La vie privée d'autrefois; Arts et métiers, modes, moeurs, usages des parisiens du XIIe au XVIIIe siècle. Les soins de toilette; Le savoir-vivre
La corporation des Barbiers-Perruquiers-Baigneurs-Étuvistes ou Barbiers-barbants avait reçu, le 14 mars 1674, des statuts qui furent renouvelés le 26 avril 1718[187]. Ces derniers sont composés de soixante-neuf articles que je vais rapidement analyser.
Comme l'ancienne communauté des barbiers-chirurgiens, la nouvelle était placée sous l'autorité du premier chirurgien du Roi, «chef et garde des chartes, statuts et priviléges de la barberie du royaume». En cette qualité, il avait sur tous les barbiers de France «inspection et juridiction». Ne pouvant exercer en personne, il se faisait représenter par un mandataire ou lieutenant, qu'il était tenu de choisir parmi les anciens jurés de la corporation[188].
Celle-ci se composait du premier chirurgien du Roi, de son lieutenant, d'un greffier, de six jurés ou prévôts-syndics, des anciens syndics retirés du métier et des maîtres[189].
Les jurés étaient élus pour deux ans[190], par une délégation formée du premier chirurgien du Roi, de son lieutenant, des six jurés en charge, de tous les maîtres anciens et de quinze modernes[191].
Tout le monde sait quel rôle jouaient les jurés dans l'administration des communautés; je dirai donc seulement ici un mot des Anciens et des Modernes, dont l'origine est moins connue. Les sentiments de fraternité qui avaient servi de base aux corporations ouvrières s'affaiblirent peu à peu[192], et, vers le commencement du seizième siècle, on vit s'introduire parmi les maîtres une hiérarchie que finirent par accepter presque toutes les communautés. Les maîtres furent alors divisés en trois classes:
Les Jeunes, qui comptaient moins de dix ans de maîtrise;
Les Modernes, reçus depuis plus de dix ans;
Les Anciens, qui exerçaient depuis vingt ans au moins ou avaient rempli la charge de juré.
En général, les Jeunes ne prenaient aucune part à l'administration de la communauté: ils ne pouvaient être élus jurés, et n'avaient même pas en cette circonstance le droit de vote. Ils n'étaient pas admis non plus dans les commissions appelées à juger les chefs-d'œuvre. En réalité, le temps passé parmi les Jeunes était une sorte de stage imposé au compagnon après sa réception à la maîtrise.
Comme on le voit ici, les Modernes eux-mêmes, bien qu'éligibles, ne figuraient pas tous parmi les électeurs des jurés.
Les Anciens formaient dans la corporation une véritable aristocratie, très-jalouse de ses prérogatives. Au reste, chaque communauté avait sur ce point ses usages particuliers. En 1680, la corporation des couteliers se composait de quatre-vingt-onze maîtres, qui étaient ainsi classés[193]:
22 Anciens,
32 Modernes,
33 Jeunes,
4 veuves, continuant le commerce de leur mari.
Je reviens à nos statuts.
Les jurés avaient droit de visite chez les barbiers-chirurgiens, et ces derniers droits de visite chez les barbiers-perruquiers[194]. Assistés d'un sergent à verge, il devaient faire au moins quatre visites par an chez chaque maître, «pour voir si les perruques et cheveux qui seront exposés en vente au public sont bons et marchands». Il était dû aux jurés quinze sous par visite[195]. D'une manière générale, on appelait article royal ou marchand celui qui était de bonne qualité, sans tare, sans défaut caché.
Le conseil de la corporation était composé de trente personnes: le premier chirurgien du Roi, son greffier, son lieutenant, le doyen, les six jurés et vingt anciens[196]. Il se réunissait tous les mardis, à deux heures, «pour délibérer sur les affaires communes, police et discipline concernant les maîtres, veuves[197], aspirans, locataires, apprentifs, garçons, ouvriers, et tous ceux qui sont soumis à la communauté[198].»
La profession de barbier-perruquier était non un métier, mais un office héréditaire. Payé fort cher par les acquéreurs, il devenait leur entière propriété: ils pouvaient le céder et le sous-louer[199], quoique le nom seul du titulaire figurât sur l'enseigne de la boutique. Pour avoir le droit d'exercer, il ne suffisait pas à celui-ci d'obtenir après apprentissage des lettres de maîtrise, il lui fallait acheter une charge, et il était mis en possession par le premier chirurgien du Roi. Tout cela était bien fait pour remplir d'orgueil une communauté, mais ne la mettait pas plus qu'une autre à l'abri des créations de maîtrises ordonnées directement et à prix d'argent par le Roi. Pour faire face à ses embarras financiers, Louis XIV augmentait sans cesse le nombre des offices de barbiers. En 1689, d'un trait de plume il le double, le porte à quatre cents. La communauté, redoutant une pareille concurrence, rachète ces deux cents charges moyennant cent dix mille livres versées au Trésor. C'était tout ce que demandait le Roi; aussi, encouragé par le succès, il crée de nouveau cinquante charges en février 1692. Le prix fut fixé au-dessous de trois cents livres, et on eut grand'peine à les vendre, ce qui prouve que le besoin ne s'en faisait guère sentir. Pourtant, en juillet et en août 1706, on crée d'un seul coup encore quatre cents charges: la communauté terrifiée voulut les racheter, et ne le put. En somme, le nombre des titulaires était de six cent dix à la fin de 1712[200] et de sept cents en 1719[201]. Je raconterai ailleurs l'histoire navrante des créations royales de maîtrises et d'offices, qui en vinrent à ruiner toutes les corporations.
Aux acquéreurs de charges créées par le Roi, on ne demandait que de payer. Mais si l'on voulait acheter ou louer une charge de barbier à l'un des titulaires, il fallait avoir été apprenti pendant trois ans et compagnon pendant deux ans [202].
Chaque maître ne pouvait avoir à la fois qu'un seul apprenti. Il était cependant autorisé à en prendre un second quand le premier avait achevé sa deuxième année[203].
Les fils de maître et les compagnons épousant une fille de maître étaient tenus seulement de l'Expérience, épreuve facile pour laquelle on se montrait plus qu'indulgent. Les autres aspirants à la maîtrise devaient parfaire le Chef-d'œuvre, travail dont la durée était limitée à deux jours[204].
Il était interdit à un maître d'avoir plus d'une boutique dans Paris[205]. Un apprenti ne pouvait, durant les deux années qui suivaient son admission à la maîtrise, ouvrir boutique dans le quartier des maîtres chez qui il avait été soit apprenti, soit compagnon[206]. Les apprentis ou compagnons changeant de maison ne pouvaient, avant une année, se replacer dans le quartier du maître qu'ils venaient de quitter[207].
Afin d'établir une distinction bien apparente entre les boutiques des barbiers-perruquiers et celle des barbiers-chirurgiens, les premiers devaient avoir «des boutiques peintes en bleu, fermées de châssis à grands carreaux de verre, et mettre à leurs enseignes des bassins blancs pour marque de leur profession et pour faire différence de ceux des chirurgiens, qui en ont des jaunes». L'enseigne devait être ainsi conçue: X, Barbier, Perruquier, Baigneur, Étuviste. Céans on fait le poil et on tient bains et étuves[208].
Les barbiers-perruquiers étaient autorisés à «vendre des poudres, opiats pour les dents, savonnettes, pommades et autres senteurs et essences, pâtes à laver les mains, et généralement tout ce qui est propre pour l'ornement, propreté et netteté du corps humain[209]».
A eux seuls appartenait «le droit de faire le poil, bains, perruques, étuves et toutes sortes d'ouvrages de cheveux, tant pour hommes que pour femmes, sans préjudice du droit que les chirurgiens ont de faire le poil et les cheveux, et de tenir bains et étuves pour leurs malades seulement[210]». Il était défendu à tous particuliers, ainsi qu'aux «soldats servans dans les Gardes Françoise et Suisse, de faire aucuns ouvrages de cheveux, mais seulement la barbe aux soldats desdits régimens[211]».
La police soumettait à des règlements spéciaux les perruquiers en vieux. Il leur était interdit de tenir boutique ailleurs que sur le quai de l'Horloge. Ils réparaient les vieilles perruques, mais on ne leur permettait pas d'en fabriquer de neuves, à moins qu'ils n'y fissent entrer du crin, et la coiffe devait porter ces mots: perruque mêlée. Ils n'avaient point de bassins pour enseigne: leur étalage était seulement orné d'une tête de bois appelée marmot.
Bien que les anciens étuveurs eussent eu, selon toute apparence, saint Michel pour patron[212], la corporation des barbiers-perruquiers fut placée sous le patronage de saint Louis[213].
A cette époque, il y avait encore à Paris deux établissements installés sur le modèle des anciennes étuves. Ils étaient situés rue Marivaux[214] et rue du Cimetière-Saint-Nicolas[215], et les anciennes traditions s'y étaient conservées. On pouvait y prendre à la fois des bains d'eau chaude et des bains de vapeur, et la séance était souvent terminée par l'application d'une ou deux ventouses dans le dos. Voici, au reste, d'après un livre devenu rare[216], comment les choses se passaient alors:
«Celuy qui veut se baigner dans l'eau froide va à la rivière.
«Nous lavons la crasse dans les bains chauds, soit assis dans la cuve, soit en montant en haut aux bancs à suer, et nous nous frottons de la pierre ponce ou d'une estamine.
«Nous quittons nos habits dans la garde-robe, et nous prenons des caleçons.
«Nous mettons un bonnet sur nostre tête et nos pieds dans le bassin.
«La servante des bains sert de l'eau dans un seau, qu'elle puise dans l'auge où elle coule par les tuiaux.
«Le maistre ou valet des estuves scarifie la peau avec sa lancette en y appliquant des ventouses, pour en tirer du sang qui est entre chair et cuir, et l'essuye avec une éponge.»
Les établissements de ce genre portaient en général le nom de bains, et on réservait celui d'étuves pour les maisons où des bains de vapeur étaient administrés par ordre du médecin, à titre de remède. La mieux organisée était celle de Popincourt: «Les douleurs de la sciatique, celles qui sont causées par le mercure qui a été donné en panacée, en sublimez et en précipitez, celles de la goutte des pieds et des mains, les paralisies universelles et particulières, les tumeurs froides et beaucoup d'autres maladies sont infailliblement guéries par l'usage des étuves vaporeuses de nouvelle invention qui se tiennent au jardin médicinal de Pincourt.» Le Livre commode qui nous fournit ces renseignements ajoute: «C'est une sorte de machine en laquelle on est baigné sans être dans l'eau, en laquelle on suë aussi abondamment que l'on veut sans être à sec, ce qui fait que son usage ne cause ni la constipation du ventre et la foiblesse de poitrine comme les bains ordinaires, ni les évanouissemens, la chaleur intérieure et la difficulté de respirer qui sont les suites ordinaires des étuves échauffées par le feu de bois ou d'esprit de vin. Les malades y sont couchez sur un lit suspendu, où ils reçoivent une vapeur nouvelle, anodine et fortifiante[217].»
Il y avait encore, à l'usage du grand monde, une troisième catégorie de bains. Maisons meublées fort suspectes, endroits de luxe et de débauche, le bain n'y figurait le plus souvent que comme accessoire. L'hôtel de Zamet, devenu hôtel de Lesdiguières, dans la rue de la Cerisaie, avait eu cette destination sous Henri IV, qui le fréquentait si assidûment qu'on l'appelait sa «maison des menus plaisirs» et son «palais d'amour[218]». On se rendait chez le baigneur, dit M. Walckenaer[219], «par différents motifs; c'était la que l'on prenait les meilleurs bains, les bains épilatoires, les bains mêlés de parfums et de cosmétiques. La maison était pourvue d'un grand nombre de domestiques soumis, réservés, discrets, adroits. On s'y enfermait la veille d'un départ[220] ou le jour même d'un retour, afin de se préparer aux fatigues que l'on alloit éprouver, ou pour se remettre de celles qu'on avoit essuyées. Voulait-on disparaître un instant du monde, fuir les importuns et les ennuyeux, échapper à l'œil curieux de ses gens, on allait chez le baigneur. On s'y trouvait chez soi, on était servi, choyé, on s'y procurait toutes les jouissances qui caractérisent le luxe et la dépravation d'une grande ville. Le maître de l'établissement et tous ceux qui étaient sous ses ordres devinaient à vos gestes, à vos regards, si vous vouliez garder l'incognito; et tous ceux qui vous servaient et dont vous étiez le mieux connu paraissaient ignorer jusqu'à votre nom.»
Dans la Coquette, comédie jouée vers 1720, Baron nous montre le conseiller Durcet sortant de l'audience et venant, encore en robe, voir Cidalise. Marton, suivante de la belle, l'accueille par ces mots: «Monsieur ne seroit pas de ces gens qui, au retour d'un voyage, vont descendre chez le baigneur pour ne pas dégoûter leur maîtresse[221]?»
Prud'homme fonda une maison de ce genre qui devint surtout à la mode sous son successeur La Vienne. Saint-Simon[222] raconte que «le Roi, du temps de ses amours, s'alloit baigner et parfumer chez lui... On prétendoit, ajoute-t-il, que le Roi, qui n'avoit pas de quoi fournir à ce qu'il désiroit, avait trouvé chez La Vienne des confortatifs qui l'avoient rendu plus content de lui-même.» Louis XIV se montra reconnaissant: le père de La Vienne devint, après Prud'homme, son premier barbier, et La Vienne fut nommé premier valet de chambre[223]. Le Roi n'en avait pas moins encore huit barbiers servant par quartier. Leurs fonctions étaient «de peigner le Roy, tant le matin qu'à son coucher, luy faire le poil, et l'essuyer aux bains et étuves, et après qu'il a joué à la paume[224].»
L'établissement de Prud'homme était situé rue Neuve-Montmartre. On en trouvait d'autres, célèbres aussi, rue Richelieu, rue d'Orléans, rue Vieille-du-Temple et rue des Marmouzets[225].
Les bourgeois qui voulaient prendre des bains à domicile pouvaient louer, moyennant vingt sous par jour, une baignoire en cuivre chez un chaudronnier, ou moyennant dix sous par jour une baignoire de bois chez un tonnelier[226]. L'eau était chauffée à la bouilloire; il y avait donc intérêt à construire des baignoires qui n'en exigeassent pas un trop grand volume. Celles de cuivre représentaient le plus souvent un sabot à tige élevée, disposition aussi économique qu'incommode, car le corps y était presque moulé, et l'on dépensait ainsi moitié moins de liquide qu'en employant un cuvier oblong. La baignoire dans laquelle fut assassiné Marat, et qui vient d'être acquise par le musée Grévin, est un sabot de ce genre. Les grands seigneurs avaient dans leur hôtel des salles de bain fort luxueuses, où les baignoires affectaient la forme de canapés, de chaises longues, de lits de repos, etc. Il paraît qu'on s'y baignait parfois de compagnie, puisqu'il existait au château de Genlis une baignoire assez vaste pour contenir quatre personnes[227].
Au dix-huitième siècle, les dames recevaient volontiers leurs visiteurs, femmes ou hommes, pendant qu'elles étaient au bain. Dans ces circonstances, on avait soin de blanchir l'eau soit avec «une pinte ou deux de lait[228], soit avec de l'essence: c'est ce que l'on appelait un bain de lait.» M. le comte de Reiset possède une baignoire Louis XVI, munie d'un couvercle canné qui empêchait de voir la personne dans son bain, tout en permettant l'évaporation[229]. Le jour même du retour de Varennes, la Reine dictait à un des huissiers de sa chambre une lettre destinée à madame Campan, et qui commence ainsi: «Je vous fais écrire de mon bain, où je viens de me mettre pour soulager au moins mes forces physiques[230].» Marie-Antoinette, élevée dans les sévères principes de la cour de Vienne, se baignait vêtue d'une longue robe de flanelle boutonnée jusqu'au cou, et tandis que ses deux baigneuses l'aidaient à sortir du bain, elle exigeait que l'on tînt devant elle un drap destiné à la cacher à ses femmes[231]. Il ne faut pas oublier qu'à cette époque, les grandes dames en agissaient souvent encore avec leurs gens comme les Romaines vis-à-vis de leurs esclaves, et regardaient un valet comme un animal en présence duquel la plus craintive pudeur pouvait tout se permettre[232].
Les Parisiens amateurs de bains froids les prenaient dans la Seine, sans se préoccuper des exhibitions dont ils gratifiaient les riverains et les passants. Une chanson[233] de Coulange nous a décrit l'effroi de la Précieuse qui passe en carrosse, par un chaud jour d'été, près de la porte Saint-Bernard:
Il y avait aussi au dix-septième siècle des piscines où les femmes, à qui «il n'est point permis de se baigner dans la rivière», pouvaient aller se plonger dans l'eau froide. Le recueil des Caquets de l'accouchée[234] nous en fournit la preuve. Le soleil «estant au signe du Cancre, je me résolus, avec quelques-unes de mes voisines, d'aller aux étuves pour me rafraîchir.... Comme je fus arrivée aux baings où d'ordinaire nous avons coustume entre nous autres de rafraîchir, je me trouvay au milieu d'une bonne et agréable compagnie de bourgeoises et dames de Paris qui estoient venues au mesme lieu pour ce subject.»
Au siècle suivant, nous trouvons des bains froids installés sur la Seine:
A la Râpée;
Près de l'archevêché;
Quai des Morfondus, aujourd'hui quai de l'Horloge;
Port Saint-Nicolas, en face de la rue des Poulies;
Quai des Quatre-Nations, aujourd'hui quai Conti;
Près de la barrière des Invalides[235].
Ces bains, entièrement recouverts d'une toile, avaient douze toises de long sur deux de large. Ils étaient formés par une vingtaine de pieux enfoncés dans la rivière, et que des planches reliaient ensemble. On y descendait au moyen d'une échelle attachée à un bateau dans lequel les baigneurs se déshabillaient et laissaient leurs vêtements. Le prix du bain était de trois sous. Le linge se payait à part: un sou pour une serviette du côté des hommes, trois sous pour une chemise du côté des femmes.
Ce n'était pas précisément là que se donnaient les rendez-vous de noble compagnie. Pour celle-ci, des bateliers avaient établi dans la rivière, au-dessus et au-dessous de Paris, de petites cabanes appelées gores. Elles se composaient de quatre pieux ombragés par une toile; un autre pieu planté au milieu permettait de se soutenir sur l'eau. «Les dames, dit le Journal du citoyen[236], sont conduites et descendues dans ces gores, sûrement, commodément et secrettement. Les femmes de mariniers conduisent les baigneuses. On fait marché de gré à gré pour se faire conduire. Il en coûte communément vingt-quatre ou trente sols par heure du loyer d'un bateau.»
Cette façon de se baigner sans bouger inspira, vers 1781, une idée assez étrange à un sieur Turquin. Sur le petit bras du fleuve, près du pont de la Tournelle, il plaça dans un bateau plusieurs baignoires maintenues par un plancher à une certaine profondeur; leurs parois étaient percées de trous qui permettaient au courant de les traverser et d'y renouveler l'eau sans cesse. Chaque baignoire, installée dans un cabinet, était assez grande pour recevoir jusqu'à trois personnes. Cet établissement, qui subsistait encore en 1787[237] reçut le nom de Bains chinois. Le succès qu'il obtint décida Turquin à en ouvrir un autre où les baignoires disparurent, où l'on ne put se montrer sans caleçon, et où l'on disposa des cabines pour se déshabiller. Turquin fut ainsi le véritable créateur des écoles de natation telles que nous les voyons organisées aujourd'hui. La première, située près des Bains chinois, fut inaugurée le 16 juillet 1785, en présence de plusieurs membres du corps municipal, de l'Académie des sciences et de la Société de médecine[238]. Turquin ne tarda pas à établir une seconde école de ce genre à la pointe de l'île Saint-Louis; puis une troisième au-dessous du Pont-Royal[239], sur l'emplacement qu'occupe aujourd'hui l'embarcadère du Touriste.
Paris ne comptait encore qu'une dizaine de bains chauds, possédant chacun de douze à quinze baignoires, quand un sieur Poitevin imagina d'en établir un sur la Seine même. Ce projet, patronné par la municipalité, reçut sa réalisation en 1761. Le bateau organisé par Poitevin fut amarré près du Pont-Royal, en face des Tuileries. Long de cent quarante et un pieds et large de vingt-huit, il était divisé en deux étages. Un côté était réservé aux femmes. Les cabinets ouvraient sur un couloir central, et l'eau, puisée dans le fleuve par deux pompes à bras, était filtrée avant d'arriver aux baignoires[240]. Un autre bateau, appartenant au même propriétaire, et disposé de la même façon bien qu'il n'eût qu'un rez-de-chaussée, stationnait pendant l'été à l'extrémité de l'île Saint-Louis, au bas du quai d'Anjou. Poitevin eut pour successeur un sieur Guignard, qui finit par diriger plusieurs établissements de ce genre. Dans un d'entre eux, situé à l'angle du Pont-Royal et du quai d'Orsay, les pauvres étaient reçus gratuitement sur un certificat du médecin ou du curé de leur paroisse.
Des bains plus complets occupaient une maison qui faisait le coin de la rue de Bellechasse et du quai. Outre des bains de vapeur et des douches, on y trouvait une vaste piscine dans laquelle on pouvait se livrer à la natation. Les prix étaient ainsi fixés:
| Bain simple | 3 livres. | 
| — — par abonnement | 2 — | 
| — russe | 7 — 4 sols. | 
| — dépilatoire et de propreté | 12 — | 
| Douche composée | 12 — | 
| — simple | 9 — | 
| — ascendante | 3 — | 
Les anciens bains du dix-septième siècle, où l'on venait ordinairement chercher tout autre chose que de l'eau, étaient représentés par l'Hôtel des Bains de S. A. R. Mgr le duc d'Orléans, situé au Palais-Royal, et dont l'entrée était rue de Valois. On y trouvait «des appartemens garnis, propres à recevoir des personnes de la première distinction[241].»
Tous les établissements de bains chauds étaient tenus par des maîtres barbiers-perruquiers-baigneurs-étuvistes, dont la corporation avait pris d'autant plus d'importance que la communauté des barbiers-chirurgiens disparaissait peu à peu. Mais une redoutable concurrence vint troubler la quiétude dans laquelle ils vivaient.
Dès le quinzième siècle, il y avait eu des coiffeuses pour les femmes. On les trouve nommées atourneresses, atourneuses, achemeresses, etc., elles n'étaient guère employées d'ailleurs que dans les grandes occasions: bals, mariages, etc. Le soin des chevelures féminines restait donc en général réservé aux chambrières, et les barbiers-chirurgiens n'avaient jamais élevé aucune prétention à cet égard. Un homme de génie en son genre, le sieur Champagne, créa cette spécialité. «Ce faquin, dit Tallemant des Réaux[242], par son adresse à coiffer et à se faire valoir, se faisoit rechercher et caresser de toutes les femmes. Leur foiblesse le rendit si insupportable, qu'il leur disoit tous les jours cent insolences: il en a laissé telles à demy coiffées; à d'autres, après avoir fait un costé, il disoit qu'il n'acheveroit pas si elles ne le baisoient; quelquefois il s'en alloit, et disoit qu'il ne reviendroit pas si on ne faisoit retirer un tel qui luy desplaisoit, et qu'il ne pouvoit rien faire devant ce visage-là. J'ay oüy dire qu'il dit à une femme qui avoit un gros nez: «Voys-tu, de quelque façon que je te coiffe, tu ne seras jamais bien tant que tu auras ce nez-là.» Avec tout cela, elles le couroient, et il a gaigné du bien passablement; car, comme il n'est pas sot, il n'a pas voulu prendre d'argent, de sorte que les présens qu'on luy faisoit luy valoient beaucoup. Lorsqu'il coiffoit une dame, il disoit ce que telle et telle luy avoit donné, et quand il n'estoit pas satisfait, il adjoustoit: «Elle a beau m'envoyer quérir, elle ne m'y tient plus.» L'idiote qui entendoit cela, trembloit de peur qu'il ne lui en fist autant, et luy donnoit deux fois plus qu'elle n'eust fait. Avec cela, il estoit mesdisant comme le diable; il n'y avoit personne à sa fantaisie. De Pologne, il alla en Suède, et revint icy avec la reyne Christine.»
Ce singulier personnage eut une fin tragique. Il fut assassiné au cours d'un voyage, et Loret raconta cet événement tout au long dans sa gazette rimée:
Champagne n'eut pas aussitôt de successeur digne de lui[244], mais les dames continuèrent à rechercher des mains plus habiles que celles de leurs femmes de chambre, et l'industrie des Coiffeurs de dames et des Coiffeuses fut fondée. Madame de Sévigné a transmis à la postérité le nom de la Martin, qui inventa la coiffure hurluberlu ou hurlupée, dite aujourd'hui coiffure à la Maintenon, parce que c'est celle que porte la grande favorite sur ses premiers portraits. Cette mode date de 1671. Le 18 mars, madame de Sévigné écrit à sa fille de s'en garder; elle lui déclare que «c'est la plus ridicule chose qu'on puisse s'imaginer», et la supplie de rester fidèle à la jolie coiffure que sa femme de chambre Montgobert fait si bien[245].
Quinze jours après, la cour a adopté la nouvelle coiffure, et dès lors madame de Sévigné en raffole. Elle mande aussitôt à sa fille que, frisée ainsi, elle sera «comme un ange», et que décidément «la coiffure que fait Montgobert n'est plus supportable[246]».
Le Livre commode pour 1692 cite parmi «les coiffeuses fort employées, mesdemoiselles Canilliat, place du Palais-Royal; Poitier, près les Quinze-Vingts; le Brun, au Palais; de Gomberville, rue des Bons-Enfans; et d'Angerville, devant le Palais-Royal[247]».
Depuis le règne de Louis XV, les coiffeurs l'emportèrent sur les coiffeuses. Frison fut mis à la mode par la marquise de Prie; Dagé, coiffeur de madame de Châteauroux et de madame de Pompadour, avait équipage; Larseneur était le confident de Mesdames, filles du Roi[248]; Legros[249] publiait L'art de la coëffure des dames françoises, qui eut trois éditions en trois ans, et fut suivi de plusieurs suppléments.
On trouve dans ces volumes de curieux spécimens de coiffures, précédés d'avertissements dans lesquels l'auteur étale naïvement sa bouffonne vanité. Il s'exprime ainsi en tête de son deuxième supplément, imprimé en 1769: «J'avois autrefois pour passion la pêche, la chasse, la cuisine[250], et courir les armées, tant en Flandres qu'en Allemagne, changeant souvent d'état, et remarquant toujours le bon d'avec le mauvais, faisant ma cour aux vieillards de tout état, afin qu'ils me racontassent ce qu'ils sçavoient de leurs anciens temps. Voilà la seule étude que j'ai faite pour acquérir de l'expérience et connoître à peu près l'esprit et le caractère des hommes. Il s'agissoit donc de connoître un peu celui des Dames, chose bien difficile, qui m'a causé bien de l'embarras, ne sçachant comment m'y prendre. Enfin, le moyen le plus juste selon moi étoit de me mettre Coëffeur, talent où il faut sçavoir se taire et parler, être sage et honnête, tout voir et ne rien dire, et avec ces bonnes qualités et l'art de la coëffure, on est bien reçu des Dames en tout pays. La coëffure des Dames m'a causé bien des tourmens; il n'y a que moi qui sçais la peine qu'elle m'a donnée. Ce n'est point l'argent qui m'a engagé à suivre cet état au milieu d'un champ rempli d'épines pour moi, mais c'est l'ambition et le zèle que j'ai de prouver aux Dames que tant que le monde subsistera, elles porteront de mes coëffures. C'est avec preuve que je ne ressemble point à bien des coëffeurs et perruquiers, qui étalent leurs talents avec leur langue, mais moi c'est avec mes doigts que je fais voir à tout le monde ce que je sçais. Malgré la contrariété, tant que je vivrai je donnerai toujours des preuves que je serai le premier de mon état pour la coëffure des Dames en tous genres, comme on le verra par mon livre...»
Legros eut la prétention de fonder une académie de coiffure, et il y réussit à peu près. Il avait des prêteuses de tête qui permettaient à ses élèves d'étudier sur nature et de reproduire les estampes publiées par lui. L'élève parvenu à copier les onze premiers modèles, recevait un certificat portant le cachet dit de l'étoile. Pour obtenir le cachet de l'étoile et celui des trois croissants de la lune, il fallait avoir imité exactement les vingt-huit premières estampes. Quant à l'habile homme qui reconstituait sur le vif trente-huit planches, son certificat portait à la fois le cachet de l'étoile, celui des trois croissants et le grand cachet du soleil; en outre, on le proclamait «maître professeur et académicien de l'art de la coëffure des Dames».
Legros ne se dissimule pas que son mérite et sa gloire lui ont créé bien des ennemis. «Il y aura peut-être, dit-il, des personnes qui trouveront mauvais que mon livre ait pour titre L'art de la coëffure des Dames, et mes classes le nom d'Académie. En voici la raison: la coëffure des Dames est devenu un Art pour moi, parce que j'ai composé et fait les plans de toutes mes Coëffures, et que voilà le quatrième goût que je change depuis neuf ans, que j'ai coëffé les Dames de cinquante-deux sortes de goûts différents, et que je leur ai fait avec des cheveux faux trois cents pièces d'ouvrages tous différens pour leurs coëffures... Puisque je suis le seul dans le monde qui ai poussé la coëffure des Dames à son dernier degré, et qui ai fait tant d'ouvrages en cheveux imitant le naturel, ce que personne ne s'était jamais avisé de faire, ainsi que le traité des cheveux naturels qui n'a jamais paru, je crois qu'il m'est bien permis de me dire le premier des Artistes pour la Coëffure des Dames.»
Tant de soins ne furent pas perdus. Legros nous apprend qu'il reçut «les applaudissemens des Reines et Princesses de toutes les Cours et de toutes les Dames en général.»
Mais ce succès et celui qu'obtinrent ses nombreux confrères, suscitèrent aux coiffeurs de femmes, dont le nombre s'élevait alors à douze cents, des jalousies et des haines. La corporation des barbiers-perruquiers leur intenta des procès; ces derniers soutenaient avec raison qu'ils avaient seuls le droit de vendre des cheveux, et il était prouvé que les coiffeurs fournissaient des chignons à leurs clientes. L'avocat des coiffeurs publia en faveur de ceux-ci un factum fort gai[251] qui, écrit Bachaumont le 8 janvier 1769, «se trouve également sur les bureaux poudreux des gens de loix et sur les toilettes élégantes des femmes[252].»
L'auteur s'efforce de prouver que ses clients sont, non pas des artisans, mais des artistes dont la profession doit rester libre: «Par les talents qui nous sont propres, leur fait-il dire, nous donnons des grâces nouvelles à la beauté que chante le poëte. C'est souvent d'après nous que le peintre et le statuaire la représentent; et si la chevelure de Bérénice a été mise au rang des astres, qui nous dira que pour parvenir à ce haut degré de gloire elle n'a pas eu besoin de notre secours?... Un front plus ou moins grand, un visage plus ou moins rond demandent des traitements bien différents: partout il faut embellir la nature ou réparer ses disgrâces. Il convient encore de concilier avec le ton de chair la couleur sous laquelle l'accommodage doit être présenté. C'est ici l'art du peintre; il faut connaître les nuances, l'usage du clair-obscur et la distribution des ombres pour donner plus de vie au teint et plus d'expression aux grâces. Quelquefois la blancheur de la peau sera relevée par la teinte rembrunie de la chevelure, et l'éclat trop vif de la blonde sera modéré par la couleur cendrée dont nous revêtirons ses cheveux.» Notre art, ajoutent-ils, ne se borne pas à disposer avec goût les cheveux et les boucles; nous avons aussi la mission de placer les diamants, les croissants, les aigrettes; notre habileté assure et étend sans cesse l'empire de la beauté. Les coiffeurs ne se dissimulent point qu'on les accuse d'encourager le luxe et la coquetterie; mais leur appartient-il de s'ériger en censeurs des mœurs et de réformer leur siècle? «Ce n'est pas à nous de juger si les mœurs de Sparte étoient préférables à celles d'Athènes, et si la bergère qui se mire dans la fontaine, met quelques fleurs dans ses cheveux et se pare de ses grâces naturelles, mérite plus d'hommage que de brillantes citoyennes qui usent de tous les raffinemens de la parure... Il faut prendre le siècle dans l'état où il est; c'est au ton des mœurs actuelles que nous devons notre existence, et tant qu'elles subsisteront, nous devons subsister avec elles.» Cet éloquent plaidoyer ne désarma point les magistrats. Deux arrêts, rendus le 27 juillet 1768 et le 7 janvier 1769, enjoignirent aux coiffeurs de se faire inscrire dans la corporation des barbiers; ils résistèrent longtemps, et ne se soumirent définitivement que sous Louis XVI. Au mois de septembre 1777, celui-ci créa six cents coiffeurs de femmes, qui payèrent leur privilége six cents livres et furent agrégés à la corporation des barbiers[253]. L'Almanach Dauphin[254] mentionne alors parmi les coiffeurs en vogue: la veuve de Legros, établie rue Saint-Honoré, en face de la rue de l'Arbre-Sec; Frédérik, rue Thibautodé, qui «tient école de coëffure, place des femmes et valets de chambre coëffeurs, et fournit un rouge de Portugal accrédité par la finesse et la douceur de ses nuances»; Audis, quai de l'École, qui «tient assortiment d'ouvrages méchaniques en cheveux, pour faciliter aux dames la commodité de se coëffer elles-mêmes et de varier en un instant leur coëffure;» madame Desmares, au coin de la rue Saint-Louis du Louvre, coiffait «avec beaucoup de goût et de légèreté»; enfin, Durand, dit Legoût, logé quai de la Ferraille, vendait «toutes sortes de postiches de différens genres, tocques montées en fil de laiton, peignes garnis de cheveux, et généralement tout ce qui concerne le talent de la coëffure».
Legros n'avait pas donné de nom aux créations de son génie; ses émules furent moins modestes, et les recueils du temps nous signalent les coiffures suivantes parmi celles qui se partagèrent, de 1770 à 1780, la faveur des plus folles têtes:
A la Henri IV.
A la Minerve.
A la Sylphide.
A la Harpie.
A la Diane.
A la Corne d'abondance.
A la Glaneuse.
Au Levant.
A la Frivolité.
Au Caprice.
Au Haut rang.
A la Daphné ou la Demi-conquête.
A la Conquête assurée.
Le Papillon constant.
Le Lever de la Reine ou le Triomphe de l'aurore.
Le Témoin discret.
La Sapho moderne.
En Bandeau d'amour.
Au Hérisson.
Au Demi-hérisson.
Au Hérisson à crochets.
Au Chien couchant ou au Mystère.
A la Zodiacale.
A la Bourgeoise.
A la Colombe.
A la Conseillère.
En Crochets.
A l'Ingénue.
A la Cérès.
A la Recherche.
A la Modestie.
A la Distinction.
A la Candeur.
Au Parterre galant.
A la Janot.
A la Pierrot.
En Échelle.
En Rouleaux.
Au Croissant.
Au Vol d'amour.
En Corbeille.
A la Flore.
Au Parc anglais.
A l'Anglaise.
A l'Irlandaise.
A l'Espagnole.
A la Circassienne moderne.
A la Turque.
A la Grecque.
A la Persane.
A la Phrygienne.
En Baigneuse.
En Gondole.
En Moulin à vent.
Au Cerf-volant.
Sans redoute.
A l'Espoir.
A la Nation.
Aux Charmes de la liberté[255]. Etc., etc.
Je ne cite ici, bien entendu, que les coiffures. Je triplerais cette liste si je voulais y comprendre les noms donnés pendant la même période aux bonnets et aux chapeaux.
Dès 1723, l'abbé de Bellegarde écrivait: «Depuis que les femmes se sont avisées de se servir de fers pour soutenir la pyramide de leur coëffure, qui est une espèce de bâtiment à plusieurs étages, elles ont tellement enchéri sur cette mode qu'il n'y a plus de porte assez élevée pour leur donner passage sans baisser la tête[256].» On sait jusqu'à quelle démence cette mode fut portée sous Louis XVI. Une élégante devait avoir alors sur le crâne un échafaudage de chiffons et de cheveux qui égalât le tiers de sa taille, et il entrait dans cet édifice tant de fil de fer qu'on était en droit de demander à une dame quel était l'adroit serrurier qui l'avait coiffée. Je ne crois pas qu'en aucun temps et sous aucun ciel, la mode ait jamais imposé à ses esclaves rien de plus niaisement prétentieux que le pouf. Décrire une de ces parures, je n'y pense point, on m'accuserait d'exagération, je laisse donc la parole à un contemporain qui écrivait au jour le jour et dont le témoignage est inattaquable. Voici, d'après les Mémoires dits de Bachaumont[257], comment était composé le pouf au sentiment. «On l'appelle pouf, à raison de la confusion d'objets qu'il peut contenir, et au sentiment, parce qu'ils doivent être relatifs à ce qu'on aime le plus. La description de celui de madame la duchesse de Chartres rendra plus sensible cette définition. Dans celui de Son Altesse Sérénissime, au fond est une femme assise sur un fauteuil et tenant un nourrisson, ce qui désigne M. le duc de Valois et sa nourrice. A la droite est un perroquet becquetant une cerise, oiseau précieux à la princesse. A gauche est un petit nègre, image de celui qu'elle aime beaucoup. Le surplus est garni de touffes de cheveux de M. le duc de Chartres, son mari; de M. le duc de Penthièvre, son père; de M. le duc d'Orléans, son beau-père, etc., etc. Toutes les femmes veulent avoir un pouf et en raffolent.»
On vit dès lors paraître successivement les poufs:
A la Turque.
A l'Asiatique.
A l'Assyrienne.
A la Chinoise.
A la Sophie.
A l'Art de plaire.
En Crête.
A la Grande prêtresse.
A la Puce.
En Rocher.
En Gueule de loup.
Au Globe fixé.
A Bandelettes.
Etc., etc., etc.
La fortune des poufs fut plus brillante que durable. Dans la fureur de nouveauté qui hantait les cerveaux féminins, une coiffure vieille de trois mois n'était plus bonne qu'à orner ridiculement quelque crâne provincial. Faute de mieux et à bout d'imagination, on s'empara des événements du jour et on les figura en cheveux sur la tête des élégantes. Les romans, le théâtre, les succès de nos armées, les moindres faits divers, tout fut exploité.
En 1778, après le célèbre combat livré aux Anglais par la Belle-Poule, les femmes surmontèrent leurs cheveux d'une frégate avec sa mâture, ses voiles, ses agrès, ses canons, ses pavillons, et cette coiffure prit le nom du glorieux bâtiment qu'elle représentait. Beaumarchais la fit oublier. La vogue de ses Mémoires; le ridicule qu'il jetait sur le gazetier Marin, le succès du Quès-aco, Marin? qui termine le portrait de ce personnage[258], inspirèrent la création du quesaco, trois panaches plantés derrière un chignon composé de huit boucles.
Au même ordre d'idées se rattachent les coiffures suivantes:
A la Frégate.
A la Junon.
A la Victoire.
A la Philadelphie.
A la Voltaire.
A la Raucourt.
A l'Iphigénie en Tauride.
A l'Eurydice.
A l'Irène.
A la Cléopâtre.
A l'Armide ou la Grande prétention.
A la Gabrielle de Vergy.
A l'Almaviva.
Au Colisée.
A la Montgolfier.
C'étaient là les grands soucis des dames de la cour quinze ans avant la Révolution; la jeune et belle Dauphine donnait l'exemple, sourde aux reproches de son époux[259], insensible aux railleries dont elle commençait à être l'objet. Nous possédons un curieux spécimen de celles-ci dans une assez plate comédie, que publia en 1778 l'avocat Marchand.
Au début, le coiffeur Duppefort et sa femme sont en scène, et le dialogue s'établit ainsi:
DUPPEFORT.
Ouf! je suis harassé comme un général d'armée le jour d'une action. Les femmes veulent être servies toutes à la fois et dans la même minute; l'on ne sait à laquelle entendre. L'une veut de la fourrure, l'autre un plumage; celle-ci des fleurs et des émaux, celle-là des arbres et des diamants. Il faudroit, en vérité, avoir sous la main tous les élémens et les quatre parties du monde. Elles veulent apparemment toucher à la lune. Elles ne sont occupées que de coëffures, et chacune en veut trois pouces de plus que sa voisine. En vérité, je ne sais pas à quoi cette manie aboutira à la fin. Si l'émulation augmente, il faudra exhausser les lanternes dans les rues... Eh bien, qui est-ce qui est venu pendant mon absence?
MADAME DUPPEFORT.
Un monde étonnant. D'abord ce riche banquier qui a fait venir des plumes de colibris pour sa filleule; en second lieu, ce petit abbé qui a fait un poëme sur la coëffure des odalisques; troisièmement, madame la comtesse de Cavecreuse, qui veut absolument que vous lui fournissiez sur sa garniture le jardin du Palais-Royal, avec le bassin, la forme des maisons et surtout sa grande allée avec la grille et le café.
M. DUPPEFORT.
En vérité, elle n'y pense pas. Une autre me demandera bientôt les Thuilleries, le Luxembourg, le boulevard; les femmes du Marais voudront avoir la place Royale ou l'hôtel de Soubise. Mais n'importe, il faut satisfaire les gens pour leur argent.
MADAME DUPPEFORT.
«Il est encore venu cette grande marquise sèche, qu'on appelle madame de la Brasse, et qui est veuve depuis trois mois. Elle vous prie de mettre sur sa garniture un catafalque de goût[260].»
Ce court extrait suffira pour donner une idée de la pièce, où l'esprit n'abonde pas et qui ne fut jamais représentée.
A la cour et dans l'entourage même de la Reine, les gens sensés blâmaient les exagérations qu'ils avaient sous les yeux: «Les coiffures, dit madame Campan, parvinrent à un tel degré de hauteur, par l'échafaudage des gazes, des fleurs et des plumes, que les femmes ne trouvoient plus de voitures assez élevées pour s'y placer, et qu'on leur voyoit souvent pencher la tête ou la placer à la portière. D'autres prirent le parti de s'agenouiller pour ménager d'une manière plus certaine encore le ridicule édifice dont elles étaient surchargées[261].» En février 1776, Marie-Antoinette honora de sa présence un bal donné par la duchesse de Chartres. Les Mémoires secrets de Bachaumont racontent qu'à cette occasion «la Reine ayant redoublé la hauteur de son panache, il fallut le baisser d'un étage pour qu'elle pût entrer dans son carrosse, et le lui remettre quand elle en est sortie». Comme on imitait la Reine, même dans la bourgeoisie, les théâtres étaient troublés par des querelles sans cesse renaissantes, à ce point que de Visme, directeur de l'Opéra, dut interdire l'entrée de l'amphithéâtre aux coiffures trop élevées[262].
Ce n'est pas tout. Ces pyramides gonflées de crin, bourrées de coussins, chargées de poudre, baignées de pommade, maintenues par une forêt d'épingles dont la pointe atteignait la peau, devenaient l'origine d'une foule de malaises; en même temps que la vermine engendrée par la poudre causait aux malheureuses victimes de la coquetterie d'insupportables démangeaisons. La civilité permit d'abord de se frapper doucement la tête avec un doigt pour calmer le prurit qu'occasionnaient les indiscrètes bestioles[263]. Puis on inventa en faveur de ces martyres volontaires le grattoir, longue tige terminée par un crochet d'ivoire, d'argent ou d'or, secours bien doux, mais impuissant contre «la crasse infecte qui séjournait sous les brillants diadèmes[264].» Je m'arrête. Ne nous montrons pas trop sévères pour nos aïeules; s'il prenait fantaisie à quelque cerveau fêlé de ressusciter cette mode aujourd'hui, est-il bien sûr que la tentative échouerait?
Rien n'égale la burlesque vanité, le naïf orgueil dont était rempli le cœur des hommes qui élevaient ces monuments éphémères. Dutens raconte que le prince Lanti, se trouvant à Paris et ayant demandé un coiffeur, on introduisit dans sa chambre un personnage bien mis et l'épée au côté. Le prince s'assit, en lui recommandant de se dépêcher. «Mon prince, lui dit cet homme, je suis le physionomiste, permettez que je fasse entrer mon second.» Et il fait entrer un garçon perruquier avec tout son appareil. Plaçant ensuite le prince à sa fantaisie, il l'observe avec attention, le prenant par le menton pour mieux examiner son visage. Puis, s'adressant à son second: «Visage à marrons[265], dit-il; marronnez monsieur.» Et il se retira en faisant une humble révérence[266].
De si grands artistes rougissaient d'appartenir à la corporation des barbiers. Ils tentèrent encore une fois de s'en séparer pour former une communauté indépendante; mais un arrêt du 25 janvier 1780 repoussa cette prétention, et leur interdit de mettre sur leur enseigne les mots: Académie de coiffure[267]. Il est certain d'ailleurs que les boutiques de certains barbiers avaient alors un aspect peu séduisant. Voici la description que nous en a conservée Mercier: «Imaginez tout ce que la malpropreté peut assembler de plus sale. Les carreaux des fenêtres, enduits de poudre et de pommade, interceptent le jour; l'eau de savon a rongé et déchaussé le pavé; le plancher et les solives sont imprégnés d'une poudre épaisse; les araignées pendent mortes à leurs longues toiles blanchies, étouffées en l'air par le volcan éternel de la poudrerie[268].»
Un grand événement se produisit en 1780. A la suite d'une couche, Marie-Antoinette perdit ses cheveux. Dès lors, disent les Mémoires secrets, «l'art est continuellement occupé à réparer les vuides qui se forment sur cette tête auguste». Cette tête auguste finit par adopter une coiffure très-basse, dite à l'enfant. Aussitôt, les dames de la cour, «empressées de se conformer au goût de leur souveraine, ont sacrifié leur superbe chevelure[269].»
La reine de France, reine surtout des poufs et des chiffons, avait pour ministres la Bertin, sa marchande de modes, et Léonard Autier, son coiffeur, qui avait porté le génie jusqu'à faire entrer quatorze aunes d'étoffes dans une coiffure. Elle les comblait de faveurs, ne sachant rien refuser à des personnages dont le concours lui était si précieux. Il était de règle que tout artisan pourvu d'une charge à la cour cessât de servir le public; mais Marie-Antoinette, craignant que le goût de son coiffeur se perdît s'il cessait de pratiquer son état, voulut qu'il conservât sa clientèle, «ce qui, dit très-bien madame Campan[270], multiplia les occasions de connaître les détails de l'intérieur de la Reine et souvent de les dénaturer.» Quand l'infortunée princesse, décidée à quitter la France, préparait la fuite de Varennes, sa folle coquetterie survivait tellement aux dangers de sa situation, aux angoisses endurées, aux humiliations subies, qu'elle ne put se résoudre à se séparer de Léonard, serviteur au reste fidèle et dévoué; elle le fit partir quelques heures avant elle, sous la protection de de Choiseul[271].
Léonard ne revint pas à Paris avec sa souveraine; il émigra et alla mettre ses talents au service des grandes dames russes. En France, le temps des futilités était passé, et plus d'une des belles chevelures qu'avait abandonnées Léonard devait être maniée pour la dernière fois dans une prison et par un aide du bourreau.