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La maison en ordre : $b comment un révolutionnaire devint royaliste

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CHAPITRE III
AU COLLÈGE

La guerre finie, la France saignante, amputée de l’Alsace-Lorraine, une crise de folie, mi-patriotique, mi-socialiste, éclata, faisant perdre la tête à une portion considérable de la plèbe parisienne. Ce fut la Commune, qui mit le feu à la ville, massacra les otages et renversa la Colonne de la place Vendôme. Toutes ces gentillesses se passaient sous les regards réjouis des troupes allemandes qui occupaient une partie des forts et de la banlieue. Organisée par Thiers, chef du gouvernement provisoire, la répression fut impitoyable. Comme il arrive toujours, les utopistes, doublés d’aventuriers louches, qui avaient suscité cette révolte, se mirent à l’abri en Angleterre et en Suisse, dès qu’il y eut péril pour leurs précieuses peaux. Mais les pauvres diables, les sans-travail, qui avaient pris le fusil pour assurer les trente sous quotidiens de la solde à leurs femmes et à leurs petits ou qui s’étaient grisés des alcools de la déclamation révolutionnaire dans les clubs, tombèrent sous les balles des pelotons d’exécution ou furent déportés aux antipodes.

Quand tout fut terminé et que notre pays commença de panser ses plaies, mon père reprit le chemin de Saint-Pétersbourg, où on le rappelait, du reste, avec insistance. Je n’entrerai pas dans le détail des querelles qui précédèrent son départ. Encore une fois : paix aux morts… Je dois pourtant noter que, contre son avis, ma mère voulut me garder. Musicienne remarquable, elle s’était installée à Bruxelles et y menait une existence agitée dans un monde d’artistes où se mêlaient quelques boursiers cosmopolites. Auprès d’elle laissé à peu près à moi-même, j’appris surtout à polissonner dans les rues. Dieu sait ce que je serais devenu si mon père, informé de mon abandon, n’avait bientôt décidé de mettre un terme à cette méthode d’éducation au moins singulière. Il exprima sa volonté d’une façon si péremptoire que, cette fois, ma mère dut céder. Mon père prit ses dispositions pour que je fusse admis comme interne au collège de Montbéliard, lieu d’origine de sa famille. Parmi les instructions me concernant qu’il donna au Principal figuraient celles-ci : ma mère n’aurait pas le droit de venir me voir ; je n’irais pas chez elle aux vacances.

D’autre part, mes sœurs, reléguées dans des pensionnats au loin, ignorèrent également les douceurs de la vie familiale. Elles moururent prématurément, après avoir été très malheureuses. Pour moi, isolé désormais parmi des indifférents, n’ayant guère retenu de mes parents que le souvenir douloureux de leur animosité réciproque, j’en acquis un fond de tristesse, un penchant au pessimisme dont mon enfance et mon adolescence furent tout assombries. Je ne reviendrai plus sur ce sujet pénible. Mais il était nécessaire de montrer comment la discorde, dans une famille dépourvue de convictions religieuses, prépare chez l’enfant qui, sans défense possible, en a subi les effets, une anarchie de sentiments et d’idées dont les germes se développeront à l’aise pourvu que le milieu s’y prête. Et, certes, la société contemporaine le fournit ce milieu ! La suite de mon récit en donnera un exemple des plus probants.


Ce fut avec une répulsion totale que j’envisageai l’internat. Imaginez un poulain sauvage, habitué à gambader, sans mors ni sangle, à travers les prairies illimitées du Far-West et qu’on verrouillerait brusquement dans une écurie aussi obscure que nauséabonde. Concevez-vous sa fureur et sa désolation ? Tel était, à peu de chose près, mon état d’esprit. Quoique je ne connusse pas encore Dante, lorsque la porte du collège s’ouvrit, pour la première fois, devant moi, je crus lire sur ses panneaux enfumés l’inscription fatidique : Vous qui entrez, laissez toute espérance.

Jamais je ne me suis adapté. Pendant les cinq années que je passai là, je tins ma réclusion pour un abus de la force contre lequel tout mon être s’insurgea jusqu’au dernier jour.

Je n’avais cependant pas à supporter les rigueurs d’une règle particulièrement revêche. La discipline n’avait rien d’excessif. Les professeurs étaient des vieillards ankylosés par la routine d’un quart de siècle d’enseignement et soupirant après la retraite, ou des jeunes gens frais issus de la Normale et qui songeaient surtout à fuir le chef-lieu d’arrondissement dénué de vie intellectuelle qu’un sort contraire leur infligeait comme poste de début. Le Principal, absorbé par le souci de défendre au dehors les opinions conservatrices, fervent de l’Ordre Moral que préconisait le gouvernement de l’époque, ne s’occupait de nous que par foucades. Il ne faisait que de brèves apparitions dans les salles d’étude. Le plus souvent il se contentait de les traverser en silence et en effleurant d’un regard distrait les têtes inclinées sur les pupitres. D’autres fois, lorsque le surveillant lui avait signalé quelque élève comme un collectionneur zélé de mauvais points, il calottait le coupable en lui prédisant le bagne. Mais ces exécutions étaient fort rares. En une seule occasion, je le vis hors de lui. Comme je fus le promoteur de cette explosion insolite, je raconterai le drame un peu plus loin. Le surveillant général — qui cultivait en secret la bouteille et la fille de cuisine — braillait beaucoup, mais ne punissait guère. Les pions étaient ce qu’ils sont partout : les uns, des laborieux qui préparaient des examens et ne nous demandaient que du silence. Les autres, de nonchalants déclassés, satisfaits d’avoir le vivre et le couvert sans se donner grand mal. Ceux-là rêvaient au petit café où, durant les heures de classe, ils tuaient le temps à s’entonner des bock et à jouer aux cartes. On ne saurait croire à quel degré nous leur demeurions lointains, nébuleux — inexistants.

Comme on le voit, le joug n’était pas onéreux. En somme, dans ce collège, presque tout le monde avait l’air de penser à autre chose qu’à sa besogne. Mais il suffisait que je me sentisse à l’attache pour me considérer comme en guerre avec ce personnel si peu enclin à la tyrannie. Je le fis bien voir…

Je ne décrirai point par le menu mes années d’internat. Je rapporterai seulement quelques faits caractéristiques où se résumeront mes façons de penser et mes manières d’agir pendant cette période de mon existence. Je noterai aussi ce que j’ai retenu des passions politiques qui troublaient, par crises intermittentes, la somnolence de la petite ville.


Une cour assez vaste et caillouteuse, où végètent quelques platanes dont la nostalgie, me semble-t-il, égale la mienne. Des bâtiments grisâtres — classes, études, dortoirs — l’encadrent de trois côtés et y projettent leurs ombres froides. Au midi, une muraille élevée complète la clôture.

J’ai la sensation d’être confiné dans le préau d’une prison. Je frémis, tout indigné à la pensée que des jours et des jours s’écouleront, monotones, à piétiner là, sans autre diversion que des promenades insipides, le jeudi et le dimanche, en rangs, deux à deux, sous la conduite d’un pion ennuyé.

Il est vrai qu’une fois par mois, pourvu que je ne sois pas puni, je vais chez le correspondant choisi par mon père. Mais ce brave homme, que déconcertent mes allures insolites, n’a pas réussi à m’apprivoiser. Vis-à-vis de lui, je me tiens sur la défensive. Je voudrais flâner tout seul par la ville, aller où il me plairait. Or, il ne consent pas à ce que je me promène sans mentor. C’est pourquoi le poulain ombrageux, ne prenant nul plaisir à un simple changement de licol, repousse toutes ses invites à ma confiance.

Aux récréations, tandis que mes camarades crient, sautent, gesticulent, jouent aux barres ou aux billes, j’arpente la cour tantôt en long, tantôt en large, tantôt en oblique, la tête basse. Ou bien je me plante, comme si j’étais au piquet, devant le mur du fond. J’en suppute la hauteur, avec l’envie de l’escalader et d’aller voir un peu ce qui se passe de l’autre côté. Je cherche s’il n’existerait pas quelque fissure que je m’empresserais d’élargir jusqu’à en faire une brèche par où m’évader.

Hélas, la cage est bien close !… Alors, je m’accroupis dans un coin et je souhaite un cataclysme qui nous rendrait la liberté : tremblement de terre, épidémie, que sais-je ? — Puis je tente une expérience. Par une belle après-midi d’été où la contemplation des petits nuages qui voguent gaiement dans un ciel radieux avive ma soif d’escampette, je médite de l’inoculer aux enfants policés qui gambadent autour de ma songerie morose. J’en rassemble une douzaine. Je leur sers, pour commencer, une harangue véhémente où je dénonce l’iniquité de notre réclusion. Ensuite, je leur propose d’envahir en tumulte la loge du concierge, de bousculer ce fonctionnaire, de tirer le cordon et de gagner, au pas de course, la colline boisée qui surplombe la ville.

Tous m’écoutent, d’abord, avec stupeur. On dirait que jamais nulle velléité d’indépendance ne les sollicita. Ames natalement soumises, ils ne parviennent pas à réaliser mon esprit de révolte. Puis les caractères se dessinent. Un blondin au profil de mouton, premier de sa classe à perpétuité, bêle tout effaré : — Oh ! il ne faut pas ; on nous mettrait en retenue !…

Celui-là est jugé ; si le complot s’ébruite, c’est lui qui sera le dénonciateur.

Un autre, œil vif, frimousse espiègle, subit fortement la tentation. Mais il craint le risque : — Et si l’on nous rattrape ? s’écrie-t-il.

Aprement je réponds : — Nous nous rebifferons ; nous couperons des triques et nous taperons plutôt que de nous laisser reprendre !

Cette perspective d’une bataille avec l’autorité n’enflamme personne. Les mioches m’examinent d’un air mi-craintif, mi-railleur, comme si je chevauchais la plus imprévue des chimères. Ils se consultent du regard à la muette. Enfin, un bout d’homme grassouillet, à la physionomie déjà aussi rusée que celle d’un notable commerçant, prononce le mot décisif : — Moi, je ne marche pas ; on me supprimerait les dix sous de ma semaine.

Puis il me toise avec dédain et ajoute : — En voilà un original !…

A ce coup, tous les autres reconnaissent en moi l’imaginatif, l’aventureux qu’il ne faut imiter sous aucun prétexte. Mon prestige s’écroule. Ils retournent à leurs jeux en glapissant : — Il est fou ! Il est fou !

Je hausse les épaules ; je les méprise de tout mon cœur. Et je me sens l’âme d’un Spartacus dont les compagnons d’esclavage refuseraient de rompre leurs chaînes à son appel. Par la suite je l’entendrai bien souvent retentir à mes oreilles le terme par lequel la démocratie béotienne où nous sommes condamnés à vivre promulgue sa haine de quiconque se détache du troupeau pour se tracer une voie personnelle : l’original, c’est-à-dire le monstre, celui qui n’est pas comme tout le monde.

Cet épisode date des premiers mois de mon internement. Plus tard, vinrent l’accoutumance et la résignation. Mais de combien de soupirs mal étouffés elles étaient faites !…


Pour mes études, j’adopte un système dont je ne me suis point départi jusqu’à ma délivrance : ne m’appliquer qu’aux choses qui m’intéressent. Je n’étais pas un paresseux, mais j’entendais choisir.

En ce temps-là, dans les classes d’humanités, on donnait — avec combien de raison — le premier rang aux langues mortes ; quinze heures de latin, sept heures de grec par semaine. La grammaire et la composition française étaient également en honneur.

Je mords très bien à tout cela et, de plus, je ne néglige ni l’histoire ni la géographie. Mais c’est surtout le latin et le français qui conquièrent mon attention. La tarentule littéraire commence à remuer en moi ; en voilà l’indice. Aussi, de la septième à la seconde, je remporte des prix dans l’une et l’autre branche.

L’ennemi, ce sont les mathématiques. J’y suis totalement fermé. Les chiffres m’horripilent, me causent même la plus vive aversion. N’y comprenant rien, les tenant pour d’absurdes casse-tête, je les élimine de mon programme avec le ferme propos de ne jamais leur accorder le droit d’entrée dans ma cervelle.

De toute évidence, il y avait là une incapacité de nature, car elle a persisté durant ma vie entière. A l’heure où j’écris ces lignes, je continue d’être incapable de réussir une addition un peu étendue, sans m’y reprendre à plusieurs fois. C’est pour cette raison que, parlant de l’algèbre dans l’un de mes livres, je me montrai véridique en écrivant : « Les logarithmes, ce doivent être des animaux bizarres comme les ornithorrhynques et les babiroussas. »

Un colonel d’artillerie, mon ami quoique mathématicien hors-ligne, lisant cette phrase croyait à une plaisanterie et, passionné pour les nombres, il n’était pas loin de la trouver inconvenante.

— Mais non, lui dis-je, avouant mon ignorance, je n’ai fait que lui donner une forme pittoresque. Si vous me demandiez le produit de deux et deux, après réflexion, je vous répondrais peut-être quatre. Mais si vous compliquiez l’examen, vous verriez aussitôt pousser de chaque côté de mon crâne les longues oreilles d’Aliboron.

Et pour mieux le convaincre, je lui conte les anecdotes suivantes.

Je suis en cinquième. J’assiste, de corps et non d’esprit, à la classe d’arithmétique. Comme de coutume, j’ai apporté un devoir où j’ai proprement écrit l’énoncé des problèmes à résoudre, mais sans y joindre le plus minime essai de solution. A quoi bon ? Je savais si bien d’avance que je ne m’en tirerais pas !

Le professeur m’interpelle :

— Ainsi, c’est bien entendu, vous avez décidé de ne rien faire de toute l’année ?

— Je réponds froidement :

— Cela va de soi, puisque je ne comprends goutte à tous vos calculs.

— Je vous marque un zéro.

— Parmi les chiffres, c’est le seul pour qui j’éprouve de l’estime.

— Vous serez en retenue dimanche prochain et vous copierez vingt pages du Cours de mathématiques de…

Ici, ouvrons une parenthèse : je ne me rappelle plus le nom du bourreau qui confectionna cet instrument de torture.

Sur le moment le coup porte. Copier ces choses indigestes, quelle horreur ! D’abord un peu déconfit, je ne tarde pas à reprendre ma sérénité. Je me suis lié avec un externe, cancre irréductible, mais qui, doué pour les affaires, a fondé une entreprise de pensums. C’est-à-dire que, moyennant quelques plumes, des crottes de chocolat ou une toupie, il se charge de rédiger les tâches afflictives qu’on lui apporte. Très bien : j’aurai recours à cet industriel. Et comme il apprécie surtout le métal, je lui verserai, d’un geste large, la somme de deux sous.

Autre conflit. Je suis en seconde. Le professeur, sous prétexte de géométrie, trace au tableau des lignes rigides et nous affirme énergiquement leurs vertus — dont je n’ai cure. Tout en n’écoutant pas et pour occuper mon loisir, je bâtis la traduction d’un passage du Pro Milone de Cicéron. Ce n’est pas que la prose de ce bavard spongieux m’enthousiasme, mais enfin on ne pourra pas prétendre que je me dissipe.

Le professeur s’aperçoit que je ne lui accorde aucune attention. Passe encore ; je l’ai formé : depuis longtemps, il désespère de mon intelligence. Cependant, il estime que, par politesse, je devrais au moins feindre de suivre son raisonnement. Piqué dans son amour-propre, il s’écrie :

— Qu’est-ce que ce livre ?… N’essayez pas de le cacher, je le vois fort bien. Apportez-le moi !…

Je lui tends le volume. Il lit le titre puis l’engouffre dans sa poche avec une moue dédaigneuse. Ensuite, me désignant le tableau, comme il pratique le calembour, il reprend, d’un air fin qui lui va très mal : — Regardez là si c’est rond !

Les camarades — vils courtisans — s’esclaffent.

Flatté mais résolu à me couvrir de honte, il poursuit : — Répétez la démonstration que je viens de faire.

Naturellement, je m’ensevelis dans un silence opaque. Et les camarades de pouffer.

Mais je veux avoir le dernier mot. Donc, je me lève et du ton le plus modéré je déclare : — Monsieur, il est nécessaire que nous nous expliquions une fois pour toutes. Vous nous dites qu’AB égale CD. Je n’y vois pas d’inconvénient. Mais solliciter mon contrôle, je trouve que c’est me faire un honneur dont je me reconnais indigne. Je préfère vous croire sur parole.

Sur quoi, je m’incline profondément et je me rassieds. Les camarades se roulent.

Mais le professeur outré, l’index tendu, me désigne le dehors : — A la porte !…

Je me garde bien de protester. Sans perdre une seconde, aussi léger qu’un sylphe, je m’éclipse, tandis que le pédagogue lance à mes trousses une grêle d’épithètes malgracieuses.

Quelle joie d’échapper à cette atmosphère empestée de chiffres ! J’irai m’installer dans une classe vide à cette heure, et j’y mettrai au net mon devoir de latin. Je bénis les mânes de Cicéron, raseur insigne mais fort recommandable en l’occurrence, puisqu’il me valut cette aubaine.


Or, si je ne goûtais guère le Pois Chiche, par contre, j’aimais grandement Tacite et Virgile. La concision robuste de l’historien, son style de bronze, veiné d’or sombre, me ravissaient. Ce m’était une jouissance de le traduire en serrant le texte d’aussi près que possible, et jamais je ne plaignais ma peine lorsque j’avais à résoudre ses obscurités. Et puis j’appliquais ses sentences à la vie de collège.

Je me souviens qu’un jour, un maître d’étude, afin de réprimer quelque tumulte, condamna au séquestre les plus indomptables des perturbateurs de l’ordre. On devine que j’en faisais partie. Le vieux domestique de confiance, chargé de me conduire à ce cachot, était fort débonnaire ; même il me dit son regret d’avoir à m’incarcérer. Mais moi je voyais en lui le satellite servile d’un despotisme exécrable, l’exécuteur des vengeances d’un Tibère ou d’un Caligula. Comme, avant de pousser le verrou, il m’engageait à me montrer désormais « plus sage », je le toisai fièrement et je lui plaquai à la face cette phrase vengeresse, empruntée à mon cher Tacite : « Ubi solitudinem faciunt, pacem appellant… »

Bien entendu, il ignorait le latin et il crut à des injures.

— Ah ! monsieur, dit-il d’un ton de doux reproche, ce n’est pas bien de m’envoyer des sottises, moi je fais ce qu’on me commande…

— Et c’est là ton crime, vil prétorien, m’écriai-je, d’ailleurs je ne t’en veux pas, mais à celui qui compte sur ton obéissance. Ah ! il m’inflige la solitude pour avoir la paix !… Il aura la guerre !

Sans rancune, le bonhomme insista timidement pour que je me soumisse à l’inévitable. Mais je ne l’écoutais plus. Je lui tournai le dos. J’allai m’asseoir sur l’escabelle boiteuse qui, avec une table vermoulue, constituait le mobilier de la mansarde décorée du nom de séquestre. J’y pris l’attitude de Thraséas devant Néron et je gardai un silence digne. Dès que la porte fut verrouillée, je me mis à ruminer une invective latine où, comme de juste, les réminiscences de Tacite tenaient une place considérable. Aux intervalles de l’inspiration, j’observais les mœurs des araignées dont les toiles tapissaient, à profusion, le petit local. Et ainsi, le temps passait…

Pour Virgile, j’en raffolais encore plus que de Tacite. La magie de ses cadences, la mélodie insinuante de ses vers agrestes réveillaient mes esprits alanguis par le train-train monotone du collège. A les scander, une fièvre heureuse faisait battre mon cœur. Je conformais aux leçons de cet art souverain les lyrismes naïfs qui commençaient à me chanter dans la tête. Que j’ai aimé les Bucoliques !… Je les aime toujours. Après tant d’années, malgré tant de causes d’oubli, à travers les péripéties d’une existence mouvementée, elles n’ont pas cessé d’habiter ma mémoire. Et c’est bien souvent que je me récite les strophes délicieuses de la première églogue :

Tityre, tu patulae recubans sub tegmine fagi,
Silvestrem tenui musam meditaris avena ;
Nos patriae fines et dulcia linquimus arva ;
Nos patriam fugimus, tu, Tityre, lentus in ombra,
Formosam resonare doces Amaryllida silvas.

Et le final où chuchote une musique si tendrement invitante :

Hic tamen hanc mecum poteras requiescere noctem
Fronde super viridi. Sunt nobis mitia poma,
Castaneae molles et pressia copia lactis ;
Et jam summa procul villarum culmina fumant…

Et, en contraste, le grand vers aux sonorités graves où se condensent la tristesse et l’anxiété vague qui accompagnent le crépuscule :

Majoresque cadunt altis de montibus umbrae[1].

[1] Le latin tendant à devenir, pour un trop grand nombre de personnes, la plus étrangère des langues, il est peut-être nécessaire de traduire. Voici : « O Tityre, couché à l’ombre d’un hêtre touffu, tu cherches un air rustique sur ta petite flûte. Nous, cependant, nous fuyons par force nos labours aimés, il nous faut quitter les champs paternels. Mais toi, Tityre, insoucieux et paisible, tu apprends aux échos de la forêt obscure à répéter le nom de la belle Amaryllis. »

« Ici, sur un lit de feuillage, tu pourrais reposer cette nuit. J’ai des pommes douces, des châtaignes tendres et du lait caillé en abondance. Vois : déjà les toits des villages prochains commencent à fumer et l’ombre, en s’accroissant, tombe du haut des monts. »

Mais quelle traduction en prose réussirait à rendre cette poésie éolienne ? Aux amateurs de traductions en vers je signale avec plaisir la belle interprétation des Bucoliques publiée par M. Ernest Raynaud chez Garnier.

L’Énéide me conquit à un degré encore plus intense. A mon âge, je ne pouvais en saisir toutes les beautés ; par exemple, il va sans dire que la psychologie pénétrante de Virgile décrivant le désespoir de Didon m’échappait. Dois-je avouer que les plaintes de cette abandonnée, si émouvante pour quiconque a ressenti les souffrances d’un amour méconnu, m’ennuyaient passablement ?

Mais en vingt autres endroits du poème, j’absorbais, d’un esprit avide de splendeurs, les images grandioses dont fourmillent ces vers d’un incomparable coloris. D’instinct, j’appréciais, comme il sied, la vigueur de l’expression, la variété des rythmes, l’ingéniosité des coupes et des rejets, tout cet art sûr de lui-même et qui garde la ligne même lorsqu’il exprime les transports les plus effrénés. Ah ! la Muse de Virgile, c’est d’elle qu’il faut dire : Vera incessu patuit dea…

Comme de juste, c’étaient surtout les aventures fabuleuses et les batailles qui me passionnaient. Je me souviens que je vécus plusieurs jours enseveli dans un songe, très loin du réel, à cause de la Descente aux Enfers d’Énée guidé par la Sybille. Que de fois, depuis, je me suis répété le début de cet épisode ! Comme je sentais les ténèbres qui emplissent et l’espace fuligineux et l’âme du héros :

Ibant obscuri sola sub nocte per umbram,
Perque domos Ditis vacuas et inania regna :
Quale per incertam lunam sub luce maligna
Est iter in silvis, ubi cœlum condidit umbra
Juppiter, et rebus nox abstulit atra colorem[2].

[2] « Sombres, ils allaient par la nuit solitaire, à travers l’ombre, à travers les demeures vides de Pluton et le royaume des apparences. Ils allaient, comme sous la lune douteuse, aux clartés équivoques, vont les voyageurs dans les forêts, quand Jupiter couvre le ciel de nuées obscures, quand la noirceur funèbre de la nuit a confondu toutes choses. » (Énéide, VI). — Mais comme ici encore, il est impossible de transposer la musique des vers virgiliens !

Et les combats ! J’entendais siffler les flèches, tinter les cuirasses au choc des épées, hennir les chevaux, vociférer les combattants. J’étais épris de Camille, reine des Volsques, nouvelle Amazone, chasseresse nourrie du lait d’une cavale sauvage. Qu’elle m’était belle, menant à la charge contre les Troyens ses escadrons impétueux ! J’admirais le baudrier d’or miroitant sur sa poitrine fière et nue. Je respirais l’odeur de sa chevelure ondoyante. Je me brûlais à la flamme homicide de ses yeux. Et j’ai versé des larmes quand une javeline exécrable perça le sein de la vierge belliqueuse !…

Je n’en finirais pas si je continuais à évoquer toutes les magnificences de l’Énéide. Pour conclure, je mentionne que ce fut Virgile qui développa en moi l’amour de la grande poésie. J’ajoute que la connaissance du latin m’a rendu d’incomparables services, lorsque j’ai suivi ma vocation littéraire. Tout écrivain dont l’art s’imprègne de la sève latine, c’est-à-dire tout écrivain qui fit « ses classes d’humanité » au temps où il y avait encore des « humanités », vous tiendra, s’il est sincère, un propos analogue. Voyez Vallès. A coup sûr, ni les opinions de l’homme, ni son caractère ne sont louables. Mais il a eu beau bafouer l’antiquité, railler les études classiques, il n’en possède pas moins un style aussi solide qu’évocatoire. Nul des lecteurs de Jacques Vingtras ne me démentira. Eh bien ! tenez pour assuré que ce don de bien écrire il le doit en grande partie au fait que, bon gré mal gré, il apprit le latin à fond au collège. La marque lui en resta.

L’histoire, comme je l’ai dit, m’intéressait également. Les manuels où l’on nous la faisait étudier étaient fort secs et par trop sommaires. Le professeur chargé du cours ne suppléait pas à cette pénurie de développement et il ne savait guère ressusciter les siècles écoulés. Tout se réduisait pour lui à des récitations monotones de textes arides. Il nous bourrait la mémoire de dates et de résumés synoptiques sans prendre la peine de nous commenter, d’une parole vivante, ces froides énumérations. Sous lui, on avait la sensation de passer en revue les vieilles tombes poudreuses d’un cimetière désaffecté.

Il importe pourtant de signaler qu’on ne nous apprenait pas que la civilisation a commencé en 1789 et qu’auparavant le monde croupissait dans la barbarie, l’ignorance et la misère. Le règne du Seignobos-Aulard n’avait pas encore commencé. Le mot de Providence apparaissait çà et là. Le rôle bienfaisant de l’Église dans la formation de la société européenne n’était pas envisagé comme un détail incongru et susceptible de pervertir nos jeunes cervelles. Bref, nos maîtres ignoraient l’art de nous inculquer l’athéisme sous prétexte de neutralité.

Ils ne nous prêchaient pas davantage l’humanitairerie aggravée de communisme. Au contraire, un véritable esprit patriotique régissait alors l’enseignement. On mettait en relief les gloires de notre pays. On cultivait en nous l’idée qu’il nous faudrait préparer la revanche sur l’Allemagne, notre vainqueur de la veille. Et l’on n’avait pas de peine à nous faire concevoir qu’un peuple, qui accepte la défaite, avec les mutilations territoriales qu’elle implique, est un peuple en décadence.

Nous comptions, comme pensionnaires, un certain nombre d’Alsaciens venus de Mulhouse et de Colmar. Parce qu’ils protestaient de cette manière contre l’annexion, leurs parents avaient à subir les sévices des fonctionnaires du Reich. Ces petits « récupérés » nous contaient les souffrances de leurs familles en butte aux vengeances prussiennes. Et ces récits navrants contribuaient à stimuler notre amour de la France.

Or, si je ne m’assimilais qu’à regret les relavures éventées et dépourvues de condiments que nous servaient nos manuels d’histoire, je voulais pourtant m’instruire. Je ne tardai pas à découvrir le moyen de substituer à ce brouet incolore un aliment plus monté de ton.

Il y avait au collège une bibliothèque où le surveillant général sollicité par moi — et qui, du reste, s’en fichait éperdument — me permit de puiser à peu près sans contrôle.

Comme de juste, je choisis d’abord les livres qui parlaient de Napoléon. Le premier qui me tomba sous la main fut l’Histoire du Consulat et de l’Empire, de Thiers. Les vingt-deux tomes qu’elle comporte je les avalai d’une haleine.

Le style de Thiers ne m’emballa point. Traînant et grisâtre, il me fit l’effet d’une limace qui ramperait parmi les abeilles d’or du manteau impérial. La phraséologie prud’hommesque dont il affublait ses gloses m’était en horreur. Enfin, je jugeai digne de châtiment ce « sentencieux raccommodeur de vieux parapluies » — ainsi que le nomme si drôlatiquement Léon Bloy — parce qu’il poussait l’outrecuidance jusqu’à donner des leçons de stratégie et de tactique au Maître des Armées.

— Ah ! Foutriquet, disais-je, si je te tenais, avec quelle joie, usant d’un gourdin noueux, je te meurtrirais le derrière !…

Néanmoins, par le seul effet de sa narration, beaucoup plus étendue que l’exposé ratatiné des manuels, je m’aperçus que l’Empire n’était pas l’épopée radieuse, sans taches et sans défauts, que je m’imaginais jusqu’au jour où j’entrepris cette lecture. Quelque chose de l’aveuglement par orgueil monstrueux où sombra finalement Napoléon commença de m’apparaître. Ce ne fut d’abord qu’un demi-jour. Mais, lorsque je le vis en 1813, après Bautzen, refuser la paix aussi avantageuse qu’honorable offerte par Metternich, je conçus l’énormité de ses fautes politiques et je criai de douleur en découvrant les répercussions désastreuses qu’elles ont eues sur l’avenir de notre patrie.

L’idole s’effrita. J’essayai bien d’en rapprocher les morceaux en évoquant ses victoires. Mais je dus m’avouer que les suites en furent éphémères. Alors le sillage de clarté couleur de sang tracé par Napoléon à travers notre histoire me devint celui d’un météore qui n’illumine, quelques secondes, le ciel nocturne, que pour s’éteindre aussitôt. Il tombe, il éclate et ne laisse après lui qu’un peu de poussière incandescente, puis une poignée de cendres obscurcies et désormais stériles.


C’est alors que je découvris la Révolution. Cette mare fangeuse et fétide, où des énergumènes, des intrigants et des coquins pataugent, coupent des têtes et s’entr’égorgent au nom de la fraternité, me fut dépeinte comme un océan de pure lumière par l’Histoire des Girondins de Lamartine, et les dithyrambes de Michelet. On conviendra que c’étaient là deux excellentes fabriques d’idées fausses.

Nul n’a mieux jugé que Sainte-Beuve le premier de ces livres. Je le cite avec plaisir : « Je sais, écrit-il, que M. de Lamartine a plusieurs cordes à sa lyre. Or, la seule application d’un talent de cet ordre et de cette qualité à un tel sujet, à ces natures hideuses et à ces tableaux livides de la Révolution était déjà une cause d’illusion et une pente au mensonge. Aussi, voyez ce qu’il a fait ; il en a dissimulé l’horreur, il y a mis le prestige. Il y a glissé un coin de cette lune du cap Misène qu’il tient toujours en réserve au bord d’un nuage et qui embellit tout ce qu’elle touche. A travers ce sang et cette boue, il a jeté des restes de voie lactée et d’arc-en-ciel. Sa couleur ment. Même en forçant et en gâtant sa manière, il n’a pas atteint à la réalité de ce qu’il voulait peindre, ou il l’a dépassée. Au lieu d’une horreur sérieuse et profonde, il n’a produit, par ses descriptions, comme dans un roman, qu’un genre d’impression presque nerveuse. Je me demandais, en constatant cet effet de la lecture des Girondins, si c’est là l’effet que doit produire l’histoire. Je ne dirai pas que cet ouvrage émeut, mais il émotionne : « Mauvais mot, mauvaise chose. »[3]

[3] Causeries du lundi, IV. Soit dit en passant, je suis enchanté de trouver ici la condamnation de cet odieux néologisme : émotionner, qui obtint, depuis, une si étrange vogue au détriment du verbe émouvoir, voué à l’ostracisme par d’impardonnables patoisants.

Je ne connaissais pas Sainte-Beuve et, si je l’avais connu, ses critiques, contredisant mon initiation émerveillée à l’outrance déclamatoire, m’auraient sans doute fort déplu. Ce qui advint, c’est que Lamartine, me jetant aux yeux la poudre d’or de cette poésie dont il recouvre les fureurs et les crimes de la Révolution, réussit à m’éblouir d’une façon durable. L’affreux cuistre Robespierre, Marat le frénétique, d’autres monstres encore, m’apparurent de grands hommes. J’acceptai qu’il comparât ce gavroche pervers de Desmoulins à Fénelon. — Oui à Fénelon ! Comme s’il y avait quoi que ce soit de commun entre l’auteur de Télémaque et le folliculaire du Discours de la Lanterne, qui lichota, d’une langue frétillante, le couteau de la guillotine jusqu’au jour où, sa propre tête étant menacée, il préconisa la clémence !

A l’école de Lamartine, je pris aussi les rhéteurs incontinents de la Gironde pour des foudres d’éloquence, leur sottise infatuée de soi et leur politique d’hurluberlus pour de la sagesse et des vues profondes. J’admirai tout : le bonnet rouge au front de Louis XVI et du Dauphin, les diatribes enragées de l’Ami du Peuple et du Père Duchêne, le sabre de Théroigne et le tricot de Rose Lacombe, le fauteuil mécanique de Couthon, le gueuloir de Danton, les canonniers de l’ivrogne Henriot, et jusqu’à la perruque du « vertueux » Roland.

Ce fut une fièvre chaude qui alla au paroxysme dès que j’entrepris la lecture de Michelet. Celui-là me mit un incroyable tohu-bohu dans la cervelle. Chez lui, nul enchaînement dans le récit ; il ne se donne même point la peine d’exposer les faits. Mais, à propos des moindres vétilles et des incidents les plus saugrenus, un accès de lyrisme incohérent l’empoigne. Alors, il hurle, il sanglote, il se pâme de rire, il écume, il roucoule des alleluias ou vocifère des invectives. Tour à tour — plus souvent pêle-mêle, — il décerne le Panthéon ou condamne au barathre les fantômes qu’enfante son imagination désordonnée. Chacun de ses chapitres semble la conséquence d’une crise de nerfs. A le lire de sang-froid — ce qui n’était pas mon cas à cette époque — on croit assister aux gambades d’un dément échappé de sa cellule et qui, coiffé de son pot de chambre, pinçant d’une guimbarde échevelée, célébrerait, sur l’air de la Carmagnole, la gloire nonpareille de ses dieux lares : « les géants de 93 ».

Lamartine, le rêveur incurable, Michelet l’halluciné furent donc les écrivains qui, les premiers, me déformèrent le jugement en ce qui concerne la Révolution. D’autres vinrent ensuite, plus calmes et plus ternes, mais non moins aberrants. Ce que je tiens à souligner, c’est qu’à partir de ces lectures initiales, les principes révolutionnaires, si justement dénoncés comme sataniques, par Joseph de Maistre, se gravèrent dans mon âme. L’exaltation sans limites des droits de l’individu au grand dommage de l’esprit social, la mise en pratique de la devise : « ni Dieu ni maître, mon bon plaisir », la haine de toute règle devinrent mes directives pour longtemps. Il y eut, comme on le verra, des intervalles d’apaisement, de soumission passagère à une discipline. Mais toujours le penchant au non serviam démoniaque reprenait le dessus. Et si la Grâce n’était intervenue pour éclairer ma raison, il est fort probable que ces folles maximes continueraient de me représenter le seul Credo qu’un « homme libre » puisse admettre.


La littérature française occupait dans ma pensée une place égale à celle tenue par le latin. La saine beauté de l’art classique nous était offerte par quelques tragédies de Corneille et de Racine — Cinna, le Cid, Andromaque, Athalie — Molière avec le Misanthrope. On nous faisait étudier aussi tout Boileau.

Le choix était excellent. Mais je ne goûtais pas beaucoup ces maîtres. Leur forme me paraissait trop sage ; leur sens de la mesure m’agaçait. Leur connaissance profonde de la nature humaine, je n’avais pas encore assez vécu pour en apprécier la valeur. L’adolescent, de sensibilité turbulente, que j’étais, exigeait, pour s’émouvoir, moins de pondération et davantage de cris. Il me fallait du panache, des sentiments excessifs, de la grandiloquence à fracas. Corneille m’inspirait à peine quelque considération. Racine m’ennuyait. Qu’il pardonne ce blasphème à celui qui l’aima tant depuis ! Pour Molière, ma préférence allait vers Amphitryon, toutefois sans emballement. Quant à Boileau, je le haïssais ; je le surnommais le Louis XIV des Petdeloups et je trouvais absurde qu’il eût condamné aux verges l’auteur de Childebrand, ce patronyme hirsute me paraissant plus pittoresque que ceux d’Ulysse et d’Agamemnon.

Au contraire, les romantiques, dont je pris une première idée dans les Morceaux choisis de l’inoffensif Merlet, me conquirent tout de suite. Afin de les mieux connaître, je me fis apporter du dehors, par un externe complaisant, les poésies de Musset et plusieurs volumes de Victor Hugo. Le peu d’argent dont je disposais y passa tout entier. Ensuite, il me fallut recourir à mille ruses pour les déguster en cachette. Car, dans ce temps-là, l’Université excommuniait l’un et l’autre poète. A les lire, on risquait la confiscation, un ample pensum et les anathèmes du professeur tonnant contre « le mauvais goût ».

C’était le fruit défendu ; par conséquent, je voulais le cueillir. Là, comme partout, mon esprit de rébellion faisait des siennes.

Les apostrophes et les prosopopées un peu niaises de Rolla, les tirades ampoulées de Franck dans La Coupe et les Lèvres, la verroterie grossière, l’exotisme en fer-blanc peinturluré de teintes crues des Orientales me semblèrent des merveilles de style et de passion vraie. La bosse de Quasimodo, le rictus de Gwynplaine, je les tenais pour des modèles de pathétique dont seule la décrépitude d’un pédagogue ranci dans le classique pouvait méconnaître la splendeur.

Cependant, comme je soignais beaucoup mes compositions et que la grammaire y était respectée, comme, parallèlement, je continuais de cultiver avec dilection Horace et Virgile, le professeur ne me faisait pas trop d’observations. Tout en blâmant les touches de couleur violente dont j’empâtais çà et là mes devoirs, tout en relevant avec amertume mes imitations des romantiques, il me donnait de bonnes notes. Il était rare que je ne fusse pas « premier en narration française ».

Bientôt, mon exubérance littéraire ne se contenta plus des travaux prescrits par la règle. Les images qui me bouillonnaient, comme des laves en fusion, dans la tête voulaient s’étaler librement ailleurs. J’inventai de fonder un journal hebdomadaire, où quelques amis, qui partageaient ma fièvre, deviendraient mes collaborateurs.

Ils accueillirent ma proposition avec enthousiasme. A la besogne !…

Ce périodique — six feuilles de papier écolier cousues ensemble — s’intitula le Combat. En sous-titre : poésie, critique, libres propos. Il portait cette épigraphe empruntée au Cid et où se gonflait notre naïf orgueil : Nos pareils à deux fois ne se font point connaître !…

Un de nous, doué pour la calligraphie, recopiait les poèmes et les proses que nos cerveaux en ébullition ne cessaient de produire. Le journal paraissait tous les samedis soir, à un exemplaire et circulait clandestinement parmi nos camarades de classe, qui, moitié goguenards, moitié admiratifs, s’en disputaient la lecture.

Je dégorgeai là tout un fatras archiromantique, truffé de réminiscences d’Hugo et de Musset, et dont je ne me rappelle que ce détail : j’avais entrepris une transposition en vers de Han d’Islande que j’abandonnai d’ailleurs au troisième chant, parce que, soudain, ce labeur inepte m’assomma. Un seul vers en surnage dans ma mémoire. Le voici, truculent à souhait :

Han buvait l’eau des mers dans le crâne des morts…

Ne trouvez-vous pas qu’il résume tout le romantisme ? Pour moi, je le jugeai sublime, d’autant plus que mes émules m’en firent de grands éloges… Somme toute, il n’y avait pas grand mal à ce que nous nous dépensions de la sorte. C’était une soupape ouverte aux vapeurs volcaniques qui nous distendaient les méninges. D’autre part, le pion de notre étude — celle des grands — y acquit le repos. Avant le journal, nous imaginions sans trêve de terribles farces contre lui. Devenus auteurs, pourvus d’un public, nous étions tout entiers à la production et nous le laissions tranquille. Aussi, ce martyr, objet habituel de notre cruauté plus ou moins inconsciente, apprécia si fort sa quiétude insolite qu’ayant mis la main sur quelques numéros il se renseigna auprès des « bons élèves », incapables de dissimuler un secret à l’autorité. Quand il eut appris de quoi il retournait, désireux de prolonger l’armistice, il feignit de n’avoir rien vu et se garda d’informer le Principal.

Le Principal le sut tout de même, et voici comment. Comme je l’ai dit, la politique absorbait non seulement tous ses loisirs, mais une partie des heures qu’il aurait pu consacrer au collège dont il avait la responsabilité.

Or, en cette année, la France était fort troublée, à l’intérieur, par les manigances des républicains qui intriguaient et se démenaient pour conquérir le pouvoir. Jamais l’Ote-toi de là que je m’y mette, cher aux démagogues, ne montra autant d’effronterie.

L’Assemblée nationale, composée, en majorité, de conservateurs et de catholiques, très honnêtes gens, mais contaminés à la fois de libéralisme et de tous les préjugés propres aux Parlements, venait de retirer sa confiance à Thiers et de renvoyer ce petit Machiavel de la Cannebière à ses faïences et à ses bronzes soi-disant d’art[4]. Elle l’avait remplacé par le maréchal de Mac-Mahon, soldat loyal et intrépide, chef d’État insuffisant. Sous la conduite de Gambetta, qui faisait le bravache à travers les provinces et lançait alors son cri de guerre : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi », les héros futurs du Panama s’efforçaient de persuader au pays qu’on voulait le placer sous le joug « du sabre et du goupillon ».

[4] Cette hideuse collection d’apocryphes et d’objets truqués encombre aujourd’hui une des salles du Louvre.

Un gouvernement énergique et clairvoyant eût coffré ces braillards séditieux. Mais, conformément à l’incurable nigauderie dont les libéraux n’ont cessé, ne cessent, ne cesseront de donner des preuves, on ne sut pas agir vite et bien. On ne manifesta ni volonté suivie ni vigueur dans la répression. Tout en proclamant l’urgence d’établir « l’Ordre moral » on ne prit que des demi-mesures. On se contenta de vexations puériles ou ridicules à l’égard des agitateurs. On leur permit de tournebouler les cervelles de telle sorte que les élections de 1876 donnèrent la majorité aux républicains. La Chambre nouvelle entra en conflit avec le Maréchal. Celui-ci, le 16 mai 1877, choisit un ministère franchement hostile à la Constitution démocratique. Puis, avec l’appui du Sénat, où les conservateurs restaient les plus nombreux, il déclara la Chambre dissoute. Une campagne électorale prolongée commença où le gouvernement n’employa que des moyens légaux — et avec quelle mollesse ! — tandis que les Républicains redoublaient de vociférations, de trafics louches, de violence sournoise. Ils finirent d’affoler la pauvre bête à vue basse qui a nom : Suffrage universel.

Les choses en étaient là au moment où nous rédigions notre journal. Bien entendu, entre nos quatre murs, nous ne percevions qu’un écho très affaibli de tout ce tumulte, assez, toutefois, pour conjecturer, d’après la mine morose du Principal, que ses opinions, fort attachées au gouvernement, ne l’emporteraient pas à Montbéliard, ville en grande partie protestante et férue des billevesées gambettistes. Autre indice d’un sérieux grabuge : en quatre ou cinq mois, trois sous-préfets s’étaient succédé. Chacun d’eux avait visité le collège et cette formalité officielle nous valut l’octroi d’une demi-journée de congé supplémentaire. Aussi ces mutations rapides nous avaient beaucoup plu tout en nous étonnant un peu.

Enfin nous avions pu prendre une vague notion de la crise politique par les discussions de nos professeurs d’ailleurs presque tous anticléricaux et républicains. Nous en saisissions quelques bribes et nous en tirions des hypothèses plus ou moins saugrenues.

Il paraissait alors une brochure périodique à deux sous qui portait ce titre : la Lanterne de Boquillon. C’était un infect recueil de quolibets, écrit en un style crapuleux et où l’Église, le Maréchal, l’armée, les conservateurs étaient copieusement insultés. Des externes l’apportaient en classe, s’en divertissaient et ne se faisaient pas faute de nous les passer après lecture.

Ici encore, des gouvernants à la hauteur de leur tâche de préservation sociale auraient supprimé, sans hésiter une minute, cet infâme torchon. Mais nos grelottants libéraux avaient bien trop peur qu’on les accusât d’attenter à la liberté de la presse pour prendre une mesure pourtant fort nécessaire. Avec un ahurissement qui n’avait d’égal que leur inertie, ils encaissaient toutes les mornifles, se bornant à y opposer de timides objurgations et de filandreux appels à la modération.

Enclin, comme je l’étais, à tout ce qui sentait la révolte, je lus en jubilant les diatribes de Boquillon. Même, j’en transcrivis des passages que j’insérai dans nos libres-propos. Jusque-là ces notules nous servaient principalement à décocher des brocards au personnel enseignant ou administratif du collège. Parfois, après les avoir « cloués au poteau des couleurs » — comme dit Rimbaud — nous nous livrions à des danses de cannibales autour de certains professeurs que nous estimions trop fertiles en pensums et en retenues. On leur attribuait — sans en rien connaître que par des ragots ineptes — des mœurs déplorables. On parodiait leur façon d’enseigner. On bafouait leurs tics et leurs manies. D’autres fois, on imputait à l’économe des collusions ténébreuses avec les fournisseurs. Ou bien on critiquait la monotonie des menus et l’on dénonçait la coriacité des viandes servies au réfectoire. Le tout, sans trop de perversité foncière et en des termes où il entrait plus d’espièglerie que de fiel. Et enfin jamais nous n’avions abordé la politique.

Un des nôtres, qui possédait un talent précoce de caricaturiste, illustrait le Journal de dessins grotesques où Principal, pédagogues, maîtres d’étude se révélaient d’une ressemblance frappante sous l’exagération voulue de leurs défauts physiques. Ce crayon irrespectueux signait ses croquis du pseudonyme de Milo. Nous le retrouverons.

Quand j’eus introduit la politique dans les libres-propos, il y eut des protestations parmi les rédacteurs comme parmi les lecteurs. Les uns déclarèrent que la politique était, pour eux, dépourvue de tout intérêt. Les autres, que les balivernes venimeuses de Boquillon leur semblaient écœurantes au point de vue du style et de la qualité des idées. — En quoi ils avaient bien raison. — Mes collaborateurs me représentèrent le danger de répandre ces ignominies. En cas de saisie, notre culpabilité s’en trouverait aggravée.

Mais moi, rédacteur en chef, à qui le choix des matières à insérer était confié, très imbu de mon privilège, je ne voulus rien entendre. En tant que littérature, cette prose me paraissait ignoble, tout comme à mes amis. Mais elle flattait mes tendances subversives. Et donc je maintins Boquillon


Or, dans ma famille, nous possédions une vieille cousine célibataire et munie de rentes. De ce côté, il y avait ce qu’avec un cynisme d’autant plus cocasse qu’il est inconscient la bourgeoisie appelle des « espérances ».

Calviniste austère, la cousine présentait un visage taillé dans du buis jaunâtre. Sa voix rêche, ses préceptes frigorifiques hantaient mes cauchemars quoique, depuis ma petite enfance, je ne l’eusse vue que deux ou trois fois, à de longs intervalles. Ce que je gardais surtout dans la mémoire, c’étaient ses attitudes. Elle se tenait tellement raide que je me demandais si, par mégarde, elle n’aurait pas avalé son parapluie, soigneusement roulé au préalable.

On m’avait recommandé de lui écrire au nouvel an et la veille de son anniversaire. Cette date néfaste approchait et je ne savais comment m’acquitter de la corvée. Enguirlander ma lettre de formules toutes faites, y étaler des sentiments affectueux dont je ne pensais pas le premier mot me dégoûtait. Car l’existence de cette huguenote pétrifiée m’était aussi indifférente que les phases de la lune. Qu’elle se portât bien, cela m’était égal ; qu’elle fût aux prises avec un catarrhe chronique, c’était tant pis pour elle. Alors, que lui dire ?

Ma pénurie d’imagination sur ce point me fit prendre enfin le parti le plus insensé. Avec le vague espoir de l’apitoyer sur mon sort, je lui confiai que l’internat m’ennuyait d’une façon effroyable ; que je rêvais souvent d’évasion ; que si la durée de mon séjour forcé dans cette prison se prolongeait par trop, je ferais le nécessaire pour qu’on m’expulsât. Pour comble d’aberration, j’assaisonnai le tout d’une phrase d’argot, cueillie dans Boquillon et qui témoignait du plus intense mépris de l’autorité — universitaire ou autre. Et, à l’appui de cette élégante référence, je citais mon auteur !

Maintenant le drame commence.

Au reçu de cette épître, la cousine, rendue furieuse par ma prose sans vergogne ni fard, l’envoie au Principal en y joignant des appréciations vinaigrées sur sa manière d’élever les enfants qui lui sont confiés.

Le Principal reçoit le paquet à son bureau, vers cinq heures du soir. Quoiqu’il portât le nom pacifique de Colombe, c’était un homme irascible. En mainte occasion nous en avions eu des preuves cuisantes.

Déjà, qu’une antique demoiselle au verjus mette en doute la valeur de l’éducation qu’il est censé nous donner, cela l’horripile. Mais ce qui le courrouce encore bien davantage, c’est qu’un de ses élèves méconnaisse le bienfait de vivre sous sa loi et — surcroît d’abomination — se soit laissé influencer par un misérable pamphlétaire. Comment les libelles de l’odieux personnage ont-ils pu s’introduire dans le collège ? Tout l’ordre moral, qu’il chérit, qu’il soutient de ses votes et de son influence, lui en paraît ébranlé.

Mais s’attarder à méditer douloureusement sur ce scandale ne servirait de rien. Il faut agir… Il bondit hors de son fauteuil, renversant, du même coup, son encrier dont le contenu en profite pour éclabousser largement les paperasses qui s’étalent devant lui. Sacrant, fulminant des imprécations, il arrive comme un obus dans l’étude, où, à l’abri d’un rempart de dictionnaires, j’aiguise les Libres Propos de la semaine. Là, il éclate.

Pour commencer, il m’empoigne à bras-le-corps et me lance au milieu de la salle. Ce procédé brutal me met en rage. Au lieu de tomber à genoux en larmoyant comme il s’y attendait sans doute, je me campe vis-à-vis de lui, rouge comme un petit coq et je le toise d’un air de défi qui redouble sa colère.

D’une voix saccadée, tant l’indignation le suffoque, éparpillant à droite et à gauche des étincelles de salive, il lit ma lettre. Mes camarades, tout pantois, les yeux dilatés à se rompre les paupières, gardent un silence d’épouvante. Le pion, blême d’effroi, sentant que la bourrasque ne tardera pas à se détourner vers lui, voudrait bien sauter par la fenêtre ou se cacher sous le paillasson.

Ayant fait l’exposé de mes crimes, non sans de foudroyantes parenthèses à mon adresse, le Principal ajoute, d’un ton sarcastique, où siffle déjà une rafale de punitions vengeresses : — Ah ! Monsieur s’occupe de politique !… Nous allons voir…

Il s’interrompt ; par une inspiration soudaine, il se précipite sur mon pupitre, l’ouvre, le fouille et y découvre la collection de notre journal flanquée d’une série complète de Boquillons. Cette dernière est lancée tout de suite dans la boîte aux ordures. Mais notre chère feuille, confidente de nos rêves et de nos doléances, il se met à la parcourir en poussant des exclamations ironiques ou réprobatrices. Voici que lui saute au regard sa propre caricature soulignée d’une parodie des Châtiments, où ses opinions sont traitées sans aménité aucune. Cette contribution à sa biographie achève de lui faire perdre tout sang-froid.

Sommé, avec une insistance furibonde, de livrer mes complices, je reste bouche close. Je me laisserais tuer plutôt que de dénoncer personne. Ni invectives, ni menace ne parviennent à me tirer une syllabe.

— Soit, dit le Principal, nous éluciderons cela plus tard…

Alors viennent les sanctions. Il est signifié au maître d’étude, coupable au moins de négligence dans l’exercice de ses fonctions, d’avoir à quitter le collège dès le matin suivant.

Pour moi, mis au pain sec et à l’eau, je suis expédié au séquestre avec mille lignes à copier. Le lendemain, il me faudra écrire des excuses à la cousine de malheur qui m’attira ce revers. Le Principal lui-même préviendra mon père de mon inconduite et lui exposera les principes horribles dont je me suis volontairement intoxiqué. Enfin je serai privé de sortie jusqu’à la fin de l’année scolaire.

Fort bien. J’avoue que j’avais surabondamment mérité cette répression.

Mais le Principal ne s’en tint pas là. Ce passionné de politique crut devoir gratifier les élèves et le pion, atterré, mais rancuneux, d’une harangue des plus intempestives. Il fit l’apologie du gouvernement, exalta le 16 Mai, dénigra la République et conclut en prescrivant à ses auditeurs de fermer l’oreille aux propos empoisonnés des « Catilinas de bas étage » qui sapaient l’ordre moral.

Ah ! ce fut un beau discours de réunion publique et, chose si rare, le Principal s’exprimait en bon français. Cependant, ces belles tirades ne convenaient guère à des collégiens. Et, d’autre part, il y avait imprudence à s’épancher ainsi.

On le lui fit bien voir. Les élections produisirent un renforcement de la majorité républicaine à la Chambre. Puis le Sénat aussi fut entamé gravement. L’avocasserie démagogique triomphait. Elle brima de telle façon le Maréchal que celui-ci donna sa démission. Il fut remplacé par Grévy, vieux résidu de basoche, aggravé de son gendre Daniel Wilson, qui vendait la Légion d’honneur au plus offrant.

L’infortuné Colombe, que dénonça, sans doute, le pion renvoyé, fut passé au creuset par l’autorité nouvelle, ivre de représailles. On découvrit en son cas plus de plomb réactionnaire et clérical que d’or démocratique. Le grief majeur invoqué contre lui fut son discours aux élèves qui, du reste, n’en avaient absolument rien retenu. On le mit à la retraite sans différer d’une minute.

Pour moi, le bénéfice que je tirai de sa déconfiture, ce fut la réapparition de notre journal, prudemment interrompu pendant les derniers mois de son règne. Du coup, j’y mis cette épigraphe empruntée à l’ode III d’Horace : Impavidum ferient ruinae !…

Mais j’éliminai Boquillon.


La religion qui comptait le plus d’adhérents à Montbéliard et dans le pays alentour était alors le protestantisme. La population de la petite ville se partageait entre quatre ou cinq sectes où chacun, selon la coutume en vigueur chez nos frères séparés, prenait de la doctrine ce qui lui semblait s’ajuster à sa tournure d’esprit et laissait le reste.

Mon père aurait désiré que je continue d’être élevé en dehors de toute confession. Mais en une localité où nous avions des parents luthérien zélés, il craignit leur réprobation ; quoique j’eusse été baptisé catholique, sur les instances de ma grand’mère, il décida donc que je suivrais le culte réformé.

— Après tout, dit-il, le protestantisme c’est un moindre mal…

J’allais donc au temple le dimanche et j’assistais à la conférence que donnaient une fois par semaine deux pasteurs qui alternaient.

Autant qu’il m’en souvienne, c’étaient de fort braves gens, pieux et charitables et qui, sans obtenir grand résultat, faisaient, je crois, le possible pour nous inculquer quelques rudiments d’instruction religieuse. Leur prédication portait d’autant moins qu’au collège régnait, dans le corps enseignant et surveillant, une indifférence profonde à l’égard de toute religion. Certains professeurs même ne dissimulaient pas trop leur matérialisme agressif.

Nullement secondés, ces pauvres pasteurs étaient encore desservis par leur manque d’éloquence. Sans flamme, monotones et grisâtres, leurs discours m’ennuyaient au delà de toute mesure. Je demeurais aussi imperméable à leurs arguments qu’un manteau de caoutchouc à la pluie.

N’oubliez pas que, depuis ma naissance, j’avais entendu railler, comme inutile ou délétère, toute pratique religieuse. En conséquence de cette première éducation négatrice, j’éprouvais de la répulsion pour l’idée de Dieu. Il s’ensuivait une mise en défense presque instinctive contre quiconque eût été tenté de me la faire admettre.

Ces sentiments, je ne les manifestais guère. A quoi bon ? La religion tenait si peu de place dans nos études ! Mais je les fortifiais en moi comme un rempart contre toute tentative éventuelle sur mon indépendance follement ombrageuse.

Néanmoins, les premiers temps, j’écoutai quelque peu les dires des deux pasteurs. Mais je ne tardai pas à remarquer que, s’ils se rencontraient sur le terrain de la morale, ils divergeaient du tout au tout dans leur façon de commenter la Bible — que je tenais, au surplus, pour un recueil de légendes aussi absurdes qu’inconsistantes.

L’un, le plus âgé, accordait une part assez grande à la Révélation ; il inclinait à la prédestination inexorable qui fait le fond du calvinisme.

L’autre, imbu de kantisme, semblait n’attacher qu’une importance médiocre au dogme. Il recommandait le « témoignage intérieur » et de la déférence aux suggestions d’une entité bizarre qu’il désignait par ce vocable obscur : « L’Impératif catégorique ».

Tous deux s’accordaient pour bien spécifier qu’il nous fallait posséder une foi, mais ils précisaient que nous étions libres de la choisir à notre gré.

— Quoi, pensai-je, l’un me dit : agis comme tu voudras ou comme tu pourras, si Dieu a décrété ta damnation, tu n’y échapperas point. S’il te prédestine au salut, ton âme ira au ciel après ton décès. Alors que sert de me prêcher une morale ?

L’autre soutient que je trouverai en moi-même, exclusivement, des motifs de croire et que je ne relève que de ma conscience. Alors, pourquoi l’écouter, lui qui ne sait pas ce qui se passe au-dedans de moi ?…

Que ces bons messieurs commencent par se mettre d’accord. Pour moi, puisqu’ils me reconnaissent le droit de choisir entre leurs théories, je choisis — rien du tout.

Dès que j’eus constaté l’incertitude de cet enseignement bicéphale, je ne donnai plus la moindre attention à leurs propos. Le cours hebdomadaire de religion me fournit un loisir que j’employai à rédiger mes devoirs de latin ou de français tout comme je faisais au cours de mathématiques.

Au temple, nous devions emporter un recueil des psaumes traduits par Clément Marot et dont le style avait été modernisé d’une façon assez gauche par je ne sais plus qui. J’arrachai ce texte et le déposai soigneusement dans un coin de mon casier. Sous la couverture de basane noire, je le remplaçai par des vers de Hugo et de Musset, et aussi par du Boquillon. Je lisais cela tandis que le pasteur pérorait en chaire ou débitait de longues oraisons tout abstraites, debout derrière la table, recouverte de serge brune, qui occupait le centre de l’édifice.

Parmi mes camarades, certains faisaient comme moi. D’autres dormaient d’un sommeil paisible. Les pions dissimulaient d’effroyables bâillements dans leur chapeau tenu à hauteur de la bouche.

Et c’est ainsi que nous pratiquions le protestantisme, « ce sauve-qui-peut religieux », comme l’a défini un homme d’esprit.


Le Principal qui remplaça M. Colombe disgracié était, en contraste avec son prédécesseur, l’homme le plus doux et le plus calme et le plus perspicace qui se puisse rencontrer.

Outre ses fonctions de grand chef, il tenait la classe de philosophie. Si j’ai bonne mémoire, on y enseignait alors l’éclectisme blafard de Victor Cousin, nuancé de kantisme. Peut-être n’allait-on jusqu’à la critique de la raison pure, mais la déraison insuffisante y tenait une place déjà notable.

Notre nouveau Principal avait passé naguère un an ou deux dans une université d’Allemagne. Il en était revenu conquis par Hégel. Il servait donc négligemment à ses élèves la doctrine officielle en leur laissant entrevoir que cette matière à baccalauréat ne présentait rien de solide. Puis, à côté, avec beaucoup plus de complaisance, il leur exposait le système panthéiste du rhéteur wurtembergeois. Il les balançait entre la thèse, l’antithèse et la synthèse. Il leur prônait « l’identité des contradictoires » et « le perpétuel devenir ». A pratiquer ce jeu d’escarpolette métaphysique, les uns s’ahurissaient sans remède, les autres inclinaient au scepticisme absolu. Cependant, le Principal poursuivait son rêve nébuleux, sans être troublé le moins du monde par ce résultat plutôt burlesque[5].

[5] Soit dit en passant, l’Hégélianisme n’a rien de neuf. Il dérive du système d’Héraclite et un peu des subtilités de l’hérésiarque Valentin, choryphée de la Gnose. Professer cette doctrine en ignorant la philosophie catholique et même en écartant le spiritualisme, en somme inoffensif, où s’englua le pauvre Cousin, c’est donc ressemeler les plus antiques savates du Diable. Et pourtant, le Principal, propageant ces sophismes réchauffés, était tout pavé de bonnes intentions. L’enfer l’est aussi.

Sa marotte germanique mise à part, il était, je le souligne, l’intelligence et la bonté même. J’en parle d’expérience, ayant eu l’occasion d’éprouver sa mansuétude clairvoyante. Il avait fort bien compris mon caractère et ce qu’on pouvait tirer de moi. En effet, dès qu’il eut pris le pouvoir, certains de ses subordonnés, que lassaient ma turbulence, mes incartades continuelles et mon entêtement à traiter comme des épluchures les études qui me déplaisaient, lui demandèrent mon renvoi.

Le Principal les écouta sans interrompre d’une seule objection leur réquisitoire. Quand ils eurent fini, m’ayant observé à fond auparavant, il déclara qu’il me garderait. Puis il réussit à les convaincre que leur méthode de répression opiniâtre à mon égard ne valait pas grand’chose. Enfin, il leur conseilla de me laisser tranquille et se porta garant de ma bonne conduite à l’avenir.

Ensuite, il me fit appeler à son bureau. Avec des intonations sincèrement affectueuses, il m’interrogea sur mes goûts, élucida mes tendances et, bref, s’y prit de telle sorte que je me sentis tout à fait à l’aise vis-à-vis de lui. Me voyant apprivoisé, il ajouta que je devais, ne fût-ce que par amour-propre, poursuivre mes succès en latin et en français. Puis il conclut :

— Vous êtes doué pour la littérature, cela me paraît incontestable. Si vous le voulez fortement, une belle carrière d’écrivain s’offre à vous. Mais il faut être sage, travailler et ne plus vous livrer à des gamineries comme celles dont vous avez contracté la détestable habitude. Promettez-moi de laisser vos maîtres en repos. Si vous vous y engagez, je passerai l’éponge sur le passé ; de plus, je veillerai à ce qu’on ne vous entrave pas dans votre vocation.

Ces paroles habiles et sages me comblèrent d’allégresse. Être un littérateur, rien qu’un littérateur, quelle admirable perspective s’ouvrait devant moi ! Il me sembla qu’un soleil se levait sur mon existence.

Mais un nuage soudain éclipsa cette aurore. Je me rappelai que mon père souhaitait qu’on m’aiguillât vers le métier d’ingénieur. Je me rappelai aussi que mes bulletins trimestriels lui ayant appris ma nullité quant aux chiffres, il m’avait écrit des lettres pleines de reproches et de menaces.

Alors, des larmes aux cils, je m’écriai d’une voix lamentable :

— Mais papa me destine à l’École centrale… Il ne me connaît pas ; c’est à peine s’il m’a vu quand j’étais tout petit. Et maintenant il ne veut pas comprendre que je suis incapable d’établir le produit de la moindre multiplication sans me tromper dix fois. Les chiffres, rien que de regarder des chiffres, cela me rend imbécile !… Que faire ?…

Le Principal me rassura :

— J’écrirai à M. votre père, reprit-il, espérons que je le dissuaderai de vous lancer sur une voie où vous ne pouvez que dérailler… Ai-je votre confiance ?

— Vous l’avez tout entière, dis-je avec enthousiasme.

Et, de fait, grâce à lui, je voyais de nouveau l’avenir rayonner devant moi.

— A présent, retournez à l’étude et conduisez-vous bien.

— Je vous en donne ma parole, dis-je en étendant la main comme pour prêter un serment solennel.

Ce qui acheva de m’attendrir et de lui valoir mon affection, ce fut qu’il ne me demanda rien de plus. Il eut un geste bienveillant et un sourire tout amical pour me congédier. Il se fiait à mon sentiment de l’honneur. Cela me grandissait à mes propres regards et me fortifiait dans mes bonnes résolutions.

A la suite de cet entretien, je me montrai beaucoup moins ingouvernable, malgré les plaisanteries de l’équipe révoltée dont j’avais été l’oracle jusqu’à ce jour. J’eus bien encore, parfois, quelques velléités d’indiscipline, mais le Principal n’avait qu’à me regarder d’une certaine manière qui me rappelait mon engagement pour que, confus et repentant, je rentrasse aussitôt dans le devoir.

La plus grande preuve de mon apaisement, ce fut que je fis des efforts pour me réconcilier avec mes vieilles ennemies, les mathématiques. Mes avances échouèrent : elles me sont restées à jamais revêches. Mais enfin, on put me rendre cette justice que ce n’était pas de ma faute.

Je touchais alors à mes dix-sept ans. C’était cette période critique de l’adolescence où les premières poussées de la sensualité se mêlent aux élans de l’imagination pour la rendre encore plus facilement excitable. Chez moi, cette crise se manifesta par une disposition morbide de l’esprit. Une mélancolie me tenait qui me faisait prendre en grippe la réalité. Je m’éperdais en des songeries où des formes féminines, issues de mes lectures, jouaient un rôle insidieux. Je soupirais et je ne savais pourquoi. J’avais des envies de pleurer sans motif. J’aspirais à un idéal fugace « n’importe où hors du monde ». Sous l’influence des romantiques, je cherchais dans les livres moins des idées que des émotions.

C’était l’état d’âme signalé par Taine lorsque, définissant les René, les Didier, les Antony, tous les héros extravagants du romantisme, il résume leur délire en ces termes d’une ironie justifiée :

« Leur thème est toujours : Je désire un bonheur infini, idéal, surhumain ; je ne sais pas en quoi il consiste, mais ma personne a droit à des exigences infinies. La société est mal faite, la vie terrestre insuffisante. Donnez-moi le je ne sais quoi sublime que je rêve ou je me casse la tête contre le mur… »

Chez beaucoup, cette maladie morale, dite « l’âge ingrat », n’a qu’une durée assez brève. « Tout notaire a rêvé des sultanes », écrivait Flaubert. Chez moi, elle persista longtemps et revint, génératrice de toutes mes erreurs de conduite ou de raisonnement, jusqu’au jour où la foi catholique m’apprit à réfréner mon penchant aux chimères, chassa l’inquiétude et les tristesses vagues pour les remplacer par la paix intérieure et par cette joie lumineuse sur laquelle le désenchantement des choses de la terre ne saurait prévaloir.

Mais, en ce temps-là, j’étais très loin de l’Église. Et, ce qui achevait de me porter à une conception morose de l’univers, c’était mon isolement. Qu’on veuille bien se rappeler à quel point j’étais abandonné à moi-même. Mon père était en Russie et ne m’écrivait que pour me témoigner son irritation de ma résistance aux projets qu’il avait formés sur moi. Ma mère, ses lettres… il vaut mieux n’en point parler. Je passais mes vacances au collège ou, partiellement, chez des étrangers qui, quel que fût leur désir de se montrer affables, ne pouvaient m’accorder cette affection familiale que rien ne remplace.

Ajoutez que nos maîtres ne se préoccupaient nullement de notre formation morale et que ce défaut essentiel du protestantisme : le manque de certitudes en commun sous une autorité acceptée de tous m’en avait éloigné d’une façon définitive.

Dans ces conditions, il était fatal que je devinsse « un réfractaire ». J’aurais pu devenir pis encore si Dieu ne m’avait doué d’une âme nullement dépravée et ne m’avait octroyé ce goût de l’art qui maintient les fervents du Beau dans un courant de sentiments élevés et d’idées nobles.

Sans cette marque de la sollicitude divine, il est fort probable que, par l’effet de ma nature impétueuse, rebelle à toute contrainte, j’aurais bientôt fourni un exemplaire typique du parfait voyou.

Malgré mes accès d’idées noires et les incitations troubles de la puberté, je m’étais mis au travail avec plus d’ardeur et surtout plus de suite que je ne l’avais fait jusque-là. Mon grand stimulant, c’était l’espoir que le Principal m’avait donné. S’il persuadait mon père, j’irais tout entier dans le sens qu’indiquait mon évidente vocation littéraire.

Mais avant que mon protecteur eût écrit, mon père mourut subitement à Saint-Pétersbourg, dans des circonstances tragiques. Aussitôt ma mère exigea que je lui fusse rendu.

On pensera que je bondis d’allégresse en apprenant que ma mise en clôture prenait fin. Oui, malgré le deuil que me causait la mort de mon père, si peu que je l’eusse connu, j’eus un premier mouvement de joie. Mais, à la réflexion, le retour chez ma mère m’apparut sans attrait. C’était avec appréhension, presque avec angoisse que je l’envisageais. Hélas ! une expérience par trop précoce m’avait appris combien la pauvre femme était incapable de me diriger et même de s’occuper de moi. Musicienne consommée, son art la possédait toute. Elle voyait la vie comme une sorte d’opéra lyrique d’où les contingences positives devaient être éliminées. Le sens pratique lui faisait défaut à un degré stupéfiant. Je pressentais qu’à son contact j’allais devenir un citoyen du royaume de Bohême. J’entendrais de la grande musique, supérieurement exécutée, commentée avec une passion lucide. Mais il ne me fallait pas compter sur une tendresse vigilante et ferme à la fois ni sur une compréhension judicieuse de mon caractère.

Depuis mon entretien si fécond en bons résultats avec le Principal, celui-ci m’avait pris tout à fait en gré. Souvent il me faisait venir à son bureau. Nous y avions des causeries sur toutes sortes de sujets littéraires au cours desquelles, si grande que fût la différence d’âge, il me traitait non comme un pédagogue instruisant son élève, mais presque d’égal à égal. Mes jugements primesautiers l’amusaient parfois ; il se gardait pourtant de les tourner en dérision. Par des exemples bien choisis, il les rectifiait sans avoir l’air de me donner une leçon. Et c’est ainsi qu’il m’inculqua de la méthode pour analyser mes admirations et raisonner mes antipathies. Par exemple, il m’inspira de la méfiance pour la rhétorique vide et sonore de Hugo et il m’apprit à préférer le théâtre de Musset à ses poésies. Je n’ai jamais oublié ses enseignements.

J’étais donc trop en confiance avec lui pour lui taire mes craintes touchant l’avenir immédiat qui s’ouvrait devant moi.

Il s’efforça de me rassurer, insistant sur ce point que, dans le milieu nouveau, peuplé d’artistes, où j’allais vivre, je trouverais sans doute des facilités pour m’adonner à la littérature.

— Et puis, ajouta-t-il en riant, vous serez libre : plus de pions, plus de règle astreignante. Vous qui n’avez jamais su vous plier complètement aux rigueurs de l’internat, cela doit vous réjouir ?

— Je mentirais, répondis-je, si je vous affirmais que je ne suis pas content de reprendre mon indépendance. Mais je me demande si, dans les conditions où elle se présente, elle ne me sera pas néfaste.

Il savait trop de choses sur ma famille pour blâmer mon doute à cet égard. Mais, par un sentiment de réserve fort compréhensible, il garda le silence touchant mes rapports futurs avec ma mère.

Il conclut : — Vous aurez la Muse pour auxiliatrice. L’ambition de saisir le laurier qu’elle vous tend vous donnera du courage pour réprimer les écarts de votre imagination et dompter vos instincts aventureux.

Pensif, je secouai la tête : — Ce ne sera peut-être pas assez, dis-je, pour m’empêcher de commettre beaucoup de sottises…

Ah ! comme, à ce moment, je sentais, d’une façon aiguë, les lacunes de mon éducation !…

Mais je dois avouer que ce ne fut qu’une impression passagère. Dès que j’eus franchis, pour toujours, le seuil du collège, dès que l’air du dehors m’eut caressé le visage, l’ivresse de la libération s’empara de moi. Je me hâtai vers la gare sans même donner un souvenir de pitié aux camarades que je laissais captifs de ces mornes murailles. Tout aux délices de la minute présente, je respirais largement et je montai dans le train en déclamant ces vers qui me semblaient fort de circonstance :

Mais moi, fils du désert, moi, fils de la nature,
Qui dois tout à moi-même et rien à l’imposture,
Sans crainte, sans remords, avec simplicité,
Je marche dans ma force et dans ma liberté !…

Je les avais retenus d’une traduction d’Othello par Ducis. Certes, le soin méticuleux que mit ce bonhomme exsangue à édulcorer de sa mélasse et à couper de son eau de guimauve le vin rude et fort de Shakespeare ne m’agréait nullement. Mais ce quatrain, — par hasard bien frappé — me reflétait tout une part de mon être intérieur. Je me l’étais cent fois récité ; maintenant que le poulain sauvage de naguère cassait sa chaîne, débordant d’une superbe enfantine, je le répétais, d’une voix haute et claire, comme un défi à la destinée.

Mes voisins de compartiment, sur qui je dardais de la sorte un jet brûlant de poésie, me regardaient, tout ébahis, puis échangeaient des œillades perplexes. A coup sûr, ils me croyaient le cerveau dérangé.

Mais que m’importait leur opinion ? J’étais libre !…

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