← Retour

La vie privée d'autrefois; Arts et métiers, modes, moeurs, usages des parisiens du XIIe au XVIIIe siècle. Les soins de toilette; Le savoir-vivre

16px
100%

Jusqu'au milieu du dix-septième siècle, tout barbier était en même temps chirurgien. Dans sa boutique, obscure et sale, il rasait et saignait, coupait les cheveux et posait des ventouses, pansait les plaies, ouvrait les anthrax, ne reculait même pas devant les opérations les plus compliquées et les plus dangereuses. Un préjugé persistant enveloppait dans le même dédain tout travail manuel, qu'il s'appliquât à un métier, à un art ou à une science. L'ouvrier maçon et l'architecte, le barbouilleur d'enseignes et le peintre qui ornait les palais royaux de chefs-d'œuvre, le barbier et le chirurgien enfin, appartenaient l'un et l'autre et au même titre à la même corporation ouvrière. Je développerai tout cela ailleurs, lorsque j'aurai à raconter la lutte soutenue pendant cinq cents ans par les barbiers contre les chirurgiens. A vrai dire, il n'y avait guère entre eux de différence, et plusieurs de nos meilleurs chirurgiens, Ambroise Paré entre autres, n'étaient que des barbiers, et furent associés fort tard à la classe des chirurgiens proprement dits.

Ce que l'on reprochait aux barbiers, gens fort serviables et fort aimés du petit peuple, qui ne connaissait guère d'autres médecins, c'était donc surtout le mélange d'attributions disparates, les opérations de chirurgie et les soins de toilette: «Voicy le mal que le barbier ne se contente du poil [1]», était déjà une phrase proverbiale au seizième siècle. Louis XIII voulut donner satisfaction à un vœu si général. En décembre 1637, il autorisa l'établissement d'une nouvelle communauté de barbiers, celle des barbiers-barbants, à laquelle toute pratique chirurgicale était interdite, et qui n'avait dans ses attributions que les bains et la coiffure. Les barbiers-chirurgiens protestèrent, et l'affaire fut portée au Parlement, qui procéda avec une sage lenteur. Au mois de décembre 1659, Louis XIV intervint et confirma la création faite par son prédécesseur. L'édit rendu à cette occasion ne put encore être exécuté, et fut renouvelé le 23 mars 1673.

En vérité, il n'était que temps, et jamais la nécessité de constituer une corporation ne s'était fait plus vivement sentir. Car enfin, il faut tout dire, depuis près d'un siècle les Parisiens négligeaient fort les soins les plus élémentaires de la toilette; ils avaient perdu à peu près complétement l'habitude de se laver. Esquissons à grands traits l'histoire de la propreté en France.

Par réaction contre le sensualisme païen, l'Église se montra d'abord fort indifférente sur ce point; peu s'en faut même qu'elle ne regardât la propreté comme une pratique dangereuse, une vanité coupable, un péché. En général, les moines ne prenaient de bains que deux fois par an, à Noël et à Pâques. La règle de saint Benoît s'exprime ainsi: «On permettra les bains aux malades toutes les fois qu'on le jugera nécessaire; mais pour ceux qui se portent bien, surtout s'ils sont jeunes, on ne leur en accordera l'usage que rarement [2] Dom Calmet, qui a écrit un très-savant commentaire sur la règle de saint Benoît, trouve cette mesure excellente, et montre combien il eût été cruel de refuser ces deux bains annuels aux religieux. Ils leur étaient nécessaires, dit-il, parce «qu'alors ils n'usoient point de linge, comme ils n'en usent point encore aujourd'hui. Couchant tout vêtus et changeant peu souvent d'habits de laine qu'ils portoient sur la chair, ils contractoient beaucoup de crasse par la sueur et le travail, ce qui étoit non-seulement très-incommode aux particuliers pour leur personne, mais aussi étoit à charge aux autres à cause de la mauvaise odeur et de la malpropreté. Aujourd'hui, ajoute-t-il, on a pourvu à ces inconvénients par les chemises de serge qu'on porte, et que l'on peut laver aussi fréquemment que le besoin ou la bienséance le demandent [3].» La seule concession faite sur ce point s'applique donc, non à la personne des religieux, mais à leur chemise, qu'ils étaient autorisés à laver tous les quinze jours [4]. Ce qui tendrait à faire supposer qu'ils n'abusaient pas de la permission, c'est que la règle leur accordant des pédules ou pantalons à pieds, les moines en coupaient l'extrémité qui, paraît-il, se salissait trop vite; dom Calmet s'exprime ainsi: «A cause de la sueur, ils coupent ce qu'ils mettent dans leurs pieds, pour s'épargner la peine de les laver [5].» Il y a là amphibologie, mais le commentaire qui suit explique la vraie pensée de l'auteur.

La règle de Cluni ordonnait aux moines de se réunir chaque matin dans le cloître, afin d'y faire leur toilette. Celle-ci était sans doute bien sommaire, car trois serviettes pendues au mur constituaient tout le linge mis à la disposition de la communauté; la première était exclusivement réservée aux novices, la deuxième aux profès, et la troisième aux frères lais [6]. Les Bénédictins avaient chacun leur peigne, et, dit dom Calmet, «ils se peignoient et se lavoient assez souvent le visage et la tête». Il explique un peu plus loin ce qu'il faut entendre par ces mots assez souvent: les religieux, qui avaient tout le crâne rasé et ne conservaient qu'une étroite couronne de cheveux, se lavaient la tête «tous les samedis [7]».

On comptait si peu sur la propreté des séculiers, des évêques même, que l'on exigeait qu'ils se peignassent avant de monter à l'autel. Comme ils ne se décidaient à subir cette opération qu'au dernier moment, «et que l'on étoit bien aise de conserver la chape et la chasuble, et d'empêcher que la crasse ne tombât dessus, on mettoit sur leurs épaules un linge fait en forme de petit manteau [8]».

A l'égard des soins du corps, les couvents de femmes eux-mêmes ne jouissaient d'aucun privilége, bien qu'on y autorisât le rouge et les mouches. Vers la fin du dix-septième siècle, madame de Mazarin, retirée chez les Visitandines de la rue Saint-Antoine, ayant demandé un jour à se laver les pieds, la maison entière s'en émut, et la duchesse essuya un refus fort net. Comme elle tenait à ses idées, elle se procura de l'eau et, faute de mieux, en remplit un grand coffre qui était dans le dortoir; de sorte que tout cela finit par une inondation générale [9].

Dans son grand Dictionnaire des sciences ecclésiastiques publié en 1760, le Dominicain Richard concède que «l'usage du bain est permis en soi, pourvu qu'on ne le prenne pas par volupté, mais par nécessité [10],» et la récente canonisation de Benoît Labre prouve bien que l'Église n'a jamais entendu faire de la propreté même une demi-vertu. A en croire les panégyristes de ce saint personnage, l'odeur infecte qu'exhalait son corps crasseux et couvert de vermine faisait fuir jusqu'aux mendiants les plus sales [11].

En dehors de l'Église, on fut assez propre au moyen âge, surtout dans la classe aisée. Les croisés avaient rapporté d'Orient le goût des bains, et de bonne heure les étuves s'étaient multipliées à Paris. Leur souvenir s'y est conservé, presque jusqu'à nos jours, dans le nom de plusieurs rues.

Le cul-de-sac des Étuves-Saint-Michel longeait l'église de ce nom et aboutissait dans la rue de la Barillerie [12], aujourd'hui boulevard du Palais.

La rue des Étuves-Saint-Martin, devenue rue des Vieilles-Étuves, se nommait au treizième siècle rue Geoffroi-des-Bains ou des Étuves, vicus Gauffridi de Balneolis sive stuffarum [13].

La rue Sauval actuelle portait, il y a encore peu d'années, le nom de rue des Vieilles-Étuves-Saint-Honoré.

A gauche de la rue Marivaux, aujourd'hui rue Nicolas-Flamel, s'ouvrait le cul-de-sac des Étuves, ainsi appelé d'un établissement qui y était situé [14], et dont la réputation dura plusieurs siècles.

Le cul-de-sac de la Porte-aux-Peintres, aujourd'hui impasse des Peintres, s'est appelé ruelle sans chef dite des Étuves [15].

La partie de la rue des Bourdonnais qui aboutit au quai de la Mégisserie fut dite d'abord rue de l'Abreuvoir-Thibaut-aux-Dés, puis ruelle des Étuves, et enfin rue de l'Arche-Marion, du nom de la femme qui y tenait alors des étuves [16].

Un autre cul-de-sac des Étuves aboutissait dans le grand cul-de-sac Gloriette [17], qui lui-même débouchait dans la rue de la Huchette.

La rue du Chat-qui-pêche, située tout près de là, a porté aussi le nom de ruelle des Étuves [18].

On nommait également rue aux Étuves une petite voie qui allait de la rue des Cordeliers, aujourd'hui rue de l'École-de-Médecine, à la rue Mignon [19].

Il est clair que bien d'autres rues de Paris ont possédé des étuves, sans perdre pour cela leur nom primitif. Nous savons, par exemple, qu'à l'angle de la rue Beaubourg, des étuves destinées aux femmes étaient installées dans une maison qui avait pour enseigne le Lion d'argent [20].

Les Juifs, dont la loi prescrit aux femmes l'usage du bain au moins une fois par mois [21], avaient dès 1248 dans la rue de la Pelleterie, une maison d'étuves à leur usage: domus quæ fuit stuffæ Judæorum [22].

En somme, la Taille de 1292 mentionne vingt-six étuves, réparties à peu près dans tous les quartiers, et parmi lesquelles figurent celles de la rue des Vieilles-Étuves-Saint-Martin[23], de la rue Sauval [24] et de l'impasse Marivaux [25].

Chaque matin, les valets étuveurs parcouraient les rues, annonçant que les bains étaient prêts:

Oiez c'on crie au point du jor[26]:
Seignor, quar vous alez baingnier
Et estuver sanz delaier[27],
Li baing sont chaut, c'est sanz mentir [28].

Les statuts des étuveurs sont compris dans le Livre des métiers [29], mais ils y ont été insérés après la mort d'Étienne Boileau, car l'écriture date du quatorzième siècle seulement. Ils offrent, d'ailleurs, un grand intérêt comme peinture des mœurs de l'époque.

Le métier était franc, ce qui signifie que chacun pouvait s'établir étuveur sans payer aucune redevance. On se bornait à exiger l'engagement de respecter les statuts rédigés en commun par les membres de la corporation: «Quiconques veut estre Estuveur en la ville de Paris, estre le peut franchement, pour tant que il euvre selonc les us et les coustumes du mestier, faites par l'acort du commun[30]

Nul ne devait annoncer ni faire annoncer l'ouverture des étuves avant le point du jour, «pour les perilz qui pevent avenir en ceux qui se lievent audit cri pour aler aus estuves[31]». Ces périls prouvent le peu de sûreté que présentaient les rues pendant l'obscurité.

Il était défendu de recevoir dans les étuves des femmes d'une conduite suspecte, des lépreux ou des lépreuses, des vagabonds, des gens mal famés, coureurs de nuit: «Que nulz dudit mestier ne soustiengne en leurs mesons ou estuves bordiaus de jour ne de nuit, mesiaus ne meseles, reveurs, ne autres genz diffamez de nuit.»

Le prix de l'étuvage était fixé à un franc de notre monnaie, celui du bain à deux francs: «Et paiera chascunne personne pour soy estuver deus deniers, et se il se baigne il paiera quatre deniers [32].» Cette distinction montre que parmi les personnes qui fréquentaient les étuves, les unes se bornaient à prendre un bain de vapeur, tandis que d'autres y faisaient succéder un bain d'eau chaude; c'est encore ce qui se pratique dans les bains publics de l'Orient. Au siècle suivant, les prix étaient presque doublés: l'étuvage coûtait deux francs, l'étuvage et le bain réunis quatre francs. Le peignoir était fourni moyennant cinquante centimes[33].

L'habitude des étuves était si générale que l'État prenait de grandes précautions pour en prévenir la fermeture. Ainsi, quand un hiver rigoureux faisait hausser le prix du bois et du charbon, le prévôt de Paris admettait les réclamations des étuveurs, et augmentait le prix d'entrée proportionnellement à celui qu'avait atteint le combustible: «Et pour ce que en aucun temps buche, charbon sont plus chiers une fois que autre», le prévôt de Paris pourra élever le prix des étuves, «par le rapport et serement[34] des bones genz dudit mestier[35]

Un article, sans doute postérieur à ces premiers statuts[36], nous apprend qu'on allait aux étuves le soir aussi bien que le matin, que souvent on y restait toute la nuit, et que la réputation de ces maisons était déjà fort mauvaise: «Que nuls ne chaufe estuves à Paris que pour hommes tant seullement ou pour fames, lequel qui li plera, car c'est vil chose et honteuse, pour les ordures et pour les perilz qui y pevent avenir; car quant les hommes s'estuvent par devers le soir, aucune foiz ils demeurent et gisent leens jusques au jour qu'il est haute heure. Et les dames viennent au matin es dictes estuves, et aucune foiz vont es chambres aus hommes par ignorance; et assés d'autres choses qui ne sont pas belles à dire.»

Les étuves étaient fermées les dimanches et jours de fête[37].

Trois «preud'ommes du mestier», élus par leurs confrères et acceptés par le prévôt de Paris, prêtaient serment de dénoncer toutes les contraventions aux statuts, les «mesprentures», dit le texte[38]. Chaque contravention de ce genre était punie d'une amende de dix sols (soixante francs), dont six allaient au Roi, et les quatre autres aux preud'hommes jurés[39].

En dépit de ces sages règlements, les étuves continuèrent à servir de lieux de plaisirs, et rien ne paraît avoir été changé pendant longtemps à leur organisation. Au commencement du seizième siècle, on criait encore l'ouverture des étuves au point du jour:

C'est à l'image Saincte Jame
Où se vont baigner ces femmes.
Et baignez et estuvez, allez.
Bien servies vous y serez
De varletz, de chambrière,
De la dame, bonne chère.
Allez tost, les baings sont prestz[40].

Ces bains se prenaient dans des baquets de bois, car la baignoire de métal est d'invention récente. Froissart rapporte[41], il est vrai, qu'en 1382, les Gantois pillant les meubles du comte de Flandre, brisèrent la «cuvelette où on l'avoit d'enfance baigné, qui étoit d'or et d'argent»; mais il s'agit évidemment ici d'une cuvette et non d'une baignoire. Isabeau de Bavière paya en 1416 treize sous pour faire «desassembler et rassembler, recingler et relier tout de neuf deux cuves à baigner» pour son usage[42]. En 1478, Jacques Cadot, menuisier, reçoit trente sous pour une «cuve à baigner» le Roi. En 1481, Mace Pignet, tonnelier, demande vingt-deux sous six deniers, «pour avoir habillé et nectoyé les cuves à baigner» Louis XI[43]. Les peignoirs ou fonds de bain se nommaient baignoères ou baignoires; ils étaient ordinairement de toile très-fine, et on employait jusqu'à douze aunes pour en faire un seul[44].

Les cuvettes de toilette se nommaient alors bassins à laver. Ordinairement on les posait à terre sur une natte, et l'on se lavait à genoux la tête et le haut du corps, c'est-à-dire tout ce que le bain laissait hors de l'eau. Le pot à laver ou pot à eau, différait de l'aiguière, qui s'employait surtout pour le lavage des mains avant et après le repas. On voit dans l'inventaire dressé après la mort de Charles V, que ce prince possédait vingt-quatre bassins à laver en or, une foule de bassins semblables en argent, et «ung bassin ou vaisseau à laver piez» qui pesait quarante-sept marcs d'argent[45]. Mais l'inventaire ne fait aucune distinction entre les bassins de toilette et ceux qui étaient destinés au service de la table.

Comme chez les Romains, il était d'usage de se baigner avant le repas. Pour qu'une réception parût vraiment luxueuse et cordiale, il fallait offrir un bain à son hôte, qui passait de la baignoire à la salle à manger. Jean de Troyes raconte qu'en septembre 1467 «le Roy et la Royne firent de grans chiers[46] en plusieurs des hostels de leurs serviteurs et officiers. Et entre les aultres, le jeudy dixiesme jour dudit mois, la Royne et plusieurs dames de sa compaignie souppèrent en l'ostel de maistre Jehan Dauvet, premier président au Parlement, et illec furent receuës et festoyées moult noblement et à grant largesse. Et y eut faits quatre moult beaux bains et richement aornez, cuidant que la Royne se y deust baigner, dont elle ne fist rien, pource qu'elle se sentit ung peu mal disposée, et aussi que le temps estoit dangereux. Mais en l'un desdits baings se y baignèrent madame de Bourbon, madamoiselle Bonne de Savoye; et en l'autre baing se baignèrent madame de Montglat et Perrette de Châlons, bourgoise de Paris[47]: et là firent bonne chière.» Le 22 du même mois, Louis XI alla souper chez le prévôt des marchands Denis Hesselin; «et audit hostel le Roy y fist grande chière, et y trouva trois beaulx baings honnestement et richement attintelez, cuidant que le Roy deust illec prendre son plaisir et se baigner[48]

Les bains dont il est ici question paraissent avoir été improvisés en vue de la réception des souverains. Cependant, les grandes familles avaient souvent des étuves et des salles de bain dans leur hôtel; les récits du temps nous en fournissent de nombreuses preuves[49]. Des étuves destinées à la maison royale avaient été construites dans le jardin du Palais, à l'extrémité de la Cité[50], et ce petit bâtiment figure encore sur le plan dit de Ducerceau, qui date du milieu du seizième siècle. Il y avait également des étuves et des bains au Louvre, à l'hôtel Saint-Paul et à celui du Petit-Musc. Sauval nous dit même qu'«ils étoient pavés de pierre de liais, fermés d'une porte de fer treillissé, et entourés de lambris de bois d'Irlande; les cuves étoient de même bois, ornées tout autour de bossetes dorées et liées de cerceaux attachés avec des clous de cuivre doré[51]».

C'est ordinairement aux étuves qu'avait lieu l'épilation, coutume adoptée par toutes les classes de la société. Dans les établissements publics, le barbier, son valet ou quelque vieille matrone se chargeaient de l'opération vis-à-vis des deux sexes. Quand François Ier mit à la mode les cheveux courts et la barbe longue, Clément Marot peignit en vers railleurs le désespoir des barbiers, réduits au métier d'épileurs[52]. Nos anciens poëtes donnent sur ce point des détails fort curieux, mais que je ne puis faire figurer ici.

En somme, les étuves rendaient de réels services, bien qu'elles n'eussent rien perdu au seizième siècle de la mauvaise réputation qu'elles s'étaient légitimement acquise depuis le quatorzième. Toutefois leur vogue ne se soutint pas. Endroits de perdition, anathématisés à la fois par les prédicateurs catholiques et par les ministres huguenots, elles se virent peu à peu abandonnées, et presque toutes disparurent. La morale y gagna, cela est certain, mais nous allons voir tout ce qu'y perdit la propreté. Les étuves fermées, à qui s'adresser pour les soins du corps? Restaient seulement les barbiers-chirurgiens, dont les boutiques n'avaient rien d'attrayant. Dans un réduit obscur gisaient trois ou quatre baquets destinés surtout aux malades; quant au maître barbier, il était là, prêt à vous rendre ses petits services, essuyant ses mains qui venaient de panser un cautère ou d'ouvrir un abcès. Entre deux maux, il faut choisir le moindre. Les Parisiens prirent leur parti, et sans trop de peine, semble-t-il. On cessa d'aller au bain; puis, l'habitude de l'eau une fois perdue, on finit par ne plus se laver du tout, même chez soi. Une charmante et élégante reine, Marguerite de Navarre, dans un dialogue amoureux composé par elle[53], trouve tout naturel de dire à son amant: «Voyez ces belles mains; encore que je ne les aye point descrassées depuis huict jours, gageons qu'elles effacent les vostres[54]

A cette époque, on mangeait encore sans fourchette; aussi recommandait-on de ne pas se moucher avec la main qui prenait la viande. On était libre, d'ailleurs, de se moucher dans ses doigts, pourvu que ce fût de la main gauche:

Enfant, se ton nés est morveux,
Ne le torche pas à main nue
De quoy la viande est tenue,
Le fait est villain et honteux[55].

On constate sur ce point, quelques années plus tard, un progrès sensible. Érasme, en 1530, conseille l'emploi du mouchoir. Cependant, ajoute-t-il, il n'est pas interdit de se moucher avec deux doigts, pourvu que l'on prenne soin de poser aussitôt le pied sur ce qui sera tombé à terre[56]. Cent ans après, on pouvait encore, sans trop offenser la civilité, faire cette délicate opération avec un seul doigt. Un grand seigneur, d'Hauterive de l'Aubespine, recevait un jour à dîner la fleur de la galanterie française, l'illustre Turenne entre autres, et le marquis de Ruvigny. Au milieu du repas, d'Hauterive ayant eu besoin de se moucher, pressa avec le doigt une de ses narines, et le contenu de l'autre, partant comme une flèche, alla s'aplatir contre la cheminée, «en faisant autant de bruit qu'un pistolet». Ruvigny, qui était assis auprès de Turenne, s'écrie en entendant cette détonation: «Monsieur, n'êtes-vous pas blessé?» Et, ajoute Tallemant des Réaux[57], «ce fut un esclat de rire le plus grand du monde». Cette grave question du mouchoir, qui semble aujourd'hui à peu près résolue, soulevait encore des controverses peu de temps avant la Révolution. De la Mésangère s'exprimait ainsi en 1797: «On faisait un art de se moucher il y a quelques années. L'un imitait le son de la trompette, l'autre le jurement du chat. Le point de perfection consistait à ne faire ni trop de bruit ni trop peu[58]

Revenons à Érasme. Il nous apprend encore qu'il fallait éviter autant que possible de conserver dans ses cheveux des lentes et des poux, tout au moins qu'il était peu convenable de les faire tomber sur ses voisins en se grattant la tête[59]; que les personnes désireuses de passer pour très-distinguées, prenaient soin de se peigner avant d'aller dîner chez un homme de qualité[60]; enfin, qu'un homme soucieux de sa santé devait bien se garder de retenir les flatuosités qu'occasionne une digestion difficile, mais que dans le monde il était de bon goût d'en dissimuler le bruit en toussant: «tussi crepitum dissimulet[61].» Il ne s'agit ici, bien entendu, que des bruits intempestifs émis par en bas; ceux d'en haut avaient toute licence de se produire, comme le démontre une belle réponse faite par Louis XIII, alors âgé de huit ans, à M. de Souvré son gouverneur[62].

Le père de cet éloquent petit bonhomme, Henri IV, souverain sans morgue, ne dissimulait pas qu'il «avoit les pieds et le gousset fins»; et, s'il faut en croire Tallemant des Réaux[63], ordinairement bien informé, madame de Verneuil, dans un moment de colère, lui dit «qu'il puoit comme une charogne». Le bourru d'Aubigné voulait peut-être se moquer de son maître quand il met en scène[64] ce Renardière qui, «à force d'estre noble, dès la première veuë connoissoit fort bien un gentilhomme, et au sentir mesme, car il vouloit qu'un vrai noble eust un peu l'œsselle surette et les pieds fumants».

Ce n'était pourtant pas là, hélas! un privilége exclusif de la noblesse, et la propreté outragée se vengeait de son mieux. Elle livrait les coupables à une foule de cruels parasites chargés de les torturer. Le Ménagier de Paris, composé en 1393, enseigne déjà six manières de se débarrasser des puces, et l'auteur reconnaît qu'en préserver son mari constituait une des sérieuses préoccupations d'une tendre épouse: «Et pour ce, chère seur[65], je vous pry que le mari que vous arez[66], vous le vueillez ainsi ensorceller, et le gardez de maison maucouverte[67] et de cheminée fumeuse; et ne luy soyez pas rioteuse[68], mais doulce, aimable et paisible. Gardez en yver qu'il ait bon feu sans fumée, et entre vos mamelles bien couchié, bien couvert. Et en esté gardez que en vostre chambre ne en vostre lit n'ait nulles puces, ce que vous pouvez faire en six manières[69]...»

Dans une pièce publiée vers 1520, une puce parlant en vers déclare qu'elle a été créée pour tourmenter la gent animale et se repaître de son sang:

Quant l'yver vient, ilz ont quelque esperance
De se venger tandis que le froit dure,
Car sus leur chair ne fais plus demourance,
Je perds vigueur quant sens venir froidure.
Mais en esté, je ne tiens point mesure
De tormenter femmes, chiens et chats.
Beau dire ilz ont que je leur fais nuisure,
Pour les pincer ne veulx point de compas.
De leur bon sang je fais tous mes repas,
Sans espargner damoyselle ou bourgeoyse,
Leur faisant peine jusques à mon trespas.

Et l'auteur termine en indiquant un procédé nouveau:

Pour toutes pulces faire soubdain mourir[70].

C'était bien, en effet, une guerre incessante et une guerre à mort. Aussi tous les manuels de la vie pratique écrits vers cette époque se font-ils l'écho de ce grave souci. Le Traicté nouveau, intitulé bastiment de receptes[71] fournit, avec d'intéressants détails, cinq procédés infaillibles:

«Pour faire que les punaises ne te nuysent point la nuyt;

«Pour faire un oignement qui tue les punaises en la couche ou couchette;

«Pour faire qu'il n'y aye nulles pusses en une chambre;

«Pour faire un unguent qui tue les punaises ou mortzpions;

«Pour tuer les poulz et lentes.»

Remarquez que, de ce temps, date la fureur des cosmétiques, des fards, des essences, des pâtes, des parfums, qui ne se calma qu'au commencement du règne de Louis XIV. Il faut donc se rendre à l'évidence, et se représenter telle qu'elle était la haute société du seizième siècle. S'il y avait, par exemple, gala au Louvre, gentilshommes et grandes dames, bardés de crasse, mais couverts de parfums, de perles et de pierreries, montaient sur un cheval ou un mulet, la femme en croupe derrière son mari[72]. On se mettait à table, et les convives, s'aidant un peu du couteau, mangeaient avec les doigts, engluant leur serviette, qu'on était forcé de changer après chaque plat.

Vers 1640, parurent enfin, les Loix de la galanterie[73], code du bon ton à l'usage des petits-maîtres; on y voit avec surprise quels raffinements de soins la mode imposait alors aux galants du grand monde. Lisez: «L'on peut aller quelquefois chez les baigneurs pour avoir le corps net, et tous les jours l'on prendra la peine de se laver les mains. Il faut aussi se faire laver le visage presque aussi souvent, et se faire razer le poil des jouës, et quelquefois se faire laver la teste... Vous aurez un valet de chambre instruit à ce mestier, ou bien vous vous servirez d'un barbier qui n'ait autre fonction, et non pas de ceux qui pansent les playes et les ulcères, et qui sentent toujours le puz et l'onguent. Outre l'incommodité que vous en recevez, il y a danger mesme que venant de panser quelque mauvais mal, ils ne vous le communiquent; tellement que vous ne les appellerez que quand vous serez malades. Et en ce qui est de vous accommoder le poil, vous aurez recours à leurs compétiteurs, qui sont barbiers-barbans[74].» Notre manuel ne parle pas des femmes, mais la mode est toujours donnée par elles. Si elles eussent eu soin de leur personne, auraient-elles pu souffrir auprès d'elles ces soupirants malpropres?

Lorsque l'excès de la propreté eut été porté à ce point qu'un raffiné dut se laver le visage presque tous les jours, on comprit enfin ce que présentaient de répugnant les multiples attributions des barbiers-chirurgiens, et les barbiers-barbants furent créés. A la suite de l'édit de 1637, quelques industriels avisés avaient déjà adopté cette spécialité, mais la corporation ne fut définitivement instituée que par l'édit du 23 mars 1673. «Nous avons reconnu dès il y a longtemps, dit le Roi, que l'usage de faire le poil et de tenir des bains et étuves, et les soins que l'on apporte à tenir le corps humain dans une propreté honneste, estant autant utile à la santé que pour l'ornement et la bienséance, par nostre édit du mois de décembre 1659, nous aurions ordonné l'établissement d'un corps et communauté de Barbiers-Baigneurs-Étuvistes-Perruquiers[75], réduits à deux cens, pour en faire profession particulière, distincte et séparée de celle des maistres chirurgiens-barbiers[76].» Ces deux cents charges étaient vendues par le Roi, et déclarées héréditaires.

C'était là, sans nul doute, une utile réforme, mais dans cet ordre de faits il n'eût pas fallu s'arrêter en si beau chemin. Soumise à un examen même bienveillant, la cour brillante qui entourait Louis XIV aurait perdu beaucoup de son prestige. On commençait, il est vrai, à comprendre qu'il était bon de se laver de temps en temps, et l'on revenait peu à peu à l'idée que l'eau pouvait avoir été faite pour cela; on la subissait cependant plus qu'on ne l'aimait. L'usage quotidien d'abondantes ablutions telles que nous les pratiquons aujourd'hui eût certainement paru alors une singularité. Le plus souvent, les gens soigneux se bornaient à promener le matin sur leur visage un petit tampon de coton trempé dans de l'alcool très-faible et aromatisé. Un manuel des bienséances, imprimé en 1782, prohibe encore l'emploi de l'eau pour la toilette: «Il est de la propreté de se nettoyer tous les matins le visage avec un linge blanc, pour le décrasser. Il est moins bien de le laver avec de l'eau, car cela rend le visage plus susceptible du froid en hiver et du hâle en été[77].» On voit que l'auteur, brave docteur en théologie, n'avait pas sur la physiologie et l'hygiène des notions bien exactes. Madame de Motteville éprouve le besoin de nous dire qu'Anne d'Autriche était «propre et fort nette»; elle ne néglige pas non plus de nous apprendre que, lors de l'arrivée de la reine Christine à Compiègne, les mains de l'auguste souveraine «étoient si crasseuses qu'il étoit impossible d'y apercevoir quelque beauté[78]». On sait, du reste, que la fistule dont fut atteint Louis XIV est parfois le résultat d'un manque de propreté, et que le roi-soleil avait souvent son sommeil troublé par des punaises[79].

Vers cette époque commença la vogue des carrosses et des chaises à porteur, qui facilitèrent les relations sociales dans ce que l'on appelait alors le monde galant. En 1550, il n'y avait guère à Paris que trois ou quatre carrosses, et c'était encore un luxe de faire ses courses en housse, c'est-à-dire sur un cheval de selle couvert d'une housse de drap ou de velours. Sully allait au Louvre en housse, et il n'eut un carrosse que lorsqu'il fut grand maître de l'artillerie[80]. La bourgeoisie, la noblesse pauvre allaient à pied; on marchait avec précaution dans les rues boueuses, et si l'on rendait une visite de cérémonie, on changeait de chaussures dans l'antichambre avant de passer au salon. Les Loix de la galanterie nous fournissent sur ce point des détails curieux: «Lors que la mode a voulu que les seigneurs et hommes de condition allassent à cheval par Paris, il estoit honeste d'y estre en bas de soye sur une housse de velours et entouré de pages et de laquais. Mais maintenant, veu que les crottes s'augmentent tous les jours dans cette grande ville, avec un embarraz inévitable, nous ne trouvons plus à propos que nos galands de la haute volée soient en cet équipage et aillent autrement qu'en carrosse. Nous sçavons qu'autrefois pour parler d'un qui paroissoit dans le monde, soit financier ou autre, l'on disoit de luy: il ne va plus qu'en housse; mais maintenant cela n'est plus guère propre qu'aux médecins ou à ceux qui ne sont pas des plus relevez. De quelque condition que soit un galand, nous luy enjoignons d'avoir un carrosse s'il en a le moyen, d'autant que lors que l'on parle aujourd'huy de quelqu'un qui fréquente les bonnes compagnies, l'on demande incontinent: a-t-il carrosse? et si l'on respond que oüy, l'on en fait beaucoup plus d'estime. Si les galands du plus bas estage veulent visiter des dames de condition, ils remarqueront qu'il n'y a rien de si laid que d'entrer chez elles avec des bottes ou des souliers crottez, spécialement s'ils en sont logez fort loin; car quelle apparence y a-t-il qu'en cet estat ils aillent marcher sur un tapis de pied et s'asseoir sur un faut-œil de velours? C'est aussi une chose infâme de s'estre coulé de son pied d'un bout de la ville à l'autre, quand mesme on auroit changé de souliers à la porte, pource que cela vous accuse de quelque pauvreté, qui n'est pas moins un vice aujourd'huy en France que chez les Chinois, où l'on croid que les pauvres soient maudits des Dieux à cause qu'ils ne prospèrent point. Vous pouvez aussi vous faire porter en chaize, dernière et nouvelle commodité, si utile qu'ayant esté enfermé là dedans sans se gaster le long des chemins, l'on peut dire que l'on en sort aussi propre que si l'on sortoit de la boiste d'un enchanteur; et comme elles sont de loüage, l'on n'en fait la despense que quand l'on veut, au lieu qu'un cheval mange jour et nuict[81]

Il s'agissait donc surtout de briller à peu de frais, et pourvu que le galant eût sa chaussure et ses vêtements à peu près propres, on ne s'inquiétait pas d'autre chose. Un traité de la civilité qui eut un immense succès vers la fin du dix-septième siècle[82] résume ainsi des recommandations d'ordre plus intime faites aux personnes de la cour: «Il faut avoir soin de se tenir la teste nette, les yeux et les dents, les mains aussi, et même les pieds, particulièrement l'esté, pour ne pas faire mal au cœur à ceux avec qui nous conversons[83].» Le même ouvrage mentionne quelques modifications heureuses apportées dans les usages depuis le commencement du siècle: «Autrefois, dit-il, il estoit permis de cracher à terre devant des personnes de qualité, et il suffisoit de mettre le pied dessus: à présent, c'est une indécence. Autrefois on pouvoit bâiller, et c'estoit assez pourvû que l'on ne parlast pas en bâillant: à présent une personne de qualité s'en choqueroit. Autrefois, on pouvoit tremper son pain dans la sauce, et il suffisoit pourveu que l'on n'y eust pas encore mordu: maintenant ce seroit une espèce de rusticité. Autrefois on pouvoit tirer de sa bouche ce que l'on ne pouvoit pas manger, et le jeter à terre pourveu que cela se fist adroitement: maintenant ce seroit une grande saleté[84].» Mais nous entrons ici dans le cérémonial de la table, dont je m'occuperai ailleurs.

Le salut vint de l'hôtel de Rambouillet, qui, en dépit des justes railleries de Molière, eut la gloire de généraliser en France le bon ton, la politesse, l'urbanité, le savoir-vivre.


Chargement de la publicité...