain et le plus organique. C’était un esprit, c’était une raison… La révolution est toujours un soulèvement de l’humeur. Toutes les fois qu’intervint son intelligence, Sainte-Beuve étouffa ce soulèvement : si bien que c’est peut-être dans la suite de ses études que se rencontreraient les premiers indices de la résistance aux idées de 1789. »
Maurras, en conclusion, tire de ses observations sur Sainte-Beuve une théorie de l’empirisme organisateur qui appelle, à mon avis, autant d’objections que d’approbations partielles. Mais ce n’est point le lieu de développer les unes ni les autres.
Disons simplement, et en résumé, que, dans ses Trois idées politiques, Maurras a lucidement démontré que Chateaubriand fut un anarchiste par orgueil, Michelet un anarchiste par détraquement nerveux, Sainte-Beuve, un être mi-parti dont l’anarchisme foncier fut contrebalancé par une raison classique. Les deux premiers sont à écarter d’un plan de reconstruction sociale. Chez le troisième, on découvre quelques matériaux utilisables.
Un des plus grands services que Maurras ait rendu à notre pays, c’est l’institution de cette Enquête sur la Monarchie (1900-1909), dont je vais maintenant dire quelques mots.
Présenter, sous son vrai jour, la Monarchie légitime, niveler la montagne de préjugés et d’ignorances qui en séparaient, depuis plus d’un siècle, nombre d’esprits plus ou moins formés à l’école de la Révolution, c’était une besogne ardue. Maurras n’hésita pas à l’entreprendre. Et, tant par la qualité des témoignages qu’il réunit que par les commentaires vivants, pressants, dont il les accompagna, il produisit un effet de lumière dont il faut lui savoir un gré extrême.
Ce n’est point ici un de ces recueils où s’entassent les investigations réunies, avec négligence, par un journaliste hâtif. Cette enquête, une en sa conception, réfléchie et mûrie à loisir, intéresse autant que le ferait une œuvre d’imagination bien ordonnée.
Sans l’analyser dans le détail, — ce qui demanderait un volume — j’en veux extraire quelques-uns des arguments les plus décisifs ; je les choisirai aussi bien chez les correspondants de Maurras que chez lui-même. Et, de préférence, je citerai ceux qui impliquent de la façon la plus décisive la critique du régime actuel.
Parlant de la centralisation excessive, œuvre des Jacobins, aggravée par Napoléon et qui étouffa la vie des provinces au bénéfice de la capitale, si bien que Taine a pu comparer le système actuel à un hydrocéphale dont la tête énorme pèse sur un corps atrophié, le comte de Lur-Saluces dit :
« Tantôt sous prétexte de sauvegarder la liberté, tantôt sous celui de rendre au pays l’ordre et la sécurité, on n’a jamais cherché qu’à compliquer, d’une façon plus ou moins habile, les rouages du pouvoir central, soit qu’on voulût gêner son action, soit, au contraire, qu’on cherchât à la rendre plus puissante. C’est ainsi que, dans un état de perpétuelle instabilité, on n’a pas cessé d’osciller entre l’anarchie et la tyrannie. On n’a pas compris qu’il s’agissait moins de déployer les talents du subtil horloger dans la confection du mécanisme de ce pouvoir central que de le décharger du poids formidable des responsabilités qu’il restait seul à porter et sous lesquelles il finissait toujours par succomber.
« On n’a pas vu qu’il fallait lui laisser la part qui devait lui revenir et répartir le reste sur d’autres épaules. Il faut bien le remarquer : la durée de l’ancien régime était due à la décentralisation : la féodalité, les communes ensuite, puis les corporations religieuses, ouvrières et autres, les universités, les parlements étaient autant d’organismes qui s’interposaient entre le pouvoir central et l’individu et prenaient leur part de responsabilité et de liberté. On dira, peut-être, que je demande à revenir à cet ordre de choses aujourd’hui disparu. Il faut aller au-devant des objections les plus saugrenues. Sans doute les anciennes institutions ont eu jadis leur raison d’être ; elles ont jadis joué un rôle utile parce qu’elles correspondaient aux conditions d’existence sociale, aux idées et aux besoins de leur temps. Mais parce qu’une chose a bien fonctionné jadis, ce n’est pas une raison pour vouloir la rétablir. » Il faut donc « à la place des anciens organismes qui permettaient la décentralisation, en laisser se former d’autres appropriés aux besoins actuels et qui la permettront à leur tour ». Ce sera la tâche de la Monarchie qui, seule, peut la mener à bien.
Voici maintenant une constatation profonde de M. Paul Bourget. Je prie qu’on la médite, car elle est des plus essentielles à retenir pour ceux qui, las de l’aberration démocratique, cherchent à se former une conviction d’après des données positives :
« Votre enquête, c’est une démonstration après tant d’autres de cette vérité : la solution monarchique est la seule qui soit conforme aux enseignements les plus récents de la science. Il est bien remarquable, en effet, que toutes les hypothèses sur lesquelles s’est faite la Révolution se trouvent absolument contraires aux conditions que notre philosophie de la nature, appuyée sur l’expérience, nous indique aujourd’hui comme les lois les plus probables de la santé politique. Pour ne citer que quelques exemples de première évidence : la science nous donne, comme une des lois les plus constamment vérifiées, que tous les développements de la vie se font par continuité. Appliquant ce principe au corps social, on trouvera qu’il est exactement l’inverse de cette loi du nombre, de cette souveraineté du peuple qui place l’origine du pouvoir dans la majorité actuelle et, par suite, interdit au pays toute activité prolongée. Que dit encore la science ? Qu’une autre loi du développement de la vie est la sélection, c’est-à-dire l’hérédité fixée. Quoi de plus contraire à ce principe, dans l’ordre social, que l’égalité ? Que dit encore la science ? Qu’un des facteurs les plus puissants de la personnalité humaine est la Race, cette énergie accumulée par nos ancêtres… Rien de plus contraire à ce principe que cette formule des Droits de l’Homme qui pose, comme donnée première du problème gouvernemental, l’homme en soi, c’est-à-dire la plus vide, la plus irréelle des abstractions. On continuerait aisément cette revue et l’on démontrerait sans peine que l’Idéal démocratique n’est, dans son ensemble et dans son détail, qu’un résumé d’erreurs tout aussi grossières. Que l’on essaie la même critique sur la formule monarchique. Que trouve-t-on ? Pour nous en tenir aux trois points indiqués tout à l’heure, qu’est-ce que la permanence de l’autorité royale dans une même famille sinon la continuité assurée. Qu’est-ce que la noblesse ouverte — elle le fut toujours — l’aristocratie recrutée, sinon la sélection organisée. Qu’est-ce que l’appel à la tradition, sinon l’appel à la Race. Et ainsi du reste…
« Nous voyons grandir autour de nous une génération instruite par l’histoire et qui va chercher la vitalité nationale où elle est : dans la plus profonde France. Cette génération doit nécessairement aboutir à ce que vous avez appelé d’un terme si juste, le Nationalisme intégral, c’est-à-dire à la Monarchie. »
Commentant, avec approbation, cette lettre si substantielle, Maurras conclut :
« M. Paul Bourget, dans son roman, le Luxe des autres, s’est fort curieusement occupé de compter les nombreux étages que comporte un petit groupe de la bourgeoisie parisienne. Il sait mieux que personne que la démocratie n’est qu’un mot vénéneux représenté par un système politique contre-nature. Ce système politique, voilà l’ennemi. Assurément la République en est la plus visible conséquence. Mais, si l’on respectait la démocratie, on laisserait subsister les ruines du sentiment républicain. La République ne tarderait pas à reparaître et la force française à fléchir et à s’épuiser. La démocratie, c’est le mal. La démocratie, c’est la mort. Il appartenait à un maître de la science politique de nous prémunir contre toute complaisance de ce côté… »[22]
[22] En développement de la lettre de M. Bourget, on lira, avec fruit, ses Pages et Nouvelles pages de critique et de doctrine, 4 vol., chez Plon.
La plus profondément réfléchie, la plus nourrie de faits de toutes les lettres que Maurras reçut en réponse à son Enquête, je crois bien que c’est celle d’Amouretti. Elle rappelle, d’abord, sous une forme concentrée, les caractères principaux de la Monarchie jusqu’à la Révolution. Elle examine ensuite la décadence du personnel gouvernemental sous la démocratie. Enfin elle oppose, en réaction contre les faux principes sur lesquels celle-ci se base, la famille à l’individu. Et pour la sauvegarde de la famille, cellule sociale, elle préconise la Monarchie.
Voici quelques passages particulièrement suggestifs de cette lettre.
Après avoir souligné qu’en République « les honnêtes et les intelligents sont paralysés par les institutions », Amouretti continue :
« Mais beaucoup d’entre nos gouvernants actuels sont d’une médiocrité trop basse ; cela est dû à l’introduction continue et croissante, pendant un siècle, des procédés démocratiques pour le choix des politiciens et des administrateurs. De l’Empire à la Restauration, puis au gouvernement de Juillet, puis au second Empire, puis à notre République, la dégression constante est marquée. Cela tient uniquement au mode de recrutement des autorités chargées de conduire la Nation.
« Il faut donc changer ce mode et se dire que le système qui consiste à procéder brusquement par une élection ou un concours à une sélection purement individuelle des capacités est absolument insuffisante et qu’il faut y substituer une sélection familiale et héréditaire. Des individus puissants, sortis de souches paysannes ou ouvrières, sont trop souvent arrêtés dans leur expansion par des politiciens bavards ou des lauréats de concours. Pour qu’un homme mérite de passer dans une classe supérieure, il faut qu’il soit de taille à y entraîner, avec lui, toute sa famille. S’il monte seul, c’est une bulle gonflée. Je ne redoute rien pour le bien de l’État, de ces ascensions familiales ; elles sont utiles, elles sont nécessaires ; elles donnent du lest et de la stabilité… C’est sur un de ces hommes, dont je parlais plus haut (ceux sortis de souches paysannes ou ouvrières) qu’il faut compter pour rétablir en France cette Monarchie très forte, mais tempérée, qui a fait la force de notre pays. Depuis que la France l’a perdue, malgré des accès passagers de relèvement et de gloire, elle est tombée en décadence. C’est ce que commencent à comprendre ces jeunes gens de haute intelligence qui s’aperçoivent enfin qu’on les a trompés, qu’on leur a présenté des mots vides de sens et non des principes solides, sous le nom pompeux de Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Je me rappellerai toujours l’expressive mimique de M. Paul Bourget à la première maxime de cette déclaration : « Les hommes naissent libres. » A l’âge d’une minute ils sont libres ; c’est à cette conclusion absurde qu’on arrive !
« Pendant tout ce siècle, des hommes qui vont de Joseph de Maistre à Taine, en passant par Le Play et Fustel de Coulanges ont maintenu les droits de l’autorité associés à ceux de la tradition historique. Leurs doctrines puissantes et précises ont lentement et profondément pénétré dans l’âme et le cœur des jeunes générations intelligentes. Parvenus au sang généreux, jeunes lettrés affinés et fermes, ce sont eux qui reconstitueront la monarchie tempérée, historique en l’adaptant aux conditions nouvelles…
« Seule, en effet, la monarchie tempérée peut donner à la France la sécurité par l’armée, la réputation par la diplomatie, la prospérité par la paix économique et la reprise de la conscience nationale par la mise en valeur de toutes les énergies locales. »
Pour terminer, Amouretti, en un raccourci émouvant, expose les conditions dans lesquelles se pose le problème de la Renaissance française :
« Je dis à la nation :
« Citoyens, on nous a raconté que nos rois étaient des monstres. Il y eut parmi eux, il est vrai, des hommes faibles, peu intelligents, plusieurs médiocres, et peut-être deux ou trois méchants. Il y en a peu qui fussent des hommes remarquables. La plupart furent des hommes d’intelligence moyenne et consciencieux. Regardez leur œuvre : c’est la France.
« Et je dis au Roi :
« Roi, mon maître, parmi la série de vos ancêtres, ne regardez ni Saint-Louis, ni Henri IV, ni Louis XIV. Regardez le bon roi Louis VI. Il abattit les barons brigands, il transforma les bons barons en prévôts qui protégeaient sérieusement le petit peuple de France, paysans et artisans, et il donna aux bourgeois des libertés sérieuses et étendues mais précises et réglées. Ce fut la besogne indispensable ; elle rendit possible les gloires séculaires. »
Naturellement, parmi toutes les personnalités interrogées par Maurras, il y en eut qui firent des objections à la Monarchie telle qu’il la leur proposait. Mais, chose qu’il importe de signaler, chez la plupart, ces difficultés portaient plutôt sur le mode d’application au temps présent du principe que sur le principe lui-même. Ainsi firent Henri Vaugeois, Lionel des Rieux, Léon de Montesquiou. Ces deux derniers sont morts sur le champ de bataille pendant la grande guerre.
Montesquiou disait à Maurras que plus de cent ans de démocratie avaient formé dans un grand nombre d’esprits un sentiment politique inconscient qui repousse la Monarchie, « la pressentant incompatible avec tous ces principes dont il est pétri et formé, principes de liberté, d’égalité, etc. »
Il ajoutait : « Vous nous démontrez que ce sentiment est faux et absurde, car ces principes, entendus d’une manière absolue, sont des principes de mort ou entendus relativement, sont plus sauvegardés par la Monarchie que par nul autre gouvernement. Votre démonstration va jusqu’à notre cerveau, mais s’arrête là. »
Insistant fort sur cette sensibilité républicaine, la déplorant d’ailleurs mais la tenant pour très solide, il concluait : « En résumé, je crois qu’il n’y a plus dans le pays de foi monarchique, et je crois que pour faire revivre cette foi, il faudrait un long temps et que, sans elle, pourtant, la Monarchie n’est pas possible. Or, c’est d’une façon immédiate qu’il nous faut agir, car le danger (que la République fait courir aux destinées de la Patrie) est pressant. Et pour agir immédiatement, nous n’avons qu’une seule chose : la foi que j’appellerai républicaine, quoique le mot soit impropre, puisque cette foi nous fait incliner aussi bien vers le césarisme que vers la République. »
A quoi Maurras lui répondit en substance : « Est-ce à l’inconscient de conduire le conscient ? Au membre aveugle de régir l’organe voyant ? A l’instinct de dicter les décisions de l’intelligence ? On prête, je le sais, à ceux qui posent ainsi la question, une sorte d’insensibilité contre nature et la méconnaissance des forces de l’instinct, de l’humeur et de l’animalité dans l’homme. La vérité est qu’ils ne méconnaissent rien du tout. Ils savent que toute force est inconsciente, mais ils n’ignorent pas que, dans l’ordre humain, la direction de ces forces appartient à la pensée et à la raison et que, faute de direction, elles se gaspillent par leur propre calamité. »
Il faisait ensuite remarquer qu’il y avait, d’après l’aveu même de Montesquiou, un danger pressant dans la prolongation de la démocratie parlementaire. Dès lors il était illogique de chercher les éléments du salut de la France dans une acceptation, même provisoire, des faux principes qui la mènent à sa perte.
Il terminait par une image très juste : « On a vu des enfants faire des pâtés dans le sable : ils veulent arrêter la mer. On leur dit qu’il faudrait une digue pour cela. Ils en conviennent et poursuivent l’édifice de leurs pâtés. »
Lionel des Rieux imaginait un dialogue entre un « jeune nationaliste » et lui. Il ressortait de cette conversation que son interlocuteur, en reconnaissant la solidité des arguments apportés par Maurras à l’appui de la solution monarchique, hésitait à prendre son parti. Au fond, il reconnaissait formellement la nécessité de « faire quelque chose » pour guérir la France de la démocratie, mais le choix du médecin lui importait moins. On lui disait que le médecin c’est le Roi, mais ce pourrait être aussi un Bonaparte ou même un dictateur attaché au régime républicain.
« — Un malade, disait-il, ignore le plus souvent quel médecin, dans un judicieux traité, a, pour la première fois, décrit ses maux et le remède. Son exclusive reconnaissance va à celui qui, instruit de ces théories salutaires, sait en faire une prompte, une pertinente application et le sauve ainsi de la mort.
« — Soit, dis-je. Mais si vous aimez la France, votre devoir est d’amener ce sauveur à son chevet. Et où irez-vous frapper d’abord ? Chez un docteur quelconque qui, peut-être, ignorera ce traitement que vous tenez pour le seul salutaire, ou bien irez-vous chez celui qui ne saurait l’ignorer, chez son auteur ? (C’est-à-dire chez le Roi.)
« — J’irai d’abord chez celui-ci ; mais s’il tardait trop à se rendre à mon appel, je m’adresserais à tout autre. »
Des Rieux ajoutait : « Voilà, mon cher ami, la conclusion de ce nationaliste. Il admet maintenant, avec nous, qu’une République, dans la hiérarchie des gouvernements, est au même degré que l’embranchement des protozoaires dans la série animale. Il reconnaît qu’il faut à la France une volonté souveraine et héréditaire, c’est-à-dire une Monarchie. Mais il s’intéresse aux bienfaits de ce régime plutôt qu’à la personne de qui il les tiendrait. »
Maurras répondit que le bien de la France exigeait une décentralisation et qu’un dictateur républicain ne pouvait la réaliser ; aucun pouvoir issu de la République n’en était capable, « car, émané de l’élection, il a besoin de tous les moyens de la centralisation pour se conserver, autrement dit pour se faire réélire. »
Quant à l’Empire, « à la rigueur un Bonaparte pourrait vouloir ce que veut le duc d’Orléans… Mais comme il y a une tradition royaliste s’imposant et gouvernant toutes volontés, il y a une tradition impérialiste. Elle est directement opposée à notre tradition décentralisatrice : tous les bonapartistes sérieux en tombent d’accord… Elle exprime une série d’actes d’autorité et de coups d’État destinés à réagir contre les effets mais nullement contre les causes de l’anarchie. Ces causes, l’Empire les maintient et les flatte. Il s’en prévaut et en tire une force précaire. »
Pour le duc d’Orléans, « par le tour de ses lettres et la direction de toute sa politique, il s’annonce aussi peu parlementaire qu’Henri IV. De même que son père, il voit dans le parlementarisme un régime où les questions de personnes viennent entraver les meilleures mesures, paralyser la politique la plus utile au pays et sacrifier l’intérêt général à des considérations particulières ».
Maurras donnait ensuite cet avertissement : « A force de se déclarer indifférent (sur la forme du gouvernement), on finit par se croire tel et le devenir. A force de dire qu’on n’a pas de préférences, on laissera aux ennemis de tout ordre politique comme aux ennemis de tout avenir français le privilège de l’activité et du succès. »
Puis il concluait : « Vous n’avez point le choix des gouvernements bienfaisants et réparateurs. Les circonstances parlent, il n’y en a qu’un seul.
« Puisque vous rêvez d’aller chez le Prince, allez-y donc tout droit. Si vous voulez qu’il vous réponde, commencez par le commencement : Appelez ! »
Vaugeois donnait toutes les raisons possibles contre le maintien de la République ou l’adoption du Césarisme. Mais il craignait que les esprits droits qui s’orientaient vers la Monarchie ne fussent réduits à l’impuissance par la ploutocratie financière et les politiciens d’aventure qui bénéficient du régime démocratique — ceux-ci, du reste, se plaçant fort souvent au service de ceux-là.
Voici l’un des passages les plus caractéristiques de sa lettre :
« Hommes d’action, hommes de pensée ! Les voyez-vous tous ? — Des premiers ne parlons point. Ils cuisinent leurs élections et n’ont de passion, d’élan que contre les curés. Mais les penseurs ? Vous savez bien que la multiplication absurde des livres et faiseurs de livres a créé des mœurs telles que les esprits entiers et probes, les non-boiteux qui, probablement, naissent aussi nombreux de nos jours qu’il y a cent ans, ont toutes chances d’être noyés. Il en est résulté que, au XIXe siècle, sauf de rares bonnes rencontres, la notoriété est allée à peu près toujours à des talents mais non à des êtres nés pour conduire et éclairer les autres. A qui donc aujourd’hui, précisément, pouvons-nous demander de réveiller, d’attaquer et de dompter l’opinion française ?
« Je ne vous parlerai pas enfin de la force matérielle du monde présent : l’Argent, qui est aux internationalistes et qui, circulant, détruit de plus en plus les frontières, les patries, les civilisations locales naturelles, délicates, vivantes — qui tue l’art au profit du confortable le plus morne et remplace les palais par des hôtels. Je ne vous parlerai pas non plus de l’autre force immatérielle : l’imagination qui dévie, se traîne dans le même sens vers le collectivisme et son horreur. Je vous rappellerai simplement que les Français les plus passionnés pour la politique aujourd’hui, c’est-à-dire les démocrates, sont les adorateurs d’une sorte de révélation nouvelle, et qu’ils la défendront contre nous avec une frénésie aveugle ; la lutte devra peut-être devenir sanglante contre ces fous… Que faire ? »
Certes, à l’époque où Vaugeois écrivait ces lignes découragées, le tableau ne manquait pas d’exactitude. Il montre surtout les obstacles que Maurras rencontra au début de sa propagande. Mais sa raison, appuyée sur l’expérience, disposait d’une volonté trop forte pour se rebuter facilement.
Que faire ? répondit-il à Vaugeois. Prouver que le mouvement existe en marchant. « On refait la France comme on peut. Je suis seulement convaincu que toute tentative dans l’ordre politique sera consécutive à l’organisation d’un pouvoir spirituel monarchique. Constituer cette très haute autorité scientifique, en rassembler les éléments, les proposer à tous les Français réfléchis, voilà quelle est ma tâche et voilà quelle devrait être la vôtre. »
Sur l’influence du véritable « chef » qu’est Maurras, Vaugeois ne tarda pas à comprendre que là, en effet, se trouvait sa tâche. Infusé d’énergie nouvelle, il se mit à l’œuvre à côté de Maurras. Dès 1901, il menait le bon combat à l’Action française revue. Puis il devint rédacteur en chef de l’Action française-Journal. Et c’est à ce poste d’honneur et de risque qu’il est mort il y a trois ans.
A l’appel de Maurras, Montesquiou répondit bientôt également. L’enquête avait paru en 1900. Dès le mois d’août 1901, il publia un livre : Le Salut public, résumant trois années de tâtonnement et où il ne donnait pas encore de conclusions, mais il les fournit, peu après, en ces termes, dans une lettre adressée à Maurras : « La volonté de conserver la patrie française une fois posée comme postulat, tout se déduit d’un mouvement irrésistible. La fantaisie, le choix lui-même n’y ont aucune part. Si vous avez résolu d’être patriote, vous serez obligatoirement royaliste. Il manque à mes articles une conclusion. C’est que j’étais dans l’impuissance de leur en donner une, me refusant à me soumettre aux lois de la raison. A présent, je m’y soumets en reconnaissant que dès lors que j’avais en vue le salut public et rien que le salut public, je ne pouvais conclure autrement que par la monarchie. »
De même encore, Lionel des Rieux ; après avoir beaucoup réfléchi, hésité aussi, vaincu par la logique irrésistible de Maurras, il lui écrivait en 1908 : « Je n’avais plus, pour être tout à fait de votre opinion, qu’un pas à faire. Il est fait. »
Telle est l’attirance de la sagesse politique si bien représentée par Maurras que, depuis, nombre de patriotes ont répondu à son appel ; et c’est pourquoi l’on peut dire, sans exagérations, que l’Action française réunit aujourd’hui une grande partie de l’élite des intelligences dans notre pays.
Une intelligence pourtant, et des plus accomplies, celle de M. Maurice Barrès, continue de se tenir à l’écart. Il avait répondu à l’Enquête de façon à bien poser qu’il s’en tenait au régime électoral. Ce n’est pas qu’il méconnaissait la nécessité d’un chef. Mais, pour lui, ce devait être un dictateur désigné par le suffrage universel.
« Je comprends bien, disait-il, qu’une intelligence, jugeant in abstracto, adopte le système monarchique qui a constitué le territoire français et que justifient encore, tout près de nous, les Bonald, les Balzac, les Leplay, les Bourget. De telles adhésions sont d’un grand poids dans le cabinet du théoricien ; mais dans l’ordre des faits, pour que la monarchie vaille, il faudrait qu’il se trouvât en France une famille ralliant, sur son nom, la majorité (sinon la totalité) des électeurs. »
Et plus loin : « Je ne date pas d’un siècle l’histoire de France, mais je ne puis non plus méconnaître ses périodes les plus récentes. Elles ont disposé nos concitoyens de telle sorte qu’ils réservent pour le principe républicain ces puissances de sentiment que d’autres nations accordent au principe d’hérédité et sans lesquelles un gouvernement ne peut subsister. »
Et il formulait ainsi son programme : « Au sommet de l’État l’autorité, sur le sol ou dans les groupes, la décentralisation, voilà des réformes que permet le système républicain et qui assureraient le développement des forces françaises aujourd’hui gravement anémiées. »
Maurras lui répondit fort judicieusement : « M. Barrès admet donc les libertés locales et professionnelles et, dans l’État, une autorité forte. Ces deux sentiments sont précieux. Le second correspond à un sentiment général ; s’il est vrai que la centralisation n’est sentie dans la masse qu’à la façon d’un malaise indéfini, cette même masse du peuple sent avec netteté et réclame avec passion l’autorité et la responsabilité du pouvoir. Elle veut être gouvernée, la faiblesse de la nation étant une suite, non seulement directe, mais tout à fait évidente de l’anarchie politique.
« Barrès et avec lui toute la masse du peuple français vont plus loin encore. Ils constatent que dans le péril, tout au moins, le gouvernement le plus fort est celui d’un seul. Ce gouvernement d’un seul est alors de droit, concluent-ils. Cette autorité d’un seul et qui seule peut faire le salut public, il l’appelait « la dictature ». Ils pourraient l’appeler également la Monarchie. »
Maurras démontrait ensuite ce qu’aurait de précaire une dictature dépendant toujours des caprices de la majorité. « Il n’y a pas, disait-il, dans l’histoire, d’exemple d’une initiative heureuse (j’entends positive et créatrice non destructive ni purement défensive) qui ait été prise par des majorités. Le procédé normal de tous les progrès est bien le contraire. La volonté, la décision, l’entreprise sortent du petit nombre, l’acceptation, l’assentiment de la majorité. C’est aux minorités qu’appartiennent la vertu, l’audace, la puissance et la conception. Habituellement inerte, indifférente et torpide, la majorité est sujette, il est vrai, à des paniques dont les effets immédiats sont parfois bienfaisants, mais d’une bienfaisance invariablement stérile si elle n’est accompagnée d’une impulsion de l’élite. »
Ce passage de la réponse de Maurras me semble capital. Il suffit, en effet, d’avoir vécu et observé pour constater que la majorité va presque toujours à la force, ou à ce qui lui paraît tel, par une sorte d’instinct conservateur. C’est pourquoi, en temps de suffrage universel, il faut qu’un gouvernement soit bien maladroit pour ne pas tirer d’elle des élections conformes à ses désirs. Parfois, la majorité regimbera un peu, mais elle ne tardera pas à obéir à l’impulsion de la minorité qui détient le pouvoir. C’est ce qui explique que l’équipe républicaine ait réussi pendant des années à perpétuer sa malfaisance — non qu’elle constituât une élite, il s’en faut, mais parce que ses intrigues lui assuraient le pouvoir.
« Nous n’avons donc pas, ajoutait Maurras, à nous soucier de rallier les majorités. De toutes façons, elles se rallieront d’elles-mêmes. Deux cas me paraissent possibles. Ou les fléaux naturels qui sont menaçants vont disposer automatiquement, comme en 1849 et en 1871, la majorité nationale à former le souhait d’une Restauration ; ou notre propagande devançant les malheurs publics, une élite s’étant déclarée pour la monarchie, une sage et savante minorité faisant sentir dans les hauts lieux son influence directrice, quelque coup d’État militaire renversera la République et refera la Monarchie.
« Dans ce premier cas, le ralliement de la majorité se trouve accompli par définition.
« Dans le second cas, ce ralliement s’impose au moyen de la force appuyée par la persuasion : le pouvoir spirituel de l’élite devenue royaliste, l’autorité des personnes qui la composent, l’influence intrinsèque d’une conception vraie viendront justifier, après l’avoir provoqué, le déploiement du bras séculier en faveur de la royauté. »
Conclusion de Maurras à laquelle on souscrit de grand cœur : « Les majorités sont toujours en faveur du gouvernement établi dès qu’il assure l’ordre et se fait respecter. Ce dernier point sera l’affaire de Monsieur le duc d’Orléans.
« — Sur quoi s’appuiera-t-il ? demande M. Barrès.
« Il s’appuiera nécessairement sur l’armée et cela suffit bien. »
Maurras, en s’exprimant de la sorte, suivait la raison. Mais M. Barrès se réclamait trop de ces puissances de sentiment dont il parle dans sa lettre pour se rendre. C’est le sentiment, en effet, qui le détermine avant tout, comme il est facile de s’en apercevoir quand on relit son œuvre entière. Ah ! qu’il a dit vrai celui qui le définissait « le dernier romantique ! »
Et n’est-ce pas le sentiment qui lui fit commettre l’étrange méprise de choisir pour la reconstitution de la France « dissociée et décérébrée » ce fantassin troubadouresque fourvoyé dans la politique : Boulanger ?
N’est-ce pas l’abus du sentiment, le désir d’en multiplier en lui les excitations qui auparavant lui fit instaurer ce « culte du Moi » par où tant d’âmes, trop dociles à ses leçons, s’énervèrent d’une façon irrémédiable ?
C’est à coup sûr le sentiment qui lui fit jadis emprunter les méthodes d’oraison d’un Saint et ce qu’il y a de plus vénérable dans les rites du catholicisme pour les appliquer sacrilègement aux effusions solitaires du Narcisse de décadence qu’il était alors.
Et c’est encore le sentiment aggravé de sensualité trouble et de religiosité malsaine qui lui fit écrire ce Jardin sur l’Oronte, qu’il s’étonne de voir réprouvé par les plus vigilants d’entre les catholiques.
En contraste, M. Barrès, quand il raisonne, produit de beaux livres, comme les Déracinés l’Appel au soldat, leurs Figures. Critiques superbes du régime, dont pourtant il adopte certaines erreurs, ils serviront toujours de références à ceux qui s’appliquent à le détruire. Mais ils manquent de conclusion logique. Cette conclusion, M. Barrès ne sut pas la saisir. Et c’est pourquoi il n’est pas venu à la Monarchie.
L’Enquête de Maurras constitue la plus substantielle des introductions à la doctrine monarchiste. Les principes qu’il posait ont été sanctionnés par l’expérience de ces dernières années. Aussi a-t-il le droit de dire dans sa conclusion :
« Dès 1899, sachant bien ce que nous voulions et où nous allions, notre objectif était fixé. Nous lui avons été fidèles. Et par une juste réciprocité, les confirmations de l’événement ne nous ont pas manqué. Elles se sont produites telles qu’on les avait prévues et nommées, comme si elles avaient été à notre service. Elles sont au service de la vérité que nous débrouillons. Le jeu des effets et des causes a fini par produire une situation tellement inquiétante que beaucoup de Français, de toutes conditions, commencent à appeler le mal par son vrai nom. Ils disent république et démocratie. Mais pour renoncer aux éléments destructeurs, les désillusionnés veulent qu’on leur présente un plan de reconstruction. Comme on vient de le constater, ce plan est inscrit dans la forme même des doléances nationales, dans la structure même du pays et de la nation. Il suffit de les analyser de bonne foi. C’est à la royauté que s’adresse le vœu général. Et la royauté est aussi l’expression des nécessités élémentaires. En cela, exactement, consiste la réalité profonde de notre doctrine. »
Méditez maintenant cette formule où se résume toute l’œuvre politique de Maurras et où les articles, si riches de pensée féconde, qu’il publie chaque jour puisent leur inspiration :
« Ce que nos ancêtres ont fait par coutume et par sentiment, nous le poursuivons, nous-mêmes, avec l’assurance et la netteté scientifique, par raison et par volonté. »
Quand vous l’aurez compris, catholiques de bon vouloir, vous ne chercherez pas à réagir contre des institutions défectueuses en vous conformant aux faux principes qui servirent à les édifier, comme le font les libéraux. Vous aiderez à détruire la bâtisse vermoulue où Marianne abrite sa progéniture. Vous la remplacerez par ce monument appuyé sur la tradition, la science et la religion qui a nom : Monarchie légitime.
Il n’est pas inutile de reproduire maintenant la haute approbation donnée à l’Enquête de Maurras par « l’héritier des quarante rois qui, en mille ans, firent la France ».
Aussitôt après la publication en volume, M. le Duc d’Orléans lui écrivit la lettre suivante :
Mon cher Maurras,
C’est avec le plus grand intérêt que j’ai suivi votre enquête sur la Monarchie et lu les déclarations que vous ont faites Buffet et Lur-Saluces.
Tous mes amis peuvent différer sur des nuances d’opinion ou des prévisions de réformes ; c’est leur droit — mais ce qui ressortira désormais, c’est l’unité profonde de la conception royaliste. Elle est réformatrice. — Réformer pour conserver, c’est tout mon programme.
Je ne me prononcerai pas sur le détail. Un prince qui aurait la prétention de le régler d’avance serait peu de chose. Un prince qui ne se déclarerait pas sur les principes ne serait rien.
Je me suis déjà expliqué sur quelques questions essentielles à la vitalité du pays. J’ai défendu l’armée, honneur et sauvegarde de la France. J’ai dénoncé le cosmopolitisme juif et franc-maçon, perte et déshonneur du pays.
Il en est d’autres sur lesquelles les Français ont le droit de me demander une détermination nette et catégorique.
De ce nombre est celle qui vous tient le plus au cœur : la décentralisation.
La décentralisation, c’est l’économie ; c’est la liberté. C’est le meilleur contrepoids comme la plus solide défense de l’autorité. C’est donc d’elle que dépend l’avenir, le salut de la France.
… Aucun pouvoir faible ne saurait décentraliser. Appuyé sur l’Armée nationale, constituant moi-même un pouvoir central énergique et fort, parce que traditionnel, je suis seul en mesure de ramener la vie spontanée dans les villes et les campagnes et d’arracher la France à la compression administrative qui l’étouffe.
La décentralisation dépend en partie du pouvoir royal et du sentiment qui l’anime, comme de la direction que le Roi peut imprimer de lui-même ; mais c’est aussi un problème d’organisation politique et géographique.
J’y donnerai ma première pensée. La question sera mise sur-le-champ à l’étude, avec la ferme volonté, non pas seulement d’aboutir, mais d’aboutir rapidement. — Je tiens à ce qu’on le sache.
Croyez-moi, mon cher Maurras,
Votre affectionné,
PHILIPPE.